I) Les transformations de l`objection de conscience

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I) Les transformations de l`objection de conscience
I)
Les transformations de l’objection de conscience :
d’un monde à un autre (1968-1973)
• Le tournant de 1968 : la fin d’une époque
1) Les objecteurs de conscience jugés par les tribunaux militaires
C’est aux mois d’octobre-novembre 1968 que des objecteurs sont, pour la première fois,
jugés par un tribunal militaire ; deux procès font date et enclenchent un vaste mouvement de
soutien et de regroupement des objecteurs.
Juridiquement, les objecteurs dépendent, au titre de l’ordonnance du 7 janvier 1959, de la
justice militaire. Alors que les pouvoirs publics avaient pensé, dès 1965, poursuivre de la sorte les
objecteurs grévistes d’Uzès, la composition légale du tribunal devait freiner leurs ardeurs ; en
effet, deux des trois juges militaires devaient, dans le cas des « affectés de défense », être, euxaussi, des affectés de défense occupant un poste identique. La solution fut la loi du 28 mai 1968,
qui réformait la composition du tribunal militaire chargé de juger les affectés de défense,
facilitant ainsi ce genre de procès.
Gilles Frey est le premier concerné par cette nouvelle tentative des pouvoirs publics pour
mieux contrôler les objecteurs. Ce dernier, excédé par les conditions de travail sur le chantier
d’Oust, gagne la Suisse à la faveur d’une permission durant l’été 1966 ; ayant prévenu le SCI de
sa décision, il rentre donc en connaissance de cause dans l’illégalité. Le ministère de l’Intérieur
obtient que la Suisse l’expulse en mai 1967 ; se présentant spontanément au tribunal militaire, il
est écroué, puis, un mois plus tard, il reprend son travail au SCI, sur un autre chantier.1 Traduit en
justice le 24 octobre 1968, il est finalement condamné à trois mois de prison avec sursis ; les
arguments du responsable du chantier d’Oust lui même abondent en sa faveur : « j’ai été
scandalisé par les conditions de vie et de travail que je devais leur imposer. Aucun autre ouvrier
n’aurait accepté un tel régime »2.
Cinq objecteurs en service à Engomer dans l’Ariège, font l’objet d’un arrêté d’expulsion
du préfet de Saint-Girons3. Entrés en conflit avec le SCI dont ils dépendent, ils ne sont plus
couverts par l’association, et doivent, le 4 juillet 1968, rejoindre une nouvelle affectation dans les
Hôpitaux de Paris ; ils refusent, et choisissent leur propre affectation.4 Ils sont finalement jugés et
durant leur procès, Maître De Félice, lui-même ancien objecteur, soutient que ses clients n’ont
pas voulu prendre la place du personnel qualifié qui aurait pu alors se retrouver au chômage ; cet
argument est porteur d’une véritable signification, et sera par la suite largement repris par les
objecteurs. Répondant au Commissaire du Gouvernement, qui « prétendit qu’il n’y avait pas de
chômage dans les hôpitaux de Paris », De Félice brandit un article récent de France-Soir, faisant
état de 89 licenciements à l’hôpital Lariboisière ; les objecteurs sont malgré tout condamnés à six
mois de prison avec sursis.
1
Auvray, ibidem, p279-280.
Le Monde, 26/10/1968, p20e
3
Auvray, ibidem, p280
4
ibidem, p281.
2
2) La « militarisation de la société »5
Confrontés à ces procès, les objecteurs développent une analyse partisane de la société ;
partant d’un ensemble de lois, ils élaborent à sa suite une réflexion, dont l’aboutissement devient
le concept de « militarisation de la société ». Dépendant de l’ordonnance du 7 janvier 1959, ils
vont se pencher tout particulièrement sur cet aspect du pouvoir militaire. Michel Auvray nous
explique les enjeux de celle-ci, tels qu’ils sont alors perçus par les objecteurs :
« La défense est, selon l’article premier de l’ordonnance, conçue et élaborée « en tout
temps, en toutes circonstances ». Voilà la distinction entre temps de paix et temps de guerre
désormais abolie, la mobilisation ou la réquisition des personnes, des biens et des services,
dispositions autrefois exceptionnelles du temps de guerre, pouvant dès lors intervenir de façon
globale ou partielle, « en cas de menace ». Nulle part la menace n’est définie, et c’est au président
de la République, aidé de ses ministres, d’en être, le cas échéant, seul juge. Le gouvernement se
voit par là même reconnu le droit de pouvoir contrôler de façon continue et d’utiliser
immédiatement […], n’importe quel secteur économique, n’importe quelle région, n’importe
quelle « fraction de la population ». Car, de même qu’elle est permanente, la défense est
universelle. Aucun domaine n’est épargné et toute les catégories de ressources, d’entreprises et de
service sont intégrées dans un vaste dispositif qui vise à leur attribuer une place particulière dans
le système de défense ».6
D’autres lois viennent compléter cette ordonnance. Ainsi, les citoyens sont déclarés
« assujettis de défense », ce qui signifie qu’ils ne sont plus soumis au seul service militaire, mais
qu’ils sont dorénavant astreints au service national, qui comprend, « le service militaire destiné à
répondre aux besoins des armées ; le service de défense destiné à satisfaire les besoins de la
défense en personnel militaire »7.
A la fin de l’année 1968, les objecteurs, sensibilisés par la condamnation de plusieurs des
leurs au titre d’affectés de défense, pensent que « le plan de Défense Nationale en vertu duquel
sont jugés les objecteurs, peut être étendu du jour au lendemain à n’importe quelle catégorie de
citoyens, et ceci, sur simple décision du conseil des ministres »8.
De fait, l’inquiétude des objecteurs à l’égard de cet arsenal juridique est très certainement
amplifiée par leur engagement militant ; pourtant, ceux-ci rapportent qu’il s’est déjà trouvé des
exemples où, sur décision du ministère de tutelle, « tout ou partie de certaines entreprises,
services, individus », ont été réquisitionnés ; par ailleurs, un fichier national des travailleurs
rentrant dans le cadre de l’affectation collective ou individuelle, est en cours de constitution,
favorisant la mise en œuvre de ce genre de pratiques. Cette dernière conclusion est justifiée par la
distribution, au sein de l’ORTF, d’un document destiné à tous les employés, et comportant un
rappel des dispositions légales portant organisation générale de la défense, daté du 24 octobre
5
L’expression est un thème défendu par les objecteurs en lutte contre le jugement par des tribunaux
militaires de plusieurs autres objecteurs, à la fin de l’année 1968 ; il n’est pas question pour nous de
considérer cette analyse comme un élément factuel ; elle est le reflet d’une vision particulière de la
société, qui est celle de certains objecteurs de la fin 1968.
6
Auvray, ibidem, p277-278.
7
Loi du 9/07/65 in « les objecteurs refusent… » idem
8
ibidem, p5
19689 ; à celui-ci est joint un questionnaire destiné à établir un fichier répertoriant tous les
affectés de défense. D’autre part, en mars 1963, lors d’une grève illimitée des mineurs des
Charbonnages de France, l’Etat a tenté de déclarer coupable d’abandon de poste et de désertion
les employés grévistes.10
Cette analyse militante de la société permet alors aux objecteurs d’éclairer sous un jour
différent un ensemble législatif donné ; les implications qu’ils lui confèrent, théoriquement justes,
ne résistent pourtant pas aux enjeux réels de la société. Engagés dans un combat contre
l’institution militaire, certains objecteurs s’investissent alors plus avant dans un combat sur le
terrain des idées, en s’appuyant sur des éléments précis de la législation française.
3) La création des Comités de soutien aux objecteurs de conscience
(CSOC)
Un tract du SOC de Paris, daté du 24 octobre 1968, et adressé à ses sympathisants, fait
état de la condamnation de Gilles Frey, et du jugement prochain des cinq objecteurs encore
emprisonnés. L’acte de naissance d’un mouvement de résistance à ce qui est perçu comme une
militarisation de leur statut, est énoncé dans ce même tract, inaugurant également la création des
premiers CSOC [prononcer séssoc] : « suite à ce jugement et comme nous l’avions annoncé, la
plupart d’entre nous ont d’ores et déjà cessé le travail au sein des associations [45 objecteurs sont
alors en poste à travers la France]. Nous écrivons en ce sens une lettre personnelle à nos
associations respectives. En effet, nous ne pouvons pas accepter d’être passibles de la loi militaire
alors que nous désirons être des civils à part entière. Notre grève prendra fin lorsque nous ne
dépendrons plus de la juridiction militaire. Nous risquons d’être considérés comme déserteurs et
poursuivis, six jours après l’arrêt du travail au sein de l’association. Nous pensons nous regrouper
à Paris, Bordeaux, Toulouse, Lyon, où il y a des groupes d’objecteurs. Des comités de soutien s’y
organisent »11.
Il est conseillé aux militants qui seraient intéressés par la participation à la création d’un
CSOC, de « replacer cette action dans le cadre de la militarisation générale (ordonnance de 1959,
plan de défense national, fichier national) », ainsi que de la relier avec le « refus de l’impôt
militaire et le renvoi du livret militaire »12. Il est également préconisé la prise de contact avec des
personnalités, susceptibles de défendre la cause des objecteurs ; le soutien financier, quelle que
soit sa forme, est lui aussi encouragé. Les comités de soutien déjà créés sont situés à Bordeaux,
Lyon, Strasbourg, Le Havre et Paris ; par ailleurs, « des groupes sont en formation à Grenoble,
Nantes, Poitiers, Toulouse et Paris ». Environ un mois plus tard, un autre document, plus complet,
fait clairement le point sur la situation et sur les revendications des objecteurs. Il recense dix-sept
comités de soutien déjà créés, localisés dans la plupart des grandes villes du pays.13 Ils seront
bientôt une quarantaine à travers la France.14
Alors que le Secrétariat des objecteurs de conscience (SOC), qui existait déjà au début de
l’année 1966 n’avait pour but que d’informer et d’orienter les objecteurs en fonction de leur
9
ibidem, annexes du dossier.
Auvray, ibidem, p279.
11
Archives du CCSC, non classées. Tract du SOC, daté du 24 octobre 1968, relatant la condamnation de
Gilles Frey et la création de comités de soutien pour les objecteurs de conscience.
12
idem
13
« les objecteurs en grève refusent… » ibidem, deuxième de couverture.
14
Auvray, ibidem, p284
10
statut et des possibilités légales qui leur sont proposées, les CSOC dotent les objecteurs d’organes
de défense légaux ; ceux-ci sont plus aptes à agir ou à mobiliser à travers la France en cas de
répression ou de non respect de leur droit de la part des pouvoirs publics.
Les grèves entamées par les objecteurs se traduisent par une première arrestation le 22
janvier 1969 ; elles seront onze au total. Les mouvements de solidarité, manifestations, grèves de
la faim ou livrets militaires brûlés publiquement, se multiplient durant les semaines suivantes.
Finalement, à la fin du mois de février, et face à l’échéance électorale du référendum lancé par De
Gaulle, les pouvoirs publics préfèrent cesser les poursuites, et les objecteurs emprisonnés sont
libérés. Par la suite, la décision officieuse sera prise de rendre les objecteurs justiciables des
tribunaux civils, ce que le code du service national du 10 juin 1971 viendra définitivement
entériner.
4) D’un ministère à un autre
Les objecteurs, ayant obtenu à partir de 1966 une relative liberté dans le choix de leur
affectation, doivent néanmoins composer avec les tentatives régulières des pouvoirs publics pour
les garder sous contrôle. A l’automne 1967, alors qu’une nouvelle incorporation a lieu, la
Protection Civile, tente d’affecter autoritairement les objecteurs ; deux versions des faits
coexistent dans les ouvrages traitant du sujet. Pour Jean-Pierre Cattelain, ce sont huit objecteurs
qui sont affectés dans les hôpitaux, et à Emmaüs ; ignorant l’injonction, les objecteurs rejoignent
les affectations choisies.15 Un dossier sur l’objection de conscience, paru en 1978 dans le
périodique Alternatives non-violentes, relate un déroulement des évènements légèrement
différent : « 31 jeunes sont incorporés en Novembre 67, et affectés arbitrairement par contingents
de cinq, qui aux hôpitaux de Paris, qui à Emmaüs, tel autre à Cotravaux etc… Si certains ont la
chance d’être affectés selon leurs vœux, une dizaine d’entre eux décident d’eux-mêmes de
rejoindre l’association de leur choix, bouleversant ainsi l’organisation autoritaire de la Protection
civile. Après avoir amorcé une procédure judiciaire et lancé les gendarmes à la recherche des
« déserteurs », celle-ci finit par entériner les affectations de fait »16. Les deux hypothèses
semblent toutefois se recouper, le première n’étant qu’une version partielle de la seconde.
Dès le mois d’octobre 1968, le ministère de la Santé Publique en prend officieusement la
charge ; il faut toutefois attendre le décret du 4 décembre 196917, soit un an après, pour que les
objecteurs passent officiellement de la tutelle de la Protection civile, organe du ministère de
l’Intérieur, au ministère de la Santé publique et de la Sécurité sociale. Ce nouveau ministère de
tutelle tente de les affecter dès l’incorporation de mai 1969, au sein des hôpitaux de Paris ; les
objecteurs, fidèles à leurs habitudes, refusent de servir de main d’œuvre bon marché, ce qui
aurait risqué de mettre au chômage du personnel qualifié. Désormais, et jusqu’à l’affectation
autoritaire des objecteurs à l’ONF, en 1972, ils peuvent rejoindre librement l’association de leur
choix, du moment que celle-ci est prête à les accueillir et qu’elle a passé une convention avec le
ministère des Affaires sociales.
15
« Que sais-je ? » ibidem, p58
Alternatives non-violentes spécial objection de conscience, n°29-30, juillet-octobre 1978, p7
17
cf. Annexe II page 163
16
5) La transformation du militantisme objecteur
L’évolution du militantisme objecteur, dont la création des CSOC reste l’élément le plus
visible, peut procéder de plusieurs explications. Ce changement est concomitant des évènements
de mai 1968 dont il s’inspire concernant certains aspects de sa lutte. L’élément déclencheur est le
jugement de certains objecteurs, à l’automne 1968, par une juridiction militaire. Quelles qu’en
soient les raisons, ces poursuites à l’encontre des objecteurs, de même que l’effervescence
politique et contestataire de mai 1968, semblent devoir justifier entièrement la naissance des
CSOC, ainsi que la politisation très nette du message lancé par les objecteurs à l’encontre de ce
qu’ils perçoivent comme une « militarisation de la société ».
Pourtant, la naissance des SCOC et le thème de la « militarisation de la société » ne
s’inscrivent que secondairement dans ce moment historique, à travers lequel il ne faut voir qu’un
facteur déclenchant ; en effet, au regard des cinq années passées, depuis que les objecteurs ont
obtenu le droit d’effectuer un service civil, une double évolution explique également ce
changement.
L’éparpillement progressif des objecteurs tout d’abord, depuis les premières affectations
à Brignoles, au SCI ou au sein d’ATD, puis d’Emmaüs, va transformer le visage de l’objection ;
ce sont, en 1968, huit affectations différentes qui sont offertes aux objecteurs. Alors
qu’auparavant, tous regroupés à Brignoles, ils pouvaient se contenter de la parution d’un
périodique au tirage confidentiel, et de leur force propre pour défendre leurs droits et leurs
revendications, la situation change radicalement à partir de 1966. Les nouvelles affectations
inaugurent l’éparpillement des objecteurs ; de fait, le SOC (Secrétariat des objecteurs), est créé à
cette occasion, mais uniquement « destiné à centraliser la documentation et à répondre aux
demandes d’information pratique »18. Cet organe administratif des objecteurs ne peut satisfaire
les attentes militantes et revendicatives d’un mouvement en construction permanente, qui traverse
bientôt une phase de redéfinition et de reconstruction. Attachés à l’aspect démocratique de leurs
décisions et des actions pouvant en découler, les objecteurs vont trouver dans les CSOC une
« structure devenue nécessaire à la réalisation de leurs aspirations »19 ; les CSOC deviennent ainsi
des lieux de défense permanente des idées promues par les objecteurs, en même temps qu’ils
permettent de mobiliser rapidement et partout en France. Définissant un nouvel espace de lutte et
de revendication pour les objecteurs de conscience, ils permettent de propager les thèses des
objecteurs.
Le thème de la « militarisation de la société », combattu avec force par les objecteurs
suite aux procès de l’automne 1968, puise sa source aux origines même du service civil des
objecteurs ; ceux-ci, par définition, sont des réfractaires à l’ordre militaire ; de ce fait, ils sont
considérés comme des contrevenants à la loi, jusqu’à ce que le statut de 1963 régularise leur
situation. S’il sont désormais reconnus par la loi, ils n’en restent pas moins, et tout
particulièrement pour les pouvoirs publics, des militaires, disposant certes d’un statut particulier,
mais devant être soumis à une autorité d’inspiration militaire. Ainsi, en 1962, lorsque les
objecteurs réalisent un premier service civil en Dordogne sous les auspices du SCI, ils sont encore
considérés comme des détenus militaires, dépendant d’ailleurs du ministère de la justice. Le GSP
de Brignoles, à partir de juillet 1963, va également confronter les objecteurs à un environnement
18
19
Auvray, ibidem, p283.
idem
paramilitaire, dans un camp où ils dorment sous des tentes et sont encadrés par des officiers, dont
certains anciens parachutistes ; le règlement de décembre 1964 auquel ils sont soumis, reprend en
25 articles les dispositions principales d’un règlement militaire ; ils se mettent donc en grève à la
fin de l’année 1965, pour protester contre ce qu’ils considèrent déjà comme une militarisation de
leur statut, et sont emprisonnés à Uzès.
Tous ces exemples démontrent bien que les objecteurs sont, dès 1962, soumis à des
obligations qui les apparentent à des militaires ; se considérant avant tout comme des civils, ils
interprètent toute tentative des pouvoirs publics pour les garder sous contrôle comme l’expression
d’une militarisation de leur statut, alors que, pour l’Etat, ce contrôle est légitime. La liberté
relative d’affectation à partir de 1966, détend provisoirement les rapports entre objecteurs et
pouvoirs publics, mais, après la tentative avortée d’affecter autoritairement les objecteurs en
novembre 1967, la décision prise de les faire juger par les tribunaux militaires à partir de
l’automne 1968 est perçue comme répressive ; les objecteurs, déjà sensibilisés au problème de la
« militarisation » de leur statut, se mobilisent contre celle-ci, et développent parallèlement un
argumentaire contre ce qu’ils définissent comme étant une « militarisation de la société » ; ils
transposent leurs préoccupations à une analyse plus globale de la société.
Ces deux nouveautés, la création des CSOC et l’élargissement du discours des objecteurs
à un thème plus vaste et à une analyse plus globale de la société, vont permettre à l’objection de
conscience de trouver un écho plus large parmi les jeunes, enclenchant par la suite la
multiplication du nombre des demandes de statut ; ainsi le nombre d’objecteurs est multiplié par
six entre 1968 et 1970
Le troisième aspect, conséquence logique de ce qui précède et de l’influence des
évènements que nous avons décrits, est la transformation irrémédiable du militantisme objecteur ;
auparavant tourné vers l’action par la réalisation d’un service civil, il est désormais appelé à se
tourner vers une critique plus radicale et plus politique de la société ; auparavant confiné à
l’application locale de leurs convictions, avant, peut-être, de propager de nouvelles valeurs et de
nouveaux idéaux à travers la société, le service civil des objecteurs va maintenant s’ouvrir à
d’autres horizons, dont le rejet de la « militarisation de la société » sera le fer de lance. Entre
l’automne 1968 et l’hiver 1970, une évolution irrémédiable s’opère parmi les objecteurs, qui ont,
durant deux ans, la liberté absolue pour effectuer leur service civil dans l’association de leur
choix ; la tentative avortée de les affecter aux hôpitaux de Paris en mai 1969 n’a alors aucune
incidence majeure. Entre 1970 et 1973, les nouvelles orientations prises par les pouvoirs publics à
l’égard du service militaire, et donc des objecteurs, rendent évidente cette transformation ; les
objecteurs du début des années 1970, très largement politisés, ne sont plus ceux rencontrés à
Brignoles, au SCI ou dans les communautés d’Emmaüs en 1964-1968.
• Le Projet Missoffe : un service civique (1969)20
Alors que les objecteurs se battent depuis plus de cinq ans pour un service civil qui
corresponde à leurs attentes, un projet de service civique, ouvert aussi bien aux hommes qu’aux
femmes, est proposé à l’Assemblée Nationale en décembre 1969 par François Missoffe.
6) Origines d’un projet
Lorsqu’il dépose à l’Assemblée Nationale une « proposition de loi instituant un service
civique national », François Missoffe n’est plus que député ; auparavant, il a déjà occupé les
fonctions de Secrétaire d’état au commerce extérieur du 24 août 1961 au 28 novembre 1962 sous
les gouvernements Debré et Pompidou, puis fut ministre des Rapatriés du 28 novembre 1962 au
23 juillet 1964 sous le second gouvernement Pompidou ; il est également ministre de la Jeunesse
et des Sports du 8 janvier 1966 au 31 mai 1968, sous les troisième puis quatrième gouvernements
Pompidou. Il est donc possible de voir dans ce projet l’aboutissement d’une réflexion de deux ans
de pratique ministérielle, confortée par les évènements récents enclenchés en mai 1968.
« Le Conseil des Ministres du 6 décembre 1967 décide l’étude d’un « Service civique »
pour les jeunes français »21 ; il définit quatre objectifs majeurs. La guerre d’Algérie étant finie
depuis cinq ans, et la France possédant l’arme nucléaire, le rôle de l’armée est désormais soumis à
une redéfinition ; il faut donc « libérer les armées d’effectifs trop nombreux pour lesquels elles
n’ont plus d’emploi en raison de la nouvelle conception de la défense nationale »22. Un service
civique pourrait contenter l’opinion publique, qui semble de plus en plus sensible à l’idée que le
service national puisse s’effectuer en dehors du cadre du service militaire ; 70% des jeunes
seraient alors tentés par la réalisation d’un service non militaire. Le service civique permettrait de
« faire participer les jeunes à l’accomplissement des tâches collectives d’intérêt général,
actuellement peu ou mal remplies »23, car économiquement non rentables. Cette initiative
permettrait enfin de « contribuer à l’effort de promotion personnelle des jeunes déjà amorcée par
d’autres moyens »24.
Lors du lancement d’un projet de service civique, quatre acteurs se dégagent ; il s’agit
d’abord de l’armée, qui doit redéfinir sa place dans la société, et replacer son action en tenant
compte de rapports de forces radicalement nouveaux ; il s’agit ensuite de l’opinion publique, qui,
dans la continuité des changements précédemment évoqués, pense possible la création d’un
service national qui ne soit pas forcément militaire ; il s’agit aussi des jeunes, les principaux
concernés, et qui souhaiteraient dans leur majorité effectuer ce service national non militaire ; il
s’agit enfin de la collectivité, perçue à travers une certaine conception de la solidarité, non
marchande, comme tend à le prouver la réalisation possible, dans le cadre d’un service civique, de
tâches économiquement non rentables.
20
cf. Annexe VI page 211
Archives du CCSC, non classées. « Service civil, service civique », dossier réalisé par le Service civil
international, en juillet 1970, suite à la proposition du député Missoffe d’instaurer un service civique en
décembre 1969. Dossier de 15 pages. p6
22
idem
23
idem
24
idem
21
Au début 1968, les services de François Missoffe, alors ministre de la Jeunesse et des
Sports, décident de convoquer pour une série de huit réunions les associations de jeunesse et
d’éducation populaire, afin « d’entendre toute personne utile sur ce que pourrait être un service
civique dans le cadre du service national »25. Devant l’Assemblée, il déclare dès 1967, « je vois
dans ces chantiers de jeunes volontaires, auxquels participent à part égale autant de filles que de
garçons, un embryon, une amorce de ce que pourrait être un grand service civil ou civique
national, qui s’exercerait dans le cadre métropolitain, dans un esprit voisin, mais probablement
selon des modalités différentes, de celui de la coopération technique Outre-mer, dont vous
connaissez toute la réussite »26.
Dans ces réunions, quatre grands principes sont rappelés comme étant essentiels à la
réalisation d’un service civique. Il est nécessaire de conserver le principe d’égalité véhiculé par le
service national ; chaque jeune doit consacrer une certaine durée de son existence au service de la
nation. Il faut également « permettre un brassage social grâce à la participation des jeunes de tous
les milieux à des activités collectives ou des travaux d’équipes ». Ce service doit participer à
« l’éducation permanente du citoyen », et lui permettre d’acquérir « un esprit général de
défense ». Enfin, il doit organiser « la participation des jeunes à des tâches de caractère social et
d’intérêt général favorisant l’élargissement de la notion de civisme dans la conscience des
jeunes » 27.
Le groupe de réflexion alors constitué émet plusieurs hypothèses pour occuper utilement
les jeunes intéressés par un service civique, sous forme d’une longue liste de domaines possibles
d’intervention et d’action : « animation sociale, socio-culturelle, éducation physique et sportive
(« la vigueur physique et morale des Français d’intérêt général »), développement de certaines
régions ou de certains milieux défavorisés, chantiers en zone rurale, chantiers d’étude ou
chantiers de travaux, aide à la population des bidonvilles et autres habitats de transit, amélioration
du milieu ou du cadre de vie, enquête, « petites tâches administratives », aménagement forestier,
aide aux sinistrés de catastrophes naturelles, aide aux personnes âgées, aide hospitalière et
médico-sociale, alphabétisation et promotion des travailleurs migrants ».
L’immense majorité des domaines proposés pour la réalisation d’un service civique sont
en fait les domaines déjà investis par les objecteurs dans le cadre de leur service civil.
Paradoxalement, avant même que l’idée d’un service civique ne soit lancée, les objecteurs
oeuvrent déjà à la réalisation d’un service civil qui lui ressemble largement ; pourtant, à aucun
moment dans la proposition de loi officielle il n’est fait mention de leur expérience.
7) Le service civique proposé par François Missoffe
« Le service civique n’est pas une idée nouvelle ; à diverses reprises, depuis la
Libération, la participation des jeunes à des tâches d’aménagement, d’équipement, d’animation,
liées à une politique globale de développement des diverses régions de France, a été évoquée,
sans que cette participation ait pu vraiment entrer jusqu’ici dans la réalité de la vie nationale. »28
25
idem
idem
27
ibidem, p7
28
ibidem, p1
26
François Missoffe prétend donc officialiser et donner une place plus importante à des initiatives
déjà existantes, mais encore trop isolées par rapport à la politique de la Nation.
Les exemples qu’il fournit indiquent la nature profonde du service civique tel qu’il le
conçoit. « En 1945, dans les Landes, un essai a été tenté, d’alternance entre formation militaire et
participation à des travaux variés d’aménagement régional » ; en 1949 l’association Jeunesse et
reconstruction est créée, « à l’initiative de l’ensemble des associations et mouvements de
jeunesse », afin d’amener les jeunes générations à « participer à la reconstruction matérielle et
morale du pays ». En 1954, un colloque présidé par M. Moynet, Secrétaire d’Etat à
l’enseignement technique, à la Jeunesse et aux Sports, défriche lui aussi le terrain ; il est en effet
question, autour du thème « Jeunesse et aménagement du territoire » et dans la perspective d’un
« civisme actif », de « préciser l’idée d’un service civil aux orientations diverses ». En 1959,
Cotravaux est créé ; « il donnait une impulsion nouvelle au volontariat des jeunes, à l’occasion de
vacances utiles et actives ». En 1963 enfin, le « Groupe d’étude des problèmes du contingent »
publie une étude traitant du sujet « service militaire et réforme de l’armée », et aborde la
possibilité pour certains jeunes d’effectuer des tâches particulières dans le cadre d’un service
civil ; « elle mettait l’accent sur l’importance d’un complément à la formation professionnelle,
d’une aide à la reconversion, d’une élévation du niveau des connaissances générales et sur
l’utilité économique, civique et sociale d’un tel effort ».
Le service civique semble, d’après François Missoffe, devenu nécessaire pour au moins
trois raisons.
Tout d’abord, les évolutions récentes de la guerre rendent caduque la distinction entre
civil et militaire ; « autant pour donner du poids à une politique internationale en temps de paix,
que pour résister ou vaincre en temps de guerre, la capacité globale d’une nation à produire aussi
bien qu’à combattre compte autant que la puissance de son armée »29 ; « ce qui par contre
apparaît comme fondamental, conclut Missoffe, est le civisme de l’ensemble d’une population ».
Le civisme déjà évoqué précédemment se teinte désormais d’une connotation militaire et
guerrière ; le civisme dont parle François Missoffe, dans ce contexte précis, n’est plus celui du
respect mutuel de chaque personne envers ses semblables ; il s’agit bien plus d’un civisme
soumis aux intérêts de la Nation qui peut, à tout moment, se retrouver en situation de guerre ; ce
civisme prend alors la forme du respect et de l’obéissance d’une population envers son Etat. A
travers son analyse des évolutions récentes, il se permet de critiquer l’utilité d’un service
exclusivement militaire ; sa proposition d’un service civique, prend singulièrement les traits du
service civil que les objecteurs réalisent alors ; ainsi, François Missoffe, en incluant le notion de
civisme dans une analyse de la société soumise aux exigences de la défenses permanente, donne
plus de poids et de légitimité à son projet. Il se trouve donc pris entre deux feux, promouvant un
service civique très proche du service civil des objecteurs mais sans jamais s’y référer, et se
réclamant d’une approche novatrice du service national, sans toutefois oser attaquer de front la
légitimité du service militaire qu’il souhaiterait pourtant voir complété par un service civique.
François Missoffe justifie son projet par une autre évolution : celle de la place de la
jeunesse dans le pays. « La jeunesse a pris dans le pays une importance nouvelle » ; l’allusion aux
évènements de mai 1968 est ici évidente et ne nécessite pas une analyse plus poussée. Il en tire
cependant des conclusions qui légitiment son projet : « les heurts entre les jeunes ont fait ressortir
29
ibidem, p2
l’insuffisance de l’intégration des jeunes dans la nation, intégration que le service militaire seul
ne peut plus véritablement assurer »30. François Missoffe propose de rebondir sur ce malaise
générationnel, en leur proposant un « service d’intérêt général » que 77% des garçons de 20 ans
souhaiteraient effectuer s’ils en avaient la possibilité31. Néanmoins, tempère-t-il, l’adhésion est
d’autant plus grande que les contraintes d’un service civique ne sont pas encore définies.
En dernier lieu, et c’est sur cet argument que termine François Missoffe avant de définir
plus précisément les modalités de son projet, « l’intérêt de la création d’un service civique serait
d’ailleurs d’autant plus grand que les besoins sont, en France, plus nombreux à satisfaire »32 ; « en
effet, du point de vue de la collectivité toute entière, de nombreuses actions très importantes,
d’aide sociale ou d’action sur le milieu, ne sont, jusqu’ici, pas assurées ». Ainsi, le service civique
permettrait de combler les lacunes dont peut souffrir la collectivité. Les effectifs nécessaires à ce
genre de travail sont évalués entre 15 000 et 20 000 recrues.
François Missoffe développe le service civique autour de trois thèmes majeurs : il s’agit
de « son articulation avec le service national », de « son organisation », et des « tâches à confier
aux appelés »33.
Il faut intégrer le service civique comme une cinquième option du service national créé
par la loi du 9 juillet 1965, et qui comporte un service militaire, un service de défense, un service
de coopération au profit de certaines nations en voie de développement, et un service d’aide
technique au profit des départements et des territoires d’outre mer. De plus, « autant il était
impensable d’envisager un service civil féminin dans le cadre traditionnel encore existant. Autant
il paraît au contraire souhaitable de soumettre les jeunes filles au service civique »34.
Concernant « l’organisation du service civique national », « deux conceptions du service
civique peuvent être défendues : la première sensible à l’objectif de promotion personnelle,
générale ou professionnelle, la seconde insistant sur l’importance des services rendus à la
collectivité, avec la répercussion que ceux-ci ne manqueront pas d’avoir sur la conscience civique
de chacun » ; la première devrait être l’objectif du service national, défend François Missoffe,
quelle qu’en soit l’option ; la deuxième semble plus particulièrement convenir à la réalisation
d’un service civique. Quatre principes fondamentaux devront œuvrer à la réalisation de ce service
civique : « tous les hommes doivent consacrer une certaine durée de leur existence au service de
la Nation ; le service national doit permettre un brassage social des jeunes de divers milieux et
origines géographiques ; il doit contribuer à l’éducation permanente des citoyens ; ceux-ci
doivent acquérir pendant leur temps de service national, un esprit général de défense de la
communauté nationale ».35 Le service civique devra donc avoir une « valeur éducative » en même
temps qu’il donnera l’occasion « à ses participant d’œuvrer à des tâches d’intérêt collectif ou
national ».
Pour les « tâches du service civique national », trois types d’actions peuvent être menées :
« des tâches d’animation socio culturelle ; des actions de développement et d’aménagement du
territoire ; des interventions d’aide sociale et de secours d’urgence »36. Ensuite, plusieurs
30
idem
Sondage de l’IFOP réalisé en novembre 1966, et repris dans la proposition de loi de Francois Missoffe.
32
Projet de Service civique, ibidem, p3
33
idem
34
ibidem, p5
35
ibidem, p6
36
ibidem, p8
31
principes sont avancés : la participation des jeunes concernés à la préparation des travaux, et la
mise en place d’une certaine autogestion pour « développer chez eux, non seulement le sens
civique et social, mais également le goût des responsabilités ; le service civique ne devra pas
« influer sur le marché de l’emploi, ni pouvoir servir de moyen de pression économique ou
d’instrument de lutte contre les actions syndicales ; les travaux ne devront pas prendre la place
d’emplois déjà occupés à la réalisation de ceux-ci ; le service civique devra donc satisfaire des
besoins en inventant des travaux, ou en reprenant ceux déjà effectués par des bénévoles ; est enfin
relevée la contradiction entre le caractère passager du service civique et le « caractère permanent
de la plupart des tâches envisagées ».
8) Service civil ou service civique ?
Le service civique prôné par François Missoffe, par les domaines d’actions qu’il propose,
et par les impératifs humains devant peser sur sa réalisation (non-concurrence avec la main
d’œuvre, autogestion etc…), semble en tout point semblable au service civil des objecteurs. Le
vide laissé dans le statut de 1963 sur la réalisation du service civil des objecteurs trouve ici même
une définition qui correspond très largement aux expériences de la majorité des objecteurs.
Il eut été logique que François Missoffe fasse référence aux objecteurs ; pourtant, à aucun
moment il n’est en est question ; tout au plus soumet-il l’idée, en conclusion, que les anciens du
service civique auront été « éveillés à la conscience des problèmes sociaux et des possibilités
d’intervention en vue de les résoudre » ; l’expression « éveillés à la conscience » interpelle, mais
n’est pas une référence directe à l’objection de conscience.
Il semble difficile que François Missoffe soit arrivé à cette proposition sans avoir eu
connaissance, au moins partiellement, des service civils réalisés par les objecteurs. Il est possible
qu’il n’y fasse pas référence afin de ne pas hypothéquer ses chances de voir aboutir son projet ;
l’objection n’est, en effet, pas une référence absolue en matière de civisme dans l’esprit de
nombreux parlementaires, qui refusent encore pour beaucoup le principe de l’objection, et
critiquent encore plus leur service civil qu’ils jugent inutile et oisif. Au contraire, peut-être ne
s’est-il pas, ou peu, inspiré des expériences des objecteurs ; dans ce cas là, c’est tout le processus
de mise en place et de réalisation du service civil par les objecteurs qui est à repenser, dans un
cadre d’analyse plus large. En effet, François Missoffe s’est appuyé sur plusieurs réunions entre
ses services lorsqu’il était encore ministre, et les représentants du monde associatif en rapport
avec l’éducation populaire ; l’orientation globale des services civils réalisés par les objecteurs
serait donc à relier directement avec les besoins du monde associatif de l’éducation populaire, et
plus largement, des associations de chantiers, d’intervention dans les bidonvilles,
d’alphabétisation et d’aide aux travailleurs migrants. Il faudrait alors aborder le service civil des
objecteurs non pas comme une initiative isolée créatrice d’idées et de travaux originaux, mais
comme l’assimilation par le tissu associatif de jeunes aux aspirations incompatibles avec le
service militaire, mais ouverts à l’écoute des autres, et enclins à réaliser un travail constructif du
point de vue social et collectif.
Le service civil des objecteurs serait donc, dans cette hypothèse, le résultat d’une
intégration des objecteurs au sein du monde associatif ; il ne serait donc que la réponse de
certaines associations accueillant les objecteurs. En définitive, les objecteurs n’auraient pas, seuls,
inventé les modalités concrètes de leur service civil ; ce seraient les associations qui leur auraient
offert de participer à des chantiers existants déjà auparavant.
9) Quelques réactions
Les réactions de certains mouvements féministes ne sont pas surprenantes37 ; le projet
Missoffe envisage enfin la création d’un service civique masculin, mais également féminin.
Le Mouvement démocratique féminin reproche à ce projet, « sous couvert d’une
égalisation des droits et des devoirs des jeunes garçons et des jeunes filles », de constituer « une
nouvelle forme de discrimination à l’égard des femmes ». Il y serait question de « confier des
missions en rapport avec leurs vertus de féminité, de dévouement, de futures mères de famille,
gardiennes des traditions de la famille française » ; les classes maternelles, les services
hospitaliers, l’aide aux handicapés et aux personnes âgées, l’éducation physique, l’animation
socioculturelle et l’assistance sociale rurale en seraient les principales attributions.
D’autre part, et au delà d’une défense exclusive du droit des femmes, il est fait référence
à un argument déjà défendu par les objecteurs ; il ne faut pas que les personnes ainsi utilisées
dans le civil à des tâches d’intérêt général prennent la place d’autres salariés. En effet, et comme
pour les objecteurs lorsqu’il fut question de les affecter dans les hôpitaux, le thème récurrent
d’une concurrence déloyale est à nouveau repris par les critiques qui s’élèvent contre le projet de
service civique défendu par François Missoffe. Ce dernier argument est également défendu et
repris par deux autres mouvements féministes : l’Union de Femmes françaises, animée
notamment par des militantes communistes, et l’Union féminine sociale et civique, d’inspiration
catholique.
Pour autant, aucune de ces trois organisations ne se déclare hostile au principe d’un
service civique, qui permettrait aux femmes de s’ouvrir à des expériences civiques que leur
position sociale et familiale leur interdit souvent.
Le CNAJEP [Comité pour les relations nationales et internationales des associations de
jeunesse et d’éducation populaire] au nom des associations et des mouvements le constituant,
s’exprime en juin 1970 sur le projet de François Missoffe d’instaurer un service civique.
Il convient, pour le CNAJEP, de distinguer les tâches de défense, qui relève d’une
autorité militaire, des tâches civiles, qui doivent dépendre d’une autorité civile. Par ailleurs,
« l’adoption du projet entraînerait un risque réel de perturbation du marché de la main
d’œuvre »38 ; en effet, poursuivent-ils, « le projet ne distingue pas les tâches que pourraient
assumer les structures professionnelles existantes, si les moyens leur étaient donnés, de celles qui
pourraient être légitimement accomplies par une main d’œuvre bénévole non spécialisée ».
L’appréciation d’ensemble du projet Missoffe reste donc largement négative, puisqu’il lui est
reproché tout d’abord de ne pas tenir compte des exigences financières, ensuite d’ignorer le fait
que des associations existent déjà qui pourraient s’occuper des tâches prévues dans le cadre du
service civil, et que, pour finir, le projet fait « l’économie d’une réforme en profondeur de
l’Armée dans le cadre de sa mission ».
Le syndicat CFDT insiste particulièrement sur ce qu’il a d’injuste dans un contexte
économique défavorable. En effet, « l’institution d’un tel service conduit à l’utilisation de la
jeunesse, plusieurs mois durant, à des tâches civiles pour répondre à des difficultés
conjoncturelles sur le plan économique et social ou pour réaliser les intérêts du pouvoir, par
37
« Service civil, service civique » dossier du SCI, ibidem, p10-11. informations tirées d’un article paru
dans le quotidien Le Monde du 07/02/70.
38
Ibidem, p12
exemple certains objectifs fixés par le VIè plan »39. La CFDT dresse par ailleurs une liste de ce
qu’aurait de négatif pour le marché du travail et pour la jeunesse l’instauration d’un service
civique : « exploitation et utilisation d’un potentiel de main-d’œuvre bon marché, substitution et
concurrence à la main-d’œuvre normale, aggravation et moyen de pression économique,
annulation des actions syndicales pour organiser et rationaliser les professions, couverture des
carences des pouvoirs publics, des entreprises, du secteur privé en certains domaines,
conditionnement idéologique et manipulation de la jeunesse, exploitation des travaux réalisés par
les intérêts privés »40. En dernier lieu, la CFDT affirme qu’elle refuse tout service civique ou civil
institutionnalisé ; elle souhaite également que les services de coopération « ne soient pas le
privilège de « fils à papa » ou de « protégés », mais concernent davantage les jeunes
travailleurs » ; pour finir, elle pense que « le temps du service militaire doit être mis à profit pour
poursuivre ou reprendre la formation générale technique ou professionnelle ».
Nous ne disposons pas de réactions immédiates des objecteurs face à cette proposition
d’un service civique obligatoire ; néanmoins, durant les années 1970, dès qu’il pourra être
question d’une tentative de reprise en main des objecteurs par les pouvoirs publics, la
dénonciation d’un embrigadement des objecteurs et le refus annoncé d’un service civique seront
récurrents dans le discours de certains objecteurs militants.
En 1978, soit presque dix ans après la proposition de François Missoffe, le périodique
Alternative non-violente, critique le fait que « le service civique, c’est à dire un service national
obligatoire, adapté à des tâches civiles sous une autorité militaire ou paramilitaire, permet de
poursuivre l’embrigadement des jeunes à la sortie des écoles, sous une forme moins grossière que
le service militaire »41 ; cette dénonciation, bien que largement postérieure au projet même,
retranscrit toutefois assez justement ce que les objecteurs vont dénoncer régulièrement durant les
années 1970, en refusant toute forme de contrôle de leur statut, ou, pour reprendre un terme de
plus en plus souvent employé, une « militarisation » de leur statut.
Il semble que le projet Missoffe ait surtout marqué les objecteurs pour les années à venir,
et qu’il faille rechercher directement dans les années 1970 des réactions des objecteurs, afin de
réellement cerner la postérité du projet, son refus, et les peurs qu’il aura provoquées chez les
objecteurs.
39
idem
ibidem, p13.
41
Alternatives non-violentes, numéro 29-30, spécial objection de conscience, juillet-novembre 1978, p10.
40
• Le nouveau code du service national du 10 juin 1971 et la
politisation croissante des objecteurs
10) La politisation des objecteurs de conscience
A la suite de l’année 1968, les objecteurs de conscience français développent un discours
de plus en plus politique, bientôt majoritairement tourné vers la critique et le rejet explicite de la
société « militariste » et capitaliste telle qu’ils la conçoivent. Certains, dans leur demande de
statut, n’hésitent désormais plus à justifier leur objection par des arguments ouvertement
politiques, dont la critique de l’engagement militaire français au Tchad.
Daniel Brochier, dont la demande de statut est rejeté, préfère rentrer dans l’illégalité
plutôt que de se rendre à sa caserne en novembre 1969. Il se fait arrêter spectaculairement lors
d’une manifestation à Bordeaux le 12 mai 1970, où il s’est enchaîné avec plusieurs camarades
aux grilles d’un centre commercial.42 Il entame une grève de la faim le 21 septembre43, afin de
lancer un mouvement de soutien à sa cause, qu’il définit comme celle des objecteurs. Son procès
devant avoir lieu le 15 octobre, une quinzaine de jeunes gens occupent la cathédrale de Bordeaux
le 26 septembre au soir, et trois d’entre eux entament également une grève de la faim ; se
réclamant du Secours rouge, ils stoppent leur grève le 6 octobre au matin, parce que leur
« objectif, qui était d’attirer l’attention sur le cas de Daniel Brochier, a été atteint »44. Entre temps,
la mobilisation a été suivie par les militants pour l’objection de conscience, dont les CSOC, qui
s’allient pour l’occasion avec des groupes d’extrême gauche.45 Les 3 et 4 octobre, des
manifestations de soutien ont lieu un peu partout en France ; Le Monde s’en fait l’écho dans son
édition du 6 octobre : à Bordeaux, les grévistes de la faim s’apprêtent à finir leur action, qui a
provoqué des remous et des débats houleux avec l’archevêque de la ville, qui les pousse à quitter
les locaux dès le 1er octobre ; à Lyon, ce sont une trentaine de personnes de tout âge qui se
réunissent en la cathédrale Saint-Jean, « pour jeûner en signe de solidarité » ; à Marseille, neuf
manifestants s’enchaînent aux grilles entourant le monument aux morts de 1870, au sommet de la
Cannebière ; à Besançon, une dizaine de jeunes gens manifestent samedi et dimanche à la sortie
des offices ; à Dinan enfin, 80 objecteurs réunis en assemblée annuelle, se rendent ensuite à
Rennes devant la cathédrale puis devant la préfecture, en distribuant un tract « lettre ouverte au
garde des Sceaux D. Pleven ».46
Daniel Brochier est finalement condamné à six mois de prison pour insoumission, devant
un auditoire largement acquis à sa cause ; après avoir été admis dans un service psychiatrique, il
est finalement réformé, et libéré le 19 novembre 1970 ; l’alibi psychiatrique est caractéristique de
l’attitude de l’armée vis-à-vis de ses objecteurs, qu’elle considère bien souvent comme des
malades mentaux pathologiques.
Il semble que les autorités aient souhaité contenir au maximum l’écho de son jugement ;
dans l’incapacité de contenir les manifestations de soutien ayant précédé son jugement, elles
42
Le Monde, 29/09/1970, p12a
Les articles du Monde divergent quant à la date exacte. Le 21 où le 23 septembre.
44
Le Monde, 08/10/1970, p16d
45
Michel Auvray, ibidem, p289
46
Le Monde, 06/10/1970, p40a
43
préfèrent donc le réformer ; ainsi pensent-elles sans doute se prémunir contre une publicité trop
bruyante en faveur des objecteurs de conscience.
Une autre forme d’objection, elle aussi ouvertement politique, semble voir le jour durant
l’année 1971 ; pour ses militants, l’objectif « n’est pas tant d’œuvrer pour l’obtention du statut
pour tous motifs que d’être le relais de combats qui se mènent ailleurs : ils entendent affronter les
autorités et utiliser la publicité qui peut être donnée à cet affrontement pour diffuser une
information antimilitariste » 47. Dominique Valton, en 1973, à l’initiative d’un groupe qui intitule
son action « objection politique », justifie ainsi son combat, héritier des luttes de mai 1968 :
« nous luttons contre un ennemi de classe. C’est pourquoi les motifs avancés doivent être
politiques, démasquant l’ennemi là où il est, attaquant sur des bases concrètes, l’idéologie
bourgeoise »48.
Son cas, comme celui de Daniel Brochier, est relaté par la presse nationale, offrant à sa
cause un écho inexistant durant les années 1960. Lors de son procès, à l’issue duquel il écope
d’une peine de trois mois de prison, les échanges verbaux, rapportés par Le Monde49, symbolisent
les relations particulières entre les autorités compétentes et les objecteurs de conscience.
Dominique Valton déclare ainsi : « Je suis contre l’exploitation de l’homme par l’homme, contre
l’armée qui est au service des exploiteurs ». Le président s’adressant à lui, lui fait remarquer :
« Les psychiatres ont constaté chez vous une immaturité », allusion faite aux examens subis lors
de sa grève de la faim, et fréquemment effectués lorsque certains soldats ou appelés se découvrent
objecteurs. Ce à quoi l’accusé répond : « En effet, je ne suis pas mûr pour cette société ».
Au delà des actions individuelles menées par les objecteurs, les CSOC, dépassant
rapidement la centaine à travers la France, s’engagent dans un soutien de tous les instants aux
objecteurs condamnés. La Lettre des objecteurs, périodique militant héritier de La Lettre de
Brignoles, participe également à la propagation des thèmes hostiles à la militarisation, en
rapportant ses différents aspects, ainsi que les formes de résistance appropriées. L’extrême
gauche, pourtant très active sur d’autres sujets, reste à l’écart de ce mouvement, de même que les
autres groupes et tendances politiques à l’œuvre dans la société française50.
Si jusqu’en 1968, les objecteurs sont majoritairement occupés à réaliser un service civil
devant leur permettre d’apporter leur participation à la construction d’un avenir meilleur, les
objecteurs d’après 1968 sont de plus en plus tournés vers une critique politique, et des actions
visibles, et marquantes. Michel Tricot, dans un dossier sur l’objection de conscience réalisé dans
le numéro de septembre 1971 du périodique Pourquoi, rapporte les propos de certains objecteurs :
« « Les premiers objecteurs, m’a dit un ancien, étaient beaucoup plus motivés que ceux qu’on
voit maintenant, car ils savaient qu’il leur fallait se battre davantage, ils savaient que fatalement
ils iraient en prison ». Et un jeune : - « Les objecteurs actuels sont plus politisés, c’est pourquoi
ils contestent les anciens » »51. Assisterait-on à un combat des jeunes contre les valeurs désuètes
de leurs aînés jusque dans les rangs des objecteurs ? Il semblerait que cela soit le cas, mais
47
Michel Auvray, ibidem, p289
idem
49
Le Monde 17/05/73, p14c
50
Michel Auvray, ibidem, p294
51
Pourquoi ? , septembre 1971, p21
48
l’élément le plus important reste la reconnaissance, par les nouveaux objecteurs, de
revendications politiques auxquelles ils se rattachent ouvertement.
Les premiers objecteurs en service civil semblaient avoir le temps devant eux ; pour les
nouveaux, bercés par les idéaux de mai 1968, l’action doit avoir lieu ici et maintenant, et elle doit
donner naissance à une société neuve, fondée sur de nouveaux rapports sociaux, mais surtout
détachée des structures militaristes qu’ils contestent. En somme, les jeunes objecteurs veulent
changer la société par le haut de la pyramide sociale ; leurs aînés souhaitaient surtout modifier les
comportements par une action fondée sur la proximité et l’humanisation des rapports sociaux. Le
discours s’est radicalisé, et la non-violence qui imprégnait les réflexions des premiers objecteurs
semble avoir laissé la place à une agressivité contenue, et dirigée vers l’ensemble de la société,
perçue et définie comme capitaliste, militariste et aliénante pour l’individu ; la recherche active
d’autres moyens de vivre ne fait désormais plus partie des préoccupations des objecteurs
militants, qui focalisent leurs discours sur la critique et le rejet de la société telle qu’ils la
conçoivent, sans réellement proposer d’alternative.
Néanmoins, il faut se garder de généraliser ces comportements nouveaux à l’ensemble
des objecteurs ; il n’est pas évident de mesurer avec précision la proportion d’entre eux qui
soutient ce type de raisonnement et d’action. Quelle que soit sa représentativité, ce nouveau type
de militantisme objecteur n’en reste pas moins le seul alors médiatisé.
11) Le code du service national du 10 juin 1971
Les débats officiels sur la réforme du code du service national prennent forme dès la fin
de l’année 1970, et les avant-projets sont alors disponibles dans la presse.52 La Commission de la
défense nationale et des forces armées, réunie le 26 mars 1971 pour faire le point sur la situation
de la classe de 1970, s’appuyant sur le rapport de Mr Letheule, député UDR de la Sarthe fournit
les chiffres suivants53 :
-) 435 000 concernés
-) 40 000 inscrits d’office
-) 73 000 inaptes physiques
-) 20 000 dispensés
-) 25 000 engagés volontaires
-) 50 000 volontaires pour un appel avancé
-) 100 000 universitaires
Il est par ailleurs précisé que, depuis 1964, environ 1 000 objecteurs ont été reconnus, ce
qui correspond, d’après la commission, à 90% des demandes. Toutefois, ces chiffres ne
concordent pas avec ceux fournis par Jacques Soufflet, en juin 1974, alors que celui-ci est
ministre de la Défense et des Armées.54 En effet, on constate d’après les sources de 1974, qu’à la
fin de l’année 1970, soit trois mois avant que la Commission ne se réunisse, il y a bien eu plus de
mille objecteurs, mais qu’ils correspondent en fait à 1054 demandes de statut, et que le nombre
d’objecteurs reconnus s’élève quant à lui à seulement 742. Par ailleurs, un rapide calcul démontre
que ces chiffres ne correspondent sûrement pas à 90% des demandes. En fait, alors que le taux le
52
53
54
Le Monde 18/12/70 p.12.b
Le Monde 28-29/03/71 p.10.a
cf. Annexe I page 167
plus élevé est de 84.6% en 1967, la moyenne depuis 1964, correspond à 68%, soit 22% de moins
que les chiffres avancés par la Commission de mars 1970.
Le rapport du député Letheule s’inquiète de l’augmentation du nombre de demandes, qui
atteindrait désormais 100 par mois. Concernant le nombre de demandes en 1970 et 1971, toujours
selon les sources de 1974, elles s’élèvent à 223 en 1970, et 621 en 1971 ; ce qui, pour l’année en
cours, ne représente que 52 demandes par mois en moyenne. Un dernier calcul, partant de
l’hypothèse avancée en mars 1970 de 100 demandes par mois, donne le chiffre de 0.28%
d’objecteurs potentiels sur tout le contingent ; les chiffres fournis en 1974 indiquent quant à eux
0.19% des incorporés. En ne comptabilisant que les objecteurs reconnus, au nombre de 175 en
1970, ils ne représentent que 0.04% du contingent ; pour l’année 1971 en cours, durant laquelle
les débats concernant la réforme du code du service national ont lieu, le nombre d’objecteurs est
certes multiplié par presque trois, passant ainsi à 481, il n’en reste pas moins qu’ils ne
représentent toujours que 0.11% du contingent total. Les résultats de cette démonstration
semblent indiquer que les pouvoirs publics, visiblement toujours opposés à l’objection de
conscience, exagèrent les chiffres la concernant.
Le nouveau code du service national55 apporte quelques modifications au statut des
objecteurs de conscience ; auparavant dépendant de la loi n°63-1255 du 21 décembre 1963, il est
désormais intégré à part entière au code du service national. Deux articles sont supprimés :
l’article 10, prévoyant l’accès au statut, également pour « les hommes présents sous les drapeaux
ou en instance d’incorporation, ceux de la disponibilité et ceux des réserves », pour une durée de
trois mois après le vote de la loi, n’a plus de raison d’exister ; l’article 12, prévoyant l’élaboration
d’une liste de métiers interdits aux objecteurs, est lui aussi supprimé. Pour les articles restant, le
délai de forclusion est allongé de quinze jours à un mois ; certains articles sont également
partiellement réécrits, sans modification de sens.
Les problèmes déjà soulevés par le statut de 1963 ne sont donc pas résolus, les
motivations politiques sont toujours interdites, et une commission est encore chargée de juger de
la sincérité des objecteurs. Par ailleurs, l’article 11 de la loi de 1963, devenu L50, et interdisant
toute « propagande » concernant le statut, est maintenu ; son existence, jusqu’alors ignorée par les
pouvoirs publics, va se révéler être une arme redoutable dès lors que le nombre d’objecteurs
augmente et que ceux-ci empiètent de plus en plus visiblement et bruyamment sur l’espace
public.
Les objecteurs obtiennent pourtant gain de cause sur un aspect essentiel de leur statut ; ils
sont désormais justiciables des tribunaux civils, et non plus militaires comme cela était jusqu’à
présent le cas. Cette décision, annoncée dès la fin de l’année 1970, et obtenue dans les faits
quelques mois avant le référendum de 1969, est le résultat de leur mobilisation.
Le dernier changement tient au fait que la durée du service militaire, de 18 mois
auparavant, passe désormais à 12 mois ; le service civil des objecteurs, d’une durée double (en
fait 32 mois jusqu’alors), diminue proportionnellement et passe ainsi à 24 mois.
55
cf. Annexe II page 174
12) Le statut à l’épreuve des faits
Les objecteurs, dépendants d’un statut dont ils refusent certaines modalités, ne tardent
pas, au début des années 1970, à s’exprimer ouvertement et librement sur ce qu’ils tiennent pour
des incohérences ; un tract de mai 1972 résume cette opinion largement répandue parmi les
objecteurs : « une loi bidon résout le problème que les objecteurs posent à la société, mais
ne résout pas celui que la société pose aux objecteurs de conscience »56
a) L’article L50 et le délit de propagande57 : « Une loi qui s’interdit à
elle-même d’exister »58
Celui-ci déclare « interdite toute propagande, sous quelque forme que ce soit, tendant à
inciter autrui à bénéficier des dispositions de la présente section dans le but exclusif de se
soustraire aux obligations militaires ». Entre 1963 et 1971, l’objection de conscience, légalement
reconnue, échappe assez habilement aux différentes tentatives de contrôle ; elle se développe
donc alors dans un environnement relativement hostile à son égard, mais en obtenant toujours
gain de cause. L’armée, ainsi que les différents ministères de tutelle, ne supporteront jamais
réellement cette liberté, acquise par les objecteurs au prix de grèves de la faim, d’insoumission, et
de manifestations. Ayant déjà à plusieurs reprises tentés de les reprendre en main, les opposants à
l’objection de conscience essayeront à nouveau de maîtriser ces réfractaires au service militaire,
en leur opposant une intransigeance nouvelle, qui se traduit alors par des poursuites pour
« propagande », conformément à l’article L50.
L’une des premières inculpations est due à la volonté de Michel Debré, qui porte plainte
contre René Cruse ; lors d’une conférence en février 1971 il aurait parlé du statut des objecteurs
en estimant que les dernières dispositions prises par le Parlement restaient insuffisantes.59 Michel
Debré, interrogé sur Europe I le 10 juin 1971, jour de la parution officielle du nouveau code du
service national, déclarait pourtant : « Distribuez le statut. Faîtes-en la lecture à tous les
carrefours ! Si vous ne gênez pas la circulation, personne ne vous en empêchera ».60 Le pasteur
René Cruse, accusé de propagande illégale pour le statut des objecteurs en décembre 1971
déclare qu’ « il est assez piquant d’être poursuivi en justice pour avoir fait connaître une loi que
nous désapprouvons »61 ; relaxé le 19 janvier 1972, il décide de contre-attaquer, en étudiant « la
procédure à suivre pour obtenir réparation du préjudice causé par cette ridicule inculpation »62.
Le 8 mai 1972, ce sont six personnes dont deux étudiants, un agent de service, un
éducateur, un chômeur, et la mère d’un déserteur, qui comparaissent devant le tribunal de Nantes
« pour avoir fait connaître le statut des objecteurs »63 ; ils sont sous le coup d’une triple
inculpation : « incitation au renvoi et à la destruction de pièces militaires ; propagande tendant à
inciter autrui à bénéficier des dispositions du statut des objecteurs de conscience ; provocation de
56
Tract distribué le 9 mai 1972 à Lille in Le Monde 11/05/72 p.24.c
cf. Annexe VII page 225 et 226
58
Le Monde 10/05/74 p.15.c
59
Le Monde 10/12/71 p.13.d
60
Le Monde 11/12/71 p.15.a
61
Jean-Pierre Cattelain, « Que sais-je ? » ibidem, p. 47
62
Le Monde 23/12/72 p.10.f
63
Le Monde 10/05/72 p.15.c
57
militaires à la désobéissance ». Leur délit, remontant au 5 juin 1971, est d’avoir distribué à la
foire commerciale de Nantes où était installé un stand de l’armée, des tracts proclamant que
« refuser d’être soldat est une contribution nécessaire à la lutte des classes ».64 Pour leur défense,
Maître Le Mappian soutient que « le tract était rédigé dans un esprit de lutte contre les injustices
sociales » ; plus incisif, et s’attaquant au fond du problème, Maître Durant dénonce quant à lui
« l’absurdité d’une loi qui s’interdit à elle même d’exister ». Un premier jugement les relaxe le
29 mai65, considérant que le tract ne s’adressait pas directement aux militaires, et que, « pour
qu’il y ait délit, il faut que la propagande soit faite en dehors d’une conviction sincère »66.
Pourtant, le Parquet de Nantes interjette immédiatement appel contre la relaxe67, et les six
prévenus sont finalement condamnés à un mois de prison avec sursis. Il est alors considéré que
« la provocation même indirecte est punissable »68, et que le tract « dépasse manifestement les
limites de l’information stricte ». Cette affaire, la première de cette ampleur, n’est que le début
d’une longue série de procès contre la « propagande » illégale des militants pour l’objection de
conscience.
En mars 1972, quatre jeunes, inculpés pour « incitation d’autrui à bénéficier du statut
d’objecteur de conscience », sont relaxés à Montluçon69. Le 8 juin de la même année, Paul
Chenard, poursuivi pour « apologie de l’objection de conscience » est condamné à 800 francs
d’amende, pour avoir distribué en mars et avril 1971, des tracts intitulés « Fais pas le zouave »,
constitué d’un recto avec des textes antimilitaristes, et d’un verso reproduisant la loi de 1963.70
En 1973, la tendance semble se confirmer, puisque Patrick Sullerot, après avoir participé en août
1972, à la rédaction d’un tract incitant les gens à bénéficier du statut, est condamné à une amende
de 300 francs, alors que le procureur avait également requis une peine de quinze jours de prison
avec sursis. Par ailleurs, durant la même période, six autres personnes sont poursuivies pour le
même motif, mais avec un tract différent.71
Lors du pourvoi en cassation du jugement de deux jeunes gens, Jean-Luc Maurin et
Sylvie Cayrol, condamnés en première instance à 500 francs d’amende pour avoir, le 4 mai 1972,
distribué un tract à deux militaires, la Cour de Cassation, rendant un avis négatif, définit la notion
de propagande72. Pour la première fois, une décision de la Cour de cassation confirme un
jugement pour propagande sur le statut des objecteurs de conscience, et justifie celle-ci par une
démonstration qui pourra désormais faire jurisprudence.
En 1974, des actions visant à faire connaître l’objection de conscience se poursuivent ;
ainsi le 13 mars sur l’esplanade des Invalides, des tracts d’information sur le statut des objecteurs
de conscience sont distribués aux passants. Ils sont alors accompagnés, d’un « hommesandwich », qui présente sur ses deux faces, des pancartes indiquant, « Je suis un objecteur.
Renseignez-vous. »73. Le commentaire du Monde résume la situation des objecteurs vis-à-vis de
la loi : « L’homme-sandwich n’a pas fait autre chose – au nom du principe que personne n’est
64
65
66
67
68
69
70
71
72
73
idem
Le Monde 4-6/06/72 p.8.e
Le Monde 3/02/73 p.20.d
Le Monde 9/06/72 p.16.c
Le Monde 3/02/73 p.20.d
Le Monde 17/03/72 p.27.a
Le Monde 3/06/72 p.35.a et 11-12/06/72 p.8.f
Le Monde 30/03/73 p.12.f et 6/04/730p.12.f
Le Monde 29/03/74 p.23.c
Le Monde 16/03/74 p.10.a
censé ignorer la loi – que de diffuser, avec quelques commentaires bien innocents, les textes
officiels… »74
Les nombreux procès pour propagande illégale n’aboutissent jamais à des condamnations
très lourdes ; la plupart du temps six mois avec sursis, ce qui constitue la peine minimum légale
requise pour ce type d’infraction. Néanmoins, il est possible de parler de répression, au moins
symbolique, sinon réelle, pour les concernés, dans le sens où les pouvoirs publics accompagnent
cette application pointilleuse de la loi d’une politique de contrôle accru des objecteurs.
b) L’ « Opération 20 » 75 : l’envoi de demandes de statut stéréotypées
« 16 décembre 1971 :
M. le Ministre de la Défense Nationale
14, rue Saint-Dominique,
75007 PARIS.
Monsieur le Ministre,
Je m’oppose en toutes circonstances à l’usage personnel des armes, en raison de mes
convictions philosophiques.
En conséquence, je vous prie de me faire bénéficier des dispositions de la loi n° 63.1255 du
21 décembre 1963.
Veuillez croire, Monsieur le Ministre, à mes sentiments respectueux.
Didier Lelaurain »76
Cette demande, totalement neutre mais reprenant à la lettre les termes du statut révisé de
1971, est adoptée par une vingtaine d’objecteurs Bordelais ; ceux-ci, réunis en Assemblée
Générale le 7 novembre 1971 décident de tous l’envoyer à la Commission Juridictionnelle.77
Préparée et signée par une vingtaine de futurs objecteurs, cette initiative prend rapidement le nom
d’ « Opération 20 ». Si la Commission demande des précisions, « ils lui envoient une deuxième
lettre personnelle, dont le contenu, toujours commun à tous, expose brièvement une
argumentation humaniste à l’extrême ».
L’objectif est double :
- Est escomptée une simplification de la démarche nécessaire pour effectuer sa
demande, dès lors que celle-ci est quasiment toujours le fait de motivations
74
idem.
cf. Annexes VIII page 242
76
Cahiers de la Réconciliation, Livre Blanc n°2 : De la Commission Juridictionnelle chargée de statuer
sur le cas de l’objection de conscience ». Paris. Février 1973.
77
Michel Auvray, ibidem, p.291
75
-
politiques, camouflées derrière « de pseudo-justifications personnelles susceptibles
d’être acceptées ».78
D’autre part, si les demandes sont rejetées, il sera mis à jour l’arbitraire de la
Commission, qui s’appuierait dès lors sur des considérations autres que celles
contenues dans la lettre. En effet, cette demande ne peut théoriquement pas être
refusée, puisque reprenant textuellement les modalités d’accès au statut définies dans
l’article L 41.
Par ailleurs, « elle se veut une réponse collective à un problème collectif de défense. Elle
veut réhabiliter l’objection de conscience qui ne s’est jamais cantonnée à la solitude de celui qui
ne veut pas porter un fusil »79.
Les cinq premières demandes sont acceptées, mais les quarante-huit suivantes essuient un
refus ; au bout d’un an, ce ne sont pas moins de 112 demandes identiques qui sont soumises à la
Commission Juridictionnelle. Le ministre de la Défense ayant rejeté un réexamen de celles-ci, il
ne reste plus qu’un recours. Le Conseil d’Etat saisi, donne raison aux objecteurs, le 14 février
1973 ; en effet, « sur le rapport de M. Fabius et les conclusions de M. Louis Braibant,
commissaire du gouvernement et après de Maître Philippe Wacquet, le Conseil d’Etat a considéré
qu’en retenant de tels motifs [ les demandes stéréotypées ne suffisaient pas pour juger de la
sincérité des objecteurs] la commission avait établi une condition de preuve que la loi n’avait pas
prévue ».80 Un second recours devant celui-ci aboutit une nouvelle fois à casser la décision de la
Commission Juridictionnelle, le 21 décembre 1973, soit, symboliquement, dix ans jour pour jour
après le premier statut de 1963. Devant l’acharnement des objecteurs à obtenir le droit d’effectuer
un service civil, et pressée par les décisions du Conseil d’Etat, la Commission doit finalement
accorder le statut : « il ressort du comportement de l’intéressé une présomption suffisamment
précise de la sincérité de son adhésion aux convictions ainsi exprimées pour que sa demande soit
accueillie ».81
Leur combat n’est pourtant pas fini, puisque la commission rejette à nouveau des
demandes identiques en septembre 1974, puis en juillet 1975 ; néanmoins, elle revient peu après,
et définitivement, sur sa décision ; des centaines d’objecteurs pourront, à l’avenir, bénéficier du
statut sur simple envoi de cette demande stéréotypée.
78
idem
Archives du CCSC, Carton 19. « Dossier Opération 20 », titré : « 50 objecteurs menacés de prison »,
réalisé par le secrétariat de l’Opération 20.
80
Le Monde 25/12/73 p.8.c
81
Décision de la commission juridictionnelle en date du 8 février 1974, in Michel Auvray, ibidem, p.293
79
c) Lorsque le statut est refusé
Il arrive fréquemment que la demande de statut se solde par une réponse négative ; les
taux de refus sont les suivants : 33.4% en 1970, 23.5% en 1971, 35.3% en 1972, et 19.6% en
1973.82
Quelles qu’en soient les raisons, ce refus peut provoquer un profond désarroi chez ces
objecteurs, à jamais non reconnus. Ceux-ci, pour exprimer leur mécontentement, vont parfois se
livrer à des actions médiatiques qui, ils l’espèrent, pourront aboutir à une réforme du statut.
D’autres au contraire, restent passifs, et préfèrent subir les foudres de la justice, afin de défendre
pacifiquement leur cause. La presse se fait l’écho, régulièrement, des mouvements de protestation
lancés par ces objecteurs ; succincts, les articles les concernant permettent néanmoins de faire
connaître la cause des objecteurs de conscience.
Le procès de Bruno Hérail, au début du mois de février 1974, est un de ceux qui seront le
plus suivis dans la lutte pour le droit à l’objection. Refusant le service militaire, il ne se rend pas
à son incorporation en octobre 1972, et se déclare insoumis trois mois plus tard. En avril 1973,
avec trois autres personnes, il commence une grève de la faim dans une église de Lyon, et
réclame la libération de tous les insoumis. Son combat, bien que n’étant pas des plus clairs
(défend-il un service civil, ou seulement le droit de refuser le service militaire ?) rassemble
pourtant la foule. Au procès de cet ancien scout, militant du PSU, qui se préparait à devenir
prêtre avant de travailler dans une communauté agricole, cinquante-quatre personnes ne pourront
pas pénétrer dans la salle d’audience, et seront interpellées par la police. Autour du tribunal, tout
le quartier est bouclé, et des gendarmes mobiles en armes sont postés sur le toit du bureau
d’accueil et d’information de l’armée tout proche, qui a à l’occasion rideaux fermés. La
mobilisation qui en découle fut une des plus fortes pour le procès d’un objecteur
Le cas d’un autre objecteur, François Hénaff est également représentatif de cette tendance
à la médiatisation du combat des objecteurs contre les modalités de leur statut83. Instituteur
catholique à Landivisiau, dans le Nord Finistère, il se voit refuser par trois fois le statut
d’objecteur de conscience. Appelé sous les drapeaux le 1er février 1973, il refuse de revêtir
l’uniforme et de se faire couper les cheveux, puis, après soixante jours d’arrêt au camp de
Fontevraud, il est incarcéré à Rennes. Durant son procès, le Pasteur Cruse, et Jean-Marie Müller,
témoins, déclarent que « l’Evangile n’est pas neutre politiquement », et que « la foi se vit dans le
contexte politique ». Aucune de ces déclarations ne réussit à convaincre les jurés, et l’accusé est
finalement condamné à deux ans de prison ferme. Celui-ci, apprenant la sentence devant un
auditoire partagé entre la surprise et la colère, lance cette question sans réponse, en forme de défi
à une autorité militaire qui a voulu, à travers cette peine très lourde, faire un exemple qui se
voudrait dissuasif pour les autres objecteurs : « Vous voulez que je renonce à mes convictions
pour apaiser votre conscience ? »84.
82
cf. Annexe I page 167
Le Monde 26-27/08/73 p.18.c
84
idem
83
13) Janin et Fayard : la médiatisation du combat des objecteurs
Le cas de François Janin et Jean-Michel Fayard est l’un des plus remarquables qu’ait pu
connaître le mouvement objecteur français.
Leur périple commence dès le début de l’année 1971, lorsque la Commission
juridictionnelle leur refuse le statut d’objecteur de conscience.85 Ce refus est le point de départ
d’une véritable épopée, qui va durer plus de deux ans, et devient l’un des fleurons de la mémoire
collective des objecteurs. La presse s’est déjà fait le relais de la lutte de certains objecteurs, mais
le cas de Janin et Fayard, par l’acharnement mutuel qui les opposa avec les pouvoirs publics, et
par la place qu’ils occuperont dans les médias, va se construire comme un symbole
incomparablement plus fort.
François Janin, est ainsi propulsé symbole de la lutte pour l’objection de conscience ; Le
Monde dresse de lui un portrait en avril 1972 : « Vague ressemblance avec le chanteur Jean
Ferrat, regard clair et moustache noire, voix douce et bien timbrée, qui ne hausse jamais le
ton […] membre d’aucun parti ou association, il n’est ni un exalté ni un idéaliste irresponsable,
comme le dépeignent volontiers les autorités militaires ».86 Son parcours s’apparente à celui de
nombreux autres objecteurs d’alors ; issue d’une famille aisée – son père est expert comptable, il
devient adepte de la non-violence à quinze ans, sensibilisé par la guerre d’Algérie, puis, plus tard,
« conquis par les réformes libératrices de l’enseignement en mai 1968 ». Animateur de centres de
séjours, il voyage beaucoup et fait des rencontres cosmopolites. Souhaitant mettre en pratique ses
convictions, il effectue sa demande de statut le 14 janvier 1971, et essuie un refus qui est à
l’origine de son insoumission ; très attaché à la réalisation de son service civil, il se rend donc à
son association le 4 septembre, et y est arrêté le 12 du même mois.87
Il est inculpé le 4 avril 1972 pour insoumission, en même temps que Jean-Michel
Fayard ; les réactions de soutien arrivent très rapidement, et, dès la soirée du 6 avril, une
soixantaine de personnes manifestent leur opposition à cette détention ; dix d’entre eux vont
même jusqu’à brûler leur livret militaire.88 Le 16 avril, à Paris, ce sont cinq personnes qui font de
même.89 Il faut attendre le mois de juin pour que de nouvelles actions soient organisées, mais
cette fois-ci, il ne s’agit plus de rassemblements sporadiques, mais d’une véritable « semaine
d’action », afin « de se solidariser avec François Janin et Jean-Michel Fayard […], et de
développer la lutte contre la répression militaire, l’extension du camp du Larzac et la reprise des
essais nucléaires ».90 A cette occasion, un jeûne public, du 18 au 24 juin, est réalisé à la chapelle
Saint-Bernard, à la gare Montparnasse.
L’étape suivante est le déroulement de leur procès ; relaté par la presse, il permet
d’exposer au grand public les enjeux de l’objection de conscience, et les limites du statut actuel.91
Au cours de ce réquisitoire qui sert alors autant à condamner Janin et Fayard qu’à défendre leur
cause, Pierre Sablière, auteur d’une thèse de droit sur le statut de 1963, pose une question assez
représentative de la logique judiciaire, qui est opposée aux convictions des objecteurs : « deux
années de prison au lieu de deux années de service civil, on se demande où est l’intérêt pour la
85
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08/04/72 p.34.e
21/04/72 p.8.c
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09-10/07/72 p.7.a
société ? ». Condamné à des peines de quelques mois de prison ferme, ils devront, à leur sortie de
prison le 4 août, se soumettre à une affectation armée qu’ils refusent d’ores et déjà.
Alors que leur détention touche à sa fin les évènements s’accélèrent brutalement,
enclenchant ainsi une nouvelle phase dans le périple des deux objecteurs. Dans la soirée du 3
août 1972, une trentaine de personnes manifestent devant l’hôtel du gouverneur militaire de
Lyon, à l’appel du GARM[Groupe d’Action et de Résistance à la Militarisation]. Arrêtés, ils
sont, comme à l’habitude, relâchés après vérification d’identité.92 La libération de Janin et Fayard
intervient le 4 août au matin. Jean-Michel Fayard, conduit à la caserne d’Etain près de Metz,
aurait commencé une grève de la faim93 ; François Janin, qui devait rejoindre le camp de
Sissonne dans l’Aisne, se serait, selon le GARM, échappé du fourgon à la faveur d’un
embouteillage, alors qu’il avait déclaré aux deux sous-officiers qui l’accompagnaient qu’il ne
comptait pas se rendre à son affectation ; pour ce dernier, il lui reste huit jours pour se rendre à
Sissonne, sous peine d’être à nouveau considéré comme insoumis. Devant tant de confusion,
François Janin explique le déroulement des événements, dans une longue lettre qu’il adresse au
Monde94 ; il conclut : « je suis encore profondément choqué par ces agissements. Malgré les
témoignages sans équivoque au cours de notre procès, malgré notre bonne volonté manifeste
d’effectuer un service civil, il semble que les autorités militaires s’obstinent à ignorer nos
convictions et nous enferment dans le cycle infernal des condamnations successives. Jean-Michel
Fayard, victime du même processus, a entrepris une grève de la faim pour dénoncer les abus
répété à notre égard. Nous demandions simplement le bénéfice du statut légal d’objecteur de
conscience. Nous espérons enfin le respect de nos convictions non-violentes et de nos droits.
C’est aussi une question de justice ».95
Les réactions de soutien interviennent rapidement. Le 10 août, des militants du GARM
déploient des barbelés et cadenassent l’entrée du quartier général Frère de Lyon, bloquant le
passage durant trente minutes ; ils distribuent à l’occasion des tracts reproduisant une lettre
ouverte adressée par Janin aux autorités militaires, dans laquelle il déclare vouloir porter plainte
pour enlèvement, et reprendre un service civil d’intérêt général commencé depuis octobre 1971.96
Celui-ci « entré malgré lui dans la clandestinité »97, continue son action, et confirme qu’il
rejoindra début septembre l’association « Accueil et Rencontre ». Il s’inquiète par ailleurs pour
son camarade Fayard, de quatre ans son cadet, qui semble avoir moins bien supporté l’épreuve de
la prison, et entame son neuvième jour de grève de la faim. Celui-ci cesse sa grève de la faim
trois jours plus tard, pour ne pas se mettre dans un état de faiblesse qui pourrait l’amener à être
réformé, son désir étant de faire un service d’intérêt général98.
Les actions de soutien se poursuivent, souvent coordonnées par le GARM. Ainsi, le 13
septembre, des inconnus brisent les vitres du tribunal des forces armées rue de Reuilly à Paris, et
inscrivent sur les murs des messages réclamant la libération de Janin99. Le samedi 23 septembre,
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18/08/72 p.5.c
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encore, à l’appel du GARM, deux cents personnes manifestent dans les artères principales de
Lyon, réclamant elles aussi la libération de François Janin.100
L’épilogue du combat de Janin prend fin un mois plus tard. En effet, en grève de la faim
depuis le 12 septembre, il est dirigé vers le camp de Sissone, puis incarcéré à la prison de Loos,
près de Lille, et enfin, transféré à l’hôpital militaire de Lille101 ; de là, il est définitivement
réformé le mardi 3 octobre par la commission de réforme du service national, alors qu’il
continuait sa grève de la faim.102
Si François Janin est débarrassé de toutes les poursuites qui pèsent contre lui, il n’en est
pas de même pour son camarade, toujours emprisonné cependant que pour ce dernier aussi, la
réforme définitive n’est plus qu’une question de temps. Entre le mois d’août 1972 et le mois de
février 1973, il va de transfert en transfert, sans raisons apparentes ; incarcéré du 4 avril au 4 août
1972 au fort Montluc à Lyon, il est transféré à la maison d’arrêt de Metz, où il reste jusqu’au 20
février 1973 ; à cette date, il effectue un séjour à l’hôpital Percy Clamart, dans les Hauts de
Seine, où il subit une expertise médicale demandée par le ministère de la défense, sans doute
dans l’espoir d’établir, pour lui aussi, une « Psycho-rigidité ». Sans prescription médicale,
l’hôpital réclame finalement son transfert à la prison de Fresnes103 , et ce n’est que le 19 avril
1973 qu’il quitte, libre et définitivement réformé, la prison de Metz où on l’avait à nouveau
transporté.
Le périple des deux objecteurs aurait pu s’arrêter là, mais ils doivent encore essuyer une
radiation des listes électorales de leurs communes, à cause de leur condamnation supérieure à un
mois de prison ferme. Malgré la demande en appel, cette décision ne peut être remise en cause.
Elle est encore d’actualité, le 27 juillet 1973, lorsque Jean-Michel Fayard bénéficie d’un nonlieu pour l’inculpation d’insoumission qui pesait encore contre lui, et à l’issue de laquelle il
déclare : « Pour moi, la situation est claire : les militaires évitent les procès qui risquent d’avoir
un certain retentissement en posant le problème de l’armée. Mais les sanctions, si elles sont
discrètes et subtiles, restent lourdes : après une année d’emprisonnement injustifié, c’est
maintenant la mise en route d’une procédure pour me rayer des listes électorales »104.
C’est avec cet ultime non-lieu que s’achève le périple de Janin et Fayard, qui sont
désormais gravés dans la mémoire de tous les objecteurs comme le symbole de leur lutte pour le
développement de l’objection de conscience. Il serait présomptueux d’affirmer que leur combat
est suivi par l’ensemble des lecteurs de la presse, mais il est certain que de nombreux lecteurs ont
eu écho de celui-ci.
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22-23/04/73 p.5.f
22/08/73 p.6.d
B) Le ministère de l’Agriculture, les décrets de Brégançon et
l’ONF
Ce triptyque va structurer pour l’ensemble des années 1970 l’organisation des objecteurs,
leurs refus, leurs revendications, leurs discours ; les organismes chargés de les gérer comme le
CCSC, ou de leur venir en aide comme les CSOC, en subiront les conséquences.
L’objection du début des années 1970 est éminemment politique ; l’héritage de la fin des
années 1960 est tenace, et le thème de la « militarisation de la société » rejoint de plus en plus les
thèses antimilitaristes. La réforme du code du service national, ainsi que la multiplication des
poursuites contre les objecteurs vont accentuer, et favoriser le développement d’une frange
radicale de l’objection de conscience, qui rejettera à terme l’idée même d’un service civil ; c’est
dans ce contexte qu’il faut lire et appréhender cette dernière transformation institutionnelle de
l’objection de conscience.
1) Les objecteurs à l’ONF et au ministère de l’Agriculture
Dès le 9 février 1972 le Général Bourdis, chargé des questions militaires au cabinet du
premier ministre confiait à des représentants de Cotravaux et du SCI, et à titre personnel, qu’« un
projet d’affectations d’objecteurs dans les eaux et forêts est à l’étude. Il pourrait se concrétiser
pour l’incorporation de juin 1972. Il n’y aurait pas d’affectation autoritaire »105. La décision est
officiellement prise le 18 avril 1972, soit quatre mois avant la signature par le Premier ministre
Georges Pompidou des décrets de Brégançon. Dès le 27 avril 1972 le Comité de la section
française du Mouvement international de la réconciliation « dénonce la décision unilatérale du
ministère de la Défense Nationale impliquant qu’à compter du 22 avril tous les objecteurs de
conscience sont versés d’office durant leur première année de service, dans le département des
eaux et forêts du ministère de l’Agriculture »106.
Cette décision n’avait en aucun cas besoin des Décrets de Brégançon pour exister
légalement et juridiquement.
Le choix de l’ONF peut s’appuyer sur quelques précédents ; le Danemark, à partir du 13
décembre 1917, affecte à des tâches civiles les réfractaires au service militaire, le plus souvent à
des tâches forestières107 ; une telle affectation permet d’isoler les objecteurs du reste de la
population, et d’éviter tout risque de diffusion de leurs idées. Par ailleurs, il semble qu’en mars
1966, lors des premières affectations libres, des objecteurs aient été « employés par l’office du
reboisement dans le secteur de St-Girond dans l’Ariège »108, ce que confirme un rapport du SCI
de décembre 1965, prévoyant une collaboration avec les Eaux et Forêts109. C’est durant cette
105
Archives du CCSC, Carton 1. Compte rendu de l’entretien avec le Général Bourdis, Hôtel Matignon le
9/2/72. Avec Monsieur Dechalon, président de Cotravaux, Didier Roux Secrétaire général du SCI, et
Denis Foucher coordinateur des objecteurs du SCI. « diffusion restreinte : COTRAVAUX, SCI,
Associations signataires de la lettre au premier ministre ». Daté du 25 février 1972.
106
Le Monde, 27/04/1972, p7d
107
Jean Toulat, ibidem, p67
108
Lutte Anti-Militariste, bulletin du Collectif de Lutte Anti-Militariste, n°2 1972.
109
Archives du CCSC, non classées. « Organisation de chantiers permanents pour les objecteurs de
conscience », décembre 1965, par le SCI.
même année 1966 que les eaux et forêts vont devenir l’Office National des Forêts ; les critiques
portées à l’encontre de cette dernière en 1972 n’avaient donc pas encore lieu d’exister.
Les motivations des pouvoirs publics restent encore aujourd’hui des plus incertaines. Il
semblerait qu’en 1969, François Missoffe ait demandé à tous les ministères lesquels se porteraient
volontaires pour s’occuper des objecteurs, au moment où il travaillait à son projet de service
civique ; seul le ministère de l’agriculture aurait répondu favorablement.
D’un point de vue pratique, et pour faciliter l’organisation de cette nouvelle affectation, il
était certainement plus facile de faire passer leur gestion du ministère de la Santé publique et de la
Sécurité sociale au ministère de l’Agriculture, dont dépend directement l’ONF. Par ailleurs, cette
mise en place semble avoir connu quelques retards ; en effet, alors que les incorporations se font
habituellement en juin et en décembre, celle de juin 1972 est reportée au mois de septembre de la
même année.
2) Les décrets de Brégançon110
Contrairement à l’expression consacrée par les mouvements objecteurs qui prétendent
bien souvent lutter contre le Décret de Brégançon, il s’agit en fait d’un ensemble de deux décrets,
certes complémentaires, mais possédant chacun sa logique, et ses implications propres : le n°72805 daté du 17 août 1972, et le n°72.808, daté du 31 août.
« Le décret n°72.808 du 31 août 1972 dispose que les jeunes gens du contingent admis à
bénéficier du statut des objecteurs de conscience et à accomplir le service national actif dans une
formation civile sont administrés, à compter du 19 juillet 1972, par le ministère de l’agriculture et
de développement rural »111 ; il transfère donc rétroactivement l’administration des objecteurs en
service civil du ministère des Affaires sociales au ministère de l’Agriculture, lequel est alors
dirigé par Jacques Chirac.
Le décret n°72.805 du 17 août 1972 est repris dans son intégralité dans le décret n°72806 du 31 août 1972 ; ce dernier constitue la deuxième partie du code du service national du 10
juin 1971 ; il est constitué de 238 articles, réglementant le code du service national, la première
partie, parue le 10 juin 1971 étant uniquement législative ; parmi ces articles, 20 concernent les
objecteurs (R.78 à R.97)112. Le décret rappelle que les objecteurs dépendent du ministère de
l’agriculture, et édicte un ensemble d’obligations qui les soumet à un règlement militaire. Ainsi,
ils doivent « servir avec loyauté et dévouement ; s’interdire tout acte, propos ou attitude contraire
aux intérêts de la nation ; [et] sont tenus au devoir d’obéissance »113 ; les objecteurs, dès cet
article, sont clairement assimilés à des militaires. Par ailleurs, ils sont obligés d’ « observer en
toute circonstance les règles élémentaires de la politesse et du savoir vivre. [de plus,] il leur est
interdit de s’absenter, sans autorisation du lieu de travail »114 ; l’article R.82, qui les oblige à
dormir « soit dans des limites géographiques déterminées, soit dans les locaux mis à leur
110
Cf annexes pour consulter l’ensembles des décrets
Archives du CCSC, non classées. « Note générale concernant l’emploi des objecteurs de conscience
par l’office national des forêts », édité par la direction générale de l’ONF. 13 pages plus 10 pages
d’annexes. Sans date. Estimation septembre-octobre 1972, p1
112
Le Monde, 03-04/09/1972, p18c
113
Article R.80 de la partie réglementaire du service national.
114
Article R.81
111
disposition par la formation civile d’affectation », leur interdit donc de quitter une zone
déterminée, qui s’apparente en quelque sorte à une caserne, où, pour mieux dire, qui revient à les
laisser en liberté surveillée, avec interdiction de quitter le périmètre qui leur aura été accordé. Les
objecteurs « ne doivent participer à aucune activité ou réunion à caractère politique ou
syndical »115. Privé des droits les plus élémentaires accordés aux civils, les objecteurs n’ont,
finalement, droit à aucune contestation, et sont à ce titre des militaires à part entière. Ils « doivent
obtenir l’autorisation du ministre lorsqu’il désirent évoquer publiquement des questions politiques
ou mettant en cause une puissance étrangère ou une organisation internationale »116 ; de plus,
« toute réclamation collective ou manifestation collective, toute cessation concertée du travail
sont interdites »117. Au total, les objecteurs, en seulement cinq articles, sont privés du droit de
réunion, des droits syndicaux, du droit de grève, de leur liberté d’expression, et sont obligés de se
soumettre à un règlement intérieur, d’obéir aux ordres, et de ne pas quitter un périmètre à
déterminer en fonction du lieu de leur affectation ; de fait, les objecteurs de conscience sont
considérés et traités comme des militaires.
Paradoxalement, ce deuxième volet du code du service national les soumet à un
règlement militaire, pour la première fois intégré directement dans un texte législatif ; en 1965, à
Brignoles, il ne s’agissait que d’un règlement intérieur, de nature non législative. Le problème qui
se pose, est de savoir quel est vraiment le statut des objecteurs de conscience. Sont-ils des civils,
puisque relevant de la juridiction civile ? Sont-ils des militaires, puisque soumis à un règlement
militaire, qui les prive des droits essentiels dont dispose normalement tout civil ?
3) L’ONF, une affectation « autoritaire » contestée
Suite à la promulgation des décrets de Brégançon, une « note générale concernant
l’emploi des objecteurs de conscience par l’Office national des forêts »118 est réalisée, à
l’attention des cadres de l’Office ; cette note à usage interne est éditée par la Direction générale
de l’ONF. « La présente note précise les directives indispensables à la gestion de cette maind’œuvre particulière »119 ; elle définit en fait un règlement intérieur auquel les objecteurs doivent
se plier, et à partir duquel les cadres peuvent les gérer. Il porte principalement sur l’incorporation,
l’affectation, les conditions d’emploi et de discipline auxquels ils sont assujettis, les infractions
qu’ils peuvent commettre, les règles à observer en cas de maladie ou d’accident, le régime des
congés auquel ils peuvent prétendre, et les conditions dans lesquelles les prestations familiales ou
d’aide sociale peuvent être accordées à leur famille.120
« Dès qu’ils ont rejoint leur affectation, ils [les objecteurs] doivent être considérés en
toutes circonstances, comme des appelés à titre civil dont il convient de respecter les convictions
religieuses ou philosophiques »121 ; « en raison de l’obligation légale de les employer à une tâche
115
Article R.83
idem
117
Article R.84
118
« Note générale concernant l’emploi des objecteurs… », ibidem
119
ibidem, p1
120
ibidem, 0-5, p2
121
ibidem, 0-4, p2
116
d’intérêt général, les objecteurs ne seront pas intégrés dans les chantiers organisés, exploitant de
coupes en régie en vue de la vente ou exécutant en régie des travaux financés par l’Office »122.
Les travaux prévus pour les objecteurs ne présentent, à première vue, aucun engagement
de type social, ce qu’ils revendiquent pourtant la plupart du temps. En effet, « l’objecteur est
utilisé, à plein temps pendant la période d’emploi à l’Office National des Forêts, à des travaux
forestiers présentant un caractère d’utilité générale tels que : curage des fossés, fauchage,
débroussaillement, recépage […], élagage, dégagement de semis, ramassage de détritus, réfection
du parcellaire, etc… les travaux périlleux qui doivent rester exceptionnels, ne sont pas exclus, à
condition que l’intéressé reçoive de son supérieur des directives d’exécution suffisamment
précises et des consignes de sécurité indispensables »123. Un autre type de travail leur est proposé,
mais uniquement « pendant les périodes où les intempéries ne permettront pas de travailler en
forêt » ; alors, « les objecteurs de conscience pourront être employés au bureau du centre de
gestion, du cantonnement ou du district à des tâches administratives simples (classement,
statistique, états récapitulatifs…). Il convient de préciser à ce sujet que la plupart d’entre eux ont
reçu une formation secondaire, voire universitaire »124.
Les objecteurs sont donc considérés, d’une part comme des personnes ayant des
convictions particulières devant être respectées, d’autre part comme potentiellement qualifiés
pour la réalisation de tâches administratives. Néanmoins, affectés à l’ONF, ils sont considérés
comme des employés à part entière de l’Office, devant à ce titre respecter le règlement
s’appliquant au reste du personnel125. Ils sont ainsi soumis aux ordres de leurs supérieurs, et tenus
de revêtir un uniforme ; les similitudes avec l’armée sont évidentes, et il est probable qu’elles
indisposent une partie des objecteurs qui vont refuser de se soumettre à cette affectation.
Employés par l’ONF, les objecteurs n’en restent pas moins soumis à la tutelle du ministère de
l’agriculture ; et, en dernier lieu, dépendant du code du service national qui les assimile à des
appelés civils. « A l’issue de la visite d’incorporation, il est remis à chaque objecteur de
conscience reconnu apte : un bon de transport utilisable sur les lignes de la SCNF ; une note qu’il
doit conserver et sur laquelle sont indiquées les règles essentielles qu’il doit observer ainsi que
quelques renseignements pratiques […] ; un paquetage d’habillement et d’entretien dont
l’intéressé devra prendre le plus grand soin et qu’il sera tenu de rendre en l’état lors de la visite
individuelle de libération »126 ; de plus, « le régime des congés est fixé par les articles R.92 à R.97
du code du service national »127.
Les objecteurs affectés à l’ONF possèdent théoriquement un statut mixte, où
s’entrecroisent des obligations militaires, et des droits qui les rattachent plus directement à une
catégorie de civils. Néanmoins, il ne s’agit que d’un règlement théorique, et il serait nécessaire
d’étudier plus précisément l’accueil qui fut réservé aux objecteurs. Par ailleurs, et avant même
qu’ils soient directement confrontés à cette nouvelle affectation, les objecteurs vont réagir contre
celle-ci, et pour beaucoup refuser de s’y rendre.
Les 6 et 7 mai 1972, environ 250 objecteurs et sympathisants se réunissent en assemblée
générale à Lyon ; ils déclarent s’opposer à l’affectation aux « Eaux et Forêts » effective à partir
122
ibidem, 3-1, p4
ibidem, 3-1, p4
124
ibidem, 3-1, p5
125
cf Annexes
126
ibidem, 1-2, p2
127
ibidem, 6-1, p11
123
de l’affectation de juin128. A la fin du mois, le CSOC de Lyon envoie une lettre à Michel Cointat,
encore ministre de l’Agriculture ; il y déclare « refuser catégoriquement leur affectation au
département des eaux et forêts du ministère »129, qui ferait d’eux « une main-d’œuvre sous payée
qui occupe la place d’autres travailleurs » et aboutirait à « embrigader les objecteurs au même
titre que le contingent dans le but de modeler leur personnalité et surveiller les récalcitrants » ;
cette lettre est signée par 92 objecteurs et futurs objecteurs.
Durant ce premier mois d’action, les objecteurs semblent confondre les Eaux et Forêts et
l’ONF ; rapidement, ils se renseignent sur sa véritable mission. En 1964, M. Pleven qui tentait de
promouvoir le remplacement de l’administration des Eaux et Forêts par l’ONF affirmait que
« l’Office sera une usine à bois alors que les Eaux et Forêts remplissent et doivent d’abord
remplir des missions de service public. La distribution du capital forestier et de son revenu est
difficile et l’Office peut faire prévaloir le court terme sur le long terme, user le capital pour avoir
plus de revenus [souligné dans le texte]»130 . Son Directeur général M. Delaballe déclarait en
janvier 1970 que « pour atteindre cet objectif (l’autonomie financière), il n’y a pas de remède
miracle, il faut à tous les niveaux créer une obsession de la productivité [souligné dans le
texte]»131.
Ces deux citations, reprises dans de nombreux tracts et dossiers visant à combattre cette
affectation, fournissent des arguments de taille aux objecteurs qui affirment que « ce travail n’est
absolument pas ce qu’ils comptaient faire pendant leur temps d’objection, et qu’il n’a aucun
caractère d’intérêt général ».132 L’ONF est un établissement à but lucratif, qui a régulièrement
dégagé des bénéfices à hauteur de plusieurs dizaines de millions de francs : 29.8 millions de
francs en 1969, 46.4 en 1970, 33.6 en 1971, et 42.6 en 1972133. Le rapport de gestion 1972 de
l’ONF, dans sa partie « équilibre financier », ouvre les débats en annonçant que « les résultats
financiers de l’établissement, excédentaires en 1971, se sont encore améliorés en 1972 »134.
Les objecteurs ne sont pas les seuls à critiquer l’ONF ; des scientifiques s’élèvent contre
sa gestion lucrative. Reprenant ces rhétoriques et ces argumentations, préexistantes à leur lutte
contre l’affectation autoritaire à l’ONF, les objecteurs vont très rapidement se les approprier.
4) L’ONF confronté aux objecteurs
Une première critique, d’ordre syndicale, semble avoir pris forme dès le mois d’avril
1972, dans le n°253 de Réveil, qui est le périodique destiné aux travailleurs de l’ONF. Une note
rédigée par C. Chavanne, probablement entre septembre et octobre 1972, explique les causes du
mécontentement.
La présence des objecteurs risque de provoquer, sinon des conflits, du moins des
mésententes pouvant porter préjudice aux deux parties. Ainsi, et « comme de bien entendu, c’est
la solution qui risque d’apporter le plus de trouble dans la vie professionnelle des agents de
128
Le Monde 10/05/1972, p7f
Le Monde, 28-29/05/1972, p6f
130
Archives du CCSC, non classées. « Les objecteurs face à l’incorporation à l’Office national des
forêts », dossier de 4 pages réalisé par les objecteurs de la communauté non-violente d’Orléans. Sans date.
Certainement du mois d’octobre 1973, puisque le dernier objecteur condamné pour insoumission à l’ONF
dont il est question dans le dossier le fut le 10 octobre de la même année. p1
131
idem
132
ibidem, p2
133
Rapport de gestion de l’Office national des Forêts, année 1972, p40
134
ibidem, p37
129
terrain qui a été retenue »135 ; en effet, « plusieurs de nos camarades ont à ce jour, vu arriver dans
leur district ou triage, un ou plusieurs objecteurs de conscience ». Il est principalement fait
allusion au manque de préparation évident des agents techniques ou des chefs de district de
l’ONF, qui doivent intégrer un ou plusieurs objecteurs de conscience à leurs équipes, alors que
ceux-ci ne possèdent aucune formation. D’autre part, il est expressément fait référence aux
objecteurs, « ces jeunes gens dont la philosophie et la dialectique pourraient ne pas être comprises
de nos camarades » ; la cohabitation, entre des agents forestiers non préparés pour accueillir des
objecteurs, et ceux-ci, réputés pour leur esprit d’indépendance affirmé, pourrait en effet
provoquer des tensions.
La critique de l’accueil des objecteurs à l’ONF prend également une tournure très
syndicale, tendue vers la défense des emplois et du statut des travailleurs. Il est craint que leur
utilisation ne se fasse au détriment des employés de l’ONF, par la concurrence déloyale d’une
main d’œuvre sous-payée.
En dernier lieu, une lecture plus attentive des « extraits » du règlement soumis aux
objecteurs indique une présentation sous forme de résumés, pour chacune des rubriques
importantes, hébergements, soins médicaux, discipline. Il est parfois pris un soin particulier à
souligner certains passages, comme « est considéré comme déserteur », « est considéré comme
insoumis », « est coupable d’abandon de poste » et, « est coupable de refus d’obéissance » ; elles
sont commentées, comme suit : « CES INFRACTIONS JUSTICIABLES DES TRIBUNAUX
MILITAIRES DE DROIT COMMUN (article 46 du code du service national) SERONT
IMMEDIATEMENT SIGNALEES PAR L’AGENT RESPONSABLE A SES SUPERIEURS
HIERARCHIQUES QUI ADRESSERONT A LA DIRECTION GENERALE DE L’OFFICE
NATIONAL DES FORETS UN RAPPORT TRANSMISSIBLE AU MINISTERE DE
L’AGRICULTURE [en majuscules dans le texte] ».
A la lecture de ces quelques commentaires, deux remarques s’imposent ; les agents en
poste chargés de s’occuper des objecteurs sont visiblement tenus pour des personnes présentant
un risque important de ne pas apprécier les objecteurs ; le risque de rébellion de la part des
objecteurs est cependant pris lui aussi très au sérieux, et toutes les précautions d’usage visant à
mater rapidement les protestations potentielles, sont soigneusement et méthodiquement
soulignées. La question reste, de savoir de quelle manière les objecteurs furent accueillis à l’ONF,
et comment eux-mêmes s’y intégrèrent ; bien qu’environ 60% des objecteurs se mirent en
situation d’insoumission à l’ONF, plus d’un tiers d’entre eux s’y rendirent néanmoins. Des lettres
réceptionnées par la coordination SCI/OC puis par le CCSC, dès septembre 1972, sont
disponibles pour être étudiées ; cet ensemble de plusieurs dizaines de lettres est une source
d’information inestimable ; à travers ces témoignages, il serait possible de comprendre de quelle
manière les objecteurs en poste à l’ONF ont perçu cette affectation, et de quelle manière ils ont pu
y effectuer une année de service civil, dans quelles conditions, et pour quels types de travaux.
Christian Delaballe, directeur général de l’ONF, répond à plusieurs reprises aux
accusations portées à l’encontre de l’Office. Il a déjà tenté de défendre ses positions dans le
numéro d’octobre 1973 du magazine Le Sauvage ; il introduit comme suit son droit de réponse :
« Le Sauvage a pris pour cible l’Office national des forêts en rassemblant tout ce qu’il a pu
trouver pour faire croire que les forestiers, dont la vocation est de protéger et de sauver les forêts,
135
Archives du CCSC, non classées. « A propos des objecteurs », note de deux pages destinée aux
travailleurs de l’ONF, sans date, estimation septembre-octobre 1972.
les massacraient. A sa décharge, il faut rendre hommage à la courtoisie du Sauvage puisqu’il a eu
l’attention d’adresser ce pamphlet avant sa publication au directeur général de l’Office et de lui
offrir ses colonnes. Et de poursuivre, Le Sauvage étayant ses développements de nombreuses
citations, voici simplement, plutôt qu’une longue réponse, quelques autres citations. Certaines
prises dans le Sauvage d’aujourd’hui même. Les autres sont des documents publiés bien
antérieurement à la date où paraîtra le présent numéro. On ne pourra pas dire qu’ils ont été
fabriqués pour les besoins de la cause… Merci donc au Sauvage d’accepter de les livrer à ses
lecteurs »136 .
Il ressort de cette bataille de citations que tout a été dit, le meilleur comme le pire.
L’ONF ne peut se prévaloir d’être désintéressé par la recherche du profit, et il est impossible de
l’inculper pour gestion capitaliste des forêts françaises en s’appuyant uniquement sur des
citations. Seule une étude attentive des actions entreprises par l’ONF permettrait de dire s’il abuse
de l’exploitation des ressources forestières. Il semble toutefois que certaines zones aient été
excessivement réorganisées, et que les conifères, à la croissance plus rapide ont souvent été
préférés aux feuillus, à la croissance beaucoup plus lente. Néanmoins, rien ne nous permet de
déterminer si ces excès ont été l’œuvre d’une politique délibérée d’exploitation de la forêt, ou si
ils ont été causés par une mauvaise estimation des ressources forestières, par des « techniciens »
bien souvent accusés d’incompétence par les professionnels de la forêt.
5) Les objecteurs contre l’ONF
Dès l’annonce de leur affectation à l’ONF, la majorité des objecteurs va refuser en bloc
ce choix qui leur a été imposé. Dès le mois de mai 1972, plusieurs initiatives sont lancées ; 92
objecteurs ou futurs objecteurs notifient ainsi leur refus par l’envoi d’une lettre au ministère de
l’Agriculture. Au mois de septembre 1972, le GARM déclare que « l’exercice des droits civils et
politiques se trouve encore plus limité pour les objecteurs que pour les militaires »137. Au mois
d’octobre, la branche française du Mouvement pour la réconciliation dénonce « la volonté du
pouvoir d’empêcher leur participation à toute action en faveur de la paix, de la justice ou du
désarmement »138.
La moitié des 136 recrues de septembre refuse cette affectation, car ils n’y ont pas de
mission précise, et parce qu’ils refusent de prendre la place d’autres personnes. Ils déclarent par
ailleurs vouloir faire déclarer anticonstitutionnel le décret d’août 1972 pour « abus de pouvoir »,
car le gouvernement n’a consulté ni les objecteurs ni les associations qui les employaient
auparavant139 ; pourtant, les décrets de Brégançon, n’ont absolument aucune influence sur la
légalité ou l’illégalité de l’affectation des objecteurs à l’ONF ; les objecteurs oublient alors la
cause réelle de leur affectation à l’ONF, pour s’engager dans des procédures ou des actions sans
aucun rapport avec la réalité juridique et légale dont ils dépendent.
Cinq mois plus tard, les 13 et 14 février 1973, les revendications semblent déjà plus
claires pour les objecteurs, de même que leur analyse de la situation ; deux journées d’action sont
en effet organisées pour lutter contre le statut actuel des objecteurs, contre la circulaire
ministérielle du 18 avril 1972 qui les affecte à l’ONF, et contre le décret du 2 septembre 1972, qui
136
Le Sauvage, octobre 1973, p.46
Le Monde, 06/09/1972, p14c
138
Le Monde, 04/10/1972, p8b
139
Le Monde, 20/09/1972, p11c
137
les soumet à une discipline militaire. C’est contre ce dernier que cinq objecteurs ont déposé un
recours devant le conseil d’Etat ; ceux-ci le jugent inconstitutionnel car il prive les objecteurs des
droits politiques et syndicaux accordés à tous les autres citoyens140. Les actions symboliques se
multiplient, pour dénoncer ce nouveau rapport de force ; l’une des plus remarquée est la
distribution par le CSOC de Paris de numéros pirates du Parisien Libéré, « le Parisien déchaîné »,
ayant pour titre « enfin la vérité éclate ! Depuis plus d’un an 375 objecteurs défient le
gouvernement »141.
Les objecteurs, habitués à défendre leur statut, savent très bien que leurs actions tombent
sous le coup de la loi ; l’insoumission à l’ONF, que choisit plus de la moitié d’entre eux l’est
encore plus que d’ordinaire. En février 1973, un premier objecteur est condamné à 500 francs
d’amende avec sursis ; accusé « pour abandon de poste et refus d’obéissance », il avait en fait
demandé une permission pour aller voir sa femme malade ; profitant de la tribune d’expression
que lui offre son procès, il déclare toutefois que l’ONF n’est qu’un « établissement commercial et
industriel, dont le seul but est la recherche du profit, et non la protection de la nature »142. A partir
de la fin du mois d’août 1973, les procès et les condamnations se multiplient. Yvon Alain est
condamné à deux mois de prison avec sursis pour refus d’obéissance et abandon de poste143 ; en
septembre, ce sont deux objecteurs de 22 ans, qui sont condamnés, à six mois avec sursis pour
François Xavier Lacoste pour avoir participé en mai à un mouvement de grève des objecteurs, et
à trois mois avec sursis pour Michel Anceau, affecté à l’ONF en décembre et où il ne s’est rendu
qu’en juillet. Roland Savidan, condamné à six mois avec sursis, a refusé son affectation à l’ONF
à partir de décembre 1972, et pris la fonction d’animateur d’une MJC à Saint-Brieuc. Plusieurs
autres condamnations suivent, infligeant entre deux et six mois de prison avec sursis aux
objecteurs ayant refusé de rejoindre l’ONF.
Un procès est particulièrement médiatisé, servant finalement à défendre devant l’opinion
la cause qui devait être condamnée par la justice. Christian Raspiengeas, 26 ans, journaliste et
membre du groupe de recherche non-violent de Bordeaux, a lui aussi refusé de se rendre à l’ONF.
Jean-Marie Müller, militant non-violent, et Jacques Ellul, professeur à l’université, témoignent à
son procès. Attaquant « l’obsession de productivité » prônée en janvier 1970 par Delaballe pour
la gestion de l’ONF, Raspiengeas explique également, en distinguant bien les deux décrets, du 17
et du 31 août, que ceux-ci privent les objecteurs des droits d’expression les plus fondamentaux. Il
défend par ailleurs sa conception du service civil : « Nous objecteurs, voulons avoir un véritable
rôle dans la société, dans les secteurs les plus défavorisés, les associations à but véritablement
non lucratif, auprès des laissés-pour-compte, handicapés, délinquants, migrants… Enfin, nous
réclamons, à cause même de notre statut, une autre stratégie que la défense armée dans un monde
qui a changé »144. Son procès ne prend pas l’ampleur médiatique de l’affaire Janin et Fayard ; il
suffit cependant à sensibiliser une partie de l’opinion, à tel point que Christian Delaballe répond
lui-même aux accusations, dans une tribune d’expression parue dans le journal Le Monde.
140
Le Monde, 14/02/1973, p29c
Le Monde, 23-24/12/1973, p9d
142
Le Monde, 17/02/1973, p22c
143
Le Monde, 25/08/1973, p8d
144
Le Monde, 30/11/1973, p25d
141

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