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|||||| Sur les traces de la foi | | | 29
Genèse 24-26
Les noces de la foi
Au fil de la Parole
A
près la mort de Sarah, la vieillesse d’Abraham, on s’attendrait à voir se déployer l’histoire de leur fils tant
attendu : Isaac. Et cependant celui-ci presqu’aussitôt va s’effacer : les premiers épisodes de sa vie, sa naissance,
le sacrifice dont il a manqué être la victime, appartiennent encore au cycle de son père Abraham ; la longue
recherche de son épouse, contée au chapitre 24, a comme principal protagoniste le serviteur envoyé par Abraham dans
son pays et dans sa parenté (24,4) ; et, sitôt les noces accomplies, c’est la naissance et la rivalité de ses fils jumeaux qui
retiennent l’attention. Il n’est pas jusqu’au chapitre 26, le seul relatant sa vie d’homme, qui ne soit composé de récits
déjà entendus d’Abraham, l’épouse présentée comme sœur, les démêlés avec Abimélek, roi de Gérar, et les querelles
entre leurs pâtres, comme si Isaac toujours demeurait dans l’ombre de son père. Serait-ce qu’au mont Moriyya toutes
ses forces vitales ont été épuisées dans le consentement qu’il a dû lui aussi donner au sacrifice, avant d’être sauvé par
Dieu ? Ou n’est-ce pas plutôt qu’il s’est trouvé là établi d’un coup dans l’alliance et l’union à Dieu, sans plus avoir, comme
son père et son fils, à affronter obstacles et combats ? Isaac, au mitan de l’histoire des patriarches, apparaît comme
l’homme de la paix, celui qui est né et a persévéré dans l’alliance sans jamais quitter la terre donnée par Dieu, celui qui
n’a été retenu que par un amour et n’a connu que Rébecca, celui dont il ne nous est livré que le silence et la prière.
Ses fiançailles cependant – même s’il en est absent – sont somptueusement contées, et il fallait bien que la beauté
s’attache ainsi au premier récit de noces, après celles, émerveillées, du jardin d’Éden où Adam, dans un cri, découvre
Ève, «l’os de ses os et la chair de sa chair» (Genèse 2,23). Ces noces sont placées sous le signe de la grâce et de
l’action de Dieu, par la volonté d’Abraham refusant qu’une femme soit prise pour son fils parmi les filles de Canaan
(24,4.37), par l’assistance de l’Ange de Dieu qui guide les pas de l’émissaire (24,7.40), la prière du serviteur qui
demande au Seigneur un signe pour reconnaître la jeune fille destinée à son maître (24,12.42), et jusqu’à l’évidence
qui saisit Bétuel et Laban, le père et le frère de Rébecca : «La chose vient du Seigneur, nous ne pouvons te dire ni
oui ni non» (24,50). Quant à Rébecca qui vient à la source, la cruche à l’épaule, donne à boire au serviteur, abreuve
ses chameaux, propose l’hospitalité chez son père et court prévenir de l’arrivée de l’étranger (24,15.17-18.25.28), elle
est montrée belle, vive, généreuse ; elle est présentée d’emblée comme «la femme parfaite», celle que cherche le
sage : «Force et dignité forment son vêtement, elle rit du jour à venir» (Proverbes 31,25). Mais elle frappe surtout par
sa ressemblance avec Abraham : venant du même pays et du même peuple, elle manifeste la même disponibilité, la
même promptitude et la même audace face à l’appel à entrer dans l’alliance de Dieu. Aux atermoiements de sa mère
et de son frère (24,55), elle n’oppose qu’un mot qui est d’obéissance active : «J’irai» (24,58). Comme le double féminin
du «Me voici» d’Abraham. «Écoute, ma fille, regarde et tends l’oreille, oublie ton peuple et la maison de ton père, alors
le roi désirera ta beauté. Il est ton Seigneur, prosterne-toi devant lui !» (Psaume 45,11-12).
Quant à Isaac, le contemplatif, il cherche auprès du puits de Lahaï Roï, «le Vivant qui voit» (cf. Genèse 16,13), à
raviver le souvenir du Dieu qui «pourvoit» qu’il a connu au mont Moriyya (22,14), de ce Dieu qui donne au moment où
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il convient. Il sort dans la campagne à la tombée du soir et «lève les yeux» vers la caravane qui approche (24,63). Et
Rébecca, «levant les yeux», l’aperçoit (24,54). Ces deux désirs et ces deux obéissances scellent l’union irrévocable qui
préfigure les noces du Christ et de l’humanité (cf. «Transparences»). «Comme un jeune homme épouse une vierge,
ton Architecte t’épousera. Et comme le mari se réjouit de son épouse, en toi ton Dieu prendra sa joie» (Isaïe 62,5).
Voici le fils de la promesse prêt à son tour à avoir un descendant, héritier lui aussi de la bénédiction de Dieu. Abraham,
sa tâche de passeur accomplie, peut donc mourir «dans une vieillesse heureuse, âgé et rassasié de jours» (25,8).
Même si des incises développent alors la descendance qu’il eut encore en sa vieillesse avec Quetura, puis celle de
son fils Ismaël, il ne s’agit là que d’expliquer l’origine des peuplades environnantes (25,1-6 ; 12-17). Mais c’est bien la
paix qui domine le récit de la mort d’Abraham (25,7-11), enseveli par ses deux fils réunis, dans la grotte où déjà repose
Sarah. La fidélité du croyant est honorée dans la douceur de cette fin qui réconcilie autour de lui ses fils différents,
porteurs chacun à sa façon de la bénédiction promise, à travers lui, à toutes les nations.
Et cependant ce n’est pas sous le signe de l’union, mais de la rivalité, que s’annonce la descendance d’Isaac (25,19-34 ;
cf. «La loupe du scribe»). Les deux fils jumeaux, arrachés par leur père à la stérilité, non par la ruse cette fois, mais
par la prière (25,21), se heurtent dès le sein de leur mère (25,22) et se révèlent encore plus opposés que différents.
Le roux Ésaü, défini par la force brutale, et le rusé Jacob, «tranquille» et plus réfléchi jusqu’à en devenir calculateur,
entrent en rivalité dès leur naissance où le second tente de «supplanter» le premier (25,26). Le droit d’aînesse, que
Jacob a cherché à usurper en saisissant le talon de son frère (25,26), lui est vendu par celui-ci pour un potage de
lentilles rousses (25,21-33). L’impatience d’Ésaü et les stratagèmes de Jacob, la désinvolture d’Ésaü face à la bénédiction qu’il doit recevoir et l’avidité de Jacob à s’en emparer : même les défauts trop humains de celui qui n’est
tourné que vers les choses matérielles et de celui qui tend davantage vers les valeurs de l’esprit, tout concourt à la
réponse qu’ils apportent par leurs vies et leurs actes au libre choix de Dieu.
Ayant assuré par sa descendance l’héritage de la promesse, il reste à Isaac à mettre ses pas dans les pas de son père
et à expérimenter comme lui la difficile possession du pays que le Seigneur lui a donné. La promesse en est réitérée
(26,3), mais il doit à son tour traverser l’épreuve extérieure de la famine (26,1), l’épreuve plus insidieuse de la peur qui
le conduit, lui aussi, face à la menace ennemie, à tenter de faire passer son épouse pour sa sœur (26,7). Il lui reste à
affronter les habitants du pays en des querelles pour l’eau, vitale pour ces nomades devant abreuver leurs troupeaux
(25,15-22). Mais Isaac n’est plus comme son père «étranger et résident dans le pays» (cf. 23,3) : il sème, moissonne et
s’enrichit (27,12-14) ; il n’est plus chassé par le roi de Gérar (cf. 20,15), mais il noue avec lui une alliance (27,29). Car
la bénédiction de Dieu, symbolisée par sa prospérité, devient manifeste aux yeux de tous : «Nous avons eu l’évidence
que le Seigneur était avec toi», reconnaît Abimélek (27,28). Aussi Isaac, le pacifique, peut-il pardonner querelles et
injustices, et sceller l’amitié par un festin (27,30). «Or ce fut ce jour-là que les serviteurs d’Isaac lui apportèrent des
nouvelles du puits qu’ils creusaient et ils lui dirent : Nous avons trouvé l’eau ! Il appela le puits Sabée», le puits du
Serment (24,31-32).
Isaac, triple figure du Christ, enfant de la promesse, Agneau sacrifié, Époux de l’Église, offre le banquet de la réconciliation où sont conviés amis et ennemis, annonçant le repas de l’Alliance nouvelle et éternelle : «Prenant une coupe,
il rendit grâces et la leur donna en disant : ‘Buvez-en tous ; car ceci est mon sang, le sang de l’alliance, qui va être
répandu pour une multitude en rémission des péchés’» (Matthieu 26,27-28).
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La loupe du scribe
Genèse 25,19-28 : la naissance des jumeaux : Ésaü et Jacob
L
’histoire d’Isaac se fond très vite dans celle de ses fils jumeaux qui semblent rejouer, de manière plus intime,
la rivalité qui déjà l’avait opposé à Ismaël. Ésaü et Jacob sont-ils prédestinés à se combattre, eux qui déjà se
heurtent dans le sein de leur mère ? Ou l’amour de prédilection de Dieu n’est-il pas suspendu à la libre réponse
qu’ils lui apportent ? À l’autre bout de l’Écriture, nous apprenons à quoi sont appelés ceux qui répondent à Dieu amour
pour amour : «Ceux que par avance il a discernés, il les a aussi prédestinés à reproduire l’image de son Fils (…), ceux
qu’il a appelés il les a aussi justifiés, ceux qu’il a justifiés, il les a aussi glorifiés» (Romains 8,29-30).
25 [19] Voici l’histoire d’Isaac fils d’Abraham. Abraham engendra Isaac. [20] Isaac avait quarante
ans lorsqu’il épousa Rébecca, fille de Bétuel, l’Araméen de Paddân-Aram, et sœur de Laban l’Araméen. [21] Isaac implora YHWH pour sa femme, car elle était stérile : YHWH l’exauça et sa femme
Rébecca devint enceinte. [22] Or les enfants se heurtaient en elle et elle dit : «S’il en est ainsi, à quoi
bon vivre ?» Elle alla donc consulter YHWH, [23] et YHWH lui dit : «Il y a deux nations en ton sein,
deux peuples, issus de toi, se sépareront, un peuple dominera un peuple, l’aîné servira le cadet.»
[24] Quand vint le temps de ses couches, voici qu’elle portait des jumeaux. [25] Le premier sortit : il
était roux et tout entier comme un manteau de poils; on l’appela Ésaü. [26] Ensuite sortit son frère
et sa main tenait le talon d’Ésaü ; on l’appela Jacob. Isaac avait soixante ans à leur naissance. [27]
Les garçons grandirent : Ésaü devint un habile chasseur, courant la steppe, Jacob était un homme
tranquille, demeurant sous les tentes. [28] Isaac préférait Ésaü car le gibier était à son goût, mais
Rébecca préférait Jacob.
“Voici l’histoire d’Isaac fils d’Abraham.
Cette histoire se résumerait-elle à un verset ? Il vient d’être question de la mort d’Abraham (25,7-11) et de la
descendance d’Ismaël (25,12-18). Et dès le verset 22, ce sont ses fils qui, dès avant leur naissance, retiennent
l’attention. Isaac semble donc n’exister que comme un maillon – même s’il est un maillon indispensable – dans
la chaîne des générations, d’Abraham à Jacob. Et cependant il représente un point d’équilibre dans l’histoire des
patriarches, le seul à avoir toujours vécu en cette Terre sainte, vers laquelle est venu d’Haran son père Abraham,
et que son fils Jacob quitte pour aller mourir en Égypte ; le seul aussi qui soit resté sa vie durant épris d’une seule
femme, Rébecca, sans qu’on lui connaisse d’autres épouses ou concubines. «Toute son histoire est figure prophétique d’un âge parfait, d’une ère messianique, et Isaac lui-même est figure du Christ. De la vie d’Isaac qui est au
centre du livre, toute la Genèse apparaît comme une histoire prophétique» (Divo Barsotti, Le Dieu d’Abraham).
“Isaac implora YHWH pour sa femme…
Le terme traduit au verset 21 par «histoire» est en fait le mot hébreu toledoth qui signifie littéralement «engendrement» (comme en Genèse 2,4a : «Telle fut l’histoire (les engendrements) du ciel et de la terre.» ; mais ce verset 21 et
les suivants ne décrivent pas la naissance des jumeaux comme un engendrement de leur père, mais comme un don
de Dieu qui vient guérir Rébecca de sa stérilité. L’attitude d’Isaac n’en est pas moins remarquable, surtout si on la
compare à celle de son père Abraham qui accepte d’aller vers la servante de Sarah pour avoir une postérité (16,1-2),
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ou à celle de son fils Jacob qui s’emporte contre Rachel (30,2) et a de nombreux enfants avec ses femmes et ses
servantes. Isaac, le plus contemplatif des patriarches, comprend d’emblée que la fécondité vient de Dieu et que la
seule attitude juste est la prière. Les commentateurs juifs le soulignent : «Le sacrifice du mont Moriah ayant fait de
lui une offrande entièrement consacrée à Dieu» (Rachi), il ne pouvait pas s’unir à une servante ; «aussi n’eut-il d’autre
recours que la prière pour pouvoir donner le jour à une postérité. Il se rendit alors au mont Moriah pour y faire sa
prière car c’était le lieu où l’Éternel avait promis à son père : ‘Je multiplierai ta descendance’» (Targum Jonathan).
“… car elle était stérile.
On retrouve le thème de la stérilité, amorcé avec Sarah, poursuivant les femmes dont le fils va précisément jouer
un rôle particulier dans l’histoire du salut, jusqu’à Élisabeth, mère de Jean le Baptiste (cf. «Transparences» de
l’Atelier biblique n°2 du 15 janvier).
“YHWH l’exauça et sa femme Rébecca devint enceinte.
On attendrait un récit d’annonciation, comme c’est le cas pour Sarah (18,1-15) ou plus tard pour la femme de
Manoah (Juges 13,1-24), ou encore Élisabeth (Luc 1,5-17). Mais il est ici réduit à la seule mention de l’exaucement : à la pureté de la prière d’Isaac répond l’immédiateté du don de Dieu.
“Or les enfants se heurtaient en elle et elle dit :
“S’il en est ainsi, à quoi bon vivre ?”
Autant la maternité de Sarah était heureuse et placée sous le signe du rire (17,17 ; 18,12 ; 21,6), autant celle de
Rébecca est difficile. Le conflit qui opposait à la génération précédente Ismaël et Isaac, nés de mères différentes,
lui est devenu intime. On comprend son désespoir : «à quoi bon vivre ?», c’est-à-dire comment désirer donner la
vie, si l’un des enfants doit s’affirmer au détriment de l’autre ?
“Elle alla donc consulter YHWH…
L’expression paraît un peu anachronique. La coutume d’aller «consulter» le Seigneur est attestée dans les livres
des Juges et de Samuel qui parlent de «l’ephod» permettant aux prêtres de tirer les sorts afin de connaître la
volonté de Dieu (Juges 17,5 ; 1 Samuel 14,18.41-42 ; 23, 9-12 ; 30,7-8) ; quelques psaumes sont même construits
autour de cette consultation (Psaumes 8 ; 20 ; 60 ; 85). Mais au temps des patriarches, en l’absence de prêtre et
de culte institutionnalisé, la démarche ne pouvait consister qu’à aller prier en un haut lieu.
“… et YHWH lui dit : “Il y a deux nations en ton sein…
La réponse est donnée sous forme d’un oracle dont le sens premier est de chercher à expliquer l’origine de peuples
proches et pourtant ennemis : les Édomites, descendants d’Ésaü, qui seront asservis par David (2 Samuel 8,13‑14),
et les Israélites descendants de Jacob. Mais si, dans le récit, les deux peuples sont incarnés en deux enfants bien
individualisés, ceux-ci deviennent aussi la figure symbolique des tendances intérieures qui nous poussent vers
le bien ou le mal, et se heurtent en chacun de nous, comme les jumeaux dans le sein de Rébecca. Origène pense
que l’on peut «dire de chacun de nous qu’il a également au-dedans de lui ‘deux nations et deux peuples’. Car si le
peuple des vertus est en nous, le peuple des vices n’y est pas moins. De notre cœur en effet viennent ‘les mauvai-
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ses pensées, les adultères, les vols et les faux témoignages’ (Matthieu 15,19). Mais si nous méritons de dire cette
parole des saints : ‘Par l’effet de ta crainte, Seigneur, nous avons conçu, nous avons enfanté et nous avons fait
paraître sur la terre l’esprit de ton salut’ (Isaïe 21,18), il y a aussi en nous un autre peuple engendré dans l’esprit»
(Homélies sur la Genèse 12,3).
“… l’aîné servira le cadet.”
La traduction habituelle (reprise ici) relève d’un choix, car la syntaxe en hébreu ne permet pas de déterminer quel
est le sujet : grammaticalement on peut comprendre aussi bien que l’aîné servira le cadet, ou le cadet l’aîné.
Certes les préférences marquées de Dieu, dans l’Écriture, pour le plus petit justifient l’interprétation courante.
Mais on peut néanmoins noter l’ambiguïté de l’oracle qu’il revient finalement à Rébecca d’interpréter. Bel exemple
de rencontre entre le dessein de Dieu et la liberté de l’homme.
Il ne faut cependant pas oublier que ce récit a une portée à la fois personnelle et collective ; ou, autrement dit,
que la rivalité entre les deux frères a à la fois une valeur historique (ils sont les protagonistes de la suite de
l’histoire des patriarches) et une valeur typique (ce sont aussi les ancêtres des peuples qui vont s’affronter pour
le pouvoir et le partage de la terre). Aussi les livres hébraïques vont s’attacher à montrer la légitimité de Jacob,
sans toutefois cacher sa ruse (cf. Osée 12,4 ; Malachie 1,2-3 : «‘Je vous ai aimés !’ dit YHWH. Cependant vous
dites : ‘En quoi nous as-tu aimés ?’ – ‘Ésaü n’était-il pas le frère de Jacob ? oracle de YHWH ; or j’ai aimé Jacob,
mais j’ai haï Ésaü’»).
“Le premier sortit : il était roux et tout entier
comme un manteau de poils ; on l’appela Ésaü.
Les traits caractéristiques soulignant les différences entre les deux frères s’appuient sur des étymologies parfois
hasardeuses, mais ne sont en rien anecdotiques : ils appellent d’autres éléments qui interviendront dans la suite
du récit, dans les autres épisodes expliquant qu’Ésaü perde son droit d’aînesse.
Le premier des jumeaux – donc en principe celui qui est reconnu comme l’aîné – est «roux», en hébreu ‘admoni
– allusion personnelle à ce qu’il adviendra à Ésaü lorsqu’il vendra son droit d’aînesse pour un potage de lentilles,
le texte insistant alors sur sa couleur : «Laisse-moi avaler ce roux, ce roux-ci» (25,30) ; et allusion typologique
à Édom, terme qui vient de la même racine et désigne un peuple plus tard asservi par Israël (Genèse 36,1-43 ;
cf. Nombres 24,18).
Le trait «comme un manteau de poils» est utilisé de la même manière dans l’épisode de la bénédiction d’Isaac :
devenu aveugle, celui-ci prend Jacob pour Ésaü, car le cadet a couvert ses bras de la peau des chevreaux pour
paraître velu comme son aîné (cf. 27,11-16 et 27,22 : «Jacob s’approcha de son père Isaac, qui le tâta et dit : ‘La
voix est celle de Jacob, mais les bras sont ceux d’Ésaü !’»). En même temps le mot hébreu fait écho avec Seïr,
l’ancien nom du pays d’Édom (cf. Genèse 32,3 ; 36,8-9 ; Nombres 24,18).
“Ensuite sortit son frère et sa main tenait le talon d’Ésaü ;
on l’appela Jacob.
Le même procédé littéraire, où l’étymologie sert la narration, est utilisé pour caractériser le second enfant. Un jeu
de mots définit à la fois son caractère et sa destinée : le verbe ‘aqab signifie en effet «supplanter, tromper», et
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«talon» se dit en hébreu ‘aqeb. Saisissant le talon de son frère, comme voulant le retenir pour passer en premier à
sa place, ce second garçon mérite donc bien d’être nommé «le supplanteur» (cf. 27,36 où Ésaü s’écrie amèrement :
«Est-ce parce qu’il s’appelle Jacob qu’il m’a supplanté deux fois ? Il avait pris mon droit d’aînesse et voilà maintenant qu’il a pris ma bénédiction !»). En réalité, il s’agit vraisemblablement – comme pour Isaac – de l’abréviation
d’un nom théophore signifiant : «Que Dieu le protège».
“Les garçons grandirent.
Ce que l’oracle avait énoncé, les deux garçons vont le mettre en œuvre par leurs caractères et leurs actes différents. Il ne s’agit pas de prédestination : aux yeux de Dieu qui vit dans un éternel présent et qui est amour pour
tous, cela n’a pas de sens. Mais il s’agit de la réponse que leur liberté d’homme apporte à leur vocation.
“Ésaü devint un habile chasseur, courant la steppe,
Jacob était un homme tranquille, demeurant sous les tentes.
Les personnalités et les goûts des deux frères sont présentés en opposition radicale. Ésaü – dont le nom viendrait,
selon la tradition juive, de la même racine que le verbe «faire» – se situe dans la lignée de Caïn (cf. Genèse 4,2‑8) :
c’est un homme de l’extérieur, de l’action, intéressé par la possession et la jouissance immédiate (comme le
montre l’histoire du plat de lentilles, en 25,29-34), un chasseur qui poursuit sa proie et tue. Jacob, à l’inverse,
se situe dans la lignée d’Abel : c’est un pasteur paisible, qui demeure assis dans le campement, donc, selon la
tradition qui ne craint pas les anachronismes, un homme d’étude qui médite la loi de Dieu (ce qui est impliqué par
la position assise).
On peut voir là une façon de justifier l’élection divine : si Jacob, bien que cadet et d’un tempérament rusé, est choisi
pour hériter de la promesse, c’est qu’il est plus contemplatif, plus tourné vers les choses de l’esprit. À travers ces
conflits fraternels qui opposent Caïn à Abel, Ismaël à Isaac, Ésaü à Jacob, et plus tard les tribus qui se réclament
d’eux, se dessine aussi une typologie opposant la force à la loi, les nations de guerriers au peuple des prophètes.
“Isaac préférait Ésaü car le gibier était à son goût,
mais Rébecca préférait Jacob.
Chacun des deux garçons est le préféré de l’un de ses parents. Isaac préfère Ésaü, sans doute par tradition
puisqu’il est l’aîné, celui qui doit hériter de ses biens, mais surtout la bénédiction divine. Peut-être aussi par intérêt, mais la raison donnée paraît bien mesquine, à la limite de l’absurde : littéralement «à cause du gibier dans sa
bouche», ce qui contribue encore à présenter Ésaü comme un être impulsif et sanguinaire.
Rébecca préfère Jacob le cadet, et cela est posé sans justification. Peut-être par préférence instinctive maternelle
pour le plus petit, mais surtout parce qu’elle a interprété ainsi l’oracle divin (cf. verset 23). Pour elle qui, païenne
est entrée dans l’alliance par son mariage avec Isaac, Ésaü renvoie aux coutumes et aux valeurs du paganisme,
tandis que Jacob, par son caractère «raisonnable» entérine la conversion à l’alliance. On peut noter aussi comme
une reconnaissance implicite par le texte de l’intuition féminine, percevant plus finement le dessein de Dieu,
puisque déjà, à la génération précédente, Abraham avait défendu le droit d’Ismaël quand Sarah protégeait Isaac.
Rébecca, plus encore que Sarah, puisqu’il s’agit de ses deux fils, et bien mieux qu’Isaac, discerne celui des deux
garçons qui, malgré ses faiblesses, est le plus apte à porter la promesse.
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La Parole en questions
Que représente l’eau dans l’Écriture ?
L
’histoire d’Isaac est une histoire de puits : au chapitre 24 de la Genèse, ses noces se décident et se concluent
auprès de puits ; le chapitre 26 est scandé par des disputes de bergers et des alliances autour de puits creusés,
bouchés et recreusés (26,15.18-22.25.32-33). L’importance accordée à l’eau par ces nomades, arpentant le désert
pour abreuver leurs troupeaux, paraît bien compréhensible. Mais ne faut-il pas chercher plus avant ? L’eau semble
tenir dans l’Écriture, dès les premiers chapitres de la Genèse, une place considérable et jouer un rôle ambivalent.
Le premier récit de la création, au chapitre 1, présente l’œuvre de Dieu comme un travail de séparation, d’ordonnancement du chaos primitif. Par sa parole efficace, Dieu délimite, le premier jour, le cadre temporel par la séparation de la
lumière d’avec les ténèbres (1,3-4) ; puis le deuxième jour, le cadre spatial avec la création du firmament qui «sépare
les eaux d’avec les eaux» (1,6), celles qui sont retenues au-dessus du firmament et celles qui demeurent au-dessous.
Le troisième jour enfin, les eaux sont «rassemblées en une seule masse» afin que puisse enfin émerger un continent
dénommé terre» (1,9-10). Les eaux doivent donc être d’abord divisées puis rassemblées – le même schéma étant à
l’œuvre dans les récits de traversée des eaux de la mer Rouge (Exode 14), ou du passage du Jourdain, lors de l’entrée
en Terre Promise (Josué 3-4) –, ce qui les apparente à des éléments primordiaux violents et envahissants que la toutepuissance de Dieu soumet et ordonne pour que la vie puisse jaillir.
Le second récit de la création (Genèse 2) brosse un tout autre décor car, plus concrètement, il part de l’expérience
quotidienne des habitants du Proche-Orient qui est non celle d’eaux envahissantes, mais au contraire du désert aride.
Il faut non plus écarter, mais susciter les eaux pour que quelque chose puisse commencer à être. L’eau n’est plus un
élément mortifère qu’il faut contenir, sous peine d’être ramené à l’état indifférencié du chaos, mais un élément bienfaisant qui doit se révéler pour que l’aridité primitive devienne féconde. C’est «le flot (qui) monte de la terre et arrose
toute la surface de la terre» (2,6) qui permet à Dieu de «modeler l’homme» (2,7) et toutes les créatures vivantes, et de
le placer «dans un jardin en Éden» (2,8) où «poussent du sol toute sorte d’arbres séduisants à voir et bons à manger»
(2,10). L’abondance n’a plus rien de menaçant, mais signe au contraire la générosité surabondante de Dieu : le fleuve
né de l’Éden se divise en quatre bras (2,10) qui arrosent tout l’univers créé et assure sa fécondité.
Ces deux conceptions de l’eau, d’ailleurs inhérentes à l’expérience concrète – l’eau est indispensable à la vie et
elle peut tout engloutir –, coexistent tout au long de l’Écriture. C’est l’eau porteuse de mort et de destruction qui est
à l’œuvre lors du déluge, quand la terre est submergée par l’excès de sa propre violence (Genèse 7,11-12). Et elle
demeure le lieu d’habitation des redoutables monstres marins, inspirés des mythologies environnantes, tels Léviathan et Rahab (cf. Job 40,25s ; Psaume 74,13-14 ; 89,10-11 ; 104,25-26 ; Isaïe 27,1 ; 51,9…), et donc finalement des
forces du mal. Mais lorsqu’il s’agit de décrire les prodiges du nouvel exode, faisant échapper Israël à la captivité, ce
sont les images d’un Éden retrouvé, d’une terre généreusement arrosée et florissante, qui abondent dans les psaumes
et les prophètes (Psaume 65,9-12 ; Isaïe 35,6-7 ; 41,18 ; 43,20 ; 48,21…).
Ce qui est dit de la terre se vérifie aussi pour l’homme qui attend Dieu du même désir qu’une «terre sèche altérée,
sans eau» (Psaume 42 ; 63). Et si le Bien-aimé du Cantique se réjouit de ce que les pluies aient disparu (Cantique 2,10),
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il n’en compare pas moins sa bien-aimée à «une source scellée… source des jardins, puits d’eaux vives, ruissellement
du Liban» (4,15). Mais l’eau est aussi magnifiée dans sa fonction de purification et de régénération dans des rituels
d’ablution (cf. Lévitique 8,6 ; 15…), qui finissent par faire image (cf. Ézéchiel 36,25-26 : «Je répandrai sur vous une eau
pure et vous serez purifiés ; de toutes vos souillures et de toutes vos ordures je vous purifierai. Et je vous donnerai un
cœur nouveau…» ; Ézéchiel 47 ; Zacharie 13,1 : «En ce jour-là, il y aura une fontaine ouverte pour la maison de David
et pour les habitants de Jérusalem, pour laver péché et souillure»).
Toutes ces significations vont être assumées par les textes de la Nouvelle Alliance. L’eau, particulièrement sous sa
forme la plus redoutable, la mer, demeure le siège des forces du mal : le démon y est rejeté (Matthieu 8,32), elle fait
l’objet d’un véritable exorcisme (8,26) et, en tant que telle, ne peut subsister («De mer il n’y en aura plus», Apocalypse 22,1). De même la parousie est décrite en des termes qui l’apparentent au déluge (Matthieu 24,37-39). Mais – et
la signification en est beaucoup plus massive – l’eau voit surtout se renforcer sa fonction de régénération : elle est
le lieu de la nouvelle naissance d’en haut (Jean 3,3.5), par le bain du baptême que le Christ a voulu recevoir, en sanctifiant les eaux du Jourdain (Matthieu 2-3,13-17) et dont il laisse le commandement (Matthieu 28,19) ; elle devient
image du don de Dieu, et particulièrement de la vie éternelle (cf. Jean 4,14). Elle a surtout à voir avec l’Esprit – elle
sur qui, dès l’origine, planait «un vent de Dieu» (Genèse 1,2) : l’Esprit que Jésus remet sur la croix, en laissant couler
de son côté l’eau et le sang, source des sacrements (Jean 19,30.34) ; l’Esprit qu’il promet à ceux qui croient en lui :
«Le dernier jour de la fête, le grand jour, Jésus, debout, s’écria : ‘Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi, et qu’il boive,
celui qui croit en moi !’ selon le mot de l’Écriture : De son sein couleront des fleuves d’eau vive. Il parlait de l’Esprit
que devaient recevoir ceux qui avaient cru en lui» (Jean 7,37-39).
Transparences
Les noces auprès des puits
L
e récit du mariage d’Isaac et de Rébecca, ou plutôt de la recherche d’une épouse pour Isaac frappe par sa longueur :
pas moins de 67 versets pour ce chapitre 24 de la Genèse, et qui paraissent parfois bien répétitifs puisque l’histoire est relatée deux fois, la première au style direct, la seconde au style indirect. Une telle insistance, de semblables répétitions, doivent retenir l’attention : on se trouve là en présence, non d’un épisode intimiste et anecdotique dans
l’histoire des patriarches, mais au contraire d’un motif central.
Il y s’agit de noces et de puits. Le serviteur d’Abraham, envoyé trouver une épouse pour le fils de son maître, rencontre
Rébecca auprès du puits où elle vient puiser l’eau pour lui et ses chameaux (Genèse 24,16-20) ; et c’est encore non loin
d’un puits qu’Isaac voit venir à lui Rébecca et la prend pour femme (24,62-67). La même séquence se reproduit pour leur
fils Jacob qui, lui aussi, rencontre Rachel alors qu’elle vient abreuver le troupeau de son père, et qui roule pour elle la
pierre bouchant le puits (Genèse 29,9-10). Et encore pour Moïse qui, arrivant au pays de Madian, «s’assit auprès d’un
puits» où Çippora – qui va lui être donnée pour épouse – vient abreuver le petit bétail de son père (Exode 2,15-21).
La tradition juive en tire l’idée que le puits se trouve associé à la femme parce qu’à l’eau est liée la vie et la fécondité. La tradition chrétienne rapproche plus explicitement ces rencontres auprès des puits de celle que Jésus, dans le
Quatrième évangile, fait d’une femme en Samarie. Alors qu’il est «assis près du puits», la femme vient puiser de l’eau
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(Jean 4,6-7a). Comme l’avait fait le serviteur d’Abraham, il lui demande à boire (Genèse 24,17 ; Jean 4,7b) ; mais, si
l’un et l’autre demandent, c’est pour couvrir de présents celle qu’ils reconnaissent comme l’épouse : le serviteur pare
Rébecca de bijoux (Genèse 24,22) et lui offre d’entrer dans l’alliance en épousant Isaac (24,47-48) ; Jésus révèle à la
femme pécheresse qu’il est le Messie (Jean 4,26) et lui promet de lui donner une eau qui «deviendra source d’eau
jaillissant en vie éternelle» (4,14).
Aussi les Pères ont-ils vu dans ces noces patriarcales
auprès des puits la préfiguration de l’union du Christ à
son Église qui s’accomplit dans les eaux du baptême.
«Remarquez-le, c’est près d’un puits que le serviteur
a trouvé Rébecca, et c’est encore près d’un puits que
Rébecca trouve Isaac. Il en est de même pour la réalité
préfigurée ici : le Christ ne peut trouver l’Église et l’Église
ne peut trouver le Christ ailleurs que dans le sacrement
du baptême» (Saint Césaire d’Arles, Sur le serviteur
d’Abraham § 4). Origène jouant sur le double sens du mot
hébreu beer qui signifie «puits», mais aussi «compréhension», voit dans le puits le symbole de l’intelligence des
Écritures. Ainsi l’histoire de Rébecca venant chaque jour
puiser de l’eau devient «un enseignement spirituel, une
instruction qui s’adresse à ton âme pour lui apprendre
à venir chaque jour aux puits des Écritures, vers les
eaux de l’Esprit Saint, à y puiser sans te lasser pour en
remonter un vase bien rempli». Et il en déduit : «Pour moi,
avec l’apôtre Paul, je dis que ‘tous ces événements ont
un sens symbolique’ (Galates 4,24) : je déclare que les
noces des patriarches sont l’image de l’union de l’âme
avec le Verbe. Or cette union ne peut s’accomplir que si
l’âme se met à l’école des Livres Saints qui sont désignés
symboliquement par le nom de puits. Si quelqu’un vient
à ces puits et en tire les eaux, c’est-à-dire s’il médite
l’Écriture pour en percevoir le sens profond, il rencontrera
le mystère des noces divines : son âme sera unie à Dieu»
(Origène, Homélies sur la Genèse 10,2.5).
Eliézer et Rébecca au puits
Marc Chagall, 1931, Nice. Mémorial biblique
Ainsi la rencontre d’Isaac et de Rébecca, «à la tombée du soir» (Genèse 24,63), préfigure les noces du Christ et de
l’humanité – annoncées par les prophètes (cf. Isaïe 54,5 ; 61,10 ; 62,5, etc. ) et déjà représentées par les noces de Cana
(Jean 2,1-11) : «Rébecca est la figure de l’Église. Au déclin du jour, Isaac vint dans la campagne ; au déclin du monde,
le Christ vint et, pour ainsi dire, sortit dans la campagne car, lui qui est l’Invisible, il se rendit visible pour l’Église. Il
la trouva au puits de la vision (cf. Genèse 24,62 : Lahaï Roï), c’est-à-dire dans la contemplation de la vérité et dans le
baptême d’eau où elle se purifie pour être unie à son Époux dans la gloire, l’éternité et le Royaume» (Bède le Vénérable,
Commentaire sur le Pentateuque, Genèse 24).
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Des formes pour un récit
Pierre Emmanuel, Rébecca contre Dieu
L
’œuvre poétique de Pierre Emmanuel, par ailleurs enseignant et journaliste, élu à l’Académie française en 1968,
est marquée par sa foi chrétienne et son amour de l’Écriture. Dans son grand recueil Jacob, paru en 1970, le
travail sur cette figure ambiguë lui a permis, selon un critique, de «recréer une poésie oubliée : une poésie métaphysique où il est question des replis du temps, de l’être et du salut».
R
ébecca pour son Jacob est une tente
Dans son ombre il se complaît et conçoit Dieu
En vaquant à des besognes de femme.
Pourquoi le féminin préfère-t-il
Le ventre de la mère sous les robes
Au bouclier du mâle et à son fer ?
C’est qu’Ésaü est le fœtus de la terre
Né une fois non né pour toujours
Même s’il court l’univers en tous sens
Il périra dans la matrice du monde
Sa virilité est sa mort.
Né une fois mais encore à naître
Jacob, lui, mûrit aux entrailles du ciel.
Il sait que le monde est un œuf maternel
Il croît dans le monde et il porte le monde
Comme jadis Rébecca son fruit.
Près de la mère Jacob devient mère
Pour apprendre d’elle à enfanter Dieu.
Tandis qu’à tous vents le Velu perd ses flèches
À élargir l’empire de la mort
Son frère reste accroupi devant le feu.
Interminable gésine de Jacob
Dont Israël deux fois conçu doit naître !
La mère se tient droite comme le feu
Elle enveloppe le fils l’irrigue encore
Elle n’en finit pas de le mûrir
Accoucheuse d’une race théophore
Dont l’exode à travers peuples et temps
Coupe court d’une vertigineuse entaille.
C’est la mère qui engagera la bataille
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Genou de Dieu pressé contre son flanc :
Jacob en subit l’empreinte dès le ventre
Il naît suffoqué par le souffle de Dieu
Cri écarlate bouche à bouche monstrueux
Que Rébecca force en lui pour qu’il en vive.
Isaac foudroyé par le couteau
A renfoncé le souffle dans son ventre.
Par terreur de son blasphème il s’est figé
Intensément muet contre le Père.
A-t-il levé une fois le poing vers Lui
En appelant sa semence de foudre ?
Tend-il le cou en rêve à l’égorgeur
ou n’est-il depuis ce jour qu’un tas de cendre ?
La mémoire impénétrable d’Isaac
Rébecca tel un silex s’est usée contre
Sans que la lame ait lui, même en éclair.
Sur l’époux qu’elle a horreur de voir lié
Au bûcher de son enfance funéraire
Ce qu’elle attise en son fils et fait gicler
Flamme adulte qui engrosse la colère
C’est le cri l’afflux du feu dans les artères
Souffle à souffle corps à corps accouplement
Dieu homme !
L’âme virile de Jacob
Est Rébecca débusquant le Dieu terrible.
Elle l’étreint par son fils à Péniel
Quand Jacob rompant l’hymen de la colère
S’ouvre à l’amour secret à feu très doux
La primordiale ténèbre incestueuse
Maternité de Dieu giron du feu
Où prend esprit et confirme son aînesse
Israël premier-né de lui-même et de Dieu.
Le cirque bleu
Marc Chagall, 1950, Paris, Centre Georges Pompidou
Jacob, Éditions du Seuil, 1970, p. 43-45
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