CRImages en mouvement 31102016

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CRImages en mouvement 31102016
Ateliers « Images en mouvements » 2015-2016
Organisés par Flore Di Sciullo et Marie-Eva Lesaunier
Ces ateliers ont été pensés comme des espaces de débat et de questionnements larges à
partir d’images dites « en mouvements » (films de fiction, documentaires, séries, clips
musicaux, etc.). À partir d’elles, il est en effet possible d’interroger de nombreuses
problématiques contemporaines, mais aussi, en retour, de réfléchir à l’éventuelle fonction de
ces images au sein de ces mêmes problématiques. Il s’agissait dès lors de proposer un
dispositif qui permette la circulation de la culture et des connaissances.
D’une durée de deux heures, chaque séance a été construite autour d’un thème et d’un
invité spécialiste de ce thème. Ces invités ont tantôt été de jeunes docteurs ayant soutenus leur
thèse récemment (Hélène Breda pour la séance 2), tantôt des chercheurs chevronnés et
reconnus (Daniel Friedmann pour la séance 1). Cette diversité des profils et des générations
s’inscrivait tout à fait dans le pari de concevoir ces ateliers comme un espace ouvert et
bienveillant.
La thématique générale abordée lors des trois ateliers de l’année 2015-2016 fut celle
des sociologies visuelles. Le terme est à employer au pluriel dans la mesure où cette discipline
revêt en réalité deux versants, traduisant les multiples interactions existant entre Image et
Sciences (sociales). Les sociologies visuelles sont ainsi définies comme d’une part une
sociologie faite avec les images et d’autre part une sociologie faite sur les images : « La
sociologie sur les images consiste à analyser des images déjà produites par le monde social,
en ignorant parfois le contexte de leur réalisation. À l’inverse, dans la sociologie faite avec
les images, le chercheur produit lui-même ses images et en maîtrise les conditions de
production, ce qui est souvent considéré comme un postulat de l’utilisation d’une image
comme donnée scientifique » (P-M. Chauvin, F. Reix, 2013).
La première séance a permis d’approfondir la problématisation autour d’une œuvre
documentaire à forte résonnance sociologique : quel(s) savoir(s) peut-on et doit-on tirer d’une
démarche non scientifique? La deuxième séance a, elle, éyé consacrée au second pan des
sociologies visuelles: quel savoir produit-on sur et à partir d’une série télévisée ? La troisième
et dernière séance a permis à la fois de dépasser, préciser et synthétiser le questionnement,
autour de la notion d’engagement : documentaire, film militant, fiction : à quoi tient
« l’engagement » dans une image en mouvement ?
Séance 1 : Daniel Friedmann, la sociologie visuelle. A propos d’Erving
Goffman et Titicut Follies de Frederik Wiseman.
Pour cette première séance, nous avons reçu Daniel Friedmann. Sociologue et chargé de
recherche au CNRS à la retraite, ses thèmes de prédilection portent notamment sur le langage
filmique comme écriture de la recherche, ainsi que sur les processus à l’œuvre dans les
pratiques psychothérapeutiques. Le point de départ de la discussion fut de proposer quelques
éléments de définition et de contextualisation des dialogues entre cinéma et sociologie, de ce
que Chauvin et Reix définissent comme les « sociologies visuelles 1». Cette discussion a
ensuite pris corps autour de la projection de Titicut Follies (1967), premier documentaire du
réalisateur américain Frederick Wiseman, dont l’œuvre est centré sur la représentation des
institutions : école, prison, lieux de loisir, hôpitaux, etc. Parmi près de 40 films, on peut citer
High School (1988, sur un lycée de Philadelphie), Juvenile Court (1973, sur le tribunal pour
mineurs de Memphis), Hospital (1970, tourné au Metropolitan Hospital de New York), ou
encore plus récemment Crazy Horse (2011), National Gallery (2014).
Tourné sur plusieurs mois à l’hôpital de Bridgewater, dans le Massachussetts, où sont
incarcérés les « aliénés criminels », Tititcut Follies fut le premier film de Wiseman, présenté
pour la première fois en 1967 au New York Film Festival. Mais suite au scandale qu’il
provoqua, et sur décision de la cour de justice du Massachussetts, il fut interdit pour n’être
rendu de nouveau accessible qu’en 1991, après vingt-quatre ans de bataille judiciaire. Ce
premier documentaire, qui avait pour principale vocation de représenter — et dénoncer — les
conditions de vie des malades dans cet établissement, comportait déjà les principales
caractéristiques esthétiques du cinéaste : une présence « invisible », du documentariste, une
caméra « qui doit être comme une mouche sur un mur2 », et surtout la (re)présentation des
multiples facettes d’une même institution, envisagée ici comme une incarnation des propos du
sociologue Erving Goffman (1922-1982).
Entre sociologie sur les images et sociologie par les images, Friedmann nous a expliqué
comment le cinéma documentaire de Wiseman permettait une autre approche du social, tout
aussi légitime que la recherche universitaire. Quelle peut-être la légitimité académique du
cinéma documentaire pour aborder des questions sociologiques ? En quoi le cinéma de
Wiseman permet-il l’étude d’institutions totales? Et qu’y a-t-il dans Titicut Follies qui
permette d’approcher la question sociétale et politique du traitement des malades mentaux ?
Le point de départ de la discussion a été pour Friedmann d’évoquer les interactions entre les
démarches sociologique et cinématographique, en commençant par une anecdote : John
Marshall, le cameraman de Titicut Follies — qui par la suite travailla fréquemment avec
Wiseman — était par ailleurs ethnographe. Cependant, Friedman nous apprend que Wiseman
a, paradoxalement, refusé la filiation avec Goffman ainsi qu’avec une démarche sociologique
de façon plus générale. Pourtant, les deux hommes ne se sont rencontrés qu’une seule fois, et
ce à l’occasion du montage de Tititcut Follies. Malgré ces revendications, de nombreux
aspects dans ce documentaire nous permettent de souligner les ponts entre démarches
cinématographique et sociologique, ou plutôt de voir dans la démarche de Wiseman celle d’un
1
Pierre-Marie Chauvin & Fabien Reix, “Sociologies visuelles” in L’Année sociologique, vol. 65, 2015/1.
2
Cette expression est due au documentariste Richard Leacock.
« film de recherche ». Friedman rappelle ici que cette notion, empruntée à Aline Ripert3 peut
être de trois types : film témoin, film révélateur, film enquête. Ce terme permet alors de
qualifier le cinéma de Frederick Wiseman dans son caractère hybride, et cristallise la fusion
entre démarche esthétique, intellectuelle et politique. Si Titicut Follies peut correspondre à
une telle appellation, c’est selon Daniel Friedmann pour deux raisons.
Tout d’abord, dans l’utilisation d’un montage parallèle. Ici Wiseman utilise ce dispositif,
consistant en une succession de plans alternés, ce qui est sa manière en tant que cinéaste
d’exprimer au spectateur sa propre colère face à ce qu’il filme : cette expression directe de sa
subjectivité en tant que sujet filmant disparaîtra dans ses films suivants. Cette proposition en
« film de recherche » se manifeste également dans plusieurs scènes, qui semblent fonctionner
comme de parfaites illustrations de certains passages d’Asiles, analyse sociologique d’une
instution psychiatrique par Ervin Goffman ; nous voyons ainsi à l’image des concepts
formulés par le sociologue tels que la « cérémonie d’admission » dans une institution totale.
C’est ce terme d’institution totale qui a nourri la seconde partie de l’atelier : comment la
définir, et qu’est-ce qui la rend spécifique ? Friedmann a commencé par rappeler la définition
goffmanienne de ce type d’institution, dont la principale caractéristique est qu’elle prend en
charge la totalité de la vie des individus qui en font partie, menant ainsi une vie recluse dont
les modalités sont explicitement et minutieusement réglées. Alors que peuvent le cinéaste et le
sociologue face à de tels lieux ? La démarche de Wiseman et de Goffman ont pour Friedmann
en commun de s’intéresser à de telles institutions comme des microsomes de la société, qui
imposent à chacun de s’effacer au profit du but commun de l’institution, si bien que toutes les
activités sont regroupées sur un plan unique, pour répondre aux besoins officiels de ladite
institution. Plus que l’institution elle-même, le but de la démarche est alors moins son portrait
que la révélation des manières dont celle-ci cristallise des enjeux sociétaux et politiques.
Cinéma et sciences sociales gagnent alors mutuellement à entrer en interaction, à se
décloisonner sans pour autant modifier la nature de l’un et de l’autre. Un tel entrelacement
n’est d’ailleurs pas inédit, puisqu’on la retrouve notamment dans la célèbre collaboration
entre Edgar Morin et Jean Rouch pour Chroniques d’un été (1961).
Cette rencontre avec Daniel Friedmann, autour de Frederick Wiseman et Erving Goffman aura
permis d’ouvrir quelques pistes de réflexion quant aux manières dont le cinéma, documentaire
en l’occurrence mais aussi de fiction, peut inviter à une réflexion politique, posant ainsi les
jalons d’un questionnement qui se poursuivra dans les deux autres séances de ces ateliers :
comment le social peut-il se dire, et se lire, dans les images en mouvement ?
3
RIPERT Aline, « le film comme instrument de recherche : une étude de l’espace intérieur », in Ethnologie
française, tome III, n_1-2, pp. 131-140.
Séance 2 : Hélène Bréda, le tissage narratif dans les séries télévisées
contemporaines. Remarques sur l’entrelacement sphère privée/sphère
professionnelle dans The West Wing.
Pour cette deuxième séance, après l'éclairante analyse de Daniel Friedman sur les liens entre
démarche cinématographique et sociologique chez le documentariste Frederick Wiseman,
nous poursuivons la réflexion globale sur les sociologies visuelles, cette fois-ci en prenant
pour objet d’étude les séries télévisées. Dans cette première séance, l’on avait plutôt adopté
l’approche par le « film sociologique », en se demandant en quoi un film documentaire montre
un aspect de la réalité sociale. Cette deuxième séance est davantage cadrée sur l’autre pan de
la sociologie visuelle, c’est-à-dire la question d’un énoncés de type sociologique ayant pour
objet l’image – fictionnelle.
Hélène Breda, docteure en études cinématographiques et audiovisuelles, est l’auteure d’une
thèse sous la direction de Guillaume Soulez : « Le tissage narratif et ses enjeux socio-culturels
dans les séries télévisées américaines contemporaines. » Son corpus portait sur sept séries des
années 2000, diffusées sur des chaînes américaines de câble ou de network : The West Wing
[Aaron Sorkin, NBC, 1999-2006], Desperate Housewives [Marc Cherry, ABC, 2004-2012],
Six Feet Under [Alan Ball, HBO, 2001-2005], 24 [Joel Surnow, Fox, 2001-2014], et Lost
[Damon Lindelof, ABC, 2004-2010]. Le choix de ces objets est venu de la typologie des
programmes de fiction sériels proposés par Nel, puis par Benassi, qui distinguent tous deux
mise en série et mise en feuilleton. Hélène Breda nous propose ici de repenser cette typologie,
en conservant systématiquement l’acception série, mais en insistant, pour une typologie, sur
le nombre et la durée des arcs narratifs. Les séries étudiées dans sa thèse correspondent à ce
qu’elle choisit d’appeler série modulaire. À partir des ces objets, son étude porte sur la métaphore du tissage pour analyser les modèles
narratifs de ces séries selon une typologie, qui comprend notamment le modèle du métier à
tisser ou celui de la pyramide. À chaque fois, il s’agit pour Hélène Breda d’analyser, à partir
de ces différentes métaphores, les manières dont ces tissages entre plusieurs intrigues,
plusieurs personnages, permettent l’élaboration d’un discours sur des enjeux politiques et
sociétaux : racisme, exclusion sociale, problèmes de genre, etc. Ces enjeux apparaissent de
manière tellement forte au prisme de ces différents types de tissage que l’on peut voir dans
ces séries télévisées l’allégorie d’idéaux, voire d’idéologies de la société capitaliste
américaine contemporaine.
L’intervention d’Hélène Breda porta ici sur l’une des séries de son corpus, The West Wing (À
la Maison Blanche) et les manière dont celle-ci incarne le point nodal de sa thèse, à savoir
l’analyse narrato-sociologique. Du créateur Aaron Sorkin, cette série décrit les rouages du
fonctionnement de l’aile ouest de la Maison Blanche où travaillent quotidiennement les
collaborateurs les plus proches du Président, parmi lesquels Leo Mc Garry (directeur de
cabinet), Toby Ziegler, (directeur de la communication) ; CJ Craig (attachée de presse), Abbey
Bartlett, première dame, et bien sûr le Président lui-même. L’épisode diffusé en introduction
de cette séance est le sixième épisode de la saison 3 « Gone Quiet ». Quatre arcs narratifs
principaux s’entrecroisent dans cet épisode : un sous-marin ne donne plus aucune nouvelle et
ce silence inquiète le ministère de la Défense ; Mrs Bartlett est confrontée aux remous d’une
affaire médicale passée et confrontée à une faute de déontologie ; des résultats de sondages
positifs incitent le Président à se présenter pour un second mandat ; un budget reste à allouer,
mais il faut faire un choix entre les arts ou les parcs.
C’est à partir de cette projection que commence l’intervention d’Hélène Breda. Celle-ci
consiste en une analyse narratologique, à partir d’auteurs comme Gérard Genette ou Vladimir
Propp. Son hypothèse principale repose sur la manière dont les agencements narratifs d’une
série télévisée révèlent des structures sociales. Hélène Breda nous fait remarquer que dans
The West Wing, un procédé narratif est utilisé avec beaucoup de récurrence, celui du « walk
and talk », c’est-à-dire de travelling où la caméra suit deux ou plusieurs personnages se
rendant d’un lieu à un autre tout en discutant. Ce mode opératoire de transition entre les
pièces et les séquences permet de faire de The West Wing une série du verbe, où la parole ne
cesse de se déployer, où la caméra devient une caméra « aiguille ».
Dans un deuxième temps, Hélène Breda s’est arrêté sur un deuxième aspect essentiel de sa
démarche : la manière dont le tissage narratif, en particulier l’intrication du privé et du public,
est au service de la représentation d’enjeux sociétaux.
Dans The West Wing, ces enjeux sont omniprésents : discrimination genrée ou raciale, lutte
des classes, chaque épisode est pétri de ces multiples problématiques. L’épisode diffusé a
permis d’identifier quatre types de liens entre les personnages que l’on retrouve sur
l’ensemble de la série : la filiation, la participation organique, la participation élective, et la
citoyenneté. Ces liens sont d’autant plus intéressants à étudier qu’ils sont systématiquement
conditionnés, en premier lieu, par la relation professionnelle, et le contexte de facto politique
qui situe les personnages en ce même lieu. En effet, The West Wing a la particularité, tout
comme Lost, de ne pas avoir de personnage principal : c’est le lieu, en l’occurrence l’aile
ouest de la Maison Blanche, qui joue ce rôle. The West Wing est une série « à foyer », si bien
que l’une des métaphore qui permet alors le mieux d’étudier les différents types de relation
que l’on y trouve est celle de rhizome, concept deleuzien développé dans Mille Plateaux
(ouvrage co-écrit avec Félix Guattari, paru en 1980).
L’approche par fils permet ainsi d’interroger le progressisme en demi-teinte de The West
Wing, série a priori libérale. Certains motifs traduisent les convictions de son créateur Aaron
Sorkin, situé politiquement à gauche. Les agencements tissés de The West Wing sous-tendent
la volonté qu’a ce dernier de mettre en scène un président idéal, démocrate, au service de la
nation plus que de ses intérêts personnels. Mais ce tableau utopique doit être nuancé : on y
voit la persistance de modèles déséquilibrés contestables, sans pour autant les cautionner. Les
agencements narratifs de TWW sous-tendent un rapport à la fois de race et de classe, et
perpétuent un système où la femme blanche issue d’un milieu (très) privilégié a l’ascendant
sur son compagnon noir d’origine modeste. Par ailleurs, les rapports de race (cristallisé par le
couple Zoey, fille du Président, et Charlie, assistant personnel du Président) est indissociable
d’un rapport de classe. Hélène Breda insiste à partir de cet exemple sur le fait que les
différents protagonistes ont des rapports de pouvoir peu équilibrés, et surtout que les arcs
narratifs les maintiennent dans ce déséquilibre, tout au long de la série. Si The West Wing
n’est pas une série réactionnaire, force est de constater qu’elle maintient les personnages dans
une position sociale immuable. En ce sens, Hélène Breda voit dans The West Wing
l’exemplification de la thèse de Luc Boltanski4, pour qui nous sommes désormais passés
d’une ère du capitalisme fordiste à celle d’un capitalisme managérial. Ce glissement est
précisément incarné par l’interpénétration des sphères publiques et privées, si bien que The
4
Luc Boltanski, Eve Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
West Wing deviendrait, malgré elle, une série constructiviste, au sens où elle fait office de
boîte noire d’une institution. Plus encore, elle deviendrait le symptôme d’une société
capitaliste malade de ses propres ambitions.
Atelier n°3 : Cinéma "engagé", enjeux politiques et esthétiques – mardi 3 mai 2016
Cette dernière séance a été consacrée à la question du cinéma « engagé », terme envisagé
comme porteur d’enjeux politiques et artistiques.
L’actualité du début d’année 2016 autour du succès du film documentaire Merci Patron ! de
François Ruffin repose la question des rapports entre cinéma et politique. Certains
« militants » considèrent d’ailleurs ce film comme un des éléments déclencheurs du
mouvement français Nuit Debout. L’usage de l’art pour exprimer un engagement citoyen et
enjoindre les spectateurs à une réflexion politique s’inscrivant dans l’espace public trouve une
résonance particulière dans le cinéma documentaire, mais pas seulement. Du fond à la forme,
du documentaire à la fiction, comment concevoir le cinéma dit « engagé » ? Nous avons eu le plaisir de discuter de ces questions avec Audrey Mariette, Maîtresse de
conférences en Sciences politiques et chercheuse au Centre de Recherches Sociologiques et
Politiques de Paris (CRESPPA) et au LabTop (Université Paris 8). Elle a soutenue sa thèse de
doctorat en 2008 sous la direction de Jean-Louis Fabiani. Celle-ci avait pour titre « Le
‘cinéma social’ aux frontières de l’engagement. Sociologie d’une catégorie entre art et
politique ».
« Le militantisme est l’état naturel de quiconque s’intéresse à la vie collective, et entend,
sinon la changer radicalement, du moins la faire évoluer dans l’un ou l’autre de ses aspects.
Les sociétés démocratiques ont fait du vote la manifestation minimale du militantisme, mais le
vrai militantisme, celui qui témoigne d’une démangeaison d’intervention permanente, se
manifeste entre les scrutins, sous différentes formes et sur des points particuliers. On milite en
descendant dans la rue, en faisant grève, en signant des pétitions, en écrivant des pamphlets,
et, bien sûr, en utilisant comme une arme le cinéma ou la vidéo […]. Le cinéma militant
relève pour l’essentiel d’une pratique spontanée, quelquefois désordonnée, au départ inspirée
par une révolte contre tout ce qui va mal dans le monde. Vaste programme. C’est en route
qu’on découvre que la cause qu’on entendait défendre soulève toutes sortes de questions,
éthiques, esthétiques, civiques ; que les convictions militantes imprègngent nos pratiques bien
au-delà du domaine assigné à l’activité militante ; qu’on peut être repéré comme militant
sans le vouloir ; qu’à l’inverse, il ne suffit pas de le vouloir pour être effiace. La théorie vient
après, vite dépassée à son tour par d’autres pratiques, ce qui signifie qu’il faut s’arrêter de
temps en temps pour réfléchir. » 5
Si au premier abord, on parle donc de cinéma militant pour décrire un dispositif où le cinéma
devient un outil de lutte, des termes connexes, synonymes mais pas tout à fait, complexifient
la chose. Cinéma engagé, cinéma d’intervention sociale, cinéma social, etc., que signifient
ces étiquettes ? Qui les attribuent : les auteurs qui s’en revendiquent ? L’espace de la
critique ? Les militants qui s’approprient les films ? Par ailleurs, et c’est là un second pan de
questionnements, où situer l’engagement de la pratique filmique ? Entre fond et forme, entre
5
Guy Gauthier, « Militantisme et cinéma : de la pratique à la théorie », introduction, in : Le cinéma militant
reprend le travail, CinémAction n°110, 2004, p. 20.
production et réception, la réponse est loin d’être simple. Audrey Mariette propose la notion
de continuum de pratiques pour investir ce problème. « […] la revendication d’une dimension
politique est nécessairement liée à celle d’une dimension artistique. Elle peut s’effectuer par
le sujet mis en scène ou par la forme mobilisée pour cette mise en scène. Ces deux cas
correspondent à deux pôles entre lesquels il existe un continuum de modes d’écriture, allant
de la fable à l’ancrage fort dans le réel. » »6
L’échange avec Audrey Mariette a pris comme ancrage la diffusion de trois extraits de films.
Une première discussion s’est fait autour de l’extrait du film des Groupes Medvedkine Weekend à Sochaux co-produit par Bruno Muel et Iskra productions en 1971. Dans cet extrait, les
ouvriers jouent leurs conditions de travail et l’objet de leur lutte. Un dispositif fictionnel donc,
mais éminemment documentaire.
Le second temps d’échange s’est effectué autour de la projection de deux autres extraits. Le
premier est issu du film 300 jours de colère de Marcel Trillat, sorti en 2002. Ici, le réalisateur
filme pendant dix mois le mouvement des ouvriers d’une usine du groupe Mossley, près de
Lille. Outre la présence quotidienne de l’auteur auprès des ouvriers en lutte, celui-ci se laisse
voir dans le film. Autant de traces de son engagement ?
Le troisième et dernier extrait est tiré de la fiction Ressources Humaines, de Laurent Cantet,
sorti en 2000. Ce film relate le stage du fils aux ressources humaines à l’usine de son père,
ouvrier. Ces deux extraits ont permis d’aborder la question de la mise en scène des ouvriers au
cinéma documentaire et de fiction, cinéma engagé ou plus simplement « social ».
6 Audrey
Mariette, « Scénariser le « social » pour le filmer. La mise en scène cinématographique des classes
populaires entre art et politique », Raisons politiques, 2010/3, n°39, pp. 9-27, p. 25.

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