LE PALAIS DE JUSTICE DE MONTRÉAL : DU TEMPLE À LA TOUR
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LE PALAIS DE JUSTICE DE MONTRÉAL : DU TEMPLE À LA TOUR
LE PALAIS DE JUSTICE DE MONTRÉAL : DU TEMPLE À LA TOUR ••• Comme il en va de toute institution politique et culturelle, l’appareil judiciaire présente une double dimension : la dimension techno-pragmatique, et c’est le système de la justice dans son ensemble avec les livres, les codes, les procédures, le vocabulaire, les lois qui en régissent son fonctionnement, les lieux et bâtiments divers où la justice s’exerce, les acteurs qui contribuent à son fonctionnement, juges, avocats, huissiers, greffiers, inculpés, plaideurs, jury, policiers ; la dimension symbolique que matérialise la dimension techno-pragmatique, autrement dit, l’ensemble de signes, d’images, d’allégories, de représentations collectives ou individuelles, inscrits dans la pierre, dans la distribution des lieux, le décor, l’habillement, le rituel, enfin tous les dispositifs dynamiques qui connotent, à un moment donné et dans une société donnée, le rôle de la justice et de ses ministres, juges et avocats, son statut social ainsi que les relations entretenues avec les autres instances politiques et culturelles. Les autres études qui encadrent cette analyse examinent les composantes diverses de l’image de la justice telle qu’elle s’est construite au Canada depuis les débuts de la confédération à nos jours. Nous nous proposons plus particulièrement d’interroger un ensemble de trois bâtiments judiciaires de Montréal, depuis le point de vue de la philosophie de la culture et des activités symboliques. Soulignons, d’entrée de jeu, que ces trois bâtiments n’en font qu’un, au niveau fonctionnel, puisqu’il s’agit du palais de justice de Montréal. Ce qui, à notre sens, en fait le principal intérêt. Nous avons en effet affaire à trois versions successives constitutives de la représentation physique et symbolique du palais de justice. Figures qui sont tributaires architecturalement et symboliquement du contexte social et culturel au sein duquel ces bâtiments, identifiés à l’exercice de la justice, furent érigés à des périodes différentes de l’histoire de la ville. Je m’appuie dans mon examen sur le modèle général de la mimêsis1 que j’ai développé ailleurs. Disons brièvement ici que je définis la mimêsis comme régime 1 L’élaboration du modèle de la mimêsis embrasse les développements relatifs à l’activité symbolique- idéologique ou activité agonique et aux rapports qu’elle entretient avec l’activité symbolique-culturelle lorsque celle-ci enveloppe des enjeux d’ordre polémique-politique. L’efficacité historique du discours idéologique commun et de ses fonctions particulières repose avant tout sur des activités d’exploitationassimilation réciproque des discours et des pratiques agoniques d’une société. Voir, pour une présentation plus détaillée, mon ouvrage : Mimes et parades. L’activité symbolique dans la vie sociale, Paris, L’Harmattan, 1995, 364 p. 2 d’imitation et d’originalité gouvernant les acteurs historiques au sein du discours socio-symbolique commun. Les jeux de la mimêsis s’accomplissent à travers les activités d’exploitation-assimilation réciproque des discours et des pratiques qui rythment le développement d’une société. Tout en me concentrant sur l’exemple des figures successives du palais de justice de Montréal, je m’attache à les relier au mouvement d’ensemble qui sous-tend leur mise en place, autrement dit à ce processus dynamique et créateur, générateur des médiations concrètes (ici le palais de justice en tant qu’institution politique et culturelle) qui réussissent à allier représentations aux pratiques, le travail symbolique aux instances sociales et aux activités de leurs sujets-agents interprétants. C’est dans cette perspective que nous voulons dégager à même ces trois représentations montréalaises de la justice qui se matérialisent dans la pierre, où l’on passe architecturalement du temple de justice à la tour bureaucratique pendant que l’on va historiquement du XIXe siècle au milieu du XXe siècle, en quoi elles diffèrent mais aussi en quoi elles sont semblables, l’analyse comparative devant nous permettre de déterminer la signification idéologique et culturelle des mutations, transformations-assimilations-intégrations de la figure du Palais de Justice à Montréal. Remarquons d’emblée qu’il est assez rare de voir une ville changer aussi radicalement et aussi rapidement l’architecture de son palais de justice, ces faits dénotant habituellement des moments de crises politiques ou culturelles majeures, ou encore de révolutions qui bouleversent structures, mentalités et institutions. Et nous voici, devant cette explicite exception montréalaise, renvoyé derechef aux jeux de la mimésis symbolique et idéologique, c’est-à-dire aux processus créateurs du tissu historique d’un peuple et des régulations qui l’organisent, le gouvernent et le transforment. Nous commencerons par présenter brièvement et factuellement les images architecturales des palais de justice successifs de la ville de Montréal, nous restreignant à leurs façades. Nous nous demanderons ensuite ce qu’abandonne et ce que retient la figure de la tour de la figure du temple de justice, au niveau des dimensions symboliques et idéologiques de ces représentations auxquelles renvoie la dimension architecturale qui les objectivise et les ancre matériellement dans le contexte socio-culturel de la ville. Enfin, nous essayerons de relier les caractéristiques évolutives dégagées aux réticulations institutionnelles les plus significatives du discours social commun montréalais et des mises-en-enjeux politiques et culturelles que celui-ci recèle. 3 L’IMAGE ARCHITECTURALE DU PALAIS DE JUSTICE Le premier palais de justice de Montréal fut construit en 1823 mais détruit par un incendie en 18442. Celui qui existe toujours, et qui fonctionna comme palais de justice de 1856 à 1971, fut bâti, au même endroit, en plus vaste car il était destiné à abriter toutes les juridictions, sur l’ancienne propriété des Jésuites reprise par le gouvernement. Le terrain s’étend de la rue Notre-Dame jusqu’au champ de Mars, depuis la rue Saint-Gabriel, aujourd’hui Allée des Huissiers, jusqu’à l’actuelle place Vauquelin. Le gouvernement avait songé un moment à faire de ces terrains le siège du Parlement mais celui-ci dut se nomadiser jusqu’en 1867. La situation topographique de l’ancien nouveau palais — appelons-le désormais palais 1 — nous livre un premier élément d’information. Le terrain où l’on décida d’élever le palais de justice fait partie du quartier historique, le quartier du 2 Nous utilisons pour l’information factuelle le livre conçu pour commémorer le 150e anniversaire de la Cour supérieure du Québec et dont l’édition a été assurée par les juges en chef au bénéfice de la Cour. Il s’agit du 4 Vieux-Montréal. La rue Notre-Dame, la plus ancienne de Montréal et la plus longue, longe le port de Montréal. Dans ce quartier furent construits les premières habitations et édifices administratifs. Du reste, durant la construction de 1851 à 1856, les juges de la Cour supérieure siégeaient au Château de Ramezay, voisin, bel édifice imposant qui date du dix-huitième siècle et du régime français. Le Vieux-Montréal est un lieu prestigieux par l’ancienneté et aussi parce qu’il forme encore aujourd’hui le cœur actif de la ville administrative, portuaire et commerciale ; il englobe également les premières églises de Montréal, les plus belles et les plus solennelles de même que les premiers établissements scolaires et universitaires canadiens français. De style néo-classique, le bâtiment, par son fronton triangulaire, ses colonnes, ses proportions harmonieuses, ses terrasses ornées de balcons à balustrades, est en harmonie avec l’environnement architectural du quartier et ses édifices officiels imposants, en pierre et non en briques, matériau plus courant à Montréal. La coupole qui le surmonte, renforçant son image de majesté, rehausse sa hauteur. C’est un ajout avec l’étage formant socle sur lequel repose la coupole qui fut construit de 1890 à 1894. On y logea la bibliothèque du Barreau de Montréal. L’édifice se conforme, d’une part, à une forme traditionnelle et héritée du continent européen, du bâtiment à caractère administratif mais à vocation de culture et de puissance (grâce à la coupole qui s’apparente aux dômes des cathédrales, des universités ou des Panthéons). D’autre part, par son fronton et ses colonnes, il renvoie à l’image paradigmatique du temple (de justice, de culte, bancaire) comme on peut en voir encore partout à de multiples exemplaires en Europe. À y regarder de plus près, on peut distinguer toutefois par le style des fenêtres qu’il n’est pas situé en France, en Italie ou en Allemagne. Les fenêtres sont à guillotine, non à la française, et reconnaissables par cette caractéristique comme ressortissant à un contexte anglosaxon ou encore nord-américain. Le premier palais de justice fut le siège de plusieurs tribunaux, et notamment de la Cour Provinciale. Mais en 1925 ce qu’on a appelé depuis le nouveau palais de justice est bâti pour abriter les assises criminelles de la Cour Supérieure qui y demeureront jusqu’en 1971, date de l’inauguration du palais actuel. Ce nouveau palais, ou palais 2, est construit de l’autre côté de la rue, au 100, rue Notre-Dame. Toujours donc dans le même quartier historique. On fait appel pour le bâtir à l’architecte canadien français, d’un certain renom, Ernest Cormier, qui est également volume illustré : Les districts judiciaires du Québec et leurs palais de justice, Montréal, Moore/Logidec, septembre 2002. 5 l’auteur des plans de l’Université de Montréal ainsi que de la Cour suprême à Ottawa, deux institutions parmi les plus significatives de l’essor du pays. Cet édifice néo-classique, bien de son époque Art déco, — il fait penser à l’église de La Madeleine à Paris — épouse à merveille la figure du temple de justice mise au point pendant les Lumières en Europe. Sa façade, contrairement au palais 1, mais toujours en pierre est entièrement occupée par une rangée de colonnes. Le fronton triangulaire a disparu au profit d’une simple balustrade. Rien ne vient gêner le déploiement de colonnes soulignant ici comme ailleurs dans le monde la fonction spécialisée du nouveau palais destiné à abriter la juridiction criminelle et pénale. Les deux palais, l’ancien et le nouveau, bien que physiquement distincts et dévolus à des juridictions différentes, étaient en fait complémentaires. Ils étaient d’ailleurs reliés par un tunnel sous la rue Notre-Dame. Mais en 1971 encore un autre nouveau palais entre en exercice et supplante les palais précédents. Ce nouveau 6 palais est situé tout à côté de l’Annexe de l’ancien palais ou palais 1, annexe ellemême érigée en 1905 à son extrémité ouest. Il n’est donc séparé du palais 1 que par l’Allée des Huissiers et se trouve aussi tout près du monument de la célèbre héroïne Marguerite Bourgeois et ses pupilles. Le palais 2 devient alors le Centre administratif Ernest-Cormier et accueille désormais la Cour d’appel et ses juges. Le palais de justice 3 tranche radicalement sur les deux anciens palais. Résolument moderne, haut de 17 étages, son architecture abandonne les colonnes du temple et la pierre pour une façade de verre et de béton, toute en fenêtres vitrées panoramiques et scellées. Il s’apparente aux hôtels ou aux tours à bureaux ou commerciales construits à la même époque. Le changement de nom mérite aussi d’être relevé : le palais de justice est devenu « Place de la justice ». Il abrite en effet toutes ou presque toutes les juridictions, à l’exception de la Cour fédérale qui l’a quitté en 1997, de la division de la Jeunesse et de certaines cours de Petites créances de la Cour du Québec. 7 Malgré le changement architectural qui fait fond sur un autre style que les palais de justice précédents, et qui marque bien son appartenance nord-américaine, relevons que, par sa situation topographique, la Place de la justice forme ensemble avec les palais 1 et 2 qui l’ont précédée. Avons-nous affaire à la même représentation de la Justice, sorte de Trinité unique, qui est ainsi véhiculée ? Ou bien le transfert des signes architecturaux et linguistiques, du Temple de justice à la Place de justice, comme on dit banalement d’une Place de commerce quelconque, par exemple le mail nommé Place Alexis-Nihon, a-t-il emporté avec lui toute la symbolique sacrale, ancrée dans nos représentations collectives, et qui est associée depuis si longtemps dans l’imaginaire avec la Justice, son statut social et culturel, sa fonction historique et politique ? LE PALAIS DE JUSTICE ET SA REPRÉSENTATION SYMBOLIQUE Ordinairement, ainsi qu’en témoignent les analyses de Robert Jacob dans son livre Images de la justice (Paris, Le Léopard d’or, 1994) qui étudie l’iconographie judiciaire européenne du Moyen Âge à l’âge classique, l’évolution architecturale judiciaire va de la maison de justice au temple de justice que désignent ses colonnes gardant l’entrée du temple, son escalier monumental et son fronton, au fur et à mesure qu’un nouvel ordre intellectuel se met en place et que de nouvelles formes du sacré laïcisé marquent la distance entre initiés et profanes, entre la justice et les justiciables. Mais au Québec, première distinction, l’évolution de l’esthétique judiciaire a un autre rythme, dicté par l’histoire même du Québec. On saute à la fois des étapes et on ouvre très vite une nouvelle, propre au pays. Rappelons les circonstances historiques présidant à l’érection du palais 1. La loi qui est l’acte de naissance de la Cour supérieure du Bas-Canada date de 1849. Depuis cinq ans Montréal est la capitale du Canada uni. Londres, l’année précédente, a invité le gouverneur général, Lord Elgin, à adhérer au principe du gouvernement responsable. Or Montréal ne dispose pas d’un palais de justice, le précédent construit pour la Cour du Banc de la Reine ayant été détruit par un incendie. Le palais de justice, notre palais 1, accueille donc une Cour autonome, une cour nationale, indépendante de Londres. Le premier palais de justice n’innove pas une forme architecturale. C’est la deuxième distinction. Se tournant vers la culture de l’ancien monde, le palais 1 qui n’a rien de la maison de justice sans prétention, hérite de la forme achevée que le 8 palais de justice a pris en Europe au tournant du XVIe siècle, forme accompagnant la prépondérance nouvelle du système judiciaire. Mais précisément parce qu’il s’agit d’une institution essentielle dans l’autonomisation du pays, les responsables des plans du palais 1 se tournent vers cette forme achevée ayant cours dans les pays plus anciens d’où viennent les fondateurs de la Nouvelle-France. La figure du Temple de justice qui est ainsi réappropriée par les architectes du palais 1 confère au palais de justice tout neuf de Montréal la légitimité historique et, en même temps, la reconnaissance immédiate de son importance, de sa puissance propre et de ses fonctions. Sans oublier le matériau noble avec lequel il est bâti, la pierre, rare à Montréal qui préfère pour les bâtiments plus modestes la brique, de style anglosaxon. Signalons qu’en Amérique latine également, dans les pays sous ancienne domination espagnole, au Pérou, par exemple, le palais de justice adopte la forme classique européenne du temple. De même pour les pays anciennement colonisés ou encore sous influence française, tels que l’Égypte où à Alexandrie l’ancien siège des Tribunaux mixtes3 était de style néo-classique avec sa belle colonnade face à la baie historique du Port-Est. Quels sont les caractères symboliques dont bénéficie le palais 1 en reproduisant cette figure classique, à quelques variations mineures près déterminées par les conditions climatiques, les ressources et les habitudes stylistiques du pays ? La figure du Temple de justice répond, historiquement, à l’autonomisation progressive de la fonction de juger à l’égard de l’autorité politique. Le juge, homme de savoir et de pouvoir, est le détenteur de la science des normes. Son autorité n’est 3 La banque, les contrats, tous les documents officiels se faisaient en français à Alexandrie depuis le début du XXe siècle jusqu’en 1961, année qui marque la vague de nationalisation et de mise sous séquestre des biens des ressortissants étrangers et de riches Égyptiens par le régime nassérien. L’instauration des Tribunaux Mixtes en Égypte accentua encore l’importance de la langue française. Ces tribunaux mixtes institués vers 1870 furent abolis en principe par le traité Anglo-Égyptien de 1936 (Montreux) mais ils survécurent jusqu’après la 2ème guerre mondiale. Ils étaient venus remplacer les anciens tribunaux consulaires, survivance du régime des Capitulations qui dans l’empire ottoman assuraient aux ressortissants et protégés étrangers une justice indépendante. Ces tribunaux jugeaient tous les cas litigieux entre citoyens étrangers, et entre citoyens étrangers et citoyens nationaux. Des juges internationaux appliquaient des codes rédigés en français et établissaient une jurisprudence exemplaire dans plusieurs villes d’Égypte : Le Caire, Alexandrie, Mansourah. Si , par exemple, un Syrien de nationalité danoise attaquait en justice un arménien de Russie, protégé anglais, des avocats, l’un suisse ou l’autre espagnol, défendaient leurs clients respectifs devant un juge américain, ou belge, ou scandinave. Et en français ! 9 pas liée à la naissance, à l’exercice d’un commandement guerrier ou à la fortune. C’est que, de façon corollaire à la montée de la puissance étatique, la justice d’autorité a supplanté à la fin du Moyen Âge la justice de négociation et a développé tout un arsenal d’argumentation et de procédures. D’abord lieu commun de rhétorique, la figure du Temple de Justice s’est matérialisée sous le crayon des artistes puis dans la pierre grâce aux architectes qui repensent entièrement la conception du palais de justice. À l’âge classique ce modèle nouveau d’architecture judiciaire est accompli et se répand dans toute l’Europe continentale, l’Angleterre restant un peu à l’écart. Le palais de justice, du XVIIe au XIXe siècles, et ceux de Montréal, le palais 1 et le palais 2 se conformant à la figure du Temple, ne font pas exception, présentent une architecture qui les distingue du palais, proprement dit, où siège l’autorité politique, et montrent par là l’indépendance de la fonction judiciaire. Cependant la sacralité de la fonction de juger, le statut du juge comme représentant d’une puissance transcendante et abstraite au nom de laquelle il juge, Dieu, le Roi, la Loi, la Nation doivent être rendus apparents, visibles aux yeux des justiciables. Ce sont seules ces entités qui fondent le savoir des servants du temple et le pouvoir souverain de la déesse honorée ; ce sont encore sur ces puissances que reposent la crainte respectueuse des justiciables envers le tribunal, censé être au-delà des pulsions des hommes. La figure du Temple de justice rappelle immédiatement son origine religieuse et sacrée qui emprunte au Temple de Salomon, le Juge paradigmatique, et qui évoque l’avènement espéré de la Jérusalem céleste. Au moment où le premier palais est construit, à la fin du XIXe siècle, prévaut partout le paradigme qui détermine la figure du Temple. Il recueille en terre anciennement française tout naturellement le plan en quadrilatère, la symétrie des ailes, l’équilibre des formes, les colonnes qui gardent l’entrée du temple, le fronton triangulaire évoquant la trinité divine, l’escalier monumental qui le relie à la rue publique tout en le maintenant à distance, bref les éléments architecturaux et décoratifs qui concourent à imprimer dans les représentations collectives un modèle de stabilité, de solidité et de majesté sacrée. Il ne se démarque guère des autres palais de justice ailleurs dans le monde, et les Montréalais n’en éprouvent pas le besoin. Le nouvel établissement de la justice en terre canadienne française trouve ses gages d’honorabilité et de reconnaissance dans le recueil au plus près d’un dispositif socio-symbolique enchâssant depuis trois siècles les caractères essentiels de l’institution judiciaire. Il est significatif que lorsque le palais 2, devenu du nom de son concepteur le Centre Ernest-Cormier, continuera 10 d’abriter, après l’érection de la Place de justice, la Cour d’appel qui, comme son nom l’indique, joue comme deuxième recours aux yeux des justiciables et constitue une instance supérieure. De même l’ultime recours, la Cour suprême à Ottawa, a gardé la forme solennelle de Temple de justice ainsi qu’il sied à la plus haute instance judiciaire du pays. Le symbolisme judiciaire du Temple joue enfin sur la hauteur et sur la mise à distance : le palais 1, comme le palais 2 qui accentue ces caractères par rapport à son prédécesseur, forment un ensemble qui se détache des maisons adjacentes en briques et pierres aux proportions plus modestes. Ils se distinguent de loin dans le paysage urbain, excluant par leur style caractéristique, leurs proportions, leur matériau, toute imitation par les maisons de simples particuliers. La mise à distance a un double rôle : une barrière est mise entre la justice et les justiciables induisant un respect mêlé de gêne du côté des justiciables pendant que l’image d’une puissance extérieure, redoutable, mystérieuse est projetée du côté de la justice. C’est le palais de justice de Bruxelles en Belgique qui offre le summum de la mise à distance avec la grande salle intérieure construite délibérément comme un labyrinthe. Telle l’autorité royale défendue par les gardes qui veillent aux grilles du palais, telle la justice est séparée par l’enceinte de son temple de la société qu’elle entend, concurremment avec l’autorité royale ou étatique, maîtriser par un régime de crainte. La fortune de cette figure du Temple de justice se confirme quelque cinquante ans plus tard qui, au rythme accéléré de l’histoire du Canada, équivalent à deux siècles de l’histoire européenne. Les années 1925 voient le grand moment de l’essor de la bourgeoisie canadienne française, en richesse, influence et prépondérance dans les fonctions libérales et sur la scène politique. Le système judicaire s’est complètement développé sur tous les plans en même temps que la législation particulière au Québec, la formation et la profession d’homme de loi, les grands cabinets, enfin la prospérité générale. Le palais 2 vient renchérir sur l’épure du Temple de justice incarnée par le palais 1. Les colonnes occupent toute la façade, renforçant la distance entre le commun des mortels, les nantis et la fonction judiciaire. Le palais de justice 2 se confond entièrement avec le Temple et les canons de l’esthétique judiciaire fixés à l’âge classique européen. Il témoigne presque à lui tout seul que Montréal vit encore dans une sorte de XIXe siècle prolongé avec tout le cortège d’inégalités sociales que cela suppose, y compris la bonne conscience de la bourgeoisie triomphante et assurée dans ses prérogatives. 11 La crise des années 1930, le malaise social, la guerre, l’afflux de la campagne dans la ville, la démographie, enfin les débuts du nationalisme québécois font entrer de plein pied le Canada dans le XXe siècle pendant qu’une nouvelle donne sociale se met en place. Le Canada français qui devient le Québec s’ouvre à la modernité. De plus, l’histoire particulière est marquée par ce qu’on a appelé la Révolution tranquille qui a pour principal effet de précipiter le bouleversement tant des modes de vie que des croyances et des mentalités. En même temps qu’on est curieux de l’Europe aux anciens parapets ou du grand voisin américain, en même temps on cherche à affirmer son identité propre et à briser le cycle des anciennes répétitions. En outre, le Québec n’est pas exempt de deux phénomènes généraux qui marquent le XXe siècle. Le gouvernement libéral promet une « société juste », et les attentes des citoyens se portent vers l’État-providence qui veut assurer le bien-être social et réduire les inégalités. La bureaucratie devient toute puissante en même temps qu’elle grossit démesurément. Mais vers la seconde moitié du siècle, un second phénomène se généralise et prend toute son ampleur dans le continent nordaméricain. Il s’agit de la judiciarisation progressive des relations sociales qui accompagne la montée de l’individualisme. Le simple particulier devant les Léviathan modernes, politiques ou financiers, semble trouver désormais dans la loi et le droit, les seuls remparts à son écrasement. Il n’est peut-être pas fortuit que la Cour des petites créances ne se retrouve pas dans le nouveau palais de justice qui rompt avec la figure traditionnelle du Temple de justice. Aussi le rapport du justiciable à la justice se transforme-t-elle en même temps que le rapport à la norme. Le déplacement des attentes du citoyen du politique au judiciaire explique peut-être en partie l’abandon par le nouveau palais de la figure du Temple de justice. Bien sûr ce n’est pas tout. Le Québec, comme en d’autres domaines, se montre encore une fois pionnier. Pays neuf, guère gêné par les modèles ou la tradition, il a saisi l’occasion de l’augmentation de la population de Montréal que venait renforcer la nécessité de regrouper les composantes de la justice dispersées ça et là en un seul bâtiment : le nouveau palais à la forme de tour est inauguré en 1971, dans la mouvance de la Révolution tranquille. De même que le désormais ancien palais de justice signalait avec l’Université de Montréal, conçue également par Cormier, le triomphe de la bourgeoisie canadienne française, de même la « Place de la justice » qui date à peu près des mêmes années que la nouvelle Université d’État accueillant démocratiquement un large éventail de la population, indique la représentation autre que se fait d’elle-même la justice à Montréal, et 12 bientôt, pensons-nous, qui se manifestera ailleurs dans un aller-retour des reproductions de la représentation. Ainsi en Égypte, à Alexandrie, tout à côté de l’ancien temple de justice qui servait aux Tribunaux Mixtes, cet ancêtre des Tribunaux pénaux internationaux, et qui est devenu une simple Cour de première instance, on a élevé une tour énorme, plus haute même que celle de Montréal, qui regroupe toutes les juridictions, et qui a toutes les allures d’un gratte-ciel new-yorkais, tranchant singulièrement sur l’environnement, fait d’immeubles vieillots de style italien ou français. Ce building ne retient de la symbolique traditionnelle associée à la justice que l’image pérenne du glaive et de la balance de la justice, seul ornement gigantesque de la façade sur sept étages restant pour l’identifier. De quel message la nouvelle forme architecturale du palais de justice est-elle vectrice ? Et d’abord quelle est l’image qui semble désuète et que l’on abandonne ? La figure du temple ne s’accorde pas avec la déchristianisation rapide qui a marqué le Québec. En second lieu, la figure du temple n’est parlante que pour une élite cultivée, sinon elle peut très bien apparaître comme une sorte de « machin » grandiose mais irréel, comme les châteaux des contes de fées. En troisième lieu, enfin, elle convoie pour le nationalisme galopant une image de lenteur cérémoniale, empruntée à la symbolique étrangère des « vieux pays ». Au contraire, pour la majorité des gens, la justice doit se montrer accueillante, abolir la mise à distance, rejoindre la vie quotidienne des gens ordinaires. De là la nécessité pour la justice qui entend se donner une image directement reconnaissable, directement lisible, efficace, démocratique et neutre de s’incarner dans un bâtiment qui a toutes les caractéristiques d’un édifice à bureaux et de se doter d’un nom familier à tous. Mais à y regarder une seconde fois, si la symbolique de la mise à distance et de la crainte s’éloigne, demeure la symbolique de la hauteur (dix-sept étages) qui s’accompagne de celle de l’opulence et du luxe inscrits dans les proportions, l’acier et le verre. Les signes se déclinent autrement, au goût du jour, et non plus selon les canons anciens ; ils restent d’autant plus déchiffrables. La justice est-elle une « affaire de riches », ou plus noblement comme disait La Fontaine, au début de l’essor de l’influence de la justice et des gens de robe : « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir » ? Au moins le Temple de justice assurait-il théoriquement comme à l’Église le traitement égal de tous sous la figure transcendante de la Loi, de Dieu ou de la Nation ? 13 Cet abandon a été vengé par les MacDo : les derniers temples que l’on peut voir au hasard des villes et des routes sont ces établissements populaires qui pour signifier leur statut de temples de la gastronomie, érigent des colonnes devant leurs portes d’entrée ! Je ne sais pas si leur clientèle les trouvent pour cela moins accueillants ou coupés de la vraie vie. LE PALAIS DE JUSTICE DANS LE DISCOURS SOCIAL COMMUN L’exemple du MacDo que je viens de donner n’était pas seulement moqueur. Il exprime la crise actuelle des signes. On est entré dans une époque de maniérisme où la surcharge des symboles, les clins d’œils contournés, engendre la saturation et l’indifférence pendant que le détournement trop lointain finit par abolir la lisibilité et la reconnaissance. Combien des clients du MacDo reconnaissent-ils la figure du temple quand ils entrent, pressés, sous son portique pour dévorer un repas bon marché rapidement, en somme tout le contraire de ce qui se passerait à l’intérieur d’un temple ? L’architecte qui vraisemblablement n’est pas un client des MacDo, s’il a contenté son commanditaire et s’il s’est conforté dans sa culture classique n’en a pas moins raté objectivement l’image qu’il voulait projeter d’excellence et d’élitisme4. Tout simplement faute d’être sensible au discours socio-symbolique commun prévalent à Montréal où ce sont les modèles des séries télévisées qui déterminent les normes. Un contre-exemple démontrant combien l’efficacité du symbolique est tributaire du contexte socio-culturel d’ensemble est simple à trouver. J’ai pu admirer récemment en Égypte, vieille terre de culture, un MacDo à façade de temple. Mais dans ce pays économiquement sous-développé, où le fait de fréquenter les MacDo et de manger de la viande est signe de richesse et de sophistication, la figure du temple est appropriée. Elle véhicule une image exclusive et de cérémonial étranger. Pour revenir à Montréal, une autre institution culturelle, le Musée des BeauxArts a tenté de démocratiser l’image qu’un Musée projette pour tenter d’attirer plus de monde. Ces renouvellements semblables à ceux tentés par l’architecture des églises où du clocher dominateur ne reste plus qu’un discret rappel, en prise avec 4 C’est un peu la même chose qui est arrivée avec la chaîne des restaurants moyens qui ont adopté l’enseigne de Marie-Antoinette. Bien peu connaissent la malheureuse reine de France — et encore moins les fastes de Versailles. La majorité des clients qui fréquentent ces restaurants sympathiques mais fort modestes pensent d’ailleurs que Marie-Antoinette est le nom de la cuisinière. (Comme me l’a appris mon neveu par alliance !) 14 l’aggiornamento lancé par Vatican II, la langue vernaculaire et l’autel où le prêtre célèbre la messe face aux fidèles, ou encore à l’architecture de nos trois palais de justice, ont ceci d’intéressant pour nous qu’ils se sont étalés sur une même période de temps. Ce sont les moments pendant lesquels sur la scène politique se constitue l’identité nationale et sur la scène universitaire et scolaire sont mis en place de nouvelles structures pratiques d’homogénéisation des références culturelles : CEGEPS, réseau de l’Université du Québec, commissions scolaires laïcisées. De même, sur la scène culturelle, la nouvelle Place (derechef) des Arts avec son minuscule escalier intérieur menant aux salles de concert ou de théâtre, auquel ne répond en rien les marches monumentales extérieures, espèce de compromis maladroit rappelant vaguement le « temple » traditionnel des Arts ; ou encore l’hybride Musée d’art contemporain, exilé il n’y a pas très longtemps au Havre, près du port mais qui a regagné depuis quelque temps la Place des Arts. Le Musée des Beaux-Arts de Montréal présente une façade néo-classique qui reprend la figure du Temple, jouit d’un escalier monumental et est défendu aux clochards par d’imposantes portes de bronze. Or, il y a une vingtaine d’années, le comité de direction eut l’idée de condamner l’entrée normale par l’escalier majestueux qui, jugeait-il, effrayait les visiteurs potentiels et les décourageait d’entrer au Musée. Il fit construire dans un renfoncement au bas de l’escalier, des petites portes ordinaires, avec un accès direct sur la rue, par lesquelles désormais devait s’effectuer l’entrée au Musée. L’expérience dura un certain temps, plus ou moins couronnée de succès, jusqu’au moment où une nouvelle clientèle, enrichie et ayant voyagé à l’étranger5, fit pression pour que l’on revienne à l’ancienne entrée, fière au contraire d’avoir un Musée semblable aux beaux Musées des métropoles des DeuxMondes. Il est vrai aussi qu’une annexe fut bâtie en face, de style contemporain, de vitre et d’acier, grâce aux mécènes de Montréal, venant décliner à nouveau l’image de l’opulence et de luxe de la nouvelle élite de l’argent. Il y a transfert et en même temps communication de signes entre les deux représentations du Musée, la traditionnelle et la contemporaine, qui se renforcent mutuellement, comme il en va pour les palais de justice 1, 2 et 3. Siège public des arts ou lieu où s’exerce la justice au nom du peuple ou du roi, la représentation se 5 C’est cette même clientèle, sans doute, peuplant pour la plupart les maisons cossues du West Island, banlieue « chic » de Montréal, qui se fait construire maintenant des maisons grandiloquentes, affublées de colonnes antiques, signe infaillible désormais de « bon goût » et surtout d’ancienneté (argent ou naissance). 15 transforme grâce au changement d’accent : le cortège de significations associé à ces types d’institutions est orienté par une autre entité abstraite, restée jusqu’à notre époque contemporaine dans l’ombre : le Public. Entité aussi abstraite que la Justice ou la Beauté mais dont la célébration symbolique s’accorde davantage de nos jours au régime politique et culturel le plus généralisé, autrement dit au régime démocratique qui entend exclure tout signe du sacré le remplaçant par le culte de l’Individu et de son Opinion. Le palais de justice 3, la Place de justice plutôt la bien nommée, écartant jusqu’au nom le souvenir d’un siège royal où s’exerceraient des rapports vieillots entre justice et justiciables, projette une image rassurante d’égalité, d’efficacité au service des contribuables, de transparence. Demeure le luxe de l’espace qui reste une forme de privilège, un signe de puissance et de mise à distance. On se rend compte alors que les mutations affectant les institutions culturelles et sociales qui se sont étalées du milieu du XIXe siècle au milieu du XXe siècle renvoient à un processus d’idéologisation des discours et des pratiques d’ensemble. Les étapes successives d’un tel processus sont provoquées par les Montréalais euxmêmes, si on m’accorde de les considérer comme des sujets-agents interprétants ; sujets-agents interprétants, au niveau symbolique simple, qui se retrouvent, au niveau symbolique second (ou idéologique) en rapport de forces avec d’autres sujetsagents interprétants. Les sujets-agents interprétants s’affrontent autour d’enjeux symboliques tels qu’ils s’objectivent dans la réalité sociale des institutions et des pratiques et tels que les interprètent-manipulent les sujets-agents interprétants à l’intérieur des luttes de pouvoir qui les mettent aux prises. Avec la construction du palais 1, l’enjeu symbolique principal est un enjeu de fondement et de légitimation : la création d’un système de justice national, autonome et indépendant, composante essentielle d’une identité politique. Avec le palais 2, il s’agit de signifier l’ascension irrésistible et la domination d’une classe bourgeoise et libérale canadienne française qui se veut l’égale de ses pairs nationaux et internationaux. Enfin, avec le palais 3, la Révolution tranquille étant accomplie, le mot d’ordre lancé : « une société juste », l’État-providence devant assurer démocratiquement le bien-être de tous les citoyens, et le Québec n’entendant recevoir de leçons de personne, l’enjeu principal est de rendre manifeste le visage d’une Justice pour tous, innovatrice de modèle, au diapason du contexte nord-américain. 16 Le caractère polémique-politique des idéologèmes que construisent ainsi les sujets-agents interprétants selon des procédures de mise en enjeu s’identifie sous l’aspect discursif ou pratique de leurs épiphanies éristiques diverses, en termes de pouvoir (imposition-domination, refus-rejet, renversements-déplacements). Les différentes façades des trois palais de justice de Montréal constituent chacun un idéologème, en d’autres mots une entité idéologique autonome, qui exprime sur un mode polémique architectural une position politique, tributaire du contexte politique d’ensemble. La forme du temple impose contre la prépondérance anglaise, la représentation européenne traditionnelle de la justice tout en faisant bénéficier par ce déplacement l’instance judiciaire du prestige et de l’autorité acquises ailleurs. La forme de la tour rejette avec la représentation traditionnelle toute mise à l’écart du public, tout privilège de classe ou de fortune. La nouvelle représentation de la justice qui se met en place met en œuvre par cette série de déplacements une reconnaissance axée sur l’ouverture et le refus du mystère. Les idéologèmes ainsi produits, palais de justice, institutions scolaires, musées, églises, prisons, réarticulent, dans cette perspective agonistique, les rapports socioculturels d’ensemble. Ils forment, au sein même des réticulations de la sémiosis culturelle, le discours idéologique commun d’une société donnée à un moment donné de son développement. Ce discours social commun ne désigne donc pas autre chose que les processus de jonction entre activités politiques et activités culturelles, processus qui sont au principe de l’uniformisation-intégration-transformation de la sémiosis socioculturelle à valence idéologique. Nous avons voulu en suivant le jeu de la mimêsis à l’œuvre dans les différents palais de justice édifiés à Montréal sur une période de quelque cent ans, et qui présentent un fragment du développement du discours social commun propre à cette ville, mettre en évidence l’historicité de ce développement par l’intermédiaire de sa réorientation idéologique. On le voit d’abondance dans les autres études du volume, avec d’autres palais de justice canadiens, les portraits des juges, les caricatures enfin de la justice formant autant d’éléments de la sémiosis collective de la société canadienne. L’efficace historique de la sémiosis collective dont les palais de justice ne sont bien entendu qu’un fragment exemplaire se mesure aux fonctions du système culturel et idéologique commun propre à une société : 17 1/ une fonction d’organisation : le système culturel d’ensemble, en assurant la distribution, la liaison, la communication et l’interconnexion des divers idéologèmes avec le système politique et économique d’ensemble, modèle la sémiosis collective ; 2/ une fonction référentielle normative : le système culturel d’ensemble module, à l’intérieur de la sémiosis collective, les normes des références sociosymboliques, en fonction de l’opportunité politique des actions discursives et pratiques ; 3/ une fonction de mutation : le système culturel d’ensemble accélère, par la simplification ou, au contraire, par la saturation des mises-en-enjeu sociosymboliques, le développement et les transformations de la sémiosis collective. Le système idéologique se distingue de la sémiosis collective par les déterminations agoniques (polémiques-politiques) des éléments qui le composent. Au cours de la mimêsis symbolique agonique, les sujets-agents interprétants mobilisent un discours ou une pratique particulière en fonction d’intérêts polémiques-politiques reconnus comme distincts de ceux défendus par un autre membre ou par un autre groupe de la société. Tel les sujets-agents interprétants en vivent les contradictions et en prennent conscience, tel ils exploitent discours ou pratiques sociales ; et ils en bouleversent les valeurs, les vérités, les significations qui leur sont co-extensives dans ces luttes de pouvoir qui déchirent mais qui aussi transforment les rapports sociaux. La raison agonique a donc la matérialité objective d’un processus organisationnel. Et l’activité idéologique mène de front un travail symbolique de représentation et de modélisation comme un travail politique d’organisation et d’institutionnalisation des pratiques individuelles et sociales. Travail qui est l’envers et l’endroit d’une même activité historique de transformation. Les palais de justice considérés comme institutions culturelles et idéologiques ont contribué, à leur manière, comme chacune des institutions culturelles et idéologiques du Québec, à monter ainsi les cadres de références culturelles et politiques du nouvel espace social qui se construisait et, qui continuant à se construire, unifient, du coup, le type de démocratie libérale et cosmopolite en laquelle tendent à se reconnaître et à s’identifier aujourd’hui nos concitoyens, à la fois semblables à, et distincts de l’Europe, de l’Amérique... et du Canada. Josiane Boulad-Ayoub Mai 2004