Si vous tenez vraiment à le savoir, on réédite les œuvres de ce type

Transcription

Si vous tenez vraiment à le savoir, on réédite les œuvres de ce type
Toni MORRISON
jazz
Quiconque a jamais entendu Toni Morrison lire ses textes sait la
prenante musicalité de sa voix: une voix de mezzo-soprano,
chaleureuse, colorée, jouant sur tous les registres, passant en un
phrasé du chuchotement au cri. Dès son premier roman (L’Œil le plus
bleu, en 1969), tout était déjà dans l’attaque, dans le coup d’archet
initial. Peu à peu, avec notamment Sula (1973), puis la cantate du retour
aux racines qu’est La Chanson de Salomon (1977), la petite musique
s’est orchestrée. En 1987, Morrison est entrée dans la somptueuse
seconde phase de sa carrière avec Beloved, le livre qui, plus qu’aucun
autre sans doute, il a valu en 1993 le prix Nobel de littérature. Premier
volume d’une future trilogie dont Jazz constitue le second volet,
Beloved était soulevé par la houle du spiritual. «Let my people go», dit le
vieil hymne: que le peuple noir soit enfin affranchi de l’esclavage, mais
aussi des cicatrices que celui-ci a laissées sur les corps meurtris
comme dans les mémoires qui n’osent plus se ressouvenir de leur
histoire disloquée et vivent dans la terreur de voir resurgir des
traumatismes soigneusement enfouis. Et ce que la parole nouée ne
parvenait pas à dire, c’était la psalmodie à la Mahalia Jackson qui
l’exprimait dans un «moan», un gémissement montant des profondeurs,
en lentes spirales, jusqu’à l’incantation.
Les chemins par lesquels Toni Morrison est venue à l’écriture
s’appellent Faulkner, Virginia Woolf, Gabriel Garcia Marquez, mais
surtout peut-être Ralph Waldo Ellison, qui, musicien de formation, a su
mieux que personne, dans Homme invisible, pour qui chantes-tu?
transcrire les voix noires. De lui, et de Zora Neale Hurston, Toni
Morrison a appris à traiter le roman comme une partition parlée.
Rien d’étonnant, donc, à ce qu’elle remonte aujourd’hui à la source,
à savoir la «Renaissance nègre», dont Harlem fut l’épicentre. C’est là
que se passe Jazz. Nous sommes en 1925-1926, le poète Langston
Hughes vient de publier The Weary Blues, où le hululement du saxo à
l’aube sur les toits de Lenox Avenue a remplacé celui de l’engoulevent
du Sud. La musique alors est partout et, lorsque Joe et Violet
débarquent de leur Virginie natale dans la grande ville, c’est comme en
dansant. Morrison a retrouvé ici le New York des années de Manhattan
Transfer (1925), avec ses ciels de nuit et son tempo, qui met les nerfs à
vif, éveille le désir, donne à la première génération de migrants
l’impression qu’ils se sont enfin arrachés à l’ornière de la misère rurale
et vont pouvoir désormais improviser librement leur vie.
Avec la cinquantaine, ce passé d’ombre finalement les rattrape. Violet,
qui est coiffeuse en appartement, commence à dormir avec une poupée
et ne vit plus que pour ses bigoudis et ses perroquets. Joe continue à
faire du porte-à-porte pour vendre ses cosmétiques. Il ne souvient plus
quelle sensation c’était, d’être amoureux. Pour la revivre une dernière
fois, il fait une folie: il s’amourache de la jeune Dorcas et de ses dix-sept
printemps. La ville se fait complice de la clandestinité de leurs amours.
Dorcas porte des talons hauts, se met du rouge à lèvres; la séduction,
pense-t-elle, est son meilleur atout. Pour sa couturière de tante, c’est
toute cette musique crapuleuse des bas-fonds, de la jungle, qui lui a
tourné la tête.
Cela dure le temps d’un automne, une brève saison, jusqu’à ce
qu’un soir Dorcas aille danser avec les jeunes de son âge. Joe survient,
et la tue. Le jour de l’enterrement, Violet s’arme d’un couteau de
boucher et va défigurer le cadavre. Puis, dans l’appartement de Lenox
Avenue, sous la photo de Dorcas, qui trône en bonne place, elle essaie
d’imaginer qui était cette jeunesse qui lui a volé son homme (la fille,
peut-être, qu’ils n’ont pas eue?) pendant que Joe sanglote et se mouche
dans de grands mouchoirs que Violet lave au fur et à mesure. Ainsi, ils
dorlotent leurs bleus à l’âme: cette année-là, accompagnée par Louis
Armstrong à la trompette, Bessie Smith a enregistré «Saint Louis
Blues». La musique, qui les a leurrés, les console.
Comme le blues, Jazz est un «mélo», transfiguré par la voix qui le
chante — une voix rauque, soyeuse, désinvolte, qui n’est autre que celle
du livre lui-même, qui dit «je» et se rêve en train de s’écrire,
s’enchantant de la riche volupté de raconter. L’histoire de chacun y est
une aria, avec son propre timbre et sa propre envolée, et pourtant,
comme dans une composition de Duke Ellington, tout se fond dans une
chorale contrapunctique et fantôme. Lorsqu’on referme le livre, c’est
encore cette voix qu’on entend encore dans le silence qui suit.
Paradis
La première phrase claque: «Ils tuent la blanche d’abord.» On est
dans un western à la Sam Peckinpah. Oklahoma, printemps 1976.
Venue de la bourgade voisine, une horde sauvage, armée de carabines
et de corde, lance à l’aube son expédition punitive contre le
«Couvent», isolé en pleine campagne.
«Faut pas l’dire, mais les soucis n’ont pas fleuri cette année-là»—
ainsi commençait le tout premier roman de Toni Morrison. Depuis, elle
a toujours aimé les débuts abrupts, un peu énigmatiques, précipitant
le lecteur «en plein milieu des choses». Après quoi, en lentes spirales,
le récit— ou plutôt, le récitatif— retourne en arrière pour expliquer
qui, quoi, le comment, le pourquoi.
Lorsqu’en 1889, l’ancien Territoire indien est ouvert à la
colonisation, une poignée d’affranchis — neuf familles en tout—
quittent la Louisiane. Tous sont noirs—d’un noir anthracite, profond,
presque bleu. Certains, au lendemain de la Guerre Civile, ont servi
comme gouverneur-adjoint de leur Etat pendant la brève période où ce
fut possible— avant que la «rédemption» du Sud par son oligarchie
blanche les renvoie qui à son champ, qui à sa forge. Leurs ancêtres
étaient établis dans la Louisiane (encore française) dès le XVIIIe siècle.
Ils ne l’ont pas oublié. En fait, «ils n’ont rien oublié depuis 1755».
C’est fiers de ces quartiers de noblesse qu’ils prennent la route de
l’Ouest.
L’humiliation n’en est que plus âpre lorsqu’en chemin, comptant
s’installer dans un village, ils en sont expulsés par les habitants. Des
Noirs, comme eux, mais à la peau d’une nuance plus claire, et qui ne
veulent pas de ces «loqueteux» mal blanchis chez eux. Cette blessure
ne s’oubliera pas. C’est alors que le patriarche Zacharie, Moïse de cet
Exode, édicte la Loi — jamais clairement avouée, toujours obsédante:
dans la ville qu’ils vont fonder, il n’y aura que des Noirs anthracite.
Une ville «ethniquement pure», en somme. La suite, ce sont les
«ramifications» de cette cicatrice originelle.
La longue marche reprend. Un premier établissement, baptisé
Heaven (un autre mot pour Paradis), ne survivra pas à la grande
sécheresse des années trente — celle des «Raisins de la Colère». Au
lendemain de la Guerre, la troisième génération réitère pieusement la
geste de ses pères pour aller fonder, plus à l’Ouest encore, en pays
Arapaho, une nouvelle «ville» (630 habitants), y emportant en guise de
mémorial, presque d’autel, le vieux Four communal.
Voilà du moins l’histoire telle qu’au fil de la lecture on la
reconstitue peu à peu. Car elle est narrée de l’intérieur, sous l’angle
des personnages, à travers leurs perceptions, leurs souvenirs. Tout est
d’abord en gros plan, flou d’être vu de si près: il faut un certain temps
pour faire «le point» sur l’image. D’autant que le montage tournoie
sans cesse d’un personnage à un autre, et il y en a beaucoup. On ne
suit pas ici, tout au long, le «flux» d’une même «conscience»: on est
face à un kaléidoscope de fragments de conscience— à mi-chemin
entre Virginia Woolf et les «short cuts» de Robert Altman. Une
multitude de voix y compose le choral éclaté, la rhapsodie parfois
discordante d’une «communauté».
A l’écart, en marge de la «ville», le «Couvent» est un vaste
manoir— une «folie»— construit, au temps de la Prohibition, par un
escroc qui l’a décoré de statues obscènes, tel un lupanar baroque.
C’est ensuite devenu l’École du Christ Roi, où des nonnes catholique se
consacraient à l’éducation des jeunes filles Arapaho. Le Couvent est
aujourd’hui désaffecté. Une survivante de l’époque, Consolata, s’est
maintenue dans les lieux: dans son potager, elle cultive des poivrons;
elle fait la meilleure tarte à la rhubarbe du pays. Au fil des années,
venues d’un peu partout, de jeunes femmes à la dérive — quatre en
tout— ont trouvé là un refuge.
La ville, quant à elle, se voit comme une enclave magique au
milieu de nulle part—, un petit paradis, un «pays d’Oz» noir. Au grand
dam de l’entrepreneur des pompes funèbres, personne, depuis la
fondation, n’y est jamais mort. Le temps s’y est comme suspendu—
transi par la commémoration des origines. Il n’y a que la maîtresse
d’école pour scruter les archives, tracer l’entrelacs très faulknérien
des lignages, dessiner les arbres généalogiques — et s’apercevoir que
l’histoire «officielle» dit une chose, et «les arbres une autre». Le nom
de ceux qui ont osé enfreindre «la Loi», en épousant hors du clan
anthracite, a été excisé de la mémoire. L’épique légende, cent fois
récitée, ne s’est bâtie que sur cet ostracisme sournois.
1968. Dans l’enclos qu’est la ville, l’agitation du dehors commence
à filtrer. La hiérarchie des notables a de plus en plus de mal à contenir
la révolte larvée de la jeune génération, qui insiste pour déchiffrer
autrement la terrible injonction patriarcale, aujourd’hui à demi
effacée, gravée dans la pierre du Four. Et il y a ces rumeurs, ces
scandales, dont on ne parle qu’en secret. Cette fille de quatorze ans,
par exemple, enceinte — et qui, à son retour d’un séjour au Couvent,
ne l’était plus. Obscurément, les gardiens de l’ordre et de la mémoire
sentent que la maîtrise des choses lui échappe.
Pendant ce temps, les femmes du Couvent — dont on ne saura
jamais laquelle est «blanche», lesquelles noires— vivent leur propre
version de l’utopie. La plus jeune prend des bains de soleil toute nue.
Parfois, elles dansent, la nuit, sous la chaude pluie d’été. Ou jouent à
décalquer leur silhouette sur le plancher. Ou se livrent à des séances
de rêverie à voix haute. Ou encore écoutent la vieille Consolata leur
parler du merveilleux pays (le Costa-Rica) où elle est née; des
perroquets multicolores; d’une femme, Piedade, dont l’haleine sentait
«l’ananas et le cachou», qui ne «parlait pas, mais chantait». Presque
une commune hippie. De femmes entre elles. Sans Dieu ni maître.
Pour les mâles de la ville, tout ce qui se passe est la faute à ces
traînées sans vergogne, ces «sorcières». Sur elles, ils projettent leurs
frustrations et leurs rancœurs. Un jour de 1976, ils n’y tiennent plus.
«Tous les bordels n’ont pas une loupiote rouge». Il faut mater cette
«mutinerie de juments» en folie. Il faut les débusquer de leur antre,
les exorciser, et l’ordre sera restauré. C’est ainsi que, pour l’honneur,
un petit matin…En filigrane, ici, un célèbre conte de Hawthorne— sur
le mode, déjà, du «réalisme magique»— où, dans la Nouvelle
Angleterre du XVIIe, une escouade de Puritains en armes lance un raid
sur la colonie de Merrymount, ses femmes lascives, son catholicisme et
son arbre de Mai.
1968-76: le roman évoque huit ans de tumulte et de violence. Le
grand vent de libération qui souffla. L’interdiction d’interdire; les
femmes jetant leurs entraves aux orties. Mais aussi le «Black Power»:
un poing crispé, levé vers le ciel, pour («sortez, mon peuple, de
Babylone!») signifier à la «nation» noire de se retrancher du monde
blanc. Ce repli sur un noyau identitaire pur et dur fut, pour Morrison,
la face d’ombre de l’époque: comme un apartheid à l’envers, la
perverse image en miroir de la vieille loi sudiste selon laquelle une
seule goutte de sang noir suffit à faire de vous un «Nègre».
Étrangement, le massacre, comme dans un conte de fées
gothique, lève le sortilège qui planait sur la ville. La Faucheuse ne
s’arrête plus à ses portes. On commence à y mourir. Le temps a repris
son cours. «Beloved», déjà, disait que trop de mémoire peut hanter
jusqu’à l’asphyxie, que tout champ clos devient un jour pathogène.
Dans la ville —isolat enkysté dans un passé archaïque–, le mort en est
venu à saisir le vif. Au fond du jardin, la généalogiste brûle la liasse de
ses documents: et que le vent en disperse les cendres! L’heure est
venue de passer la charrue sur les ossements des ancêtres. D’oublier.
De tirer un trait sur quasi cent ans de solitude.
Au lendemain du carnage, dans un finale peut-être posthume, les
cinq femmes reviennent— ou, comme dans «Beloved», leur fantôme?—,
tandis que, d’outre-tombe, monte la voix de Piedade à l’haleine
d’ananas. Et alors enfin, le temps d’un adieu, l’écriture, s’enchantant
de sa pulsation lyrique, vous berce jusqu’à l’hypnose. Et chuchote,
mezza voce, qu’il est des paradis que mieux vaut, au fond, avoir
perdu.