l`éducation
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HAÏTI-ESPAGNE L’ÉDUCATION : CLÉ D’UN AVENIR OUVERT Entrevue du P. Dani Villanueva, S.J., adjoint à la direction de Entreculturas Le P. Dani Villanueva, S.J., dans son bureau de Madrid. Élèves haïtiens, bénéficiaires de l’engagement de Entreculturas. Pierre Bélanger : Père Dani, parleznous de Entreculturas. Est-ce une « œuvre » de la Compagnie de Jésus, comme un collège ou une maison de retraites ? Dani Villanueva : Nous aimons beaucoup définir Entreculturas comme un réseau de personnes et d’institutions qui visent la transformation et le changement social par l’éducation. Nous sommes, de fait, une ONG de développement international de la Compagnie de Jésus espagnole. Nous sommes environ 70 employés et nous avons quelque 500 bénévoles un peu partout en Espagne. Nous voulons aider les personnes à générer la transformation personnelle et communautaire qui, à son tour, produira les capacités pour sortir de la pauvreté et pour construire une culture de la solidarité au niveau local, puis, plus largement, au niveau global. Pour ce faire, nous administrons des projets de coopération dans 18 pays d’Amérique latine et dans 17 pays africains. Ici, en Espagne, nous travaillons aussi en lien avec 700 institutions éducatives, des écoles. Notre spécificité, c’est sans doute que nous sommes un nouveau type d’œuvre jésuite, plus fortement basée sur la collaboration, le travail en réseau, dans un environnement véritablement ouvert. Mais il n’y a aucun doute : nous sommes de la Compagnie de Jésus. Nous nous voyons comme le lien entre les institutions et les œuvres de la Compagnie en Espagne et la mission éducative universelle des jésuites « aux frontières », comme nous invite à le faire la dernière Congrégation générale. Ce que nous faisons, nous le faisons toujours à travers le réseau des institutions de la Compagnie. De fait, 97 % de nos projets sont réalisés en lien avec des institutions essentiellement jésuites : Fe y Alegría (Foi et Joie), le SJR (Service jésuite des réfugiés) et les centres sociaux jésuites. PB : Quel a été l’itinéraire, le chemin de votre vocation personnelle et celui de votre engagement professionnel, qui vous a amené à travailler à Entreculturas ? DV : En 1989, j’étais au collège. Jamais je n’oublierai l’assassinat des martyrs du Salvador, six jésuites et deux de 16 leurs employées. À travers leur témoignage, j’ai compris que, même de nos jours, il y a des gens qui donnent leur vie pour la justice selon les principes de l’évangile. Cela a totalement transformé ma perspective sur ce qu’on peut faire de sa vie. Je pense bien que c’est là qu’est née ma vocation. Plus tard, une fois devenu membre de la Compagnie de Jésus, je suis tombé en amour avec la vision du père Pedro Arrupe, notre ancien supérieur général, en particulier sa passion pour les réfugiés. J’ai toujours rêvé de travailler avec les réfugiés en Afrique, de les accompagner. La Compagnie de Jésus m’a permis d’étudier, puis de m’impliquer dans des missions qui ont toujours été liées à la coopération internationale, à l’aide au développement. En 2008, quand j’ai terminé mes études de théologie morale sociale, à Boston, le Provincial m’a envoyé collaborer au secteur « Afrique » de notre ONG espagnole, Entreculturas. Depuis cette époque, mon histoire est liée à cette œuvre. HAÏTI-ESPAGNE Au Tchad, Dani Villanueva avec une équipe d’enseignants. PB : Parlons des divers champs d’intervention d’Entreculturas. Quelles sont les priorités de l’œuvre et ditesnous en quoi ces priorités peuvent être comprises comme des priorités « jésuites » ? DV : Comme je le disais, Entreculturas travaille principalement dans des projets d’éducation. Notre manière de voir le changement social s’appuie sur le concept suivant : l’éducation est un outil qui assure la dignité de la personne humaine et la transformation des sociétés. Notre mission est donc d’appuyer le large réseau des institutions de la Compagnie de Jésus dans ce qu’on peut appeler sa « croisade » contre la pauvreté et l’exclusion, par l’éducation. Qu’est-ce qui pourrait être plus jésuite ? Au fond, c’est là l’intuition de base du père José María Vélaz, le fondateur du réseau Fe y Alegría : il était persuadé que d’élever la qualité de l’éducation dans un pays est la meilleure contribution qu’on puisse faire pour favoriser son développement. En nous concentrant sur cet objectif éducatif – ce qui est d’ailleurs l’expérience fondamentale des jésuites – nous poursuivons deux des priorités apostoliques universelles de la Compagnie de Jésus : d’une part, l’accompagnement des réfugiés et des migrants, d’autre part, une attention particulière à l’Afrique. Élèves de Foi et Joie – Tchad. PB : D’où viennent les fonds qu’Entreculturas distribue à ses bénéficiaires ? Si je ne me trompe, vous recevez une partie importante de vos ressources du gouvernement espagnol. Cela a-t-il des implications sur le type de projets que vous pouvez appuyer ? Pouvezvous soutenir des projets qui soient nommément pastoraux ou « catholiques » ? DV : Entreculturas, depuis toujours, a tenu à avoir un bon équilibre dans ses ressources entre les fonds publics et les fonds privés. Nous visons 50 %, bien que plus récemment, la situation financière difficile de l’Espagne a fait chuter radicalement le niveau des fonds publics pour la coopération (des coupures de l’ordre de 70 % ont été faites dans ces budgets). Cela a réduit notre budget global et a fait qu’actuellement, les fonds d’origines privées constituent 69 % de nos revenus. Évidemment, avec les fonds publics, nous ne pouvons appuyer des projets pastoraux ou catéchétiques. De fait, ces projets sont habituellement soutenus à partir de notre procure des missions qui, en Espagne, est une institution distincte de notre ONG, bien que nous collaborions étroitement. Ainsi, les projets d’Entreculturas sont d’abord éducatifs et sociaux, souvent réalisés avec des institutions confessionnelles, mais 17 ouverts et au service de populations vulnérables, indépendamment de leur appartenance religieuse. PB : La Province jésuite du Canada français est entrée en contact avec Entreculturas grâce à nos engagements en Haïti. Pouvez-vous nous dire de quelle manière votre organisme a dédié une partie de ses efforts vers ce pays des Antilles ? Quelle collaboration avez-vous apportée aux œuvres jésuites d’Haïti ? DV : Après le tremblement de terre de 2010 en Haïti, il nous est apparu important que, pour la première fois, les organisations de coopération et les bureaux européens des missions jésuites coordonnent leurs efforts pour offrir, en premier lieu, une aide d’urgence. Nous l’avons fait à partir du Red Xavier ou Réseau Xavier. En Haïti, Entreculturas, pour sa part, a donc été choisie par le Réseau Xavier pour coordonner l’aide jésuite européenne qui s’est élevée à 4,6 millions de dollars pour l’aide d’urgence et la reconstruction. Bien qu’au point de départ il s’agissait d’une aide d’urgence générale, très vite nos efforts se sont concentrés principalement dans l’accompagnement et le renforcement de Foi et Joie Haïti, qui a été choisie comme priorité par le Comité interprovincial des jésuites pour Haïti. Depuis 2010 HAÏTI-ESPAGNE PB : Père Dani, pour terminer sur un plan plus personnel, quelle relation faites-vous entre votre engagement à Entreculturas et l’évangile, entre votre travail et la vision de la Compagnie de Jésus dans le monde d’aujourd’hui ? donc, nous avons travaillé beaucoup et avec efficacité à la création de ce réseau de 17 écoles comprenant 140 enseignants et enseignantes. C’est là qu’est allé la plus grande partie de notre aide. Nous avons permis au P. Ambroise Gabriel et à son équipe de donner une nouvelle dimension à l’œuvre, de la renforcer, de commencer à cheminer vers une autonomie administrative. Nous avons considéré que Foi et Joie Haïti, l’établissement d’un réseau d’écoles pour des gens dans le besoin en Haïti, était une initiative prometteuse de la Compagnie. DV : Je pourrais dire que mon implication à Entreculturas – et plus largement toute ma vocation marquée par le travail de coopération internationale – est étroitement liée à la vision de saint Ignace, telle qu’il la présente dans ses Exercices spirituels au moment de la « contemplation de l’Incarnation ». Je crois que nous, jésuites, avec nos collaborateurs, sommes envoyés pour déployer notre mission de réconciliation au monde entier, dans sa totalité. Cet impératif anime tous nos efforts en créant chez nous des visions du monde qui tiennent compte de l’ensemble de la réalité; cela nous rend coresponsables de l’évolution du monde. En tant que disciple fidèle du père Pedro Arrupe, je ne puis concevoir une foi qui ne s’intéresserait pas aux exigences de justice qui naissent de l’amour du prochain. À partir de là, je vis mon engagement en harmonie totale avec ma vocation. Une équipe d’éducateurs de Foi et Joie – Haïti. PB : À partir de l’expérience qu’Entreculturas a faite en Haïti, qu’est-ce qui, à votre avis, serait particulièrement précieux pour assurer un avenir meilleur pour les Haïtiens ? DV : Entreculturas, dois-je dire d’abord, a appris beaucoup d’Haïti au cours des dernières années. Nos principaux interlocuteurs ont été le Provincial Jean-Marc Biron et les compagnons haïtiens : Ambroise Dorino Gabriel, Miller Lamothe, Wismith Lazard, Kawas François. Grâce à eux, nous avons appris peu à peu les spécificités du travail en Haïti, le poids de l’histoire dans la réalité haïtienne, l’élément clé de l’implication locale pour assurer le succès de la reconstruction, mais d’abord et avant tout la valeur énorme que le peuple haïtien accorde à l’éducation. C’est la raison principale pour laquelle le Réseau Xavier aussi bien que l’association des collèges jésuites d’Amérique latine (Flacsi) et bien d’autres groupes liés à la Compagnie de Jésus ont donné priorité à Foi et Joie Haïti dans leur intervention après le séisme. À mon avis, ce fut l’élément majeur, un appui de très grande valeur pour l’avenir ; il y a eu rencontre entre la vision de la Compagnie haïtienne – capable de redimensionner sa mission en vue de cet engagement éducatif – et l’espérance du peuple haïtien, qui a su valoriser et donner priorité à l’éducation comme élément constructeur de l’avenir et de la stabilité. Durant la récréation. La dernière Congrégation générale des jésuites nous invitait à déployer notre mission par des réseaux d’institutions qui travaillent pour la justice globale et la solidarité. Entreculturas, en lien avec le Service jésuite des réfugiés et Fe y Alegría, répond clairement à ce désir. Notre mission la plus fondamentale est de créer des ponts entre des personnes et des institutions qui s’impliquent dans la réalisation d’un univers de justice qui fait partie, inéluctablement, de la construction du Royaume de Dieu aujourd’hui. PB : Un grand merci pour votre témoignage et pour votre engagement, tout particulièrement en faveur d’Haïti. ■ Les photos du Tchad et d’Haïti sont du P. Dani Villanueva. 18