Le mythe d`Oedipe

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LE MYTHE D'OEDIPE
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LÉGENDE D'ORPHÉE
LE MYTHE D'OEDIPE
MYTHE DE PROMOTHÉE
Deux exemples : Un Mythe, une Tragédie
Œdipe et Antigone
Analyse du mythe d’Œdipe
( d’après l’exposé de Jean-Pierre Vernant )
Un mythe se présente comme une fable ,un récit d’évènements, qui constitue une intrigue. Or, l’analyse ethnologique montre que la narration cache sous
la diachronie des évènements la synchronie d’une structure où s’exprime la représentation que les hommes d’une société donnée se font de leurs rapports
entre eux, en dissimulant les contradictions réelles de ces rapports.
PREMIÈRE PARTIE : LES ORIGINES DE LA FAMILLE DES LABDACIDES
Le mythe d’Oedipe se présente comme le récit d’une longue histoire : celle de la famille des Labdacides, issue de Cadmos et d’Harmonie
Suivons le récit tel qu’iL est développé et analysé par J.P.Vernant
L’histoire commence avec le personnage de Cadmos, dont nous allons apprendre dans quelles circonstances il devient le héros fondateur de la ville de
Thèbes.
1er fait :
L’ascendance de Cadmos est le premier fait significatif de notre histoire :Il est fils d’Agenor, roi de Tyr, cité du proche orient , de la Syrie d’aujourd’hui,
Cadmos est un homme de l’Orient, étranger, phénicien :appartenant donc à une autre civilisation et à un peuple qui dans le monde grec est le fer de lance
de la colonisation et du commerce
Signification :Cette histoire met sans aucun doute en jeu le rapport de l’Occident avec l’Orient, de la culture grecque avec une autre culture, et en même
temps le rapport du Grec avec l’Etranger
Cette indication est développée par un épisode, qui est un moment essentiel au déroulement de l’intrigue : l’arrivée à Thèbes de Dionysos, rejeton de Zeus
et d’une fille de Cadmos,- Sémélé -; le jeune dieu qui vient d’Asie, se présente comme un prêtre ambulant d’une autre religion, habillé en femme, portant
les cheveux longs sur le dos, accompagné d’une bande de femmes venues d’Orient.
Il a tout du métèque oriental, la peau pâle pour n’avoir pas pris le temps de brunir au soleil, les yeux sombres, l’air séducteur et beau parleur ..tout ce qui
peut déranger, hérisser un grec né du sol ,autochtone.
C’est lui qui va jeter le trouble dans Thèbes et provoquer la mort tragique de son roi, Penthée, fils d’Agavé, la sœur de Sémélé.
Comment les Grecs, qui ne peuvent survivre qu’en entretenant des échanges commerciaux avec les étrangers et ne peuvent s’enrichir qu’en accordant
droit de Cité aux métèques (pour développer leur propre commerce ) peuvent –ils combler l’écart qui les sépare d’une autre culture ?
Comment un Grec, contraint à ces échanges avec l’Autre, peut-il lui faire sa place sans perdre son identité ?
S’il refuse de reconnaître l’Autre, le grec, « boiteux » de génération en génération, n’est-il pas condamné à une fin tragique, condamné à vivre sous terre
pour n’avoir pas su accueillir l’étranger sur la terre où le hasard, conduit par les Dieux, l’avait « semé » ?
En même temps que l’homme, le citoyen grec, attaché à sa terre et prisonnier de sa culture, n’est-ce pas la Cité grecque, -sa civilisation-, qui est
condamnée à disparaître ?
C’est le mythe qui a pour fonction de délivrer les Grecs de cette question angoissante.
2ème fait :
Cadmos a deux frères : les frères phénix et une soeur ravissante dénommée Europe. Europe est enlevée par Zeus , qui, ayant pris la forme d’un taureau,
l’entraîne en Crète, où il l’installe et lui fait des enfants,.dont Minos, futur roi de Crète.
Le désir :
Pour la première fois dans cette histoire, on assiste à l’intervention des dieux dans le destin des hommes, en l’occurrence, Zeus, le premier d’entre eux.
C’est lui qui donne l’impulsion initiale à cette série d’évènements qui constituent le destin tragique des Labdacides, en enlevant une mortelle pour satisfaire
un désir qu’aucune immortelle ne peut combler.
C’est dire que l’histoire des Labdacides , et sans doute toute histoire humaine, ne peut commencer sans une intervention qui manifeste une puissance
divine.
Le mythe nous apprend qu’il s’agit de la présence chez les dieux d’un désir humain. S’il est vrai que les dieux sont bien différents des hommes, puisqu’ils
sont immortels, vivant à distance des humains et radicalement séparés d’eux, ils ont cependant quelque puissance en commun : C’est le désir – l’Eros - qui
vient « combler l’écart »entre eux.
Comment comprendre ce signe que nous adresse le mythe, cette représentation chez les Grecs du rôle décisif des dieux dans le destin des hommes sous la
forme du Désir, de l’Eros ?
Il faut renverser la représentation que nous en donne le mythe:
Ce n’est pas chez les dieux qu’il faut situer un désir humain qui serait l’origine et le moteur de l’histoire humaine. Au contraire, c’est en l’homme :dans le
Désir, qu’il faut reconnaître quelque chose de divin, une puissance, une force, un « conatus », qui seule permet de comprendre l’origine d’un destin
proprement humain.
Dans l’élaboration du mythe d’Œdipe, dans la mythologie grecque, ( à la différence de la philosophie, qui, avec Platon, comprendra le désir comme un
manque ) le désir humain est encore compris comme Eros, comme cette force inhérente à l’homme qui lui permet de combler l’écart qui le sépare des
dieux.
L’interprétation psychanalytique du mythe d’Œdipe, prisonnière de l’idéalisme philosophique, est un contre sens manifeste
Dans le Mythe, -et cela dès la mythologie cosmogonique -, c’est l’Eros, né du chaos en même temps que la terre mère (gaîa ), qui est la force productrice
de toutes choses y compris le ciel (ouranos ) et le temps (chronos )qui, en séparant le ciel de la terre, va donner naissance au monde et au devenir.
Le Désir, compris comme Eros ( divin ), apparaît comme l’essence de la vie et le moteur de l’histoire humaine .
De même que le mythe doit répondre à la question angoissante de l’altérité ( de la distance qui nous sépare de l’Autre , de l’étranger ),là encore, la
fonction du mythe consiste à combler imaginairement, par la divinisation du désir , l’écart qui nous sépare des dieux, résolvant, -avant que la réflexion
philosophique ne la pose-, la question de la transcendance. La puissance de vie, qui conduit l’homme à se reproduire et à produire un monde pour
perpétuer l’espèce, n’est pas mystérieuse : elle est présente en l’homme dès l’origine parce qu’il fait partie de la nature : cette terre – Gaïa – qui
détient en elle, de toute éternité, la force – Eros- de produire toutes choses. Tout être de la nature détient en lui cette force, cet élan(« conatus », selon
le terme de Spinoza) qui lui permet, sans aucun concours extérieur( celui d’un dieu),de « persévérer dans son être »)
La réflexion philosophique, dès Platon va inverser les choses : comprenant l’homme, non comme une partie de la nature, mais comme un être à part, dont
l’essence est la pensée (la conscience), elle découvre dans le désir, compris comme manque, le signe de la distance qui nous sépare des dieux et la marque
de la transcendance : de désir en désir l’homme poursuivrait l’Etre qui lui manque.
2. Europe :
Il n’est pas indifférent dans l’élaboration du mythe et sa résonance auprès des Grecs que la soeur de Cadmos porte le nom d’Europe.
Ce nom comporte deux étymologies, dont les Grecs pouvaient fort bien associer les significations :
Eurus :large et ops ; l’œil peuvent désigner une jeune fille « aux larges yeux »
Euro peut également renvoyer au phénicien « ereb », désignant le soir ou l’Occident par rapport au Pays du Levant.
Europe est une fille du Levant, aux larges yeux, que son destin, commandé par Zeus, va conduire jusqu’en Crète, berceau de la civilisation grecque, où,
protégée par l’insularité, elle va prendre racine.
Comme l’écrit J.P.Vernant :«Déjà, avec Europe, nous sommes dans le cadre d’un enlèvement, du passage d’un monde à un autre, et d’un effet de clôture
pour cette Crète qu doit, pour fonder une culture, se refermer sur elle-même ;»
3ème fait :
Agenor, apprenant l’enlèvement d’Europe, sa fille, mobilise les trois frères et la mère pour partir à la recherche d’Europe leur interdisant de revenir avant
de l’avoir découverte et de pouvoir la ramener ; autrement dit, Agenor condamne les siens à quitter le lieu de leur naissance, leur situation de famille pour
vagabonder dans le monde sans retour.
Les hommes sont condamnés, comme les Phéniciens à vagabonder tant qu’ils n’auront pas trouvé une terre pour fonder une culture en faisant alliance
avec les autochtones.
4ème fait :
Cadmos, après consultation de l’oracle, suit une vache jusqu’à ce qu’elle s’immobilise à l’endroit où Cadmos doit fonder une cité : C’est l’emplacement de
la future Thèbes.
Après avoir tué un dragon qui protège la source du dieu Arès, dieu de la guerre, protecteur du lieu, il sème dans la plaine les dents du dragon, dont
chacune d’elles donne naissance à un guerrier, qui surgit du sol ; depuis lors ces guerriers, nés du sol ( auto-chtones ) prennent le nom de « Spartoi » c’est
à dire « les semés ».
Cadmos, l’étranger, ne peut réaliser le dessein des dieux ( n’est-ce pas son destin d’homme ? ) :-fonder une cité sans « essaimer », sans « semer » la terre
étrangère pour que les hommes qui constitueront la cité soient nés de cette terre.
les hommes ne peuvent constituer une cité, -un groupe social- que s’ils ont conscience d’être nés de cette terre ; autrement dit, la culture, qui constitue le
lien social est en même temps ce qui les enracine, -ce à travers quoi se réalise leur rapport avec la nature .
5ème fait :
Pendant sept ans Cadmos est l’objet de la colère d’Arès pour avoir tué le dragon qui protégeait sa source. C’est la guerre entre Cadmos, que les dieux
veulent imposer comme souverain, - « cet étranger qui doit faire souche » et les autochtones, « dont il a suscité lui-même la venue au jour », afin
d’enraciner la cité. Ce sont les dieux qui mettent fin au conflit, à la discorde, en ménageant le mariage de Cadmos avec une déesse, Harmonie, fille
d’Aphrodite, déesse de l’amour, et d’Arès, dieu de la guerre. Le mariage a lieu en présence des Muses et des dieux, qui font de nombreux cadeaux,
certains empoisonnés.
Le couple aura plusieurs enfants, dont deux filles :Sémélè et Agavè
J.P.Vernant : «Autrement dit, les débuts de Thèbes représentent un équilibre entre un personnage qui vient de loin, Cadmos, qualifié comme souverain
par la volonté des dieux et les personnages implantés dans la glèbe, surgis du sol ;des autochtones…»
L’équilibre est précaire, réalisé après plusieurs années de guerre ; l’union est symbolique, réalisée par la création du personnage mythique d’Harmonie.
Il y a bien là, dans cet épisode, une mise en cause, -bien évidemment symbolique ( dans la mesure où le mythe a précisément pour fonction d’en masquer
le sens et la portée ) du pouvoir qu’un chef prétend, à la faveur de la guerre, instaurer sur les hommes – les autochtones, -les agriculteurs devenus des
guerriers- en invoquant l’origine divine du pouvoir.
Autrement dit, à travers le mythe, l’instauration du pouvoir dans ces conditions historiques est compris comme une menace pour les liens sociaux régnant
jusqu’alors entre les membres du groupe, de la communauté primitive.
6ème fait : L’épisode de la naissance de Dionysos
La fille de Cadmos, qui porte le nom de Sémélè ( qui la fait parente des « semés »et d’une certaine façon autochtone ), aussi ravissante qu’Europe voit
Zeus s’étendre à côté d’elle chaque nuit. Elle brûle de le voir au grand jour dans tout son éclat. Quand Zeus cède à sa prière, la voici réellement consumée
par la luminosité et le flamboiement du dieu.( N’est-elle pas plutôt consumée d’amour ? )
« Comme elle était déjà enceinte d’un enfant, Dionysos, Zeus n’hésite pas à enlever du corps de Sémélè, en train de se consumer, le petit Dionysos, qu’il
implante dans sa cuisse comme dans un utérus, afin d’achever la gestation.
Fils d’une mortelle et d’un dieu, nourri partie dans le ventre d’une femme, partie dans la cuisse de Jupiter, l’enfant est bizarre.
Caché par Zeus pour le soustraire à la jalousie d’Hera, sa divine épouse, il quitte la Grèce pour la Thrace, entreprenant une véritable conquête de l’Asie,
suivi par des armées de fidèles, surtout des femmes qui combattent à grands coups de thyrse ; Puis il revient en Grèce.
Souvenons-nous du portrait que nous avons fait du jeune homme, métèque, effeminé etc …Autour de lui gravite toute une bande de femmes venues
d’Orient, qui envahissent les rues de Thèbes, faisant du vacarme , mangeant et dormant en plein air.
C’est bien une nouvelle religion (une nouvelle culture ) venue d’Asie, dont Dionysos est porteur, qui vient jeter le trouble au cœur de la civilisation
grecque.
Sémélè, fille de la terre, autochtone, a accouché, malgré elle, à son corps défendant, consumé par l’amour, d’un jeune dieu.
Or ce dieu n’est pas un dieu comme les autres , non seulement par son aspect physique mais par son message : « Il veut, écrit J.P.Vernant, rétablir un lien
avec le divin -.le rétablir non à l’occasion d’une fête où les dieux s’invitent pour s’en retourner aussitôt, mais dans la vie humaine elle-même. ;il entend
introduire un ferment, qui ouvre une dimension nouvelle dans l’existence quotidienne de chacun ;»
L’évangile de Dionysos, que Nietzsche a célébré, c’est l’idée que l’homme peut devenir un Autre, lui-même créateur au même titre qu’un dieu, pourvu
qu’il remette en cause l’image qu’il se fait de lui-même d’un être limité, défini par la pensée abstraite et la conscience morale, méprisant son corps et ses
instincts -tout ce qu’il y a d’animal en lui- afin de libérer la force de l’Affirmation, la volonté de puissance, qui constituent la seule essence, la seule vérité
de l’homme. Selon Nietzsche, il faut que l’homme veuille la fin de l’Homme, avec sa majuscule, cette caricature de l’homme, sûr de lui-même, certain de
ses valeurs, qui n’est que le rejeton dégénéré d’une civilisation, C’est alors que chacun peut devenir Autre que lui-même, et l’égal d’un dieu.
Aucun homme ne peut combler la distance qui le sépare des dieux, qui ne sont que ses propres créations fantasmatiques, s’il ne devient lui-même un dieu.
C’est ici la culture grecque et l’image que les Grecs ont élaborée d’eux-mêmes par la médiation de cette culture, qui se trouvent mises en question sous la
forme du mythe, qui en voile, en même temps, le caractère tragique.
La suite du mythe nous fait assister, sous une forme imaginaire, symbolique à cette tragédie.
7ème fait :
Dionysos et son cortège de femmes lydiennes, qui ont envahi Thèbes, entraînent les femmes thébaines, « ces matrones solidement installées dans leur statut
d’épouses et de mères; elles abandonnent leurs enfants, quittent leur mari, et s’en vont dans les montagnes, dans les terres en friche, dans les bois se
promenant dans des tenues étonnantes, se livrant à toutes sortes de folies …Selon ce qu’affirment les paysans, elles vivent comme dans un autre monde
d’harmonie retrouvée entre tous les êtres vivants, hommes et bêtes sauvages. .L’âge d’or revenu. Victoire de la douceur sur la violence, des femmes sur
les hommes, de la nature sur l’ordre de la cité » ( J.P.Vernant )
Penthée, petit-fils de Cadmos est devenu roi de Thèbes : « Il incarne l’homme grec, convaincu que ce qui compte , c’est le contrôle de soi, la raison, le
pouvoir de dominer ses désirs et ses passions, méprisant les femmes, mais surtout tout ce qui n’est pas grec, les barbares d’Asie,,,Il croit par dessus tout à
l’ordre de la cité qu’il appartient au roi de maintenir. Il envoie donc ses soldats dont la présence transforme les femmes en furies. Puis il se rend en pleine
nature pour se rendre compte par lui-même et comprendre, s’il se peut, les causes de ce dérèglement, persuadé qu’elles se livrent à des orgies sexuelles
ébouriffantes.
Rencontrant Dionysos, il l’interroge sur son dieu ; et lui demandant s’il l’a vu, il obtient cette réponse sibylline : : « je l’ai vu me voyant »
C’est la suite du récit qui sans doute peut éclairer la formule.
Dionysos conseille à Penthée, s’il veut voir et comprendre de se déguiser lui-même. Et voici le roi, le citoyen, le Grec qui s’habille en femme, se féminise,
devient en tout semblable à un asiatique
L’histoire se termine mal. Penthée, juché sur un arbre pour mieux voir, est pris à parti par les femmes, tombe à terre. Elles se ruent sur lui et le déchire
tout cru, comme la victime d’un sacrifice. Agavé, la mère de Penthée, qui faisait partie de la bande de ces femmes déchaînées, présentant la tête de son fils
à Cadmos, soudain le reconnaît. Elle sort de son délire.
Le retour de Dionysos chez lui a provoqué cette tragédie, parce que les Grecs ont été incapables de reconnaître dans l’étranger un des leurs, et dans
l’Autre leur semblable, sous l’apparence et sous le vêtement :un homme .
Les citoyens grecs, sûrs de leur supériorité, , certains de leur identité culturelle, persuadés que l’homme se définit par cette identité, incapable d’être autre
que le-même ( l’homme semblable à soi pour une vie entière), les voici qui « ont basculé dans l’altérité absolue, et l’horreur ».
Ainsi, le refus de l’Autre menace ceux qui le rejettent de la perte de leur identité . « L’horreur vient se projeter sur la face du Même, qui n’a pas su
faire sa place à l’Autre ».
Sous le voile du mythe, on a affaire à un avertissement aux Grecs, d’ordre moral et politique : « Tout se passe comme si, dans la mesure où un groupe
humain refuse de reconnaître l’Autre, de lui faire sa part, c’est ce groupe qui devenait monstrueusement autre »..
Sans doute faut-il aller plus loin et essayer de comprendre pourquoi cela se passe « comme si ». Le dialogue entre Dionysos et Penthée doit nous éclairer :
Penthée :-As-tu vu ce dieu qui est le tien, en rêve ?
Dionysos ;-Non, je l’ai vu bien éveillé. Je l’ai vu me voyant. Je l’ai regardé me regardant.
J P.Vernant nous permet d’éclairer la formule de Dionysos grâce aux analyses qu’il nous propose dans son livre « L’individu, la mort, l’amour »
Commentant la figure mythique de la Gorgone Méduse, il écrit, soulignant le rôle du miroir dans la vie quotidienne des Anciens :
«Se mirer, c’est projeter sa propre face devant soi, en vis à vis, se dédoubler comme on le ferait d’un autre, en sachant qu’il s’agit de soi. Pas d’autre
moyen pour s’appréhender soi-même dans sa singularité que ce face à face à travers le miroir où l’on se voit en train de se voir, où l’on se regarde se
regardant. Le visage, en grec, se dit «prosopon» : Ce qu’on présente de soi au regard d’autrui, cette figure individualisée offerte aux yeux de quiconque
est comme le sceau de leur identité. En se voyant dans le miroir, on se connaît comme les autres vous connaissent.»
Autrement dit, pour un Grec, on ne peut être soi qu’en se voyant comme les autres vous voient. C’est le regard des autres qui, à proprement parler
«constitue » notre identité. Pour se connaître comme les autres nous connaissent, pour se voir comme ils nous voient, le miroir est le seul moyen, comme
une médiation qui permet de combler la distance, le vide qui nous sépare de nous-même, et nous interdit d’appréhender notre visage singulier (notre
individualité).Mais voici le piége :Quand on se voit dans le miroir, on se voit se voyant, se regardant, Ce n’est pas soi-même que l’on voit mais une mage
figée :de soi-se-regardant, non pas soi, -l’être que nous sommes, mais une façon d’être, une apparence de soi.
On connaît l’histoire du petit Dionysos, à qui les Titans jouent un tour en lui offrant un miroir. J.P.Vernant commente ainsi : «Le petit Dionysos est, dans
le miroir où il se dédouble, séduit par son image, diverti (détourné de lui-même ).Il projette son reflet ailleurs qu’en lui-même, se divise en deux, se
contemple non là où il est et d’où il regarde, mais dans une fausse apparence de lui-même, localisée là où il n’est pas en réalité, et qui lui renvoie son
regard. Cette duplication qui le détourne de lui-même est l’occasion pour les Titans de le découper en menus morceaux, faisant de l’un (identique à soi )
du multiple, dispersé.»
Autrement dit, le piège pour l’homme, c’est de « se » confondre avec son image dans le miroir, de s’imaginer qu’il est le –même (idem ) que cette image ,
identique à soi comme ce reflet figé dans le miroir par son propre regard ,Le malheur pour un homme,- un individu singulier- , c’est de confondre son
être, son individualité singulière avec une identité empruntée, semblable à l’image emprisonnée dans le miroir. Celui qui est prisonnier de cette image
empruntée, de cette identité figée, prétendant être le-même , identique à soi, se confondant avec toutes les images de soi, s’identifiant à ses masques, vivra
dispersé, démembré comme le petit Dionysos par kes Titans.
Pour devenir soi-même, ne faut-il pas accepter d’être un Autre ?
Et voici la leçon de Dionysos à Penthée, qui l’interroge sur son dieu :
Pour voir dieu , il suffit à l’homme de se voir ; Pour échapper au piège, il suffit à celui qui se regarde ,au lieu de se confondre avec son image, de voir
dieu en lui-même. Quand je me regarde, c’est dieu même que je vois, parce que dieu n’est personne d’autre pour un homme que soi-même.
Le malheur de Penthée,le Grec, nous permet de comprendre cette leçon que Nietzsche a recueillie : :
La seule condition pour découvrir dieu en soi-même, c’est de ne pas se confondre avec la conscience que l’on a de soi, avec cette identité que nous
empruntons à une fonction, une situation sociale, avec l’appartenance à un groupe et à une culture .
C’est à cette condition que chaque homme peut devenir un autre homme, à cette condition qu’un groupe humain peut s’ouvrir à d’autres et devenir luimême.
Conclusion :
Ce que le mythe met ici en doute, c’est la bonne conscience du Grec qui, comme l’a montré J.P.Vernant, trouve dans le regard des autres le secret de
lui-même, la certitude de soi, l’assurance de sa personne et confond l’humanité,- la qualité d’homme – avec son identité culturelle.
Mais il y a plus : à travers le personnage et l’histoire de Dionysos, au delà de la question angoissante posée par les Grecs de leur identité culturelle, c’est
sans doute la première fois qu’apparaît l’interrogation de l’homme sur son individualité personnelle.
C’est après la mort tragique de Penthée que commence la tragique histoire d’Œdipe.
DEUXIÈME PARTIE : LE DESTIN D’ŒDIPE
1er fait : Une génération de “boiteux”
Après la mort tragique de Penthée, le trône se trouve vacant : il est occupé très peu de temps par l’autre fils de Cadmos, Polydoros, qui a épousé Niktéis,
une « semée », une autochtone, pour donner naissance à un fils, significativement dénommé Labdacos, « le boiteux », parce qu’il est né d’un étranger et
d’une autochtone.
Quand Labdacos à son tour disparaît, son fils, Laïos, est à peine âgé d’un an, le trône est de nouveau vacant. Le petit LaÏos est hors d’état d’exercer la
souveraineté. Lykos et Niktée, qui assurent la régence, seront éliminés tous les deux par des personnages étrangers. Laïos est contraint à l’exil. Il a déjà
l’âge adulte quand il trouve refuge à Corinthe, chez le roi Pélops, qui lui offre généreusement l’hospitalité et le garde auprès de lui.
2ème fait : La malédiction de celui qui, se détournant de la femme, interrompt la perpétuation de l’espèce.
Laïos tombe amoureux de Chrysippe, un très beau jeune homme qui est le fils de Pélops. Il essaie d’avoir avec lui une relation érotique à laquelle le fils du
roi se refuse. Pélops lance contre Laïos une imprécation solennelle en demandant que la lignée des Labdacides ne puisse pas se perpétuer, qu’elle
soit vouée à l’anéantissement.
Laïos revient à Thèbes et les Thébains sont très heureux de l’accueillir et de confier ainsi de nouveau le trône à une personne qui leur en semble digne.
Laïos épouse Jocaste qui est par son ascendance une autochtone. Le mariage de Laïos et de Jocaste est stérile. Laïos part à Delphes consulter
l’oracle pour savoir ce qu’il doit faire pour avoir une progéniture. L’oracle lui répond : « Si tu as un fils, il te tuera et il couchera avec sa mère. »
L’histoire raconte qu’un jour où Laïos est ivre, il se laisse pourtant aller à planter dans le champ de son épouse, pour parler comme les Grecs, une
semence qui va germer.
3ème fait : Le refus par les parents de leur progéniture.
Jocaste met au monde un petit garçon, qui portera le nom d’ Œdipe (étymologiquement, pour les raisons que nous allons découvrir : pied bot). Les deux
époux décident d’écarter, d’interrompre cette descendance et vouent le petit enfant à la mort. Ils appellent donc un de leurs bergers qui, au cours de l’été,
s’en vont sur le Cithéron faire paître les troupeaux royaux. On lui donne la mission de tuer l’enfant, de l’exposer sur la montagne pour qu’il soit dévoré
par les bêtes sauvages ou par les oiseaux. Le berger se saisit du nouveau-né et passe dans le talon de l’enfant, après y avoir fait un trou, une courroie, puis
il s’en va ainsi, portant l’enfant sur son dos comme on portait alors le petit gibier. Il aperçoit un berger venu de Corinthe qui fait paître ses bêtes sur l’autre
versant de la montagne. Il lui demande de prendre cet enfant qu’il ne veut pas laisser mourir. Le berger pense au roi Polybe et à la reine Périboéa qui
n’ont pas d’enfant et qui en désirent un. Il leur amène donc le petit avec sa blessure au talon.
Œdipe garde sur son pied la marque de cet écart qu’on lui a imposé, de la distance où il se trouve par rapport au lieu où il devrait être, à ce qui
constitue ses véritables origines. Il est donc lui aussi dans un état de déséquilibre.
4ème fait : La prédiction énigmatique.
En tant que fils du roi, tout le monde voit en lui le successeur désigné de Polybe, mais il n’est pas complètement un garçon de Corinthe. Un jour, alors
qu’il se dispute avec un garçon de son âge, celui-ci lui lance : « Après tout, toi, tu es un fils supposé ! » Œdipe est inquiet et décide alors d’aller consulter
l’oracle de Delphes pour lui poser la question de sa naissance. Est-il oui ou non le fils de Polybe et de Périboéa ? L’oracle se garde bien de lui fournir une
réponse aussi claire que sa question. Mais il dit : « Tu tueras ton père, tu coucheras avec ta mère. » Œdipe est horrifié. La chose urgente qu’il doit faire,
c’est s’enfuir.
5ème fait : Le meurtre du père.
Il se trouve qu’au même moment la cité de Thèbes avait affaire à une pestilence terrible, et que Laïos voulait se rendre à Delphes pour demander conseil à
l’oracle. Il était parti en petit équipage, sur son char, avec son cocher et un ou deux hommes. Voici donc le père et le fils - le père convaincu que son fils
est mort, le fils certain que son père est un autre – cheminant en sens inverse. Ils se rencontrent à un croisement de trois chemins ; en un lieu où il n’est pas
possible à deux chars de passer de front. Œdipe est sur son char, Laïos sur le sien. Personne ne veut céder le passage. Œdipe, orgueilleux, se met en
colère. Il frappe le cocher, il l’étend mort, puis il s’attaque à Laïos, qui tombe à ses pieds, mort aussi, pendant qu’un des hommes de la suite royale,
épouvanté, retourne à Thèbes.
6ème fait : Le fils, pourtant avisé, intelligent (puisqu’il résout l’énigme de la sphinge), commet l’inceste sans le savoir, en épousant sa mère.
Il arrivera à Thèbes beaucoup plus tard, au moment où le malheur frappe la ville sous la forme d’un monstre mi-femme, mi-lionne, tête de femme, seins
de femme, corps et pattes de lionne, la Sphinge. Elle s’est logée aux portes de Thèbes, tantôt sur une colonne, tantôt sur un rocher plus élevé, elle prend
son plaisir à poser des énigmes aux jeunes gens de la ville.
Quand Œdipe arrive à Thèbes, il entre par une des portes, il voit tous les gens atterrés, avec des mines sinistres. Il se demande ce qui se passe. Le régent
qui a pris la place de Laïos, Créon, le frère de Jocaste, qui se rattache lui aussi à la ligné des Semés annonce à Œdipe que, s’il arrive à vaincre ce
monstre, s’il vainc la Sphinge, la reine et la royauté du même coup lui reviendront.
La sphinge formule l’énigme suivante : « Quel est l’être, le seul parmi ceux qui vivent sur terre, dans les eaux, dans les airs, qui a une seule voix, une
seule façon de parler, une seule nature, mais qui a deux pieds, trois pieds et quatre pieds, dipous, tripous, tetrapous ? Œdipe réfléchit. Il répond : « C’est
l’homme. Quand il est encore enfant, l’homme marche à quatre pattes, devenu plus âgé, il se tient debout sur ses deux jambes et, lorsqu’il est vieillard, il
s’appuie sur une canne pour pallier sa démarche hésitante, oscillante. » La sphinge, se voyant vaincue dans cette épreuve de savoir mystérieux, se jette du
haut de son pilier, ou de son rocher, et meurt.
Toute la ville de Thèbes est en liesse, on fait fête à Œdipe, on le ramène en grande pompe. On lui présente Jocaste, la reine, qui sera en récompense son
épouse
7ème fait : Une progéniture contre nature, menace de la décimation des hommes :
Tout se passe bien pendant des années. Le couple royal donne naissance à quatre enfants : deux fils, Polynice et Etéocle, et deux filles, Ismène et
Antigone. Puis une pestilence s’abat brutalement sur Thèbes.
Une maladie frappe les hommes comme les femmes, les jeunes comme les vieux, qui meurent également. La panique est générale. Thèbes est
affolée. Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qui s’est détraqué ?
Créon décide d’envoyer à Delphes un représentant de Thèbes pour interroger l’oracle et pour connaître l’origine de cette maladie infectieuse, cette
épidémie qui a frappé la ville et qui fait que plus rien n’est en ordre.
L’oracle a annoncé que le mal ne cesserait pas tant que le meurtre de Laïos ne serait pas payé. Il faut par conséquent trouver, punir, chasser définitivement
de Thèbes, exclure de la terre thébaine, écarter à jamais celui qui a sur les mains le sang de Laïos. Créon explique au peuple que Thèbes dispose d’un
devin professionnel. On l’amène néanmoins sur la place publique, devant le peuple de Thèbes, devant le conseil des vieillards, devant Créon et Œdipe.
Tirésias se refuse à révéler ce qu’il connaît, par une sagesse divine. Il sait tout, qui a tué Laïos et qui est Œdipe, parce qu’il est en rapport avec Apollon,
son maître. C’est Apollon qui a prédit : « Tu tueras ton père, tu coucheras avec ta mère. »
Un témoin de première main, qu’il faudrait consulter, c’est l’homme qui était présent avec Laïos au moment du drame et qui s’est sauvé. Il a raconté à son
retour que, dans un guet-apens, plusieurs bandits avaient attaqué l’attelage royal en route vers Delphes, tuant Laïos et le cocher. Cet homme une fois rentré
à Thèbes, n’a pratiquement plus mis les pieds en ville, il s’est retiré à la campagne et on ne le voit plus. Bizarre. Il faut le faire venir et lui poser la
question des conditions dans lesquelles l’attaque a eu lieu. On fait venir ce malheureux serviteur de Laïos. Œdipe le cuisine, dans son rôle de juge
d’instruction, mais cet homme n’est pas plus loquace que Tirésias.
9ème fait : La révélation du crime : tout s’éclaire.
On voit à ce moment arriver à Thèbes un étranger venu de Corinthe. Devant Jocaste et Œdipe, il arrive, salue, demande où est le roi du pays. Il vient lui
annoncer à Oedipe une triste nouvelle : son père et sa mère, le roi et la reine de Corinthe, sont morts. Douleur d’Œdipe, qui se trouve orphelin.
Jocaste entend le messager exposer qu’Œdipe était un enfant nouveau-né amené au palais, adopté dès ses premiers jours par le roi et la reine de Corinthe.
Il n’était pas le fils de leurs entrailles, mais ils avaient voulu que Corinthe soit sa ville. Jocaste est prise d’un éblouissement sinistre. Si elle n’avait pas déjà
en partie deviné, tout est clair à présent pour elle. Elle quitte le lieu du débat et entre dans le palais.
« D’où sais-tu cela ? » demande Œdipe au messager.
« Je le sais, répond-il, parce que c’est moi-même qui ai remis cet enfant à mes maîtres.
« Cet enfant, d’où le tenais-tu ?
Du palais.
Qui te l’avait donné ?
Jocaste
Dénouement : Le suicide de la mère, l’automutilation du fils.
A ce moment-là, il n’y a plus l’ombre d’un doute. Œdipe comprend. Comme un fou, il se précipite vers le palais pour voir Jocaste. Elle s’est pendue avec
sa ceinture au plafond. Il la trouve morte. Avec les agrafes de sa robe, Œdipe se déchire les yeux, il s’ensanglante les deux globes oculaires.
J.P.Vernant : « Enfant légitime d’une lignée royale et maudite, revenu à son lieu d’origine après un long détour, il ne peut plus voir la lumière, ni le
visage de quiconque. »
Lorsqu’il y a une peste qui met en péril l’espèce humaine, c’est qu’il y a une souillure.
Œdipe reste à jamais Etranger à cette terre des hommes.
Œdipe est chassé de Thèbes. Conduit par Antigone, sa fille, il termine sa vie sur la terre d’Athènes, près de Colonne, en un lieu où il ne devrait pas être,
où il ne devrait pas « poser le pied », parce que c’est le sanctuaire des Erinyes, qui sont précisément les déesses de la vengeance .
Il est à nouveau chassé et recueilli par Thésée, qui lui accorde le statut de « métèque » : l’étranger. Alors, il disparaît sous terre, peut-être
foudroyé par Zeus, s’enracinant enfin dans le sol, sur une terre étrangère, - ce qui lui interdit à jamais d’être autochtone.
Pourquoi cet homme, qui devait poursuivre une lignée royale, est-il rejeté, condamné à errer, jusqu’à disparaître sous une terre étrangère ?
L’interprétation du mythe d’Oedipe
1. L’énigme de la Sphinge, mi-femme mi-bête
L’histoire tragique des Labdacides a sans aucun doute, un rapport avec l’énigme de la sphinge : c’est la résolution de l’énigme par Œdipe qui va le
conduire, sans le savoir, à épouser sa mère.
L’énigme pose la question que l’on retrouvera au centre de la réflexion philosophique : -Qu’est-ce que l’homme ? La sphinge est bien placée pour
poser la question de savoir ce qui distingue l’homme, ce qui fait sa différence, ce qui en fait un être à part parmi les vivants ; elle détient la réponse, parce
qu’elle est un être hybride, à la fois humain et animal.
Tous les animaux, qu’ils aient deux ou quatre pieds, qu’ils soient bipèdes ou quadrupèdes, ont une nature, propre à chaque espèce, qui reste « la même »
– identique – de la naissance à la mort. L’homme au contraire, connaît trois stades successifs, auxquels correspond une nature différente, aussi différente
que celle qui sépare les espèces entre elles quand on les distingue par le nombre de pieds, puisqu’il est d’abord quadrupède dans la petite enfance, puis
bipède à l’âge adulte, et tripède dans sa vieillesse. Pour franchir les frontières qui séparent ces différents stades, il doit à chaque fois devenir un
« autre ». Comment peut-il cependant être « le même » ?
Pour résoudre cette énigme la philosophie va élaborer l’idée d’une nature humaine, une essence, qui serait présente en chaque individu de cette espèce.
Or, à l’époque où le mythe voit le jour, cette idée abstraite de l’homme n’est pas dégagée. On ne peut parler de l’homme qu’au pluriel. Si l’on veut se
représenter les hommes tels qu’ils sont aujourd’hui, animés par les désirs, occupés à la guerre, condamnés à travailler pour obtenir leur nourriture, en
proie aux maladies, sujets au vieillissement et à la mort, il faut « imaginer » une chronologie, qui raconte la naissance et l’histoire des hommes depuis le
jour où Chronos, séparant le Ciel de la Terre (ouranos de gaïa) est devenu le souverain d’un univers constitué de toutes les puissances divines ( celles que
l’on retrouve latentes dans l’homme), jusqu’à ce qu’il soit chassé et remplacé par son fils Zeus qui règne sur les dieux de l’Olympe
C’est cette chronologie qu’élabore Hésiode en décrivant quatre « races » humaines, dont chacune peut être caractérisée par un métal.
Créées toutes deux par les « Immortels qui occupaient l’Olympe », quand régnait Cronos, les races d’or et d’argent représentent la jeunesse des
humanités qui se sont succédé sur terre. La première reste identiquement jeune au cours de sa très longue vie ; elle ignore la sénilité. La seconde vit cent
ans dans l’enfance pour mourir aussitôt franchi le seuil de l’adolescence ; elle est toute puérilité. L’une et l’autre vivent, à tous égards, au voisinage des
dieux, ces « toujours jeunes » dont la nature exclut la vieillesse non moins que la mort. Au sein de l’abondance, elles ignorent la dure nécessité du travail
et de l’émulation au labeur ; elles ne s’affrontent pas non plus dans les combats guerriers, que suscite la mauvaise éris. Les hommes d’argent, au cours du
bref moment où ils ont quitté les jupes de leur mère et leurs jeux enfantins, ne peuvent s’abstenir entre eux de démesure, mais ils ne se font pas la guerre
dont ils ne semblent pas même posséder les instruments.
Les hommes de la race de bronze sont uniquement guerriers : ne songeant qu’aux travaux d’Arès ils meurent comme ils ont vécu, en guerroyant. Leur
race disparaît de même façon que cesse le combat : faute de combattants. Ils se massacrent les uns les autres, ils périssent « domptés par leurs propres
bras » ; ils quittent la lumière du soleil pour gagner tous ensemble le séjour moisi de l’Hadès. Quand la terre les a recouverts, ils s’évanouissent comme
une fumée dans la brume du pays des morts.
Vient l’âge de la race de fer où les hommes sont condamnés au travail pour survivre et conduits inéluctablement à la vieillesse et à la mort. Cet âge décrit
les conditions de vie des hommes d’aujourd’hui.
Si l’on se représente cet âge comme le dernier stade d’une chronologie qui définit la race des hommes, l’humanité devrait n’être plus qu’une population de
vieillards, donnant naissance à des enfants « aux tempes déjà blanchies ». Pour expliquer la nature humaine : l’homme tel qu’il est, identique à lui-même,
il faut considérer (comme nous l’ont appris les religions monothéistes) que les débuts de l’humanité furent un âge d’or, d’où l’homme a été chassé, un
« paradis perdu » ; et l’on n’est pas loin, alors , de comprendre l’homme comme un être déchu ou l’histoire de l’humanité comme une longue et
irrémédiable décadence.
La mythologie nous dit tout autre chose que la religion ou la philosophie : Quand les hommes sont parvenus à l’âge de fer, l’humanité n’est pas
condamnée au vieillissement et à l’extinction, parce que l’homme, à la différence des animaux, ne reste pas « le même » toute sa vie : les stades que les
hommes ont parcourus : de l’âge d’or, puis d’argent à l’âge de bronze pour se retrouver à l’âge de fer, sont en même temps les « âges » de toute vie
humaine, à chacun desquels l’homme est différent. Pour passer de l’enfance à l’âge adulte, il faut subir des rituels d’initiation qui font franchir la
frontière entre les deux âges : on devient autre que soi, on entre dans un nouveau personnage, dès lors que, d’enfant, on se retrouve adulte. De la même
façon, pour un adulte, qui est un guerrier, quand on a deux pieds, on est quelqu’un dont le prestige et la force s’imposent ; mais, à partir du moment où
l’on entre dans la vieillesse, on cesse d’être un guerrier sur ses deux pieds pour devenir au mieux l’homme de la parole et du sage conseil et, au pis, un
lamentable déchet. Au cours de ces trois âges, l’homme ne reste le même qu’en se transformant.
L’humanité n’est pas condamnée à la décadence, parce qu’elle n’existe qu’à travers la succession des générations. Et, à chaque génération, le cycle
recommence : il y a l’âge d’or de l’enfance, l’argent qui ne brille que jusqu’à la fin de l’adolescence, la couleur du bronze sur les boucliers de ceux qui,
parvenus à la fleur de l’âge, font la guerre et, s’ils meurent, peuvent être des héros ; enfin les guerriers, que la mort n’a pas élus dans la fleur de l’âge,
deviennent agriculteurs pour arracher à la nature la nourriture des hommes : ils travaillent, vieillissent et meurent sous le harnais.
L’homme n’est « le même » qu’à travers le cycle des générations.
Succession des générations et continuité :
le problème du pouvoir
Si l’humanité n’existe qu’à travers la succession des générations, comment assurer la continuité sociale et la permanence d’une culture? Comment assurer
le maintien des statuts, des fonctions, et leur hiérarchie, en dépit du flux des générations qui naissent, règnent et disparaissent ? comment la succession des
générations peut-elle aller de pair avec un ordre social qui doit demeurer stable, cohérent, harmonieux ? L’ordre des choses est-il compatible avec le
devenir ? Le problème est celui du pouvoir qui seul peut maintenir, en même temps qu’un ordre social, la continuité d’une culture.
Ce pour quoi la tragédie d’Œdipe se déroule au sein d’une lignée royale.
un problème de famille
Mais, la tragédie est plus profonde que le niveau du pouvoir où elle se manifeste( parce que là se joue le sort de la société).
La succession des générations, en quoi consiste le devenir de l’humanité et son existence même, suppose qu’à un moment donné, le fils qui est devenu
adulte, porteur de l’ « humanité » ( de la qualité d’homme), puisse prendre la place de son père, dont l’humanité se défait avec le vieillissement, - et cela en
évitant deux écueils : se heurter à lui jusqu’à vouloir le supprimer, ou bien s’identifier à lui, comme s’il était « le même ».
La succession des générations prend alors la forme d’un conflit qui se joue au cœur de la famille .
Œdipe est ce fils de famille – d’une famille royale – qui, pour des raisons qu’il nous reste à éclaircir, est aveugle à ce destin de l’homme que lui révèle la
Sphinge, où il est inscrit que chaque individu ne devient un homme que pour assurer le devenir de l’humanité et sa pérennité.
Le fameux orgueil d’Œdipe est celui de tout homme qui s’imagine que sa destinée, indépendante du destin des hommes, consiste à réaliser son
individualité sous la forme de ce reflet figé dans le miroir par son propre regard et celui des autres. Rappelons la leçon que nous avons apprise du sort de
Dionysos : Le malheur pour un homme,- un individu singulier- , c’est de confondre son être, son individualité singulière avec une identité empruntée,
semblable à l’image emprisonnée dans le miroir. Celui qui est prisonnier de cette image empruntée, de cette identité figée, prétendant être le-même ,
identique à soi, se confondant avec toutes les images de soi, s’identifiant à ses masques,
C’est cet orgueil, né d’une fondamentale illusion, qui fait le malheur d’Œdipe : Ignorant la tâche qui est la vocation de tout individu, lorsqu’il devient
adulte, d’assurer le passage d’une génération à l’autre ( qui constitue le devenir de l’humanité), il lui est interdit de « reconnaître » son père.
Et, le voici victime du double écueil que nous avons souligné : Incapable de reconnaître son père, il est conduit, sans le savoir, à le supprimer : c’est le
meurtre de Laïos, tout en s’identifiant à lui, comme s’il était le même ; et quelle meilleure façon de s’identifier à lui que d’épouser sa mère !
Cette tragédie est l’expression d’une contradiction profonde éprouvée par les hommes dès l’Antiquité, à partir du moment où l’évolution des
communautés à structure familiale conduit à l’instauration d’un pouvoir, exigeant la reconnaissance d’une certaine forme d’individualité : -comment
confier à un individu investi du pouvoir la tâche d’assurer la continuité et la pérennité du groupe qui était jusqu’alors celle de la collectivité tout entière,
mise en œuvre par les hommes en âge de s’y consacrer et éclairée par les Anciens ?
C’est cette contradiction qui est exprimée par le Mythe et en même temps voilée par le récit chronologique de l’aventure tragique d’Œdipe : nécessairement voilée parce que la fonction du mythe est précisément de traduire sous forme d’une histoire fabulée une contradiction vécue dont
les hommes, à ce moment de leur histoire, ne peuvent prendre conscience.
Allons plus loin dans notre réflexion : Toutes les formes historiques où les hommes vont « réaliser » leur individualité - d’une certaine façon toujours
bornée par la division sociale où elles s’inscrivent – interdisent aux hommes de prendre conscience d’eux-mêmes autrement qu’au travers d’une identité
sociale, qui leur assure qu’ils sont « les mêmes » tout au long de leur vie, comme si leur vie « personnelle », semblable à une destinée autonome, ne
s’inscrivait pas au coeur de la communauté des hommes comme un moment de leur histoire et le secret moteur de leur devenir.
Conclusion :
La malédiction d’Œdipe est lancée comme un avertissement aux hommes par la bouche de Pelops qui l’a recueilli pour en faire son successeur : En
voulant séduire son fils, un jeune homme, que, dit-on, il va jusqu’à violenter, ce n’est pas la confiance du Roi qu’Œdipe trahit, mais la vocation de tout
individu qui est d’assurer le passage d’une génération à l’autre sans lequel l’humanité n’aurait pas d’avenir.
La prédiction de l’oracle, qui annonce le malheur d’Œdipe confirme le sens de la malédiction : En tuant son père, en prenant sa place dans le lit de sa
mère, c’est la succession des générations qu’il met en cause où chaque homme est remplacé par un « autre », par un enfant qui ne saurait être « le même »
que lui, parce qu’il appartient déjà, par sa naissance – sa pro-création-, à un autre âge de l’humanité : Enfantant des enfants à sa propre mère,
ensemençant le champ qui l’avait porté au jour, comme disaient les Grecs,, il s’identifiait non seulement à son propre père, mais à ses propres enfants,
qui sont tout à la fois ses fils et ses frères, ses filles et ses sœurs, bouleversant toute sucession. Œdipe est bien ce monstre, dont parlait la Sphinge, qui est
en même temps à deux, trois, et quatre pieds !
Le Mythe d’Œdipe est la révélation « voilée » d’une vérité qui touche directement au lien qui unit, indissolublement – en son essence mêmel’individualité humaine au devenir des hommes.
Une vérité qui reste aujourd’hui encore, pour une grande part, dissimulée ; ce qui permet de comprendre la pérennité du mythe jusqu’à nos jours, et
l’attraction qu’il exerce sur les penseurs en un temps où l’individu cherche à comprendre le rapport de l’homme au monde à partir de la conscience qu’il
prend de son individualité spécifique.
Il nous reste à comprendre quelles sont les conditions historiques qui ont permis l’émergence d’un mythe relatif à cette vérité, qui dépasse le récit où elle
prend corps, précisément en cette période de l’Antiquité grecque qui précède et prépare l’avènement de la Cité.
3. Les conditions historiques de la naissance du mythe : son sens politique.
Le mythe d’Œdipe a sans doute été élaboré et mis en forme en une période de transition de l’histoire de la Grèce.
Comme le note J.P.Vernant, « l’événement historique qui précède la formation des cités grecques, c’est l’effondrement de la Société de type “oriental”,
où règne un souverain qui, à travers son administration, domine aussi bien les hommes que l’économie : il entasse dans ses pithoi (jarres) les produits du
pays, contrôle l’élevage et comptabilise les récoltes. C’est une population entière qui dépend du système.
Ce monde s’est écroulé à la fin du XIIIème siècle. Nous ignorons notamment quel aété le rôle de ce que tes savants modernes appellent « 1’invasion
dorienne »- La catastrophe matérielle fut immense : on peut s’en rendre compte aisément aujourd’hui sur les sites du Péloponnèse ou de la Crète.
C’est dans un univers désencombré de l’obsédante présence du Wanax (souverain) où se trouvent face à face, longtemps séparés, tardivement réunis à
partir de la fin du VIIIème siècle (l’œuvre d’Hésiode pouvant servir de limite), villageois d’une part, aristocrates guerriers de l’autre, que va se constituer
de cette réunion même la « polis » : la Cité. »
En cette période de transition qui précède la formation des Cités, dans la géographie morcelée de la Grèce, la structure sociale de base est le « genos » :
famille élargie de type patriarcale comprenant, outre la femme chargée de la maison, un certain nombre d’esclaves, occupés aux travaux agricoles et
assurant la production des biens nécessaires à l’autosuffisance du groupe. Aristote dans le Politique dit que la société grecque a commencé par la Maison
;et, dit-il, la maison, c’est le Maître, le boeuf, la femme et l’esclave.
A l’origine l’économie est entièrement agraire ; l’artisanat et le commerce sont des compléments et n’existent qu’autant qu’ils sont nécessaires aux
échanges des produits agricoles. De fait, la production, assurée par un nombre limité d’esclaves, peu intéressés à produire davantage, suffisait à peine à la
subsistance de la famille. Une mutation historique devenait nécessaire.
Deux mythes nous permettent de comprendre comment ces guerriers vivaient leur conversion à l’agriculture, - bien mal, à vrai dire. Le mythe de
Prométhée, qui nous raconte comment ce fils d’ascendance divine a dérobé aux dieux le feu qui permet aux hommes de produire eux-mêmes leurs
moyens d’existence, souligne l’envers de ce pouvoir transmis aux hommes : le cadeau est empoisonné, puisque, à partir de ce moment, les hommes sont
contraints de peiner sur la terre pour obtenir leur nourriture, formant cette race de fer qui est condamnée au travail pour survivre. Le second mythe est
celui de Pandora : Les dieux ont donné aux hommes une compagne aimable, capable en perpétuant l’espèce de satisfaire leur Désir et d’entretenir leur
maison ; mais, là encore, il s’agit d’un cadeau empoisonné, « un mal aimable », « un beau mal revers d’un bien », dit Hésiode: le mythe raconte que la
femme a ouvert « la boite de Pandore » qui contenait toutes les causes de la souffrance des hommes, - fatigues, misères, maladies, angoisses. C’est
l’homme qui désormais dépose la vie au sein de sa femme, comme l’agriculteur, peinant sur la terre fait germer en elle les céréales ; Pour la race de fer,
écrit J.P.Vernant, la terre et la femme sont en même temps principes de fécondité et puissances de destruction ; elles épuisent l’énergie du mâle, dilapidant
ses efforts, le « désséchant sans torche – dit Hésiode- si vigoureux qu’il soit », le livrant à la vieillesse et à la mort, en « engrangeant dans leur ventre le
fruit de ses peines ».
En clair, à travers ces mythes, ces Grecs, anciens guerriers convertis en agriculteurs, mesurent les limites de l’économie familiale qui les rend dépendants
de leurs esclaves et esclaves de leurs femmes.
Il faut retrouver l’expérience historique originale que fut la formation de la Cité :
Imaginons, comme nous les décrit l’historien, ces petits propriétaires fonciers de l’Attique, ces familles villageoises, rassemblés dans une structure
patriarcale : le genos qui se sont constitués en « démocratie militaire » pour défendre en commun leurs domaines. Et voici que, l’emportant sur les autres
tribus, ils agrandissent leurs domaines aux dépens des autres et trouvent en même temps, en la personne des vaincus, des bras pour cultiver leurs terres à
leur place et exécuter toutes les tâches de la vie pratique: un nombre suffisant d’esclaves pour leur permettre de vivre sans travailler. Alors que les
esclaves faisaient partie de la « famille » ( genos), ils constituent maintenant une masse d’étrangers que les propriétaires, en commun, doivent maintenir
dans leur situation d’esclavage.
Il ne s’agit pas d’une inégalité à l’intérieur du « genos », mais d’une division qui fait exploser la structure patriarcale du genos, en opposant une
communauté d’hommes libres — libérés du travail — à la masse d’une population qui ne constitue rien d ‘autre qu ‘une force de travail.( le terme n’est
pas métaphorique si l’on sait — nous y reviendrons —que l’araire n’est pas une charrue mais un pic retourné avec un levier rapporté au manche, que le
boeuf attelé par le cou ne fait que tirer l’instrument, de sorte que c’est l’homme (l’esclave) qui doit appuyer de toutes ses forces pour faire pénétrer le pic
dans la terre)
La constitution de la Cité, c’est la consécration, - l’institutionnalisation-, de cet état de fait. La Cité est la formation d’une société qui ne se constitue
comme telle qu’en excluant une majorité de la population. Il n’y a de Cité qu’autant que, à l’origine comme à la base, la majorité des hommes, d’une
population tout entière, est privée du « droit de cité ». Pour comprendre la démocratie grecque, il faut aller jusqu’à dire que les Grecs n’ont « inventé » la
citoyenneté c’est à dire l’égalité entre les hommes libres qu’en consacrant l’exclusion de tous ceux qui n’appartiennent pas à cette petite aristocratie
foncière des « genos » qui se sont rassemblés pour constituer une nouvelle structure sociale capable de les libérer du travail et, au delà, ( comme le dit
Aristote) de « tout souci des affaires en prenant un intendant ».
Mais de qui se compose cette population qui est exclue des droits du citoyen ? En premier lieu, bien évidemment, des esclaves, qui sont la force de travail,
mais aussi des étrangers ou métèques, c’est à dire (étymologiquement) ceux qui ont le droit de résider sur le territoire de la cité sans bénéficier des droits
du citoyen, autorisés à exercer leurs activités professionnelles, toutes ces activités dont les hommes libres veulent être déchargés pour s’occuper
principalement, comme le dit encore Aristote, de politique et de philosophie.
Le problème est posé, tel que nous l’avons appréhendé, comme le point de départ du mythe : -Comment les Grecs, qui ne peuvent survivre qu’en
entretenant des échanges commerciaux avec les étrangers et ne peuvent s’enrichir qu’en accordant droit de Cité aux métèques (pour développer leur
propre commerce ) peuvent –ils les accueillir au sein de la Cité ?
Comment un Grec, contraint à ces échanges avec l’Autre, peut-il lui faire sa place sans perdre son identité ?
Le mythe a pour fonction de délivrer les Grecs de cette question angoissante, en représentant le déséquilibre qu’entraînerait le mélange sous la
forme de la malédiction qui frapperait l’étranger.
L’image de la Cité déséquilibrée par l’accaparement du pouvoir par un Etranger est exorcisée par le récit du malheur qui s’abat sur cet
orgueilleux.
La tragédie d’Antigone
Introduction : une pièce de Sophocle.
Sophocle est l’un des trois grands tragiques grecs, chronologiquement entre Eschyle et Euripide, et sa vie couvre tout le Vème siècle avant J.-C., le siècle
de Périclès et de la gloire athénienne. Il naît vers 496/495 avant notre ère dans une famille aisée d’Athènes. La tradition lui attribue cent vingt trois pièces,
mais seules sept d’entre elles ont été conservées, dont trois sur les légendes thébaines : Œdipe roi, Antigone, Œdipe à Colone. Antigone semble avoir été
jouée vers 442, un an avant que Sophocle n’occupe le poste politique et militaire de stratège, à l’âge de 55 ans environ.
1. Les enfants d’Œdipe
Rappelons qu’Œdipe a eu de Jocaste quatre enfants : deux fils, Etéocle et Polynice ; deux filles, Antigone et Ismène.
Quand Œdipe est aveugle, souillé, on raconte que ses deux fils vont le traiter de façon si indigne qu’à son tour il va lancer contre sa propre progéniture
masculine une imprécation semblable à celle que, jadis, Pélops avait prononcée contre Laïos, disant que jamais ses fils ne s’entendront, que chacun d’eux
voudra exercer la souveraineté, qu’ils se la disputeront à la force du bras et des armes, et qu’ils périront l’un par l’autre.
C’est en effet ce qui se produit. Etéocle et Polynice, qui sont les descendants d’une lignée qui ne devait pas avoir de descendance, vont se prendre de haine
mutuelle. Les deux fils décident qu’ils vont occuper la souveraineté l’un après l’autre, année après année, en alternant. Etéocle commence comme premier
souverain, mais, au terme de l’année, il annonce à son frère qu’il entend garder le trône. Ecarté du pouvoir, Polynice s’en va à Argos et revient avec
l’expédition des Sept contre Thèbes, des Argiens contre les Thébains. Il essaie de regagner le pouvoir contre son frère en détruisant Thèbes. Dans un
ultime combat, ils vont se tuer l’un l’autre, chacun se faisant l’assassin de son frère. Il n’y a plus de Labdacides. L’histoire s’achève là ou fait semblant de
se terminer.
Et là commence la tragédie d’Antigone., écrite par Sophocle.
2.Le développement de la tragédie
Suivons le parcours d’Antigone.
1.Dans le prologue, elle évoque, devant sa sœur Ismène, la vraie gloire donnée à son frère Etéocle, mort pour la cité, en combattant devant le réprouvé,
dont le nom est Poluneikes, « abondante discorde ». Contestant la loi du tyran Créon - le cadavre de Polynice restera sans sépulture, sort entre tous
abominable aux yeux d’un Grec -, elle annonce qu’elle s’y opposera.
2.Mais bientôt la nouvelle arrive que les rites funéraires ont été accomplis et que Polynice, malgré l’interdiction, a été enseveli selon les règles. Créon
ordonne que l’on recherche le coupable.
3.Antigone revient sur scène, elle n’entend pas nier le fait (.443). Elle n’aurait pas supporté que : « le corps d’un fils né de ma mère n’eût pas de
tombeau » (v.466-467) ; en accomplissant les rites funéraires, elle n’a fait qu’obéir aux lois d’en-bas, de l’Hadès.
4.Le tyran furieux et la jeune fille s’opposent alors dans une stichomythie admirable.
Créon : « L’ennemi, même mort, n’est jamais un ami » (v.522).
Antigone : « Je ne suis pas de ceux qui haïssent, mais je suis née pour aimer. » (v.523).
5.Antigone revendique pour elle seule (v.538-539) la désobéissance : Ismène est innocente. Le chœur, alors chante l’infortune d’Oedipe et de ses enfants
(v.583-625).
6.Entrent Créon et Hémon. Si Hémon évoque le mécontentement des Thébains, qui estiment injuste le sort promis à Antigone, c’est d’abord comme un fils
respectueux et soumis : « Père, je suis tien » (Pater, sos eimi, v.635). Bientôt la discussion s’envenime et Créon menace de faire périr Antigone sous les
yeux de son fiancé. Hémon sort, révolté : « Tu ne me verras jamais plus devant toi » (v.764).
7.Antigone est rejointe par Créon, qui pousse les gardes à l’emmener à la mort. Cependant, le devin Tirésias intervient pour annoncer des catastrophes,
présages que méprise Créon : « Tu seras pris », dit-alors Tirésias, « dans les mêmes malheurs que ceux que tu as causés » (v.1076), et il sort, laissant
Créon ébranlé. Le chœur, une fois n’est pas coutume, sort de sa réserve, pour presser Créon de délivrer Antigone de son cachot souterrain, puis d’élever
un tombeau au mort abandonné.
8.Créon sort en toute hâte. Trop tard. Tout est perdu, Antigone et Hémon sont morts l’un et l’autre ; c’est un double suicide. Eurydice, l’épouse de Créon
et la mère d’Hémon, vient aux nouvelles, ayant entendu le bruit d’un malheur pour les siens. Le messager lui livre un récit complet : Créon est allé vers la
caverne où Antigone est murée et il a entendu un cri ; c’est Hémon qui tient embrassé le cadavre d’Antigone, pendue par son voile (v.1211-1222). Créon,
au lieu de délivrer Antigone, se précipite vers son fils ; Hémon, l’épée tirée, va vers son père pour le tuer, puis, au dernier moment, la tourne vers luimême.
9.Un serviteur vient enfin annoncer à Créon une dernière épreuve : « Ta femme est morte ». Eurydice, elle aussi, s’est tuée, en maudissant Créon. C’est
plus qu’il n’en peut supporter, il veut mourir. « Va, ne fais point de vœu. Lorsque c’est le Destin qui frappe, nul mortel ne se peut libérer du malheur ».
Créon ne mourra pas parce qu’il n’était que l’incarnation du destin : de cette fatalité par laquelle une « famille meurt de « sa propre main ».
3 . Le suicide : mourir « de sa propre main » ( en grec : auto-kheïr)
1. Le prélude de la tragédie, c’est la mort des deux frères : Etéocle etPolynice, qui s’entre-tuent. A deux reprises (vers 503/696) Antigone désigne son
frère Polynice, à qui son « devoir » impose de rendre les honneurs funèbres, non pas par le mot grec « adelphos » , mais par « auto-adelphos », qui
précise que son frère est « elle-même » (auto) : son propre sang. Ainsi, quand les deux frères « s’entretuent », - parce qu’ils sont du même sang, le meurtre
équivaut à un suicide.
2. C’est le même mot : « autos » que Sophocle emploie pour dénommer le suicide d’Hémon ; « autos pros autou » : soi contre soi-même ; Le nom même
d’Hémon, qui renvoie au mot grec qui signifie le sang : « aïma », le prédestinait au suicide, à mourir de « sa propre main ». Quand Eurydice, l’épouse de
Créon,, vient aux nouvelles, ayant entendu parler d’un « malheur familial » (« oikeion kakon »), le messager fait un récit complet de la scène, qui ne laisse
pas de doute sur le suicide d’Hémon. Et pourtant, le coryphée, comme si le récit était ambigu, pose cette question : « Hémon a-t-il été tué de la main
paternelle ou de la sienne propre ? ». Question sans réponse de la part du messager, parce que son récit ne laisse pas place au doute.
Si Sophocle introduit la question dans le discours du chœur, c’est pour exprimer un sens caché: le fait que jusque dans le suicide le groupe familial est à
l’œuvre : à travers la mort de l’un des siens, c’est la famille qui est atteinte, c’est le lien familial qui est rompu, parce que l’individu n’existe pas par
lui-même en dehors de ce lien. Tout se passe comme si la famille était coupable, criminelle, lorsque l’individu (l’un de ses membres) se suicide.
C’est ce que suggère la prescience d’Eurydice venant s’enquérir d’un « meurtre familial »,qui est la mort d’Hémon, un malheur qui concerne « les siens »
et qu’elle retourne immédiatement contre elle-même.
La scène, telle qu’elle est décrite, confirme ce sens : Quand Créon s’approche de son fils, qui tient embrassé le cadavre d’Antigone, celui-ci, l’épée tirée
va vers son père pour le tuer, puis, au dernier moment la tourne vers lui-même. Créon, tenant le cadavre de son fils dans ses bras se lamente alors d’avoir
« lui-même » tué Hémon. Le fait de se produire à la vue de tous, porteur du cadavre de son fils le désigne lui-même comme coupable : « ce n’est pas la
malédiction d’autrui, commente le chœur, il est lui-même le fauteur ».
Le suicide d’Hémon n’est pas l’acte d’un individu, mais la tragédie de la « famille » : en la personne d’Hémon (aïma : le sang) le père a versé son
propre sang !
Face à Hémon Créon répète métaphoriquement ce qui a eu lieu entre les deux frères. Lui qui entendait distinguer les deux frères et refusait de les
considérer comme un seul sang, niant ainsi la primauté de la « famille » (des liens du sang) pour affirmer comme essentielle l’appartenance des individus à
la Cité, et leur soumission à ses lois, voici qu’il éprouve la souffrance du soi détruit par soi-même, découvrant du même coup par lui-même que l’essence
de l’individualité tient tout entière dans les liens du « genos ».
3.Il y a plus : désigné par Eurydice mourante comme le meurtrier d’Hémon, n’a-t-il pas en tuant le fils tuer la mère ? Il est donc aussi le meurtrier de sa
femme.
Que peut signifier le messager annonçant au Chœur :
« Ils sont morts ; et les vivants sont cause de mort. » ?
Les deux frères, Antigone, Hémon, Jocaste, à la fin de la tragédie, tous effectivement sont morts ; le seul vivant reste Créon, mais il proclame lui-même
que la mort d’Hémon qu’il a lui-même provoquée, « le tue ».
Conclusion :
La logique de la tragédie, qui fait suite à la malédiction du Mythe d’Œdipe, n’est rien d’autre que l’auto-destruction de la famille, qu’une fatalité
pousse à se détruire, à mourir de sa propre main.
Cette auto-destruction de la famille est la métaphore d’une mutation historique, vécue douloureusement par les Grecs, notamment dans les familles
aristocratiques, savoir : la destruction des liens qui constituaient la structure « familiale » du « genos », au sein duquel les individus appréhendaient
leur individualité personnelle ( leur identité concrète), au profit de ces nouveaux rapports sociaux entre les hommes qu’a instauré l’institution de
la Cité, où l’individualité se résume, se réduit à l’isonomie : l’égalité (abstraite) des individus devant la Loi.
La tragédie d’Antigone est la mise en question de cette mutation à un moment où les citoyens sont prêts à faire appel aux tyrans pour préserver
l’institution menacée par leurs dissensions internes et les conflits extérieurs entre cités.
Ainsi s’explique le rôle central du personnage de Créon : il est réellement mis en accusation par le désastre qui détruit sa « famille », parce qu’il
incarne le pouvoir tyrannique, qui seul peut maintenir le nouvel ordre social instauré par la Cité.
Lorsque, au terme de la tragédie, Créon se reconnaît coupable et avoue vouloir se tuer, ce sont les nouveaux rapports sociaux de la Cité qui sont
condamnés : La tragédie met en scène une revanche imaginaire de tous ces citoyens qui ont la nostalgie du genos, cette structure sociale où chaque
individu pouvait être soi-même et penser son identité à travers son appartenance à la communauté.
C’est cette revanche de l’individualité qui est incarnée par le personnage d’Antigone. Avant même que les évènements ne démontrent qu’on ne peut
détruire le lien familial sans supprimer l’individu, c’est elle qui, dès la première scène de la tragédie, affirme le caractère essentiel, fondamental de
ces « liens du sang ».Dans cette scène où elle est seule en présence d’Ismène, si différentes l’une de l’autre d’apparence et de caractère, et si opposées face
à leur devoir, quant à la conduite à tenir face à la loi de Créon, Antigone, au premier vers va énoncer l’essentiel : « Tu es mon sang, ma sœur Ismène,
ma chérie. »
Et, pour dire ma sœur, elle emploie le mot appliqué à Polynice : « auta-adelphon », indiquant par l’emploi du réfléchi « auta » que sa sœur, comme son
frère, fait partie « d’elle- même », que, dans le groupe que constitue une famille ( « genos »), l’individualité de l’un est inséparable de l’individualité de
l’autre, quoiqu’il arrive.
C’est bien ce qui est arrivé aux fils d’Œdipe : En étendant leurs querelles aux dimensions de la Cité, ils ont oublié qu’ils étaient du même sang ; C’est
pourquoi ils se sont entre-tués, ce qui revenait pour chacun à se supprimer lui-même. Sur le fond d’identité qui est le « genos », tuer quelqu’un qui est soimême revient à se tuer. De la même façon, quand le choeur nous révèle qu’en provoquant le suicide de son fils Créon s’est tué « lui-même », et, plus
encore, quand Créon se reconnaît coupable, cela signifie clairement qu’à travers la mort de l’un des siens, c’est la famille qui est détruite : le lien
familial est rompu,( disions-nous) parce que l’individu n’existe pas par lui-même en dehors de ce lien. Tout se passe comme si la famille était coupable,
criminelle, lorsque l’individu (l’un de ses membres) se suicide.
Voilà un sentiment, qui n’a certes pas aujourd’hui disparu : une famille se sent coupable lorsque l’un de ses fils se suicide, mais la différence est majeure,
qui nous sépare des Grecs : aujourd’hui ce sentiment fait partie de la vie privée et ne met pas en cause les rapports sociaux « extérieurs », objectifs,
publics, qui constituent notre vie. Il en va tout autrement pour les Grecs : quand la structure « familiale » constitue l’essence des rapports sociaux et
que la vie sociale se confond avec les liens familiaux, l’épreuve est telle que, pour l’individu, c’est la vie elle-même qui est insupportable.
Voilà ce que va illustrer la tragédie d’Antigone et son personnage : Quand la famille s’auto-détruit ( en un temps où le genos a fait place aux rapports
« citoyens »), il n’y a plus d’autre issue pour une « jeune fille »qui refuse cette destruction du « genos », cet oubli et cette trahison des vrais rapports
humains, que de « mourir vivante ».
Antigone est morte d’avoir cru à la valeur supérieure des liens humains constitutifs du genos, déjà dépassé au temps de la Cité.
Le personnage, le rôle et la destinée d’Antigone :
1. le personnage :
Antigone est une jeune fille non mariée, qui n’aura pas le temps d’être mère. Son statut est ambigu : elle est tantôt une « femme » ( gunê), pour Créon ,
mais jamais pour elle-même ; tantôt une « enfant » (pais), pour le chœur ; tantôt une « jeune fille » (korê ), pour Créon notamment ; elle est enfin une
« fiancée » (numphê), pour les autres personnages de la pièce, et pour elle-même au moment où elle disparaît.
Antigone est celle qui désobéit ou, mieux, qui dit non. Non à la loi de la cité ; non aux décisions de son oncle Créon, qui provoque un monstrueux
déséquilibre entre les deux frères. Non à la perspective de créer un foyer avec Hémon, le fils de Créon.
Mais elle est celle qui doit oui à la mort, puisque, dès le début, elle sait. « Ne dois-je pas plus longtemps plaire à ceux d’en-bas qu’à ceux d’ici, puisque
c’est là-bas qu’à jamais je reposerai » (v.74-6), dit-elle à Ismène.
Elle a choisi la mort. Voilà ce qu’il faut comprendre.
2. Le rôle d’Antigone :
C’est le chœur, qui, dès le début de la pièce, définit le rôle d’Antigone :
« Tenant de toi-même ta loi, ( de ta propre volonté) , seule vivante parmi les mortels, c’est sûr, tu vas descendre vers Hadès vivante ».
C’est le mot grec « auto-nomos » que nous avons traduit mot à mot par « tenant de toi-même ta loi », ou, plus explicitement : de ta propre volonté.
Que veut dire ce qualificatif ?
Il faut noter d’abord que, dans toute la tragédie, Antigone est désignée par des termes relationnels, dont il semble qu’aucun ne lui convienne, qui disent
son appartenance à une classe d’âge, à une filiation ou à un lien contractuel. Elle est paîs : enfant ; elle est korê, la fille de … ; elle est nymphê : la fiancée
d’Hémon. Paîs, korê, nymphê : autant de mots qui disent combien peu en réalité Antigone dépend de soi-même. Appelée parthenos, elle jouirait au moins
de la clôture en soi qui caractérise la jeune fille grecque, dans son intégrité désirable et protégée ; mais, par une cruelle ironie, Sophocle lui réserve ce
terme à son cadavre de vierge désirée et embrassée par Hémon mourant.
Aussi convient-il de s’arrêter sur cette « autonomie » dont le chœur dote la vierge. En appliquant ce qualificatif à Antigone, Sophocle détourne le mot de
son usage courant : il en fait le lot d’une conjurée solitaire qui, à l’instant de mourir, « oubliera » toutes les relations qui la relient à ce monde, jusqu’à
l’existence d’Ismène. Antigone a-t-elle choisi d’être seule ? En l’occurrence, « auto » dirait donc cette solitude de soi à soi qui caractérise la fille d’Œdipe.
Sans doute faut-il aller plus loin pour comprendre la clef du personnage dAntigone que le chœur appelle « auto-nomos » ; Le mot a en effet un usage
politique : reposant sur l’ « isonomie » c’est à dire sur l’égalité des citoyens devant la loi, il exprime l’idée selon laquelle, aucun citoyen , aucun individu
ne peut être opprimé par la loi : dans un régime démocratique, tout se passe comme les individus se donnaient à eux-mêmes la Loi (« autonomoÏ »).Sophocle opère un véritable renversement, dénonçant l’illusion dont sont victimes « les citoyens » :- ceux qui acceptent l’ordre de la Cité : ce
n’est pas en obéissant aux lois de la Cité que l’homme est libre : « auto-nomos » mais en se donnant à lui-même sa loi, pour retrouver ce qui est l’essence
de son individualité : les liens qui l’unissaient aux autres dans le groupe familial.
Attribuer ce qualificatif à Antigone, cela veut donc dire qu’elle ne reconnaît pas d’autre loi que la sienne : sa propre volonté. Ce n’est rien d’autre que
l’affirmation de sa liberté, qui l’oblige à contester, mieux : à violer les lois et l’ordre de la Cité.
Mais, ce qu’il faut comprendre, c’est la raison pour laquelle l’affirmation de sa liberté la conduit à choisir la mort qui va la mener dans le royaume
d’Hadès, « seule vivante parmi les morts » : mourir vivante, n’est-ce pas le sort auquel Créon la condamne ?
Quel sens peut avoir ce choix par Antigone de la mort vivante ?
On ne peut donner à ce choix la signification que lui conférera le Christianisme pour qui l’homme, prisonnier du monde, où il a été jeté par la faute ( par
le péché du premier homme), doit, s’il veut retrouver la vraie vie, couper ses liens avec le monde et se donner pour « règle » ( ce qui est le vœu
monastique) de « mourir vivant ». Avec l’idée de la création du monde et de l’homme par Dieu la fatalité revêt le visage humain de la faute que l’homme
peut « racheter » parce que Dieu l’a créé libre « à son image » : la tragédie commence alors quand l’homme prenant conscience de sa liberté, n’a d’autre
alternative que de choisir le mal ou, reconnaissant la transcendance de Dieu, de se soumettre à sa volonté ( même si les desseins de Dieu restent pour lui
un mystère). Le choix de la vraie vie passe par le renoncement au monde afin que se manifeste « la gloire » de Dieu.
Il en va tout autrement dans le monde antique :
Antigone aime la vie et le proclame dans son premier assaut avec Créon qui l’accuse de vouloir la mort : « Je ne suis pas de ceux qui haïssent, mais je suis
née pour aimer. »
La fatalité a le visage du Destin, tracé par les dieux, auquel l’individu ne peut échapper. Ce sont les derniers mots prononcés par le Coryphée (vers
1337/1338) : « Il n’appartient pas aux mortels de se délivrer du malheur que leur assigne le Destin . » Et la tragédie s’achève par ces paroles de
Créon : « malheureux, je ne sais que faire..Tout vacille entre mes mains, et sur mon front s’est abattu un sort trop lourd à porter. »
Dans la tragédie antique, tous les héros de la liberté, tels Antigone, choisissent leur vie et leur mort dans un monde que transcende le destin.
Dans ces conditions, que peut signifier le choix de le liberté, qui est celui d’Antigone, sinon le refus du destin ?
3. La mort d’Antigone et le sens de la tragédie :
Nous savons ce qu’Antigone refuse : ce sont les nouveaux rapports sociaux constituant la structure de la Cité, qui ont détruit et voudraient renvoyer au
passé les liens privilégiés qui constituent la structure du « genos », où l’individu peut être « le même » à travers tous les âges de sa vie, parce que, dans la
famille, il sait que son identité personnelle se poursuit à travers sa progéniture ; parce qu’il a conscience de réaliser son individualité à travers la
succession des générations.
Cette continuité qui seule permet à l’homme d’être lui-même, de réaliser son « humanité » au travers d’un devenir, dont les rapports « familiaux sont la
base, voilà ce qui est détruit par les nouveaux rapports sociaux qui constituent la structure de la Cité. Dans une société où les individus se définissent par
l’égalité entre eux (« l’isonomie »), chaque homme perd son individualité, toute entière riche de ses liens personnels avec les autres, au profit d’une identité
abstraite : il n’est « le même » (idem) qu’en n’étant pas lui-même (ipse) , en détruisant les liens qui, dans la « famille » lui permettent d’être soi en se
perpétuant.
L’essence des rapports sociaux instaurés par l’isonomie des citoyens, c’est de faire des hommes, à l’intérieur même de la Cité qui est leur territoire des
« étrangers », des métèques c’est à dire des hommes qui, par définition – par leur statut même - n’ont en commun entre eux que le territoire qu’ils habitent.
Antigone, enterrée vive « en un lieu délaissé par les mortels » ( vers 774), brouille les frontières entre les vivants et les morts, et, selon ses propres mots (
vers 851/852) ne sera « métèque ni pour les uns ni pour les autres. »
Ce refus d’Antigone d’être une étrangère, qui est le moteur de la tragédie, s’éclaire par le destin des Labdacides où s’inscrit sa destinée :
Depuis l’automutilation d’Œdipe, la cascade des suicides illustre cette fatalité par laquelle l’introduction d’un «étranger dans la « famille » conduit à son
autodestruction. En clair, dès le moment où, comme dans la Cité, les hommes sont étrangers les uns aux autres, ils ne peuvent que s’entredétruirent comme
les deux frères ou se suicider comme Hémon et Jocaste – ce qui revient au même, autrement se supprimer en tant qu’hommes. La fatalité, c’est
l’inéluctable destruction du « genos » et des rapports humains, quand les hommes libres, en bâtissant la Cité, fondent leur liberté non plus sur leurs liens
personnels, mais sur la domination des autres, et leur identité sur la « différence ».
Les suicides des frères, d’Hémon, de Jocaste, qui tous meurent de leurs propres mains sont le symbole de l’autodestruction du « genos » ; mais la fatalité
est pour ainsi dire démontrée quand Créon exprime sa volonté de mourir, comme « le dernier homme » de Nietzsche, parce que c’est à partir de la mort
du dernier homme – du vieil homme - que peut naître la promesse d’un »autre » homme – d’un homme nouveau.
L’espérance n’est pas à l’ordre du jour de la société grecque, menacée de la décadence, dont l’apogée n’aura duré qu’un siècle.
Est-ce à dire que le sentiment du « tragique » et le sens de la tragédie se confondent avec cette fatalité qui nous conduit, à travers la destinée des
personnages, de suicide en suicide jusqu’à un no man’s land qui est le royaume d’Hadès ?
Henri Gouhier, dans son livre « Le Théâtre et L’Existence » note très justement que « la fatalité n’est pas l’âme de la tragédie dans la mesure où elle
seulement nécessité ». Il faut, ajoute-t-il qu’elle soit en même temps « transcendance », qu’elle s’impose comme un destin qui rencontre la liberté de
l’homme ; et il cite l’exemple d’Œdipe : « Œdipe n’a pas voulu tuer son père, il n’a pas voulu épouser sa mère : le destin est tragique parce qu’il écrase
une volonté qui voulait une autre destinée. »
D’où naît le tragique dans l’histoire d’Antigone, voilà ce qu’il nous reste à comprendre.
Il faut partir d’un paradoxe, qui, sans doute, échappe à première lecture, et qui a été mis en lumière dans une analyse de Nicole Loraux, dont nous nous
inspirons, intitulée : « La main d’Antigone ».
De tous les personnages de la tragédie Antigone est la seule à ne pas « se tuer », à ne pas mourir « de sa propre main », en versant son propre sang.
Sans doute la pendaison était le supplice réservé aux femmes ( et peut-être y a-t-il une raison à cela), mais on peut s’étonner du fait qu’elle a, malgré tout,
« choisi » cette mort comme « sa » mort.
C’est bien la mort que lui a inventée Sophocle, mais pourquoi ?
Pourquoi Antigone meurt-elle sans « se »tuer ? Pourquoi la mort qu’elle a « choisi » se réalise sans elle, sans qu’elle y prête sa main ?
La pendaison est une mort « sans main », dont la pendue semble victime plus qu’auteur, comme si elle ne l’avait pas choisie, alors que tout nous montre
depuis le début de la pièce qu’elle l’a voulu, qu’elle a tendu sa volonté pour rejeter tout ce qui aurait pu la sauver ; Pour tout dire, une mort qu’elle a
refusé de se donner elle-même.
Citons le commentaire du livre :
« Antigone a poussé la logique du genos jusqu’à aller bien au delà. Elle en meurt, et la tragédie lui refuse jusqu’à cette mort. Car ce n’est pas une mort,
mais un être-mort qu’évoquent les vers 1221-1222 ; un être mort, objet d’un voir et décrit au passif :
« Elle, pendue par la nuque, nous la voyons, enserrée par le lacet de fil de son voile, et lui, autour d’elle, à bras le corps … »
Il ne s’agit déjà plus d’Antigone. Et, à vrai dire, d’elle il ne sera plus question : Du vers 944, où elle sort définitivement de scène, au vers 1353, qui clôt la
pièce l’attention se reporte tout entière sur Créon ; la mort d’Hémon seule - et le corps d’Hémon seul - retenant désormais l’attention des spectateurs. Un
corps inerte et vu de dos, c’est tout ce qu’il nous reste à voir et entendre d’Antigone. Disparue, Antigone qui, partant pour la tombe souterraine que lui
destinait Créon, était entrée dans l’obscurité d’Hadès où la vue se perd.
Sur Antigone, le silence se referme -, ce qui n’est pas le moindre paradoxe de cette tragédie dont elle est l’éponyme. »
L’énigme peut s’énoncer ainsi :
« Antigone a choisi la mort, mais c’est Créon, bon interprète de son désir d’être dans l’Hadès avec les siens, qui l’a mise en œuvre, qui l’a exécutée en
l’enterrant vivante dans une tombe. Et, pour finir, rien n’est moins à elle que cette mort qu’elle n’est même pas dite s’être donnée à soi.
Ainsi, dans le rien d’un anéantissement qui n’est même pas autokheir, se dissout l’identité impossible d’un genos dont le soi s’est épuisé à faire retour sur
soi ».
Eclairons ce commentaire qui dit l’essentiel.
Antigone ne pouvait « se tuer », se donner la mort « de sa propre main », sans inscrire cette mort dans la destinée des Labdacides : c’eut été donner raison
au destin.
Là où les Labdacides mettent en œuvre la destruction du « genos » et, pour ainsi dire, prêtent la main au destin, à cette fatalité historique par quoi la
structure du «genos » est détruite, Antigone doit « choisir » une mort où s’exprime le refus du destin, d’une fatalité dont elle veut qu’elle s’accomplisse
sans elle. C’est Créon qui doit l’exécuter ; Parce que Créon incarne ce pouvoir du tyran qui vient consacrer la destruction du « genos, il doit être complice
de la mort d’Antigone, pour qu’il soit clair que la mort qu’elle a voulu, signifie le refus du destin.
Bien plus : S’il est vrai que ceux qui vivent et, tout autant, ceux qui se tuent reconnaissent et, pour ainsi dire, acceptent le triomphe de la fatalité, il faut,
pour qu’Antigone ne soit pas complice de la dissolution du « genos », qu’elle « meurt vivante ». En voulant sa mort, c’est la valeur de la vie qu’elle
affirme contre ceux qui ont voulu détruire l’essence même de la vie en faisant des hommes des étrangers les uns pour les autres, en faisant du séjour que
l’homme habite, un monde dont il n’est plus que le métèque, vivant sur un territoire qui n’est pas le sien, sur une terre qui n’est plus celle des hommes.
Il n’est pas indifférent que le héros de la liberté, de ce refus du Destin, soit une héroïne : comme nous l’avons noté, ni une enfant, ni une fiancée, ni une
femme, mais une vierge. Seule une vierge peut mettre fin à cette fatalité par quoi la « famille » s’est auto-détruite, détruisant en même temps la
valeur de la vie : il lui suffit, comme Antigone, de refuser d’épouser Hémon que pourtant elle aime, c’est à dire de refuser de donner la vie, pour mettre
fin à cette histoire malheureuse des Labdacides, qui est la fin d’une humanité heureuse.
Ce n’est pas un hasard si la tragédie porte le nom d’Antigone, car, étymologiquement,Antigone est cette vierge qui « refuse une descendance ».
Telle est, sans aucun doute, la raison du choix de Sophocle. Mais, ce n’est pas un hasard si, dans notre théâtre, l’histoire des tragédies est peuplée
d’héroïnes :
Là où, - et à chaque fois que – les hommes prennent conscience de ce que les rapports sociaux, les rapports entre eux dans la société qu’ils ont bâtie, les
ont rendu «étrangers » les uns aux autres dans un univers qui les dominent, c’est une vierge, parce qu’elle n’est pas encore épouse ni mère, qui devient le
symbole d’une promesse : celle de nouveaux rapports entre les hommes qui soient des rapports humains.
Conclusion : Le sens du Tragique
La lecture de la tragédie d’Antigone nous a permis de mettre à jour l’essence du tragique, tel qu’il est mis en œuvre par les poètes.
Henri Gouhier nous a indiqué qu’il n’y a de tragique qu’à partir du moment où la liberté de l’homme est aux prises avec une transcendance, que celle- ci
prenne la forme de la fatalité dans la tragédie antique ou de la volonté de Dieu dans les tragédies chrétiennes. L’époque moderne devra inventer d’autres
formes du destin pour exprimer le tragique de la destinée humaine ou de l’existence.
Qu’est-ce à dire sinon que le tragique naît au cœur de l’existence humaine à partir du moment où l’homme refuse un destin, une vie ou une histoire qui
s’impose à lui comme une fatalité.
Voici ce que nous révèle pour la première fois la tragédie grecque : Il n’y a de tragique pour l’homme qu’à partir du moment où il ne domine pas son
destin ; Il faut aller plus loin, comme nous y invite la tragédie d’Antigone : Pour l’individu, le tragique ne menace ou ne détruit sa vie qu’à partir du
moment où les hommes ne maîtrisent pas leur histoire.
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