Une charogne
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Une charogne
LECTURE ANALTIQUE « UNE CHAROGNE » INTRODUCTION Baudelaire, auteur de Fleurs du Mal, condamné en 1857 pour « outrage à la morale publique » avait en effet un objectif novateur : atteindre la beauté poétique même par le biais du mal comme suggère le titre. Ainsi l'est-il dans le poème « Une charogne », poème de la section « Spleen et Idéal ». Ce poème se situe après une série de pièces dans lesquelles il est essentiellement question de la femme on peut supposer qu'il s'agit de Jeanne Duval, baptisée par Baudelaire comme la Vénus noire_ et la beauté qui exerce sa fascination et répulsion sur le poète. Problématique : En quoi cette vision horrible d’une charogne féminine constitue-t-elle, paradoxalement, un prétexte à l’expression de la beauté et du rôle du poète ? Une charogne Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme, Ce beau matin d'été si doux : Au détour d'un sentier une charogne infâme Sur un lit semé de cailloux, Les jambes en l'air, comme une femme lubrique, Brûlante et suant les poisons, Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique Son ventre plein d'exhalaisons. Le soleil rayonnait sur cette pourriture, Comme afin de la cuire à point, Et de rendre au centuple à la grande Nature Tout ce qu'ensemble elle avait joint ; Et le ciel regardait la carcasse superbe Comme une fleur s'épanouir. La puanteur était si forte, que sur l'herbe Vous crûtes vous évanouir. Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride, D'où sortaient de noirs bataillons De larves, qui coulaient comme un épais liquide Le long de ces vivants haillons. Tout cela descendait, montait comme une vague, Ou s'élançait en pétillant ; On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague, Vivait en se multipliant. Et ce monde rendait une étrange musique, Comme l'eau courante et le vent, Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique Agite et tourne dans son van. Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve, Une ébauche lente à venir, Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève Seulement par le souvenir. Derrière les rochers une chienne inquiète Nous regardait d'un oeil fâché, Epiant le moment de reprendre au squelette Le morceau qu'elle avait lâché. - Et pourtant vous serez semblable à cette ordure, A cette horrible infection, Etoile de mes yeux, soleil de ma nature, Vous, mon ange et ma passion ! Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces, Après les derniers sacrements, Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses, Moisir parmi les ossements. Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine Qui vous mangera de baisers, Que j'ai gardé la forme et l'essence divine De mes amours décomposés ! * I) L’association de la laideur et de la beauté 1) L’expression d’une vision horrible - Il est possible de remarquer la présence du champ lexical de la vermine («vermine», «larves», «mouches»). - Baudelaire crée par ailleurs une vision presque surnaturelle, où la mort est tellement présente qu’elle semble vivante : «étrange musique» & strophe n°6 où apparaissent les verbes d’action «s’élançait», «descendait», «montait», et les vers 23-24 : «On eût dit que le corps (...) vivait en se multipliant». 2) Des oppositions tendant à fusionner - L’auteur emploie bon nombre de rimes antonymiques : par exemples, «charogne infâme» + «mon âme», ou «s’épanouir», «évanouir». Ces rimes participent au rapprochement fusionnel entre laideur et beauté. - De plus, Baudelaire emploie des antithèses (comme «ce beau matin d’été si doux» VS «une charogne infâme») qui, bien loin d’opposer des contraires, les font se rapprocher. - Il en va de même avec l’utilisation d’oxymores, comme «carcasse superbe». II) Les portraits de la femme et de la charogne afin de créer une description ironique 1) Présences de l’érotisme et de la mort (topos de l’ «Eros et Thanatos») - Certaines images font référence à des situations sexuelles, comme «jambes en l’air» ou «femme lubrique». - L’adjectif «brûlante» recèle une syllepse (figure de style consistant à jouer sur le double sens d’un mot, ici celui de la fièvre qui conduit à la mort, mais aussi celui du désir sexuel). - L’indication «son ventre» insiste sur la partie du corps féminin qui constitue le centre de sa sensualité. 2) La présence du registre ironique - L’auteur emploie des expressions purement romantiques, illustrations parfaites des formules issues de l’amour courtois, célébrant la beauté de la femme. Par exemple : «mon ange et ma passion», «ô la reine des grâces», «étoile de mes yeux». - Mais à ces expressions s’opposent les mots crus employés pour désigner la charogne, comme «vous irez moisir parmi les ossements». C’est sur cette opposition que repose le registre ironique. III) La fonction du poète 1) Lutter contre la destruction causée par le temps - Le poète se compare à un peintre dans la strophe n°8. Son but est de recréer une réalité parfaite à partir de la réalité détériorée. Ainsi, comme le montrent les expressions «l’artiste achève» et «les formes d’effaçaient», le travail du poète est de reconstruire le réel détruit. 2) Extraire la beauté à partir de l’horreur - Baudelaire cherche à créer de la beauté à partir de la décomposition, de la laideur (d’où le titre de l’œuvre). Certaines horreurs sont énoncées d’une manière hyperbolique (comme «de noirs bataillons / De larves») pour mieux permettre, par son écriture, la recréation d’une beauté d’autant plus marquante. - Ainsi, Baudelaire recrée «l’essence divine» à partir de la destruction causée par la réalité : «les amours décomposés» sont recomposées (et rendues éternelles) par l’écriture poétique. Conclusion Ce poème constitue un exemple intéressant de l’écriture baudelairienne : l’auteur se sert des évocations d’une charogne féminine et d’une promenade en compagnie d’une femme pour mieux évoquer son rôle, consistant à associer la laideur et la beauté, puis à extraire la seconde à partir de la première. Ainsi, Baudelaire parvient à ironiser au sujet des vieilles expressions romantiques (le poète s’est nourri du romantisme pour tendre vers le symbolisme).