La tache aveugle. Approche sémiotique et systémique du

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La tache aveugle. Approche sémiotique et systémique du
La tache aveugle. Approche sémiotique et
systémique du paradigme de l’agency
Bernard Darras *
Université Paris I « Panthéon-Sorbonne »
& Centre de recherche Images, cultures et cognitions (CRICC)
Institutionnellement et stratégiquement, les Cultural Studies1 ont choisi de se construire et
de se développer hors du découpage des disciplines “légitimes” et de leurs territorialités théoriques et méthodologiques. Ceci les a conduites à afficher régulièrement leurs positions épistémologiques constructivistes et pragmatiques ainsi que leurs projets socio politiques. C’est
dans cette continuité que nous avons choisi d’explorer le concept d’agency ou d’agence, qui
nous semble constituer un des paradigmes centraux des Études culturelles. Agency que
nous avons tenté de mieux comprendre en l’inscrivant au croisement de deux grands
ensembles théoriques généraux et transversaux : l’approche systémique et la sémiotique
pragmatique. Cette étude portera particulièrement sur les règles d’action que sont les signeshabitudes dont le fonctionnement ordinaire en action et en contexte reste opaque à ses producteurs. Les habitudes sont les taches aveugles de nos actions et interactions, elles permettent à nos signes-actions d’être cognitivement économes, mais à quel prix ?
Rapports de pouvoir
Bien qu’initialement d’inspiration marxiste, les Cultural Studies britanniques ont contribué à revisiter l’une des bipartitions fondamentales du
marxisme orthodoxe qui accordait une prévalence au monde matériel et
économique – l’infrastructure – sur tout ce qui relevait de la superstructure que nous appellerions aujourd’hui l’univers des représentations et
des dispositifs communicationnels incorporés dans la culture matérielle
et immatérielle. Initialement, le renversement marxiste des thèses idéalistes offrait de nombreux avantages théoriques en établissant que les
*
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1
Le débat sur les appellations étant encore ouvert, nous avons adopté la position suivante : les termes “Cultural Studies” renvoient au développement
anglo-saxon et britannique du domaine, alors que les termes “études culturelles” renvoient à une conception à la fois actuelle et non spécifiquement
territorialisée.
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conditions matérielles déterminaient les représentations que les humains
se font de leur existence et de leurs rôles sociaux. Ce primat du matériel
et de l’économique sur le monde des signes et significations posait un
problème aux théoriciens de la culture qui observaient combien les
représentations des humains sont puissantes et structurantes elles aussi,
et combien leurs logiques peuvent être indépendantes des conditions de
production ou déterminantes sur leurs orientations. Les processus de
dominance, de pouvoir, d’hégémonie mais aussi de résistance et de lutte
symbolique sont parmi les phénomènes d’organisation les plus transversaux et ils ne sont pas tous réductibles au primat de l’infrastructure. Pendant des décennies, le déterminisme matérialiste a constitué une sorte
d’inhibition théorique dualiste et réductionniste qui rendait difficile la
pensée des continuités entre les signes de la pensée matérialisée et la
matérialité de la pensée signe. Étriqué entre un matérialisme dur et un
idéalisme mou, le débat sur la place des signes et de la culture piétinait.
Les travaux de Gramsci, d’une part, et plus tard ceux de Thompson
(1957) et Williams (1961)1 ont permis de revisiter ces conceptions et de
dépasser le réductionnisme économiste et mécaniste sans provoquer une
régression idéaliste ou spiritualiste. Les réflexions sur le pouvoir étant
libérées de la pression et des intimidations théoriques des marxistes
orthodoxes, le travail sur les agencies pouvait s’épanouir.
Mise au point sémantique
Le paradigme de l’agency est l’un des grands enjeux des études culturelles.
Il correspond de manière très générale au pouvoir d’agir et de réagir des
agents mais aussi des causes et des produits agissants.
L’agency se distingue de l’action en ce qu’elle met l’accent sur l’agent
agissant et sur son pouvoir d’agir et de réagir.
À l’exception du terme “agence” 2 dont le sens est celui de tout dispositif
“agentif”, le concept d’agency n’a pas d’équivalent stable et immédiat en
français. Seul le terme “agentivité” aurait pu être un concurrent, mais son
usage réflexif est déjà réservé par la psychologie cognitive et la linguistique et il est utile de le conserver dans ses définitions comme nous
1
2
« Williams also raised the standard of agency : The human energy of the social change he
called the long revolution sprang “from the conviction that men can direct their own lives,
by breaking through the pressures and restrictions of older forms of society, and by discovering new common institutions” (1961 : 347). He, too, was unhappy with any simplistic
interpretation of the base-superstructure model and his position paralleled that of
Thompson in critiques of reductionism and economism. » Freed, M. M., 2001.
« Cultural Studies, Ethics, and the Eclipse of Agency ». Journal of the Midwest
Modern Language Association, Vol. 34, nº 2, pp. 1-14
Terminologie proposée par Christine Delphy, 2001. L’ennemi principal.
Tome 2. Paris : Syllepse, p. 50
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tenterons de le montrer plus loin. Faute d’une terminologie équivalente,
il faut donc se contenter du terme anglais agency ou avoir recours à des
termes composés tels que “potentiel d’action”, “capacité d’agir”, “autorisation d’agir”, “pouvoir d’agir” ou “puissance d’agir”. Ceci sans perdre
de vue que c’est la dimension du pouvoir associée ou inhérente à ce
potentiel, à cette capacité, à cette autorisation et à cette puissance qui est
ciblée par l’agency.
Ces termes n’étant pas des synonymes, ils permettent de produire au
moins trois types de nuances et d’accentuations sur telle ou telle dimension de l’agency.
 En tant que “potentialité d’action”, “capacité d’agir”, ou “autorisation
d’agir”, l’agency est une propriété disponible en réserve d’action,
 l’“agence” est du côté de l’action concrète dans l’espace et le temps,
 alors que le “pouvoir et la puissance” relèvent de la force et de
l’intensité de ce qui est.
Si on adopte les catégories de la phénoménologie 1 peircienne, la
potentialité, la capacité et l’autorisation, relèvent de l’univers de la
priméité, l’agence relève de l’action et donc de l’univers de la secondéité,
alors que le pouvoir et la puissance sont des propriétés générales, des
règles d’action, des lois, relevant de la tiercéité.
L’utilisation du terme anglais agency, offre quant à lui l’avantage de couvrir les trois univers, c’est d’ailleurs avec ce large spectre sémantique qu’il
est généralement utilisé dans le monde anglo-saxon. Cette polyvalence le
rend alors plus sensible à la dynamique du contexte dans lequel émerge le
pouvoir. C’est ainsi que l’agency comme “potentiel” et “capacité” peut
s’actualiser en devenant “agence” et se généraliser comme “puissance” et
“pouvoir”.
L’agency : une propriété systémique
L’agency est rarement un agir isolé, c’est donc le plus souvent une propriété systémique ou inter systémique qu’il est possible de modéliser
selon la définition du système général.2 Lors de l’activation d’un flux de
matière, d’énergie et/ou d’information des agents internes à un système
ou opérant entre des systèmes, agissent et/ou réagissent volontairement
ou non, conscients ou non de leur pouvoir d’agir dans un flux, une relation, une interaction, etc., en fonction d’un objectif connu ou non et ceci
afin de produire un effet recherché… ou non.
1
2
Peirce utilise le terme de phanéroscopie.
Le Moigne, J.-L., 1977. La théorie du système général. Théorie de la modélisation.
Paris : PUF.
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Dès qu’un agent exerce un processus de maintien, de contrôle ou de
changement d’un sujet, d’un objet ou d’un autre agent, il y a agency. Tout
ce qui maintient en forme, donne forme (informe) et transforme ou a le
projet de transformer, relève donc de l’agency, et tout ce qui est agi passivement ou activement lors d’une acceptation, d’une négociation, d’une
résistance, d’un refus, du détournement d’un agir, d’une contre action,
d’une rétroaction, relève donc aussi de l’agency systémique, dynamique et
inter agissante.
En tant que propriété interactionniste des organisations, l’agence est une
propriété politique du système. Elle porte sur la distribution des pouvoirs, rapports de pouvoir et usages du pouvoir d’agir dans le système.
C’est au titre de l’agence comme propriété politique générale, politikos 1,
que les études culturelles ont privilégié l’étude des rapports de domination, d’hégémonie, d’oppression, de subordination, de soumission et de
subalternité tels qu’ils s’exercent verticalement du dominant vers le dominé, mais aussi en réaction et rétroaction du subalterne envers le supérieur. Ce sont donc tous les processus de l’agence hiérarchique, asymétrique, inégalitaire et inéquitable qui ont été travaillés : l’impérialisme,
l’hégémonie, la colonisation, le racisme, le patriarcat – sa réduction génitrice et ses oppressions de genre – l’aliénation par les propagandes
médiatiques, et finalement toutes les soumissions des minorités et de la
singularité aux impératifs collectifs de l’État, de la majorité, de l’identité
culturelle ou nationale, de la norme et de la société.
Ces études des organisations fondées sur des asymétries et abus de pouvoir et de position dominante se sont faites avec pour modèle alternatif
les organisations coopératives, associatives, solidaires, égalitaires, et
équitables qui offraient des téléologies moralement positives et des horizons utopiques dessinés à la gauche du paysage politique. C’est à ce
niveau que les études critiques se sont impliquées et qu’elles ont non
seulement nourri les mouvements de protestations mais qu’elles les ont
accompagnés et se sont engagées dans l’action et la recherche-action.
Plus rarement, ces études ont été conduites “horizontalement” sur toutes
les strates du système, que ce soit au niveau des agencies développées entre
les dominants (ce que nous tenterons plus bas) ou entre les dominés.
Le système intégré et l’agency incorporée
La reformulation systémique de l’agency que nous suggérons d’adopter ici
n’est pas qu’une traduction dans les termes de la théorie des systèmes
d’un paradigme descriptif et critique, elle doit permettre de mieux
comprendre les interactions et rétroactions mais aussi les dépendances et
1
Politikos : dans le sens initial de ce qui concerne les citoyens et leur
gouvernance.
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interdépendances qui opèrent dans un dispositif auto-éco-organisé, pour
reprendre la formule d’Edgar Morin 1.
En effet, l’approche systémique offre à la fois l’avantage de permettre et
de favoriser la modélisation des processus qui affectent les agents dans
leurs actions et objectifs, mais aussi de ne pas perdre de vue toutes les
agencies du système dans lequel elles se déroulent. Agencies que le plus souvent les agents ont incorporées à différents niveaux d’automatisme et
d’inconscient systémique, mais aussi qu’ils subissent, promeuvent,
imitent ou reproduisent dans leurs diverses actions, parfois contre leur
intérêt et contre leur volonté. Nous étudierons le cas de ces agenceshabitudes, dans la partie sémiotique suivante. Les psychothérapies systémiques ont amplement mis en évidence les effets pathologiques systémiques incorporés par les agents qui n’en sont que les véhicules ou les
porteurs. L’approche systémique offre donc la possibilité d’étudier la
façon dont le système se “sert” de ses agents et de leurs actions pour se
maintenir, se réguler et s’adapter par rapport à ses finalités, mais aussi la
façon dont les agents se servent du système pour se justifier, se légitimer
et protéger leurs intérêts locaux ou systémiques.
Court-circuitons ici les abus d’une approche trop mécaniste, si certains
systèmes sont vraiment pilotés par des instances tyranniques, de nombreux systèmes ont diffracté et réparti leur organisation dans toutes leurs
composantes. Composantes, dont l’autonomie est systémiquement limitée et transformée en hétéronomie intégrée, incorporée, voire incarnée.
Hétéronomie dont les articulations vont de la participation à la collusion,
en passant par la complicité, l’entente et la connivence, etc. Tout cela
engendre autant de modalités de collaboration que de contradictions, de
paradoxes et de doubles contraintes que la modélisation doit tenter de
repérer et de dénouer sans perdre leurs articulations.
Le cas de la récupération des actions de subversion par le capitalisme
libéral est un bon exemple de cet entremêlement. Non seulement le système se renforce et s’auto stimule en acceptant les subversions, mais il
les encourage tout en les canalisant. Les marchés de la création et de l’art
se nourrissent de telles subversions en les gérant selon le modèle de la
mode dont ils ont adopté les principes issus de l’économie capitaliste de
consommation du luxe puis, par contiguïté, de la consommation de
masse (voir à ce sujet les thèses de Gilles Lipovetsky 2), y compris du
luxe de masse. D’emblée, les avant-gardes artistiques ont contribué à
imposer un mode de disqualification de l’actuel au profit du renouvellement permanent des productions, du désir de produire et de consommer. Dans leur monde restreint mais influent, les mouvements artistiques
ont participé à la promotion des valeurs du capitalisme libéral, de la
société de consommation naissante, de la mode et des techniques
1
2
Morin, E., 1977. La méthode 1. La nature de la nature. Paris : Seuil.
Lipovetsky, G., 2004. Les temps hypermodernes. Paris : Grasset, pp. 84, 85
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publicitaires. Ce n’est donc pas par hasard si la création artistique innovante s’est développée dans le giron de la puissance économique et que
ses turbulences ont été aussi vite acceptées par un marché prédisposé à
les accueillir1. C’est ainsi que fonctionne la publicité dont l’agence principale est de disqualifier, de déprécier et de démoder tous les produits
autres que celui qui fait l’objet de la monstration. Ce faisant, la publicité
relance le désir d’achat en repotentialisant tous les objets équivalents et
notamment celui qu’elle propose au désir de nouveau stimulé et à
assouvir.
Le tout, ses parties et l’hétéronomie
La théorie systémique a aussi connu ses révolutions culturelles internes.
En privilégiant le tout sur les parties et en lui accordant la préséance et la
suprématie sur l’expression de la singularité organisationnelle et téléologique de ses composantes réduites à leurs actions pour le tout,
l’approche systémique holiste cédait au réductionnisme. Réductionnisme
qu’elle refusait pourtant. C’est ainsi que dans un contexte dominé par le
structuralisme, l’effacement du sujet a conduit à sa négligence théorique
en tant que système local ayant ses propres agences.
La systémique dialogique, défendue en France par Edgar Morin puis
Jean-Louis Le Moigne, a relancé l’idée que la construction du tout se fait
à l’occasion de négociations entre le système et ses composantes. Négociation où les contradictions entre les finalités du tout et les finalités des
composantes contribuent à la dynamique du système, à son adaptabilité
comme à son taux de variété. C’est ce que Blaise Pascal 2 avait su si bien
formuler : « Toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiates et
immédiates, et tout s’entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le
tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties… »
Formule que synthétise E. Morin (1999 : 28) 3 qui commente : « Pour
penser localement, il faut penser globalement, comme pour penser globalement il faut
savoir aussi penser localement. » On voit poindre ici la contraction à la mode
du “glocal” qui sur le principe d’articulation entre le global et le local,
revendique une compréhension à focale variable.
Dans cette perspective, une conception ni réductionniste ni holiste de
l’agency réclame que les approches soient multidimensionnelles. Les phénomènes doivent donc être étudiés dans la perspective de leur auto-écoorganisation autant que de leur éco-auto-organisation. Toute agency
1
2
3
Les avant-gardes ont aussi inventé un nouveau type social de sujet super
individualiste : l’artiste moderne dont la figure s’est aujourd’hui étendue à
tous les créateurs ; hyper individualistes intégrés ou espérant l’être.
Pascal, B., 1657. Pensées. Éd. Brunschvicg, II, pensée 72.
Morin, E., 1999. La tête bien faite. Paris : Seuil.
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mérite donc d’être pensée comme hétéronomie. À ce titre, tout agent –
quelle que soit sa position dans le système – est à des degrés divers agissant et subissant, incorporant et incorporé, organisé et organisant,
puissant et impuissant.
La résistance
Dans les systèmes démocratiques aux contraintes réparties, partagées et
souvent acceptées, reste-t-il vraiment des pôles résistants et alternatifs ?
Même la force d’inertie et la résistance nonchalante repérées par Hoggart
dans les classes populaires des années cinquante ou les contournements
et détournements qu’ont repérés Michel de Certeau et ses successeurs,
sont des dispositifs très intégrés. Le terrain de la lutte pour la critique des
politiques de la représentation et des sémioses dominantes est lui-même
très intégré et très institutionnalisé. Le système scolaire et universitaire,
certains médias ou programmes des médias assurent en grande partie ce
rôle critique, même si cela ne fonctionne bien que pour un public
demandeur ou déjà très averti. Il reste qu’une partie de la logique de circulation des signes du haut vers le bas s’essouffle, qu’une partie de la
population rejette les informations filtrées, lissées et mises en scène par
les médias, les institutions et les industries culturelles. Le succès des
forums, des chats, des blogs, de YouTube, de MySpace, de Wikipedia et
de toutes les formes de collaboration de masse n’en est-il pas le signe ?
Forces qui sont, il est vrai, très vite intégrées dans des systèmes plus
grands dont les modes de gestion ne sont pas du tout désintéressés.
Toutefois, l’appropriation des médias interactifs par des millions d’individus ne constitue-t-elle pas une réplique créative aux pouvoirs constitués ?
N’est-ce pas la révolution culturelle, la démocratie numérique annoncée
par les Cultural et Media Studies1 ?
L’agency comme signe action
et l’habitude comme tache aveugle
Dans le chapitre précédent, nous annoncions que le plus souvent les
agencies sont incorporées à différents niveaux d’automatisme et d’inconscient cognitif et systémique par les agents des systèmes où elles fonctionnent comme la tache aveugle de la rétine, ignorée parce que toujours
compensée par le système.
Nous allons tenter de montrer que ces automatismes d’action et de réaction peuvent être théorisés grâce aux concepts de croyance et d’habitude
développés par Charles Sanders Peirce dans le cadre de sa théorie des
1
En janvier 2007, la revue Time a consacré la « Person of the year : You.
Yes you. You control the Information Age. »
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signes actions qui convient très bien au concept d’agency, et tout particulièrement aux agences intégrées et incorporées par l’expérience qui font
l’objet de cette étude.
Parce qu’elle est pragmatique la sémiotique de Charles Sanders Peirce
montre combien le monde de la pensée est directement ou indirectement
connecté à celui de la réalité concrète par les actions et interactions des
agents. C’est par l’action que la pensée signe et la matière sont connectées et articulées. D’ailleurs, selon cette conception, la pensée n’est que
l’un des modes d’être du monde matériel qui complémentairement en est
informé et prêt à la transformation.
Pour Peirce, « Le sens d’une chose consiste simplement dans les habitudes qu’elle
implique. Le caractère d’une habitude dépend de la façon dont elle peut nous faire agir
non seulement dans telle circonstance probable, mais dans toute circonstance possible,
si improbable qu’elle puisse être » (Peirce 5. 400, V.13, in Chenu, 1984 : 296) 1
Notons en complément que Peirce indique que l’habitude permet d’obtenir un genre donné de résultat (5. 491) et que pour saisir une habitude il
faut décrire « le genre d’action auquel elle donnera naissance, en précisant bien les
conditions et les mobiles. » (5. 491), enfin que « les habitudes en elle-même sont
entièrement inconscientes. » (5. 492).
Selon cette définition élargie, le caractère d’une habitude peut être un
agir potentiel, une agence ou un pouvoir général agissant, en bref une
agency en ses différentes phases.
Cette définition pragmatique du sens peut être adaptée au cas de l’agency.
Bien que les actions soient toujours au moins un peu des interactions,
nous les dissocierons dans un premier temps en nous plaçant successivement du côté de l’agent puis du “sujet” agi, avant de reconnecter ces
actions.
 Du côté de l’agent, toute action issue d’un pouvoir d’agir provient du
déclenchement d’une règle de conduite mémorisée – une habitude –
dans son système de gestion de l’information / action. Cette règle de
conduite habituelle est à la fois la signification de l’action, et la façon
dont l’agent agit dans toutes les situations équivalentes, tant en termes
de condition que de mobile.
 Du côté du sujet agi, toute action issue d’une agence provoque le
déclenchement d’une règle de conduite mémorisée – une habitude –
dans son système de gestion de l’information et de réaction. Cette
règle de conduite habituelle est à la fois la signification de la réaction,
et la façon dont ce sujet réagit dans toutes les situations équivalentes,
tant en termes de condition que de mobile.
1
Chenu, J., 1984. Peirce. Textes anticartésiens, Paris : Aubier.
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Dans les cas ordinaires d’agency activant des habitudes, “destinateur” et
“destinataire” ont appris à se pré intégrer mutuellement dans leurs
agences, (empathie, conjecture sur la pensée / réaction de l’autre,
consensus anciens, expérience commune ou présupposée commune,
etc.), de plus, comme nous l’avons signalé précédemment, le système
commun à l’un et à l’autre est lui aussi en permanence actif et influent et
constitue un monde commun d’expérience, de catégorisation et de signes
co-construits dans les interactions, etc.
Les opérations sémiotiques ne sont pas limitées à l’habitude. Le doute
sur le sens / action inaugure une recherche de solution suivie en cas de
succès d’un retour à un état équilibré de la pensée. Car selon le principe
homéostatique défendu par Peirce « La pensée en activité ne poursuit d’autre
but que le repos de la pensée. » (Peirce, 5.10, in Chenu p. 294)
Telle que nous l’avons simplifiée la chaîne “action–réaction” ressemble à
une mécanique pour béhavioriste. Ne nous illusionnons pas, c’est le plus
souvent le cas, notamment dans les milliers de situations stéréotypées de
la vie ordinaire où nos habitudes sont des auto préparations à agir.1
Toutefois, à l’exception des situations réflexes ou totalement automatisées, l’émergence d’un signe en contexte provoque le plus souvent un
processus abductif de sélection et d’assemblage des trois sous signes qui
le constituent, puis d’une chaîne plus ou moins longue de mutations qui
conduisent à l’action mentale (la pensée) et/ou instrumentale (une opération dans le monde externe.)
Cette phase d’abduction (présupposition d’une règle) est de durée
variable. Mais cette durée est d’autant plus brève qu’une habitude est
disponible et qu’elle est l’expression d’une croyance forte.
Dans chaque cas de sémiose2, les sous signes constituants sont prélevés
parmi les connaissances disponibles, leur validité pragmatique est éprouvée, si le signe est viable il est stocké comme habitude et se maintient
comme tel tant qu’il est adapté au contexte dans lequel il agit. Mais
rappelons que toute habitude dès qu’elle entre en action risque d’être
déstabilisée par la réponse de l’environnement. Le cas échéant, le doute
s’immisce dans la sémiose et relance la recherche de solutions plus
viables. C’est ce que précise Peirce « […] la croyance étant une règle d’action,
dont l’application implique un nouveau doute et une réflexion nouvelle, en même temps
qu’elle est un point de repos, elle est aussi un nouveau point de départ. C’est pourquoi
j’ai cru pouvoir appeler l’état de croyance la pensée au repos, bien que la pensée soit
essentiellement une action. » (Peirce 5.10, in Chenu p. 294)
1
2
« Être prêt à agir d’une certaine façon dans des circonstances données et quand on y est
poussé par un mobile donné, voilà ce qu’est une habitude ; et une habitue délibérée ou
autocontrôlée est précisément une croyance. » (Peirce, 5. 480)
En sémiotique peircienne, toute constitution d’un signe est une opération
triadique appelée sémiose.
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Cette conception pragmatique de l’agir comme habitude fondée sur des
croyances se déroule souvent en toute inconscience des agents qui ne
doutent pas du bien-fondé de leur action tant qu’ils obtiennent le genre
de résultat qu’ils en attendent. C’est via les habitudes que les croyances se
reproduisent et se diffusent en renforçant l’homogénéité et la cohérence
des systèmes.
Ce type de signes actions fait donc son travail, son agence à l’ombre des
habitudes et dans le renforcement des croyances, des sémioses sociales et
des lois générales qui gouvernent le système dans lequel il se produit.
Ce sont les taches aveugles du système, ses agences invisibles en raison
de leur très haut niveau d’intégration systémique et du faible niveau de
conscience qui en résulte.
Toutefois le système n’est pas figé et les signes agents doivent en permanence exercer leur pouvoir d’influence les uns sur les autres afin de
réguler ce qui peut se réguler et de gérer les contradictions et les changements dans les jeux de langage et façons de vivre qui constituent le système
pour reformuler cette définition selon la proposition de Wittgenstein.
Agence et agentivité
Le concept d’agentivité1 est utilisé en sciences cognitives et en linguistique dans des sens très voisins. En sciences cognitives ainsi que dans les
approches neurocognitives, l’agentivité (agentivity) désigne l’expérience
que nos actes sont les nôtres, que nous en sommes la cause et que nous
les contrôlons. En linguistique, l’agentivité concerne toutes les relations
causales entre deux entités, son étude porte donc sur les questions
suivantes : qui fait quoi, à qui et dans quel but ?
Notre étude des signes habitudes intégrés dans les jeux systémiques nous
a permis de montrer que toutes les agences ne s’accompagnent pas
d’agentivité. Le plus souvent un agent n’a qu’une conscience très limitée
de ses actes habituels.
L’agentivité n’est donc activée que quand l’agent prend conscience de ses
agissements, ce qui n’arrive qu’à deux occasions, soit quand le doute
s’insinue dans son action soit au contraire quand il agit sciemment en
connaissance des causes et finalités. L’étude de l’agentivité est alors
l’étude des agences volontaires et des influences pensées comme telles :
propagande, manipulation, séduction, etc.
1
Proust, J., 2001. « Imitation et agentivité ». In Jacqueline Nadel et Jean
Decety (dir.) . Imitation, représentations motrices et intentionnalité. Paris : PUF
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B. Darras
Étude de l’agence d’une métaphore
En 2002, Donald Rumsfeld, alors Secrétaire à la défense de Georges
W. Bush pique les Européens en distinguant deux Europes : l’une vieille
et l’autre jeune. Dans le contexte de son discours, la vieille Europe est
opposée à la politique états-unienne en Irak, l’autre lui est favorable et le
soutient militairement. Mais au-delà de la provocation belliqueuse, ce qui
est visé, c’est le sens de l’histoire et sa maîtrise. Dans le discours de
Rumsfeld, être vieux, c’est être du passé et dépassé, c’est perdre, alors
qu’être jeune c’est participer de l’avenir et gagner.
Les associations de mots seraient assez banales si elles ne venaient
réorganiser les espaces géopolitique et sémantique qui depuis le
XVe siècle associent les Amériques à peine “découvertes” 1 au nouveau
monde, et l’Europe à l’ancien monde. En ces temps-là – non révolus
pour tous – il était préférable à certains égards d’être un ancien plutôt
qu’un jeune. Cette habitude de distinguer les mondes en “nouveau” et
“ancien” se construisait dans un contexte idéologique très marqué par le
patriarcat, la gérontocratie et l’aristocratie où l’ancienneté faisait signe de
richesse, de légitimité, de sagesse et de pouvoir, alors que la nouveauté –
bien que prisée en certains domaines – portait avec elle les signes de
l’immaturité, de l’inexpérience et de la naïveté puérile.
Plus le nouveau monde s’émancipait, plus les Européens réaffirmaient
leur supériorité en arguant de l’ancienneté de leur culture ancestrale face
à “l’absence” de celle des nouveaux 2. C’est ainsi que cette habitude
hiérarchique s’est installée des deux côtés de l’Atlantique avec son poids
de supériorité et d’infériorité, son agence hiérarchique entre le pouvoir et
la potentialité.
Avec le XIXe siècle, l’esprit de nouveauté a soufflé sur tout ce qui était
vieux, les temps changeaient. Mais alors que les États-Unis s’imposaient
sur la scène géopolitique et économique, les appellations de nouveau
monde et d’ancien monde faisaient toujours recette dans les espaces
sémantiques des deux rives. Au XXe siècle, rares étaient les journalistes,
diplomates et politiques qui sentaient que l’agency de cette métaphore
avait changé de camp, et il n’est d’ailleurs pas rare, même après l’affaire
Rumsfeld d’entendre des journalistes ou des politiciens européens
reprendre la formule selon leur “bonne vieille habitude” 3.
1
2
3
Boriaud, J.-Y., 1992. Le Nouveau Monde. Récits de Amerigo Vespucci, Christophe
Colomb, Pierre Martyr d’Anghiera. Paris : Les belles lettres.
Rappelons que ces disputes entre Européens des deux rives de l’Atlantique
se font en oubliant le génocide des peuples installés sur le continent bien
avant leur “découverte”.
Par exemple : ce titre du journal Le Monde du 24 novembre 2006 « Sur le
Vieux Continent, une présence commerciale déjà conséquente. »
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MEI, nos 24-25 (« Études culturelles / Cultural Studies »), 2006
Le renversement
Le “vieux” et le “nouveau” monde ont vu leurs hégémonies militaires,
économique et culturelle depuis longtemps inversées quand surgit le
coup de force sémantique de Donald Rumsfeld qui inverse les interprétants et resignifie les signes, leur empire et leur pouvoir d’action. La
potentialité est devenue plein pouvoir. En distinguant la bonne jeune
Europe de la mauvaise vieille Europe, Rumsfeld apporte la guerre dans
les signes et il les met en crise1, en déclenchant au passage ricanements,
applaudissements, doutes et critiques2.
En 2005, alors que le conflit Irakien s’enlisait dans la violence3, l’administration Bush mettait un bémol à sa toute puissance, Rumsfeld ironisait
alors sur sa déclaration initiale en reconnaissant que c’était là une déclaration du « vieux Rumsfeld » 4, Adroit, il réaffirmait au passage le sens dominant de la hiérarchie, le vieux était à nouveau associé à l’erreur et au
mauvais.
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« Le plus grand succès de la campagne de propagande américaine fut néanmoins le concert
louant la “vision” présidentielle, lorsque M. Bush affirma vouloir apporter la démocratie
au Proche-Orient, au moment précis où il démontrait, au contraire, son extraordinaire
mépris pour un tel concept. Car comment qualifier autrement la distinction faite par
M. Rumsfeld entre “vieille Europe” et “nouvelle Europe” – la première vilipendée, la
seconde louée pour son courage. Pour les distinguer, le critère était clair : la “vieille
Europe” comprenait tous les États ayant adopté la même position que la majorité de leur
peuple, la “nouvelle Europe” prenait ses ordres à Crawford (Texas) sans se soucier de son
opinion publique, souvent plus opposée encore à la guerre que celle des autres pays. »
Noam Chomsky, 2003. « Sans le droit et par la force. Le meilleur des
mondes selon Washington ». Le Monde diplomatique. Nº août, pp. 1, 8 et 9
« Mais quoi que nous pensions de la prudence (ou de la timidité) française et allemande
dans cette opposition à une course à la guerre en Irak, la question intéressante est :
Rumsfeld a-t-il raison ? Qui, en l’occurrence, représente vraiment la “vieille façon de
penser” ? La thèse avançant que c’est en réalité l’Amérique qui représente les “vieilles
valeurs”, et non la France et l’Allemagne, pourrait bien être mieux fondée. Vieux et nouveau ne recouvrent pas automatiquement les notions de bon et mauvais. Mais nous ferions
bien de réfléchir à cette formulation, car elle en dit long sur l’évolution du monde dans le
futur. » Fuller Graham E., 2003. « “Vieille Europe” ou vieille Amérique ? » Le
Monde, nº du 13 février
Le dérèglement d’un système autoritaire par la violence a rarement permis sa
reconstruction rapide en un système démocratique. Négliger le fait que l’organisation d’un système est répartie entre toutes ses composantes, conduit à
des modélisations et des actions erronées.
« Le secrétaire à la Défense, Donald Rumsfeld, de passage à Nice pour la rencontre des
ministres de la Défense de l’Otan, puis à Munich, le 12 février, pour la conférence
annuelle sur la sécurité, a ironisé en évoquant sa petite phrase sur la “vieille Europe”,
deux ans plus tôt à la même tribune. “C’était le vieux Rumsfeld”, a-t-il déclaré, sous les
rires de l’assistance. » Coste, Philippe, 2005. « Nouveau Bush et vieille
Europe ». L’Express du 21 février 2005.
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La tache aveugle. Approche sémiotique et systémique du paradigme de l’agency
B. Darras
Hystérésis, arrogance ou subordination
En France, en 2006, les choses ont peu changé et il n’est pas rare de voir
apparaître ou d’entendre la formule dans les médias. Pour beaucoup le
réagencement imposé par Rumsfeld n’a pas provoqué de changement
d’habitude. Soit l’habitude fonctionne sans que la sémiose sémanticopolitique ne soit activée de la part de celui qui l’utilise, – ce qui ne veut
pas dire qu’elle n’est pas activée chez ses récepteurs – soit l’habitude est
maintenue avec son agence ancienne, ce qui peut être interprété comme
une formule arrogante et obsolète ou comme un grand manque de lucidité historique. Soit l’habitude est utilisée dans son sens ré agencé et cela
témoigne de la résignation et de l’assujettissement au nouvel ordre économique et culturel.
Depuis sa première utilisation, l’agence de cette métaphore était géopolitique et belliqueuse en ce qu’elle a autorisé l’écrasement et le génocide
des peuples autochtones. Ensuite elle n’a cessé d’être arrogante quel que
soit le contexte pro ancien ou pro nouveau.
Depuis la confirmation de son renversement par Donald Rumsfeld
l’agence de cette métaphore s’est rechargée mais son arrogance n’est pas
encore insupportable pour tous. Les habitudes sont des routines systémiques dont les agences travaillent en sourdine. Elles sont aussi des
forces et des faiblesses que peuvent exploiter ceux qui savent en tirer
avantage.
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