Lionel raconte (assez mal) Jospin

Transcription

Lionel raconte (assez mal) Jospin
1
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
les éditions du Seuil (janvier 2010, 18,50 €), ce n'est
sûrement pas son titre. Et on imagine des variantes
sur le même thème: Lionel raconte Jospin, mais avec
quelques approximations et assez peu d'esprit critique.
Ou alors: Lionel raconte (assez mal) Jospin. Plus
violent encore: Lionel ment sur Jospin.
Lionel raconte (assez mal) Jospin
PAR LAURENT MAUDUIT
ARTICLE PUBLIÉ LE MARDI 12 JANVIER 2010
Une envie irrépressible, oui, car en ces temps de crise,
Lionel Jospin, qui souvent pense droit et parle clair,
notamment quand il stigmatise la politique inégalitaire
du sarkozysme ou les dérives folles du nouveau
capitalisme, aurait pu, même retiré sur son Aventin,
être un point de repère pour la gauche. Pour l'aider
politiquement à sortir de la nasse dans laquelle elle se
trouve. Pour l'aider intellectuellement à se doter d'un
nouveau corps de doctrine, et à terme, d'un programme
pour affronter les futures échéances. Un point de
repère... mais à la condition qu'il parvienne à prendre
lui-même un peu de recul avec son bilan, pour en
distinguer les points forts et les points faibles; un peu
de recul aussi pour parler enfin de façon apaisée de son
propre passé, dont il n'a jamais voulu percer les secrets.
Dans un livre qui pro- longe le film que France
2 diffuse en deux épisodes, les 14 et 21 janvier,
Lionel Jospin fait le récit de son parcours personnel
et politique. Cela s'appelle Lionel raconte Jospin mais
en vérité le titre est impropre car l'ancien dirigeant
socialiste raconte mal sa propre histoire. Parti pris.
Ecrit dans le prolongement du film sur sa vie que
va diffuser France 2 en deux épisodes, les 14 et 21
janvier, ce livre, qui est constitué de longs entretiens
avec Pierre Favier et Patrick Rotman, pouvait donc
arriver à point nommé. Près de huit ans après le 21
avril 2002, qui a été un traumatisme pour la gauche,
Lionel Jospin disposait d'assez de recul pour conjuguer
deux exercices: parler de lui-même, de son parcours,
de ses combats, de ses rêves tout autant que de ces
déceptions; mais parler aussi à toute la gauche. Parler
du passé; mais du même coup, pointer aussi quelques
pistes pour l'avenir. Or, en fait, il ne fait bien ni l'un
ni l'autre.
Mais voilà! Dans ce livre, Lionel Jospin est fidèle à
lui-même. Près de huit années ont beau s'être écoulées,
il ne veut toujours pas en démordre: ce 21-Avril,
qui a vu sa défaite au premier tour de l'élection
présidentielle et la sélection pour le second tour du
leader du Front national, Jean-Marie Le Pen, n'est pas
un événement de portée historique, qui doit pousser
la gauche à examiner durablement son bilan, à faire
son examen de conscience, pour cerner les raisons
C'est une envie irrépressible. Sitôt refermé «Lionel
raconte Jospin», on se prend à penser que ce qu'il
y a de mieux dans ce livre que viennent de publier
1/4
2
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
de sa coupure d'avec les milieux populaires. Non! Si
échec il y a eu, c'est tout bonnement parce que le bilan
du gouvernement de gauche n'a pas suffisamment été
expliqué à l'opinion ou compris par elle; et c'est parce
que la gauche s'est présentée en ordre dispersé.
si Lionel Jospin a pris des mesures fiscales très
discutables sous la pression de ses ministres des
finances en faveur des hauts revenus, il a aussi eu le
courage par exemple d'imposer à Dominique StraussKahn – qui y était opposé – un très fort relèvement de
la fiscalité de l'épargne.
C'est en quelque sorte la faute de Christiane Taubira ou
à Jean-Pierre Chevènement, qui s'étaient aussi portés
candidats au premier tour! Reprenant des arguments
mille fois ressassés depuis le soir de ce funeste
premier tour, Lionel Jospin a en effet ces seuls
mots pour expliquer sa défaite: «J'ai surestimé aussi
l'approbation de notre bilan, de mon bilan, de la part
des Français. A l'inverse, j'ai sous-estimé l'impact
qu'aurait la division de la gauche et donc mal évalué
le risque de premier tour.»
Parle-t-il de la politique de privatisations qu'il a
conduite? Il n'esquisse pas le moindre regret et
falsifie la réalité. D'abord, sur le fond, il n'a pas un
mot pour regretter que le contrôle des plus grandes
entreprises françaises, celles qui sont cotées au CAC
40, ait été progressivement livré aux grands fonds
d'investissement étrangers et notamment aux fonds
anglo-saxons. Ensuite, il professe cette contre-vérité:
«Il est absurde de dire que nous aurions privatisé plus
que le gouvernement Chirac et jamais aucun chiffre
n'a été apporté à l'appui de cette affabulation.»
Aucun « devoir d'inventaire »
«J'ai surestimé l'approbation»: l'autisme de Lionel
Jospin est tout entier contenu dans cette formule. En
clair, l'ancien premier ministre a l'intime conviction
que son bilan est excellent mais se prend seulement à
regretter que les Français ne l'aient pas compris. Page
après page, malgré le recul dont il dispose désormais,
Lionel Jospin se refuse toujours à procéder au moindre
examen critique de la politique qu'il a conduite de 1997
à 2002, du temps où il était premier ministre.
Faux bilan sur les privatisations
Les chiffres sont pourtant du domaine public et ne
sont pas contestables. Disponibles sur le site Internet
de l'Agence des participations de l'Etat – on peut
les consulter ci-dessous –, ils font apparaître que le
gouvernement de Lionel Jospin a bel et bien affiché
un bilan de 27,4 milliards d'euros de privatisations
entre 1997 et 2002, ce qu'aucun autre gouvernement
n'a réalisé avant lui.
Parle-t-il de la politique fiscale? Il omet de dire que
sous la pression de Dominique Strauss-Kahn d'abord,
de Laurent Fabius ensuite – éblouis à l'époque l'un et
l'autre par le social-libéralisme et rivalisant de mesures
de déréglementation –, il a entériné des dispositions
très favorables aux très hauts revenus, comme la
baisse du taux supérieur de l'impôt sur le revenu ou
une scandaleuse fiscalisation des stock-options. Et il
préfère proférer quelques généralités: «En soi, réduire
l'impôt n'a rien d'absurde... si les circonstances le
permettent et si cela peut servir l'activité économique
(...) Rien à voir avec le bouclier fiscal d'aujourd'hui
qui protège les privilégiés.»
Sur mediapart.fr, un objet graphique est disponible à cet endroit.
Ensuite, Lionel Jospin a une bien curieuse façon
de raconter l'histoire de la privatisation de France
Télécom. Omettant de rappeler qu'il avait pris
personnellement position pour que le service public
reste à «100% public» pendant la campagne des
élections législatives de 1997 et qu'il a ensuite renié
son engagement, ce qui avait beaucoup choqué les
agents de l'entreprise et leurs syndicats, il prend des
accommodements avec l'histoire pour écrire: «Des
décisions du même type nous conduisent, avec l'accord
du personnel, à ouvrir le capital de France Télécom.»
Le personnel appréciera...
En bref, le fameux «devoir d'inventaire» qu'il
a revendiqué en d'autres temps face à François
Mitterrand, il ne l'exerce pas à l'égard de lui-même.
Et cet autisme est d'autant plus étonnant que cet
inventaire ne serait pas toujours en sa défaveur. Car
Et enfin, Lionel Jospin se justifie en faisant valoir
qu'à la différence de la droite, les ouvertures de
capital auxquelles il a procédé avaient seulement
2/4
3
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
pour ambition d'«obéir à des impératifs industriels
». Et il omet au passage de préciser que c'est son
ministre des finances, Laurent Fabius, qui, en février
2002, à quelques semaines seulement des élections
législatives, a eu l'idée, dans une invraisemblable
surenchère ultralibérale, de lancer la scandaleuse
privatisation des autoroutes françaises – privatisation
qui a fait par la suite perdre à l'Etat des recettes
financières colossales et livré ces infrastructures à de
féroces appétits privés.
des travailleurs), et que, entré au PS après 1971, il
avait gardé des contacts avec ce parti auxquels il a
progressivement mis fin seulement en 1987.
Pour une fois que Lionel Jospin aborde sa vie entière
et en parle dans le détail, on pouvait donc penser qu'il
le ferait en toute liberté. En toute franchise aussi.
Et pourtant, non ! Lionel Jospin n'use pas de
cette franchise. Loin d'admettre qu'il a effectivement
été longtemps un «sous-marin» – telle était la
terminologie dont l'OCI usait elle-même – agissant
au sein du PS pour le compte du parti trotskiste, il
tente d'accréditer l'idée qu'il a d'abord été trotskiste,
puis socialiste, mais sans cette très longue période
de chevauchement: «Je suis d'abord trotskiste et
socialiste, puis le trotskiste s'efface devant le
socialiste. A partir du moment où, en 1973, j'accepte
des responsabilités nationales au Parti socialiste,
j'agis en socialiste. Je garde avec des dirigeants
trotskistes des liens qui sont des liens personnels, qui
sont des liens d'échanges, mais qui relèvent d'une
fidélité maintenue à un passé, d'une sorte de quantà-soi, presque d'un jardin secret, politique celui-là, et
non d'une discipline militante. Ma vie est celle d'un
responsable socialiste.»
Même rhétorique avec les 35 heures: s'il en chante
toujours les louanges, il ne lui vient toujours pas à
l'esprit que pour cet électorat ouvrier qui lui a fait si
gravement défaut le 21 avril 2002, la fameuse réforme
a trop souvent été synonyme de flexibilité accrue et de
perte de pouvoir d'achat.
Bref, au lieu de réfléchir aux rapports de force
difficiles entre les marchés et l'Etat et de pointer
ce qu'il est fier d'avoir réalisé et ce qu'il regrette
éventuellement d'avoir concédé, Lionel Jospin retrace
sa vie et son bilan avec ces œillères. Dans un
exercice d'autojustification que ses deux interlocuteurs
ne cherchent pas franchement à bousculer.
Les réunions secrètes avec Pierre Lambert
Lionel Jospin fend si peu l'armure que même pour les
périodes plus anciennes de sa vie, il cherche à en dire le
moins possible. C'est tout particulièrement le cas pour
son passé de militant trotskiste. De cela, on sait en effet
qu'il n'a, publiquement, que très peu parlé. Le 5 juin
2001, devant les députés lors d'une séance de questions
au gouvernement, il s'est juste borné à reconnaître qu'il
avait «noué des relations avec l'une des formations
[trotskistes] dans les années 1960» et maintenu des
«contacts» avec le parti de Pierre Lambert après son
entrée au Parti socialiste, en 1971.
Lionel Jospin a d'autant plus de facilité à présenter
cette version arrangée de sa propre histoire que ses
interlocuteurs, là encore, ne cherchent pas un instant
à le bousculer ni à exercer un droit de suite. Ils
n'ont pas même la curiosité de lui demander de
quoi Lionel Jospin, premier secrétaire du PS, pouvait
bien périodiquement discuter avec Pierre Lambert,
dirigeant de la formation trotskiste (aujourd'hui
décédé), à l'occasion de ces rencontres secrètes. Ils ne
lui demandent pas plus de confirmer si ce lien a bien
duré jusqu'en 1987.
Le livre se termine donc par une énigme – qui
relève plus de l'intime ou de la psychologie que de
la politique: alors même qu'il affirme ne plus avoir
d'ambition dans le jeu politique actuel, pourquoi donc
Lionel Jospin ressent-il le besoin de reconstruire une
histoire, qui n'est ni tout à fait la sienne, ni tout à
fait celle de la gauche? Pourquoi, alors qu'il pourrait
Mais il ne l'avait fait à l'époque que contraint et forcé:
parce que l'élection présidentielle approchait; parce
que Le Monde (daté du 6 juin) s'apprêtait à publier
quelques heures plus tard une très longue enquête sur
ses engagements de jeunesse concluant qu'il s'était
engagé, du début des années 1960 jusqu'au début
des années 1970 au moins, au sein de l'Organisation
communiste internationaliste (OCI, ancêtre du Parti
3/4
4
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
Boite noire
Avec mon confrère et ami Gérard Desportes
(journaliste comme moi à Mediapart), j'ai écrit deux
livres d'analyse sur la politique conduite par Lionel
Jospin de 1997 à 2002, et sur les dérives ou les
échecs de la gauche à cette époque: La Gauche
imaginaire (Grasset, septembre 1999), puis L'Adieu
au socialisme (Grasset, septembre 2002). Dans le
premier de ces deux livres, nous pointions déjà les
silences de Lionel Jospin sur son passé secret de
militant trotskiste au sein de l'OCI. Et dans un souci de
transparence vis-à-vis de nos lecteurs, nous signalions
que nous avions nous aussi dans notre jeunesse
appartenu à cette formation.
maintenant avoir suffisamment de recul et de distance,
ne trouve-t-il pas la sérénité pour regarder les choses
en face?
Au cœur de la personnalité fière et un tantinet
orgueilleuse de l'auteur, c'est ce mystère que le livre
ne perce pas. Et c'est évidemment dommage. Car
face à la présidence Sarkozy, face au capitalisme de
connivence qu'elle a réhabilité et aux formidables
inégalités qu'elle a creusées, Lionel Jospin pourrait,
envers et contre tout, faire valoir qu'il défendait, lui,
une tout autre conception de la politique, autrement
plus droite, autrement plus noble ou généreuse. Plus
soucieuse de l'intérêt général, et moins prisonnière des
intérêts privés.
Mais voilà! C'est visiblement plus fort que lui: Lionel
n'arrive pas à tout raconter de Jospin.
Mon confrère Edwy Plenel, qui préside Mediapart,
a de son côté écrit un livre qui évoque longuement
le passé de Lionel Jospin et au-delà la question de
la rectitude et la cohérence en politique: Secrets de
jeunesse (Stock, septembre 2001).
Directeur de la publication : Edwy Plenel
Directeur éditorial : François Bonnet
Le journal MEDIAPART est édité par la Société Editrice de Mediapart (SAS).
Durée de la société : quatre-vingt-dix-neuf ans à compter du 24 octobre 2007.
Capital social : 28 501,20€.
Immatriculée sous le numéro 500 631 932 RCS PARIS. Numéro de Commission paritaire des
publications et agences de presse : 1214Y90071 et 1219Y90071.
Conseil d'administration : François Bonnet, Michel Broué, Gérard Cicurel, Laurent Mauduit,
Edwy Plenel (Président), Marie-Hélène Smiéjan, Thierry Wilhelm. Actionnaires directs et
indirects : Godefroy Beauvallet, François Bonnet, Laurent Mauduit, Edwy Plenel, MarieHélène Smiéjan ; Laurent Chemla, F. Vitrani ; Société Ecofinance, Société Doxa, Société des
Amis de Mediapart.
4/4
Rédaction et administration : 8 passage Brulon 75012 Paris
Courriel : [email protected]
Téléphone : + 33 (0) 1 44 68 99 08
Télécopie : + 33 (0) 1 44 68 01 90
Propriétaire, éditeur, imprimeur : la Société Editrice de Mediapart, Société par actions
simplifiée au capital de 28 501,20€, immatriculée sous le numéro 500 631 932 RCS PARIS,
dont le siège social est situé au 8 passage Brulon, 75012 Paris.
Abonnement : pour toute information, question ou conseil, le service abonné de Mediapart
peut être contacté par courriel à l’adresse : [email protected]. ou par courrier
à l'adresse : Service abonnés Mediapart, 4, rue Saint Hilaire 86000 Poitiers. Vous pouvez
également adresser vos courriers à Société Editrice de Mediapart, 8 passage Brulon, 75012
Paris.