déesse Terre dans l`œuvre d`Eschyle
Transcription
déesse Terre dans l`œuvre d`Eschyle
1 REPRESENTATIONS DE LA DEESSE TERRE DANS L'ŒUVRE D'ESCHYLE. L'auteur de l'époque archaïque qui a manifesté le plus d'intérêt pour la déesse Terre est indéniablement Hésiode, dans la Théogonie. Les successeurs du poète d'Ascra ont en général accordé peu de place à cette divinité. Seul Solon consacre un hommage particulier, dans un célèbre poème, à celle qu'il appelle "la très grande mère des dieux olympiens" (μήτηρ μεγίστη δαιμόνων ̓Ολυμπίων, Fragt. 36 West, 4-5). Il suit en cela la tradition hésiodique, qui faisait de Gaia l'ancêtre de tous les dieux, distinguée par une fécondité extraordinaire (Th. 44-5 ; 105-106 ; 126-187 ; 237-8 ; 821-2....). Eschyle s'inscrit en continuateur de cette tradition, dont il s'écarte aussi néanmoins pour conférer à la déesse d'autres rôles et lui ouvrir de nouveaux champs d'action. Tandis qu'Hésiode représentait essentiellement Gaia dans la sphère du monde divin, Eschyle la fait évoluer autant parmi les dieux qu'en relation avec les hommes. Terre est, chez Eschyle1, mère de nombreux immortels. Le chœur des Suppliantes désigne ainsi le roi des dieux comme : Γᾶς παῖ Ζεῦ, "Zeus, fils de Terre" (vv. 892 et 902). La Pythie, dans le prologue des Euménides, voit en Thémis et Phoibé deux filles de Terre (vv.3 et 6), et le héros du Prométhée enchaîné rappelle que les Titans sont "les enfants de Ciel et de Terre" (Τιτᾶνας, Οὐρανοῦ τε καὶ Χθονὸς τέκνα, v. 205). Enfin, parmi les divinités auxquelles Prométhée adresse sa prière liminaire, figure "Gê, mère de tout être" : παμμῆτόρ τε γῆ (v. 90)2. La Théogonie hésiodique peuple en outre la descendance de Gaia de monstres tels que les Cyclopes, les Cent-Bras, les Géants ou Typhée. Le lien de parenté qui unit la Terre aux Géants est également volontiers illustré par les arts figurés, dès le milieu du VIe siècle. On le trouve en particulier à Athènes, où le thème de la Gigantomachie connaît un grand succès3. Comme 1 Comme ses prédécesseurs, Eschyle désigne Terre indifféremment sous les noms de Gaia, Gê ou Gâ (forme dorienne fréquente dans les parties lyriques) ; mais, contrairement à eux, il appelle aussi la déesse Cqwvn (cf. J. A. Schuursma, De poetica vocabulorum abusione apud Aeschylum, Amsterdam, 1932, pp. 72-73). 2 Cf. Hésiode, Trav. 563 : gh` pavntwn mhvthr ; H. hom. Gê, 1 : Gai'an pammhvteiran. 3 Le thème de la Gigantomachie figure en effet, au Vème siècle, sur les métopes du Parthénon, ainsi, semble-t-il, qu'à l'intérieur du bouclier de l'Athéna Parthénos de Phidias. La céramique témoigne également de la popularité de ce motif. Cf. F. Vian, Répertoire des Gigantomachies figurées dans l'art grec et romain, Paris 1951, et La Guerre des Géants. Le mythe avant l'époque hellénistique, Paris, 1952. 2 le remarque à juste titre Claude Bérard, dans ces représentations, Gê "figure comme mère et non comme combattante"4 : elle implore la clémence des dieux pour ses fils5 ou les soutient de ses conseils alors qu'ils s'efforcent d'atteindre l'Olympe à l'aide de rochers empilés6. Eschyle a lui aussi conservé à la Terre sa progéniture monstrueuse. Évoquant l'effroyable Typhée, il le présente d'emblée comme "le fils de Terre" (τὸν γηγενῆ..., Prom. 351-2)7. Il en brosse ensuite un bref portrait physique : "terrible monstre à cent têtes" (δάϊον τέρας,/ ἑκατογκάρανον, v. 352-3), aux "mâchoires effrayantes" (σμερδναῖσι γαμφηλαῖσι, v. 355) et dont les yeux étincellent d'un éclat farouche (ἐξ ὀμμάτων δ᾿ ἤστραπτε γοργωπὸν σέλας, v. 356). Puis il dépeint le comportement de l'impétueux Typhée (Τυφῶνα θοῦρον, v. 354) qui eut l'audace de s'élever contre l'ensemble des dieux : il prétendait, en d'arrogantes vantardises (τῶν ὑψηγόρων/ κομπασμάτων, v. 360-1), renverser par force (βίᾳ) le pouvoir de Zeus. On peut relever la même démesure dans le caractère du monstre que dans son apparence physique. D'autre part, certains personnages, qui ne sont pas à strictement parler des enfants de Terre, s'en trouvent cependant implicitement rapprochés par Eschyle. Ainsi, dans les Sept contre Thèbes, le guerrier argien Capanée est comparé à un Géant, dont il aurait à la fois la taille et la violente démesure8 : γίγας ὅδ' ἄλλος τοῦ πάρος λελεγμένου μείζων, ὁ κόμπος δ' οὐ κατ' ἄνθρωπον φρονεῖ Cet autre géant, plus grand que le précédent, et dont la jactance ne connaît pas la mesure humaine. (v. 424-5) On peut encore noter la similitude, dans cette scène et dans celle décrivant Typhée, du vocabulaire employé pour exprimer l'orgueilleuse faconde des personnages (κόμπος, κομπασμάτων). Ainsi apparence physique et caractère rapprochent le prince argien des fils de Terre. 4 Cl. Bérard, Anodoi. Essai sur l'imagerie des passages chthoniens, Neuchâtel, 1974, p. 35. Comme sur une coupe attique à figures rouges, attribuée à Aristophanès et Erginos (420400) et conservée à Berlin. On y voit Poséidon armé de son trident, Polybotès agenouillé et Gê sortant de terre, suppliante. Cf. F. Vian, Répertoire des Gigantomachies ..., pl. 43. 6 Cf. Cl. Bérard, Anodoi..., pl. 1, 1 (cratère de Naples à figures rouges). 7 Eschyle suit en cela aussi Hésiode, contrairement à Stésichore qui donne Héra pour mère de Typhée (P.M.G. 239). 8 L. Lupas et Z. Petre font justement remarquer que “givga" et meivzwn suggèrent, au-delà de la stature de Capanée, la démesure de son comportement” (Commentaire aux Sept contre Thèbes d'Eschyle, Bucarest - Paris, 1981, p. 141). Ces deux termes sont en outre mis en valeur par la place qu'ils occupent, en tête de vers. 5 3 Cette parenté est à nouveau suggérée par le poète dans le portrait qu'il brosse d'Hippomédon9 : le guerrier est doté d'une "taille et d'une stature gigantesques" (σχῆμα καὶ μέγας τύπος, v. 488), et son bouclier porte en épisème, signe évident d'impiété, la figure de Typhée lui-même. Parmi la progéniture de Terre (Suppl. 305 ; Prom. 567), Eschyle mentionne encore le bouvier Argos, dont les mille yeux (τὸν μυριωπὸν (...) βούταν, Prom. 569) terrifient la pauvre Io. Appelé, comme Typhée, γηγενής, "né de Terre", il se distingue lui aussi par un "tempérament excessivement violent" qui l'apparente aux Géants : βουκόλος δὲ γηγενὴς/ ἄκρατος ὀργὴν (Prom. 677-8), – les sonorités gutturales soulignent le caractère agressif du personnage. S'il suit donc la plupart du temps la généalogie divine traditionnellement adoptée depuis Hésiode, le dramaturge n'hésite cependant pas à s'en écarter. Il adopte ainsi une position originale quant à l'ascendance d'un dieu pourtant bien connu à la fois par la Théogonie10 et par les Travaux et les Jours, Prométhée. Il fait de ce dernier un Titan, et lui donne pour mère Gaia, qu'il identifie en outre à Thémis11 : ἐμοὶ δὲ μήτηρ (...) Θέμις/ καὶ Γαῖα, πολλῶν ὀνομάτων μορφὴ μία, "ma mère (...) Thémis, ou Gaia, de noms multiples, l'unique figure" (vv. 209-10). Enfin Eschyle se distingue encore d'Hésiode par le rôle qu'il attribue à Terre : alors que dans la Théogonie, la déesse manifeste de la bienveillance pour Zeus en l'avertissant du danger représenté par Métis12, elle prend au contraire, dans le Prométhée d'Eschyle, le parti du Titan Prométhée contre Zeus. De telles déviations par rapport au modèle hésiodique ne sont pas gratuites. En rapprochant Prométhée de Gaia-Thémis, Eschyle confère à son héros une importance fondamentale pour le drame. Prométhée en effet sait par sa mère le secret qui risque de coûter à Zeus la suprématie. Karl Reinhardt écrit ainsi justement : “le supplice de Prométhée n'advient comme drame que parce que Zeus travaille à lui arracher un secret dont dépend la stabilité du 9 Cf. F. Vian, Les Origines de Thèbes. Cadmos et les Spartes, Paris, 1963, p. 169 ; P. VidalNaquet, "Les Boucliers des héros. Essai sur la scène centrale des Sept contre Thèbes", Annali del Seminario del mondo classico, 1979, 1, p. 113. 10 Dans la Théogonie, Prométhée est fils de Japet et de l'Océanide Clymène (vv. 507-511). 11 Dans les Euménides, au contraire, il distingue les deux déesses, faisant de Thémis la fille de Gaia (Eum. 2-3). 12 Cf. Th. 886-900, et M. L. West, Hesiod. Theogony, Oxford, 1966, pp. 295 et 401-3. Chez Pindare, c'est Thémis qui prophétise l'avenir du fils de Thétis, et détourne Zeus et Poséidon de leur rivalité pour la Néréide (Isth. VIII, 27 ss.). 4 nouveau régime qu'il a instauré”13. C'est grâce à cette connaissance de l'avenir14, due à sa mère, qu'il peut défier le roi des dieux. Gaia est représentée comme divinité oraculaire dès la Théogonie, où elle joue à plusieurs reprises un rôle déterminant dans l'histoire des dynasties divines15. Selon les premiers vers des Euménides, elle fut la première détentrice du sanctuaire oraculaire de Delphes16. Et le Prométhée mentionne à plusieurs reprises les prophéties délivrées par la mère du Titan : elle a ainsi prédit à son fils l'issue du combat entre les Titans et les Olympiens (v. 211), et lui a annoncé la suite de l'histoire d'Io et sa postérité (v. 873-4). Elle a enfin révélé à Prométhée ce dernier secret concernant l'avenir de Zeus, qu'il est seul à connaître. C'est là ce qui garantit sa supériorité sur son adversaire : τοιῶνδε μόχθων ἐκτροπὴν οὐδεὶς θεῶν δύναιτ᾿ ἂν αὐτῷ πλὴν ἐμοῦ δεῖξαι σαφῶς. Le moyen de détourner ces maux, aucun dieu ne saurait, sinon moi, le lui révéler clairement. (v. 913-4) En faisant de Prométhée le fils de Gaia-Thémis, Eschyle associe donc son personnage au savoir de la déesse, et lui confère ainsi toute sa force. Mais il donne, par là même également, un relief particulier à la Terre, qui devient elle-même un pivot du drame. Bien qu'elle ne figure pas dans la pièce comme personnage à strictement parler, Gaia y joue donc, par l'intermédiaire de son fils Prométhée, un rôle essentiel. Enfin, Prométhée, le plus humain des dieux, est avant tout un bienfaiteur de l'humanité (vv. 442-506). C'est lui en effet qui a enseigné aux mortels tous les arts : πᾶσαι τέχναι βροτοῖσιν ἐκ Προμηθέως (v. 506). Parmi ces τέχναι, il leur a en particulier révélé l'art divinatoire, la μαντική (v. 484 ss.), leur apprenant à identifier les diverses sortes de présages et à en dégager une connaissance de l'avenir. Ce savoir, transmis aux hommes par Prométhée qui le tient lui-même de sa mère, rapproche donc aussi Gaia du monde des hommes. 13 K. Reinhardt, Eschyle. Euripide, trad. française, Paris, 1972, p. 58, et cf. pp. 52, 59-60, 271... ; M. Griffith, Aeschylus. Prometheus Bound, Cambridge, 1983, vv. 209-210 n. ; G. Thomson, Aeschylus. The Prometheus Bound, Cambridge, 1932, vv. 209-210 n. ; P. Mazon, Eschyle, tome I, Paris, 1931(2)p. 155 ; H. Weil, Études sur le drame antique, Paris, 1897, p. 72-3. 14 Cf. vv. 101 ss. 15 Th. 463, 626, 884, 891. 16 Cf. Pindare, Frgt. 55 Snell - Maehler. 5 Car la Terre, chez Eschyle, n'est pas seulement la mère des dieux, mais aussi celle des hommes. Le chœur des Danaïdes dans les Suppliantes invoque : μᾶ17 Γᾶ μᾶ Γᾶ, "mère Terre, mère Terre" (vv. 890 et 900) ; celui des Choéphores s'exclame : γαῖα μαῖα18 (v. 45), "Terre mère !", et Étéocle, au début des Sept contre Thèbes, harangue ses concitoyens en leur rappelant leurs devoirs envers Γῇ... μητρί, (leur) "Terre - mère" (v. 16)19, la "mère qui (leur) a donné le jour" (τεκούσῃ μητρί, v. 416). Certains mortels en outre sont plus particulièrement associés à la Terre par un étroit rapport de filiation : connus sous le nom d'"Hommes Semés", les "Spartes" ont en effet littéralement germé du sol de Thèbes. Ils passent pour avoir fondé l'aristocratie autochtone de cette cité. Dans les Sept contre Thèbes, Eschyle les fait ainsi apparaître dans la généalogie de deux défenseurs de la cité, Mélanippe et Mégarée : Mélanippe "a poussé, souche issue des Hommes Semés" (σπαρτῶν δ᾿ ἀπ᾿ ἀνδρῶν (...)/ ῥίζωμ᾿ ἀνεῖται, vv. 412-3), et Mégarée est un "rejeton de la race des Hommes Semés" (σπέρμα τοῦ σπαρτῶν γένους, v. 474). L'autochtonie des guerriers thébains est nettement soulignée par le vocabulaire utilisé : ῥίζωμα, ἀνεῖται, σπέρμα... Les Spartes sont donc clairement des fils de Terre. Mais contrairement aux γηγενεῖς évoqués plus haut, — ils ne reçoivent jamais ce qualificatif dans le texte eschyléen —, les Spartes sont manifestement rangés parmi les “bons Géants”20. Ainsi, dans la grande scène centrale des Sept contre Thèbes, les deux guerriers explicitement rattachés à la race des Spartes sont placés du côté des défenseurs, des agressés, non des agresseurs. Le portrait qu'en brosse le dramaturge les dote de qualités de courage et de tempérance qui s'opposent absolument à l'arrogance et aux vantardises d'adversaires tels que Capanée, γίγας ὅδ' ἄλλος (v. 424), ou Hippomédon, porteur du bouclier représentant Typhée (vv. 488 ss.). Mégarée est enfin explicitement distingué de ces derniers par son refus d'une vaine jactance (κόμπον ἐν χεροῖν ἔχων/ 17 Il est clair que ma' équivaut ici à ma'ter, étant donné le parallèle pa' (...) Zeu' au vers suivant (cf. schol. Suppl. 890 : w\ gh' mhvthr). P. Chantraine explique le mot comme un “terme familier hypocoristique et expressif” (Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Paris, 1968-1980, s. v. ma'). Cf. A. Dieterich, Mutter Erde, p. 38 ; P. Kretschmer, "Demeter", Wiener Studien 24, 1902, p. 525 ; H. Frisk, Griechisches etymologisches Wörterbuch, Heidelberg, 1960-72, p. 154, s. v. ma'. ; H. F. Johansen - E. W. Whittle, Aeschylus. The Suppliants, Copenhagen, 1980, III, p. 221, vv. 890-2 n. 18 Cf. A. Dieterich, Mutter Erde, p. 65 ; A. F. Garvie, Aeschylus. Choephori, Oxford, 1986, p. 65 ; A. M. Dale, Euripides. Alcestis, Oxford, 1954, v. 393 n. ; A. Bowen, Aeschylus. Choephori, Bristol, 1986, v. 45 n. 19 On retrouve la même expression dans un fragment : Ga'/ Matri;, Frgt 451u**, 10. 20 Cf. F. Vian, Les Origines de Thèbes, p. 169. 6 Μεγαρεύς, v. 473). Ainsi, bien que les Spartes aient en commun avec les Géants et avec quantité d'autres monstres le fait d'être nés de la Terre, ils n'en sont pas moins nettement distingués les uns des autres par Eschyle. Pourtant la tradition critique moderne, représentée notamment par Claude Bérard et Nicole Loraux21, voit en général dans les Spartes de terribles guerriers que leur ὑβρίς apparente aux Géants. Or, dans le texte d'Eschyle, Spartes et Géants sont clairement opposés. On peut dès lors se demander si la distinction établie par le poète entre les deux groupes de fils de Terre n'est pas liée au statut particulier d'"autochtones" des Spartes, et si elle n'est pas également à mettre en rapport avec l'idée athénienne d'autochtonie. Eschyle ne représenterait-il pas ainsi l'autochtonie thébaine selon le modèle de celle d'Athènes ? Les Athéniens, en effet, se glorifient de leur ancêtre commun, l'autochtone Érichthonios. Sa naissance est illustrée par une riche iconographie qui représente Gê "en buste", à-demi sortie du sol, tendant le petit Érichthonios à Athéna sous les regards bienveillants de divers personnages, dont Cécrops22. L'origine chthonienne de ce dernier est soulignée par la nature double de son corps, mi-homme, mi-serpent, — car lui aussi est né de la terre attique. Mais ni Érichthonios ni Cécrops ne sont dotés d'une nature violente ou impie. A Athènes, les ancêtres autochtones des citoyens échappent donc totalement au caractère belliqueux et effrayant constitutif d'autres fils de Terre, tels que les Géants. Le statut particulier des Spartes dans les Sept contre Thèbes s'explique donc peut-être par une relecture eschyléenne du mythe d'autochtonie thébain, à la lumière de celui d'Athènes, si prépondérant dans l'imaginaire de la cité. D'autre part, le lien de filiation qui associe les Thébains en particulier, et les hommes en général, à la Terre comme à une mère, se double d'une autre relation, celle d'enfants à leur nourrice. L'auteur de la Théogonie montrait déjà Gaia recevant le petit Zeus des mains de sa mère Rhéa, "pour le nourrir et l'élever" (τὸν μέν οἱ ἐδέξατο Γαῖα πελώρη/ (...) τραφέμεν ἀτιταλλέμεναί τε, vv. 479-80). Le vocabulaire employé est le même que celui dont se sert la nourrice d'Oreste pour conter comment elle a elle-même reçu le nouveau-né de sa mère (ὃν ἐξέθρεψα μητρόθεν δεδεγμένη, Cho. 750 ; Ὀρέστην ἐξεδεξάμην, v. 762). Gaia est donc une nourrice à part entière. Elle fait en tant 21 Cl. Bérard (Anodoi...., p. 35) fait des Spartes des “guerriers terribles que leur hybris apparente aux Géants, les Gêgeneis par excellence” ; cf. N. Loraux, Les Enfants d'Athéna. Idées athéniennes sur la citoyenneté et la division des sexes, Paris, 1990, p. 47. 22 Cf. en particulier Cl. Bérard, Anodoi..., pl. 2, 4 (coupe de Berlin à figures rouges). 7 que telle l'objet d'un culte, — établi par Erichthonios lui-même —, sur l'Acropole d'Athènes, où elle reçoit l'épithète de Κουροτρόφος23. Eschyle lui attribue aussi cette fonction, associant volontiers au nom de Terre l'épithète "nourricière" (χθονὸς τροφοῦ, Cho. 66), ou évoquant le rôle joué par Terre, dans des passages empreints d'émotion. Ainsi dans les Sept contre Thèbes, Étéocle souligne le lien étroit qui attache les citoyens de Thèbes à leur terre : (...) Γῇ τε μητρί, φιλτάτῃ τροφῷ· ἡ γὰρ νέους ἕρποντας εὐμενεῖ πέδῳ, ἅπαντα πανδοκοῦσα παιδείας ὄτλον, ἐθρέψατ᾿ (...) (...) à la Terre, notre mère, et très chère nourrice. C'est elle en effet qui, alors qu'enfants, nous rampions sur son sol bienveillant, prit toute la peine de notre nourriture, et nous fit grandir (...) (Sept. 16-20) À la fois mis au monde — par l'intermédiaire de leurs ancêtres proprement autochtones — et nourris par la Terre, les Thébains entretiennent à son égard les mêmes sentiments que pour leur mère humaine et se reconnaissent à son endroit également les mêmes devoirs. Comme le fait remarquer H. D. Cameron24, ces devoirs relèvent de la γηροτροφία, soins que les enfants doivent à leurs parents âgés. Ils prennent encore la forme d'une dette (χρέος, Sept. 20) envers la Terre, qu'il est en quelque sorte possible de rembourser en mourant pour sa défense25. S'il succombe dans la bataille, Mégarée s'acquittera ainsi de ce qu'il doit à sa nourrice, la Terre : θανὼν τροφεῖα πληρώσει χθονί (Sept. 477) — les τροφεῖα étant spécifiquement les gages versés à une nourrice. Ces relations multiples et essentielles des hommes avec la Terre correspondent à l'antique loi du cycle de la vie et de la mort26. Celle-ci est 23 Cf. S. Eitrem, "Gaia", Real-Encyclopädie, 1910, VII, 1, p. 468 ; Th. Hadzisteliou - Price, Kourotrophos. Cults and representations of the Greek Nursing Deities, Leiden, 1978, pp. 105 ss... 24 H. D. Cameron, Studies on the Seven Against Thebes of Aeschylus, The Hague/ Paris, 1971, chapitre VI : "The Debt to Earth", pp. 85-95. 25 Amphiaraos, prédisant sa propre mort devant Thèbes, déclare avec philosophie : e[gwge me;n dh; thvnde pianw' cqovna,/ mavnti" kekeuqw;" polemiva" uJpo; cqonov", "Quant à moi, j'engraisserai cette terre, devin caché en terre ennemie" (Sept. 587-8). 26 Cf. Iliade VI, 146-9 ; H. hom. Gê, 6-7 ; Xénophane, Fragt. 27 Diels - Kranz... 8 reformulée dans les Choéphores par la Terre : 27 par Électre, qui met en valeur le rôle joué καὶ γαῖαν αὐτήν, ἣ τὰ πάντα τίκτεται θρέψασά τ' αὖθις τῶνδε κῦμα λαμβάνει· et la Terre elle-même, qui enfante tous les êtres les nourrit, puis en reçoit à nouveau le germe fécond28. (Cho. 127) Dans la tragédie thébaine, cette loi est dotée d'un sens politico-religieux29. La Terre, mère des soldats-citoyens, s'y teinte en effet d'une coloration nettement politique, liée au thème du devoir civique30. Patriotisme et autochtonie sont liés, et Terre prend place parmi les divinités poliades de Thèbes31. Étéocle prie ainsi pour le salut de sa patrie en invoquant : ὦ Ζεῦ τε καὶ Γῆ καὶ πολισσοῦχοι θεοί, "Ô Zeus, Gê et les dieux de la cité" (Sept. 69). Et il appelle ses concitoyens à défendre Thèbes, dussent-ils y perdre la vie. Enfin, le rôle joué par la Terre dans le cycle de la vie et de la mort fait d'elle une divinité du passage par excellence, fonction qu'elle assume avec la collaboration d'Hermès, souvent représenté comme "psychopompe" par les peintres. Les deux divinités sont omniprésentes et très souvent liées dans les Choéphores, qui commencent par une prière d'Oreste à Hermès Chthonien : ̔Ερμῆ Χθόνιε 32. Gaia est en outre invoquée, dans la parodos de cette pièce, comme μαῖα (ἰὼ γαῖα μαῖα, v. 45). Hermès ayant pour mère Maia, il est vraisemblable que l'auteur suggère ainsi un rapprochement supplémentaire entre ce dieu et Terre33. Hermès Chthonien ne se contente pas, dans l'Orestie, d'accompagner les âmes des morts aux Enfers, il y joue également son rôle de héraut. C'est ainsi 27 Cf. A. F. Garvie, Aeschylus. Choephori, p. 64 , vv. 66-7 n. Cf. Eschyle, Frgt. 44, 3-4 : o[mbro" (...)/ e[kuse gai'an: hJ de; tivktetai (...), "la pluie (...) féconde la terre. Elle, alors, enfante (...)". 29 “Patriotism is here seen — as sometimes in the Funerary Speeches — as an obligation created by an organic, parent-child relationship between the citizen and his 'native' earth. But since that earth is also a goddess and a home of gods and goddesses, patriotic devotion is also a form of piety”, R. Parker, Athenian Religion. A History, Oxford, 1996, pp. 252-3. 30 Cf. L. Lupas et Z. Petre, Commentaire aux Sept contre Thèbes d'Eschyle, vv. 17-20 n. 31 Cf. F. Vian, Les Origines de Thèbes, p. 136 : “A Thèbes, Gé-Déméter (...) est déesse acropolitaine”... 32 Cf. A. F. Garvie, "The Opening of the Choephori", B. I. C. S. 17, 1970, pp. 79-91 ; Aeschylus. Choephori, pp. 48-9 : “Belonging to both the lower and the upper worlds, (Hermes) is appropriate to this transition from the world of Ag., dominated as it was by Zeus, to that of Cho., in which the chthonic powers have so large a part to play.” 33 Cf. A. F. Garvie, "The Opening of the Choephori", p. 86. 28 9 qu'Électre l'invoque au début des Choéphores : Κῆρυξ μέγιστε τῶν ἄνω τε καὶ κάτω, "Très puissant messager de ceux d'en haut et de ceux d'en bas", (v. 165). Puis, associant au dieu Gaia et les puissances souterraines, elle leur demande de transmettre sa prière à son père, et accompagne ses vœux de libations : Τοιαῖσδ' ἐπ' εὐχαῖς τάσδ' ἐπισπένδω χοάς, "À de telles prières je joins ces libations que je répands" (v. 149). Les libations sont "bues par la terre", comme le fait alors remarquer la jeune fille, et les vœux transmis à Agamemnon aux Enfers34 : [Εχει μὲν ἤδη γαπότους χοὰς πατήρ. Voilà, la Terre a bu les libations et mon père les a reçues. (v. 164) On trouve le même rituel dans les Perses, où le chœur conseille à la reine Atossa de faire suivre sa prière de libations : χρὴ χοὰς/ γῇ τε καὶ φθιτοῖς χέασθαι, "il faut verser des libations à la Terre et aux morts" (vv. 219-20). Ces hommages seront eux aussi "bus par la Terre" : γαπότους.../ τιμὰς (vv. 6212)35. Ainsi prières et libations, par l'intermédiaire de Terre (et d'Hermès), permettent une communication entre le monde des vivants et celui des morts, communication qui s'effectue depuis le haut vers le bas. Mais des échanges se développent également dans l'autre sens, du monde souterrain vers le monde terrestre. Les songes des personnages eschyléens sont en effet clairement représentés comme des messages émanant de dessous terre et envoyés aux vivants pendant leur sommeil. Ainsi Atossa, dans les Perses (vv. 159 ss.), et Clytemnestre, dans les Choéphores (vv. 32 ss.), sont visitées par des rêves nocturnes, annonciateurs de mort ou de catastrophes (défaite de l'armée perse de Xerxès ; arrivée d'Oreste venu venger le meurtre de son père). L'invocation horrifiée du chœur à la Terre ( ̓Ιὼ γαῖα μαῖα, v. 45) dans les Choéphores 36 s'explique aussi, dans ce contexte, par le lien qui associe la déesse aux songes. Euripide appelle la Terre : μῆτερ ὀνείρων (Hécube 70-1), c'est elle qui suscite les rêves des hommes. 34 La prière d'Électre est donc exaucée. De plus, la boucle de cheveux déposée par son frère sur le tombeau lui apparaissant juste après cette constatation, elle est interprétée par la jeune fille comme une réponse directe de la Terre à sa prière (cf. la métaphore v. 204 : spevrmato"...). 35 L'adjectif gavpoto", forgé par Eschyle, ne se rencontre que dans ces deux passages, trois fois en tout, toujours employé dans le même contexte (Cho. 97 et 164, Pers. 621). 36 Cf. également Suppl. 888-90 : o[nar o[nar mevlan/.../ma' Ga' ma' Ga'. 10 Enfin la communication entre le monde du bas et celui du haut prend une ampleur toute particulière dans les Perses, où une séance de nécromancie confère à la Terre un rôle essentiel. En effet, Atossa, à la suite de son cauchemar, adresse des prières aux dieux et à son époux défunt. Mais elle ne se contente pas de leur demander conseil, elle prie également Terre, Hermès37 et Hadès (Γῆ τε καὶ ̔Ερμῆ βασιλεῦ τ' ἐνέρων, v. 629), puis "Terre et les autres puissances chthoniennes" (Γᾶ τε καὶ ἄλλοι χθονίων ἁγεμόνες, v. 640) de faire remonter le défunt à la surface de la terre (πέμψατ' ἔνερθεν, v. 630 ; πέμπετε δ' ἄνω, v. 645). Les dieux accèdent à sa demande : l'εἴδωλον de Darius surgit des entrailles de la Terre et paraît effectivement sur scène (vv. 681 ss.). Terre a donc entendu la prière de la reine et l'a exaucée. Elle est représentée par Eschyle comme une déesse à part entière, dont les relations multiples avec les hommes connaissent réciprocité et échanges. Si Eschyle, en faisant de la Terre avant tout une déesse mère, se conforme à la tradition hésiodique, il se démarque aussi de l'auteur de la Théogonie par de nombreuses innovations, qui, toutes, accroissent l'importance du rôle de Gaia. Le dramaturge intensifie en particulier les relations qu'elle entretient avec les hommes : "courotrophe", mère des "autochtones" et divinité poliade, elle lie les sphères du politique et du religieux. Accédant à un plein statut de divinité, elle peut recevoir et exaucer les prières humaines. Déesse du passage enfin, elle permet une réelle communication entre le monde des vivants et celui des morts, communication susceptible en outre de s'effectuer aussi bien dans un sens que dans l'autre. En rapprochant la Terre des hommes et en lui offrant un rôle à la fois étendu et complexe au sein de leurs cités, Eschyle émancipe la déesse et lui confère une place de premier ordre parmi les dieux. Nadine Le Meur 37 Cf. HERTER H., "Hermes. Ursprung und Wesen eines griechischen Gottes", Rheinisches Museum 119, 1976, pp. 193-241, en particulier pp. 215 ss.