G. I. GURDJIEFF Scénario du ballet LA LUTTE DES MAGICIENS

Transcription

G. I. GURDJIEFF Scénario du ballet LA LUTTE DES MAGICIENS
G. I. GURDJIEFF
Scénario du ballet
LA LUTTE DES MAGICIENS
1914
Traduit de l’anglais par Patrick Négrier
à partir de l’édition imprimée à titre privé
à l’imprimerie Stourton,
Cape Town, Afrique du sud, 1957
© Patrick Négrier 2009.
1
Avant-propos du traducteur
Le scénario de ce ballet, qui date d’environ 1914, est le premier écrit
connu de G.I. Gurdjieff (1866-1949). Cet écrit de jeunesse fut une
première fois évoqué en 1915 dans « Lueurs de vérité » où il est dit
« dédié à Mlle Geltzer » 1. S’agissait-il de Yekaterina Vasilyevna
Geltzer (1876-1962), première ballerine du ballet Bolshoï ? C’est fort
possible car la Lutte des magiciens était une pièce de théâtre-ballet, et
si G. dédia ce scénario à cette ballerine célèbre, ce fut peut-être dans
l’intention de lui confier le rôle de Zeinab (rôle féminin principal de
ce ballet), ou bien dans l’espoir qu’elle l’aiderait à monter cette pièceballet sur scène, ce qui n’arriva cependant pas. Ce fut ensuite P.D.
Ouspensky qui évoqua la Lutte des magiciens plusieurs fois dans
Fragments d’un enseignement inconnu, compte-rendu des entretiens
que lui-même eut avec G. de 1915 à 1920. Mais il faudra attendre
1957 pour que ce scénario soit imprimé (et encore à un très petit
nombre d’exemplaires) en anglais en Afrique du sud à Cape Town. Et
c’est seulement en 2008 qu’une maison d’édition britannique, Book
studio, vient de republier ce premier écrit de G. (en anglais) en même
temps d’ailleurs qu’elle a édité la transcription (elle aussi en anglais)
des discussions de G. avec ses élèves lors des réunions à Paris au 6 rue
des Colonels Renard de 1941 à 1946 : Transcripts of Gurdjieff's
Meetings 1941-1946.
Tout d’abord un mot sur le titre original anglais de cette pièce-ballet
qui mentionne le mot magicians. Certes ce scénario décrit bien la lutte
entre un magicien blanc et un magicien noir telle que les occultistes
européens de la fin du XIXème siècle pouvaient se la représenter.
Mais ce bric à brac de pacotille ne doit pas nous dissimuler le fait que
l’un des deux principaux personnages masculins de ce scénario, Gafar,
est un parsi, c’est à dire un homme confessant la religion mazdéenne
de Zoroastre qui était la religion des anciens mages de Perse. Et c’est
peut-être pour cette raison que certains traducteurs francophones ont
traduit par l’expression « La Lutte des mages » le titre anglais qui ne
mentionnait pas le mot magi (« mages ») mais bien le mot magicians :
« magiciens ». Quoi qu’il en soit et en dépit de son titre ambivalent, ce
scénario ne nous décrit pas le monde profane des illusionnistes et des
2
prestidigitateurs des temps modernes, mais le monde spirituel du
moyen-orient traditionnel où l’un des personnages principaux est un
parsi relevant de la religion des anciens mages.
Ce scénario, composé pour être une pièce de théâtre entrecoupée de
cinq petits ballets 2 et d’un concert bref, comprend cinq actes. C’est
avec l’ennéagramme une des premières expressions de l’enseignement
de G. On y retrouve d’ailleurs plusieurs éléments qui serviront à
Alexandre de Salzmann pour confectionner ses deux affiches
gurdjieviennes de 1919 et de 1923 3, et que G. reprendra ensuite dans
ses livres ultérieurs comme l’ennéagramme (mais aussi d’autres
diagrammes symboliques comme l’heptagramme, le pentagramme, et
l’hexagramme), la référence au principe d’Hermès Trismégiste 4, les
sept cosmos du rayon de création, les sept couleurs de l’arc-en-ciel
ordonnées selon la séquence du prisme solaire, les références à la
science (télescope, microscope, instruments de chimie), la magie
blanche utilisée à des fins médicales, l’hypnose, et la prière face au
soleil levant, autant d’éléments qu’on retrouvera dans les Récits de
Belzébuth ; mais aussi l’insistance sur le pluralisme ethnique 5, ainsi
qu’une première esquisse des composantes essentielles de la
quatrième voie que G. systématisera plus tard et qui comprennent les
danses sacrées, les ablutions, la restauration, les musiques sacrées, et
enfin les textes sacrés dont la Lutte des magiciens fournit deux
exemples : les versets récités par un derviche, et les dits de sagesse
prononcés par le magicien blanc (ces deux discours exprimant dans ce
scénario le message principal de G.).
La Lutte des magiciens se présente à nous comme un conte dans le
goût des Mille et une nuits, c’est à dire comme un récit où le
merveilleux est en réalité du symbolique au service de l’éthique. C’est
ainsi que quatre personnages de ce conte portent des noms
allégoriques (fait significatif, les deux magiciens blanc et noir sont
anonymes) qui permettent de cerner leur type : Gafar signifie
« courant » (au sens de « suivre le courant ») ; Rossoula désigne une
« petite rose » ; Zeinab signifie « fragrance » ; et enfin Haila désigne
la « cardamome » (une épice). Aucune complaisance anecdotique
donc dans les phénomènes surnaturels, dans l’imaginaire propre au
genre narratif du conte, ou dans un vain exotisme portant au rêve,
3
mais au contraire un usage du surnaturel, de la fiction, et de l’orient
dans le contexte d’une connaissance rationnelle basée entre autres
choses sur la science employée à des fins de guérison psycho-morale.
Nombre de détails matériels dénotent déjà l’intérêt de G. pour la
symbolique et pour les pratiques des traditions religieuses, comme si
en écrivant ce scénario, G. avait cherché non seulement à enseigner
quelque chose, mais encore à matérialiser pour son plaisir, au moins
sur le papier, un monde spirituel dans lequel il aspirait à vivre mais
que les circonstances de son époque ou sa propre relation à l’histoire
de son temps (la relation conflictuelle d’un restaurateur intelligent de
la tradition dans un monde moderne qui répudiait parfois violemment
cette tradition faute de la comprendre) ne lui permettaient pas encore
de concrétiser : la voie des maîtres telle qu’il la concevait lui-même,
c’est à dire une voie des maîtres fondée tant sur la quatrième voie et
sur la connaissance de soi que sur les connaissances scientifiques
acquises au XIXème siècle. En effet dans ce scénario G. décrit les
rapports entre un maître et des élèves tels qu’ils furent toujours
pratiqués dans la voie des maîtres, voie parallèle à la voie des rites
dans la majeure partie des traditions spirituelles. Ce texte de 1914
nous apparaît ainsi comme une préfiguration discrète, une ébauche, et
comme un plan de ce que G. réalisera concrètement en 1922 en
fondant en France l’Institut pour le Développement Harmonique de
l’Homme au prieuré des Basses loges à Avon.
L’action de ce scénario se situe dans un moyen-orient typique mêlant
les tableaux de la vie quotidienne en ses moments essentiels à un
décor religieux de type éclectique puisqu’il inclut des références à
l’islam notamment soufi, au christianisme, à l’hindouisme, au
bouddhisme, et au zoroastrisme. Les principaux personnages de ce
ballet théâtral sont au nombre de quatre : d’un côté Gafar, un homme
encore profane qui tombe maladroitement amoureux de Zeinab, une
femme membre de l’école d’un magicien blanc, et d’un autre côté ce
même magicien blanc qui devra lutter activement pour délivrer ladite
Zeinab du sortilège que le magicien noir a jeté sur cette dernière pour
la livrer à la passion coupable de Gafar. La pointe de l’action semble
résider dans le contraste entre d’une part les comportements subis par
des individus que G. appelait mécaniques, et d’autre part les efforts
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nécessaires à un groupe spirituel pour libérer ces individus de ces
actes subis, ce combat entre passions aliénantes et efforts de libération
se déroulant dans le champ des cinq centres du corps humain que sont
les centres moteur, sexuel, instinctif de conservation, émotionnel, et
intellectuel, avec en arrière-plan la connaissance de soi présentée en
même temps comme moyen de connaître « tout et même Dieu ».
Le texte de la Lutte des magiciens ne présente pas seulement un intérêt
historique puisqu’il témoigne de la première forme de l’enseignement
de G. contemporaine de l’élaboration de l’ennéagramme ; il montre
déjà le talent de G. qui dès le début combina son art littéraire naissant
de narrateur à un véritable art philosophique, les finales des actes un et
cinq de ce texte livrant un premier état de la sagesse qui était celle de
G. en 1914. Leçons éternelles de psychologie, d’éthique, et de
métaphysique que les lecteurs d’aujourd’hui auront profit à pénétrer
en vue d’assimiler leur réelle et salutaire élévation.
Patrick Négrier
NOTES
1.
2.
3.
G.I. GURDJIEFF, Gurdjieff parle à ses élèves, Monaco, Rocher
1985, rééd. 1990, p. 16-18.
Les mouvements du derviche (acte un), les mouvements des élèves
du magicien blanc (acte deux), les danses des douze danseuses du
harem de Gafar (acte trois), la ronde des élèves du magicien noir
(acte quatre), et enfin à nouveau les mouvements des élèves du
magicien blanc (acte cinq). Présence de cinq brefs ballets dans la
Lutte des magiciens qui atteste que déjà en 1914 G. oeuvrait
comme « maître de danse » (teacher of dancing) ainsi qu’il le
reconnaîtra lui-même explicitement en 1924-1928 au chapitre
premier de ses Récits de Belzébuth.
L’affiche de 1919, placardée à Tbilissi (Géorgie), représentait les
instruments angéliques, humains, artistiques, et scientifiques du
programme de la « section russe » (zapadnaia sektsiia) de l’Institut
pour le Développement Harmonique de l’Homme (signe que déjà à
cette époque G. envisageait de donner à son institut une extension
internationale, ce qui se comprend eu égard à son objectif premier :
5
4.
5.
contribuer à la paix internationale par l’éducation spirituelle de
l’humanité). Et ce sont ces mêmes instruments, empruntés à la
« Lutte des magiciens » de G., qu’Alexandre de Salzmann
reproduira en 1923 dans la version anglaise de son affiche
primitive.
« Ce qui est au-dessus est semblable à ce qui est en-dessous ».
Qui nous rappelle le rôle de déclencheur que joua en 1894 le
massacre d’arméniens par des turcs sur la vocation spirituelle de G.
lorsque celui-ci, qui était arménien par sa mère et échappa à ce
massacre, créa par réaction en 1895 le groupe des « Chercheurs de
vérité ».
6
LA LUTTE DES MAGICIENS
Acte un
L’action prend place dans une grande ville commerciale de
l’orient.
La place du marché où diverses rues et allées se rencontrent :
tout autour, des boutiques et des étals avec toutes sortes de
marchandises – soieries, poteries, épices ; devantures
d’ateliers de tailleurs et de cordonniers.
A droite, une rangée d’étalages de fruits ; des maisons au toit
plat de deux ou trois magasins avec de nombreux balcons,
quelques-uns d’où pendent des tapis et d’autres du linge qui
sèche.
A gauche, sur un toit, une boutique de thé ; plus loin, des
enfants jouent ; deux singes escaladent les corniches.
Derrière les maisons on voit des coins de rue conduisant à la
montagne ; des maisons, des mosquées, des minarets, des
jardins, des palais, des églises chrétiennes, des temples
hindous, et des pagodes.
Au loin sur la montagne on voit la tour d’une vieille
forteresse.
Parmi la foule qui se meut à travers les allées et la place du
marché, on doit rencontrer des types de presque tous les
peuples asiatiques vêtus de leurs costumes nationaux : un
persan à la barbe teinte ; un afghan tout en blanc à
l’expression fière et hardie ; un baloutchistanais en turban
blanc à la pointe effilée et dans un court habit blanc sans
manches avec une large ceinture où sont attachés plusieurs
couteaux ; un hindou tamil à moitié nu, au crâne rasé, avec un
7
trident blanc et rouge, le signe de Vishnou, peint sur son
front ; un natif de Shiva portant un vaste bonnet noir de
fourrure et un épais habit fourré ; un moine bouddhiste en robe
jaune à la tête rasée et tenant un moulin à prière dans sa main ;
un arménien en « chooka » noir avec une ceinture en argent et
un bonnet russe noir en fourrure ; un tibétain ressemblant à un
chinois, en costume bordé de fourrures de valeur ; ainsi que
des (uzbeks) de Boukhara, des arabes, des caucasiens, et des
turcomans.
Les marchands crient les noms de leurs marchandises pour
attirer les clients ; des mendiants aux voix gémissantes
quémandent des aumônes ; un vendeur de sorbets amuse la
foule avec une chanson ingénieuse.
Un barbier de rue, rasant la tête d’un vénérable vieil « hadji »,
raconte les nouvelles et le bavardage de la ville à un tailleur
qui dine dans le restaurant adjacent. Une procession funéraire
passe à travers l’une des allées ; devant se trouve un
« mollah » et derrière lui on porte le corps sur une bière
couverte d’un drap mortuaire, que suivent des femmes en
lamentation. Dans une autre allée il y a une lutte et tous les
garçons accourent pour la regarder. Sur la droite, un fakir aux
bras déployés, les yeux fixés sur un point, se tient assis sur une
peau d’antilope. Un riche et important marchand passe le long
en ignorant la foule, suivi de ses serviteurs qui portent des
paniers chargés d’achats. Alors apparaissent quelques
mendiants épuisés, à moitié nus et couverts de poussière,
apparemment juste arrivés de quelque région où sévit la
famine. A une boutique, du cachemire et autres châles en
d’autres matières sont déballés et montrés aux clients.
En face de la boutique de thé, un charmeur de serpent s’assoit
et se trouve aussitôt entouré d’une foule de curieux. Des ânes
passent, chargés de paniers. Des femmes déambulent, les unes
portant le « tchador » et les autres le visage non voilé. Une
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vieille femme bossue s’arrête près du fakir puis, avec une
expression de dévotion, dépose de l’argent dans le bol à
aumônes en noix de coco qui se trouve près de lui. Elle touche
la peau sur laquelle il est assis et s’en va en pressant ses mains
sur son front et sur ses yeux. Une procession de noces passe :
devant se trouvent des enfants gaiement vêtus, derrière eux il y
a des bouffons, des musiciens et des batteurs de tambours. Le
héraut public passe, criant d’une voix pointue. D’une allée on
entend le vacarme des marteaux des artisans de cuivre. Partout
il y a bruit, son, mouvement, rire, querelle, prières,
marchandages – le bouillonnement de la vie.
Deux hommes se séparent de la foule. Les deux sont
richement vêtus. L’un d’eux, Gafar, est un beau, bien bâti, et
riche parsi âgé d’environ trente ou trente-cinq ans, rasé de près
à l’exception d’une petite moustache noire et de cheveux
coupés court. Il porte un habit de soie jaune clair ceint d’une
écharpe de couleur rose pâle, ainsi que des pantalons bleus ;
par-dessus, une robe de brocart dont la lisière, les poignets et
les parements sont brodés d’argent ; à ses pieds il porte de
hautes bottes de cuir jaune, les jambes brodées d’or et de
pierres précieuses ; il a la tête couverte d’un turban en étoffe
apparemment indienne où la couleur dominante est le bleu
turquoise ; à ses doigts il a des anneaux avec de grandes
émeraudes et des diamants. L’autre homme est son confident,
Rossoula, également habillé richement, mais sans soin. Il est
trapu, corpulent, ingénieux et rusé, l’assistant en chef de son
maître dans toutes ses affaires d’amour et intrigues. Il est
toujours d’humeur sournoise et joviale. Sur sa tête il porte une
toque rouge avec un turban jaune enroulé autour ; à la main il
tient un petit rosaire rouge.
Gafar regarde quelques-unes des marchandises et s’arrête à
l’occasion pour parler avec quelques-unes de ses
connaissances, mais évidemment rien ne l’intéresse. Dans tous
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ses mouvements on peut voir la fierté d’un homme rassasié
par les plaisirs. Envers ses égaux il est poli avec
condescendance, mais il regarde tous les autres avec mépris ou
aversion. Il a tout expérimenté, tout vu, et les choses pour
lesquelles les autres gens combattent et s’exercent n’existent
plus pour lui.
A ce moment deux femmes, sortant d’une rue latérale sur la
gauche, pénètrent sur la place. L’une d’elles, Zeinab, est
jeune, âgée d’environ vingt ou vingt-deux ans, de type indopersan, plus grande que la moyenne et très belle. Elle est vêtue
d’une tunique blanche avec une écharpe verte autour de la
taille ; ses cheveux uniment coiffés, partagés par le milieu,
sont enserrés dans un filet doré ; sur la tête elle porte un
« tchador » mais son visage est découvert. L’autre est sa
confidente, Haila. Elle est trapue, potelée, d’âge moyen, une
femme d’un bon naturel. Elle est vêtue d’un habit de velours
bleu sous un « tchador » violet. Elle a la bouche couverte d’un
voile.
Zeinab tient un rouleau de parchemin enveloppé dans un
mouchoir de soie. Elle passe le long du square, donnant
gracieusement des aumônes aux mendiants qu’elle rencontre.
Gafar la remarque et la suit des yeux. Son visage l’intéresse
parce qu’il semble, au premier coup d’œil, lui rappeler
quelqu’un ou quelque chose. Il s’enquiert d’elle auprès de
Rossoula et d’autres connaissances, mais personne ne la
connaît.
C’est alors que Zeinab s’approche d’une mendiante près de
qui se tient un garçon à moitié nu d’environ huit ans, et ayant
une plaie ouverte sur son bras nu. Comme elle lui donne des
aumônes, Zeinab remarque la plaie, et se penchant au-dessus
de lui elle parle de lui avec sympathie à la mendiante.
Finalement elle lui dit quelque chose, en désignant l’une des
rues latérales puis le garçon. On devine, d’après ses gestes,
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qu’elle conseille à la femme d’emmener le garçon où il peut
être soigné.
Pendant tout ce temps Gafar ne cesse pas d’observer Zeinab.
Zeinab souhaite bander le bras du garçon, mais elle n’a rien
pour l’envelopper autour, aussi elle déplie le mouchoir de soie
dans lequel sont enveloppés les rouleaux de parchemin et elle
bande avec lui la plaie. Puis, accompagnée de Haila, elle quitte
le square par une rue latérale.
Gafar rapidement consulte Rossoula. On comprend qu’il lui
donne l’ordre de suivre Zeinab et de trouver ce qu’il peut à
son sujet. Quand Zeinab a disparu, Rossoula la suit en prenant
la même rue. Gafar debout le suit du regard, puis lentement se
dirige vers la mendiante et commence à lui parler.
Reconnaissant dans le mouchoir enroulé au bras du garçon le
cadeau de Zeinab, il désire l’acheter sans savoir pourquoi. Il
offre à la femme quelque argent, mais elle refuse de le vendre.
Sur quoi Gafar jette une poignée de monnaie et prend le
mouchoir du garçon presque par force, puis lentement marche
en direction du centre du square. La femme étonnée ramasse
toute excitée la monnaie et levant ses mains vers le ciel elle
remercie Gafar. Puis prenant le garçon par la main, elle
descend l’allée désignée par Zeinab.
Rossoula, de retour avec des gestes de désapprobation, dit à
Gafar qu’il a découvert que Zeinab n’est pas une femme qu’on
peut approcher par hasard. Puis, continuant à parler ensemble,
Gafar et Rossoula sortent par l’une des rues sur la gauche.
Le soir tombe. Dans l’une des allées il y a beaucoup de
mouvement, et c’est de là que sort un derviche accompagné
d’une foule parmi laquelle il y a beaucoup de femmes et
d’enfants. Ce derviche a été très honoré dans le pays
dernièrement, et il jouit d’un grand respect parmi toutes les
différentes nationalités. Il récite quelques versets sacrés et au
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rythme des versets il fait certains mouvements ressemblant à
de la gymnastique ou à une danse.
La signification des versets est la suivante :
Dieu est un pour tous,
Mais il est triple.
Les hommes errent parce qu’il est septuple.
Dans sa totalité il paraît un,
Dans sa composition il paraît multiple,
Et d’un autre point de vue il est contradictoire.
Il est partout dans toutes les formes.
Quand les hommes le voient
La partie qu’ils touchent
dépend de leurs qualités.
Mais qui le touche, s’il est ignorant,
Voit dans la part qu’il touche son intégralité,
Et sans douter il prêche à son propos.
Il pèche déjà
Parce qu’il agit contre
Les lois déposées
Dans les commandements du Très haut.
Le commandement est celui-ci :
Je suis la vérité.
Ton incrédulité t’attire
Dans ma proximité
Parce que celui qui me voit…
La fin des versets s’est perdue dans le fort battement des
tambours autour d’un charlatan qui vend des médecines.
Le crépuscule devient plus profond. Un par un les marchands
rassemblent leurs marchandises et ferment leurs boutiques. Au
moment où le mouvement de la foule est à son sommet, le
rideau tombe.
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Acte deux
Dans l’école du magicien blanc.
Une pièce spacieuse qui ressemble à un laboratoire ou à un
observatoire avec ici et là des étagères où se trouvent des
matras, des verres et des objets de forme fantastique rappelant
des appareils modernes, ainsi que plusieurs rouleaux de
parchemin et des livres.
Dans le fond, une énorme fenêtre voilée d’un rideau. A
gauche, une porte conduisant à une pièce privée. A droite, une
porte conduisant à l’extérieur.
Dans l’angle droit se trouve un sablier. Du côté gauche se
trouvent des tables basses sur lesquelles il y a davantage de
matras, de verres et de livres ouverts.
Devant la fenêtre se trouve un télescope de forme étrange, et à
gauche sur une petite table il y a un appareil semblable à un
microscope.
A droite se tient une large chaise semblable à un trône, avec
un dossier élevé sur lequel est peint le symbole de
l’ennéagramme, et du côté gauche il y a une petite chaise pour
l’assistant du magicien.
Quand le rideau se lève il y a plusieurs élèves, tant des
hommes que des femmes, déjà sur la scène et l’on en voit
d’autres entrer de temps en temps. Ce sont de jeunes
personnes bien bâties et paraissant aimables avec de bonnes et
de plaisantes expressions sur leurs visages. Ils sont vêtus de
tuniques blanches ; celles des filles sont longues, celles des
hommes vont jusqu’au genou. Ils portent à leurs pieds des
sandales. Les filles ont leurs cheveux coiffés de manière unie
et enserrés dans des filets dorés, ceux des hommes sont
argentés. Tous ont des écharpes autour de leurs tailles ; celles
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des filles sont jaunes, oranges, et rouges, celles des hommes
sont vertes, bleu sombre et bleu clair.
Ils sont tous occupés. Les uns sont en train d’arranger et de
nettoyer les appareils, les autres sont en train de lire, et
d’autres encore secouent certains liquides dans des verres. A
présent, le nombre des élèves a augmenté.
L’assistant du magicien entre par la porte extérieure. C’est un
vieil homme de taille moyenne, portant des lunettes et une
courte barbe grise et fine. Il porte une robe jaune par-dessus
un court sous-vêtement blanc avec une écharpe de couleur
violette autour de la taille. Il a à ses pieds des sandales ; sur la
tête un bonnet blanc avec une écharpe de couleur violette
autour. Dans ses mains il tient un long rosaire de perles de
nacre, et sur sa poitrine, suspendu à une chaine en argent, il y
a le symbole de l’heptagramme – une étoile à sept branches
dans un cercle.
Les élèves saluent l’assistant du magicien qui répond
gracieusement pendant qu’il va de l’un à l’autre en examinant
et en corrigeant le travail. Les élèves continuent à s’assembler.
Il est évident que la relation entre eux tous est bienveillante,
gracieuse, et amicale.
Un serviteur entre par la porte intérieure et dit quelque chose,
et aux mouvements de ceux qui sont présents, on voit qu’ils
attendent quelqu’un.
Le magicien blanc entre. C’est un vieil homme grand, bien
bâti, avec un visage bénin et plaisant, et une longue barbe
blanche. Il est vêtu d’une longue robe blanche avec de larges
manches et parements sous lesquels on voit un sous-vêtement
crème. Il a à ses pieds des sandales. Dans sa main il tient un
long bâton avec un pommeau en ivoire, et sur sa poitrine,
suspendu à une épaisse chaine d’or, il y a le symbole de
l’ennéagramme ouvragé en pierres précieuses.
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Aux profondes inclinations des élèves le magicien répond par
un sourire bienveillant accompagné d’une bénédiction. Puis
marchant lentement vers le trône, et après avoir de nouveau
béni les élèves, le magicien s’assoit (à ce moment le symbole
sur le trône s’allume). Les élèves, chacun à son tour, viennent
devant lui et embrassent sa main, après quoi ils retournent à
leurs places et reprennent les occupations qu’ils avaient
interrompues.
A ce moment Zeinab entre. Elle est en retard et hors d’haleine
à cause de sa précipitation. Elle se dirige vers le magicien et
embrasse aussi sa main. A la manière dont le magicien la
salue, on en déduit qu’elle est l’une de ses élèves préférés.
Puis elle se dirige vers les autres élèves et apparemment leur
fait part des impressions récentes que lui firent la mendiante et
le garçon.
Un des élèves se dirige vers le magicien qui est en train de
parler avec son assistant, et il lui demande d’expliquer quelque
chose. Visiblement la réponse du magicien intéresse chacun,
car petit à petit ils se rassemblent tous autour de lui et
écoutent. Continuant l’explication, le magicien se lève (à ce
moment le symbole sur le trône s’éteint) et allant vers le
microscope il commence quelques démonstrations. Les élèves
à leur tour viennent jusqu’au microscope et regardent à travers
lui. Après quoi le magicien va vers la fenêtre et tire le rideau.
On voit le clair ciel étoilé. Le magicien dirige le télescope vers
le ciel. Les élèves à leur tour vont vers le télescope et
regardent à travers lui en même temps qu’ils écoutent
l’explication du magicien.
L’idée principale de l’exposé est la suivante : Ce qui est audessus est semblable à ce qui est en-dessous, et ce qui est endessous est semblable à ce qui est au-dessus. Chaque unité est
un cosmos. Les lois qui gouvernent le mégalocosmos
gouvernent aussi le macrocosmos, le deutérocosmos, le
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mésocosmos, le tritocosmos, et les autres, y compris le
microcosmos. Ayant étudié un cosmos, vous connaîtrez tous
les autres. Le cosmos le plus proche de tous pour notre étude
est le tritocosmos, et pour chacun de nous le sujet d’étude le
plus proche est soi-même. Celui qui se connaît à fond
connaîtra tout, même Dieu, car les hommes sont créés à sa
ressemblance.
Ayant dit cela, le magicien lentement retourne à son trône.
Le serviteur entre et, s’approchant du magicien, l’informe que
quelqu’un demande qu’on le laisse entrer. Ayant reçu la
permission, le serviteur introduit la mendiante avec l’enfant.
Elle se jette aux pieds du magicien et sollicite son aide en
désignant le garçon. Zeinab aussi se dirige vers le magicien et
intercède pour le garçon.
Le magicien, après avoir regardé la blessure, parle à deux des
élèves qui vont alors dans la pièce privée et reviennent, l’un
portant un coussin sur lequel repose une baguette d’ivoire avec
une grosse boule d’argent à un bout, et l’autre portant un
mouchoir, une coupe, et un pot contenant quelque liquide. Le
magicien prend le pot et verse le liquide dans la coupe, trempe
le mouchoir dedans et l’appose sur la blessure. Puis avec
grand soin il prend la baguette et, sans toucher la blessure, il
passe la baguette plusieurs fois au-dessus du bras du garçon.
Quand le magicien enlève le mouchoir, la plaie n’est plus là.
La mendiante, frappée de mutisme en raison de son
étonnement, tombe à genoux et embrasse le bord de la tunique
du magicien. Le magicien touche la tête du garçon d’une
manière caressante, puis il les renvoie.
Les élèves retournent à leurs places et reprennent leurs
occupations. Le magicien arpente la pièce, s’approchant de
quelques élèves pour examiner leur travail et leur donner une
instruction appropriée. Après un peu de temps, il dit quelque
chose à tous les élèves et retourne à son trône.
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Immédiatement les élèves laissent leur travail et se placent en
rangs, et à un signe du magicien ils exécutent divers
mouvements ressemblant à des danses. L’assistant du
magicien va ici et là et corrige leurs postures et mouvements.
Ces « danses sacrées » sont considérées comme l’un des
principaux sujets d’étude dans toutes les écoles ésotériques de
l’orient, tant dans les temps anciens qu’à l’époque actuelle.
Les mouvements en lesquels ces danses consistent ont un
double propos ; ils expriment et contiennent une certaine
connaissance, et en même temps ils servent de méthode pour
atteindre un état harmonieux d’être. Les combinaisons de ces
mouvements expriment différentes sensations, produisent
divers degrés de concentration de la pensée, créent les efforts
nécessaires dans différentes fonctions, et montrent les limites
éventuelles de la force individuelle.
Durant une pause, un des élèves désigne le sablier, sur quoi le
magicien leur dit à tous de finir leurs premières occupations et
de se préparer pour ce qui doit suivre. Pendant ce temps luimême va vers la fenêtre et ouvre le rideau.
C’est le début du matin et le soleil monte à l’horizon. Comme
les premiers rayons apparaissent, le magicien blanc avec son
assistant et ses élèves derrière lui se mettent à genoux. Ils
prient.
Le rideau tombe lentement.
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Acte trois
Dans la maison de Gafar.
Une pièce avec une alcôve dans l’angle droit où, derrière des
colonnes sculptées, on peut voir une fontaine avec un bassin
en marbre.
A gauche, une porte conduisant à des appartements privés, et
dans le fond une autre porte conduisant au jardin.
La pièce est arrangée en style perso-indien. A droite, des
bancs couverts de tapis et de coussins sont placés en plusieurs
rangées contre le mur Mindari. Dans l’angle gauche il y a un
divan bas près duquel il y a plusieurs tables ouvragées. Sur
l’une se trouve un narguilé et d’autres appareils pour fumer,
sur une autre un service à sorbet, sur une troisième un petit
gong et sur une quatrième une cruche et une cuvette
d’artisanat exquise et couteuse pour se laver les mains.
Gafar marche dans la pièce. Il ne porte pas de robe mais sur sa
tête il a un bonnet décoré de pierres précieuses. Chacun de ses
mouvements, chacun de ses regards montrent qu’il attend
impatiemment. A un moment il s’assoit sur le divan et
s’absorbe dans ses pensées. Il sent que des choses quasiment
nouvelles lui arrivent. Lui qui a toujours été si fièrement calme
et indifférent se trouve maintenant agité et tracassé par des
vétilles qui auparavant n’auraient même pas attiré son
attention. A la fin il est devenu irritable, suspicieux et
impatient.
A présent il attend Rossoula qui doit lui apporter des nouvelles
concernant Zeinab, la femme qu’ils rencontrèrent dans le
bazar il y a un mois, et que Rossoula – en dépit de toute son
habileté et de son expérience en de telles matières – n’a pas
encore réussi à attirer dans le harem de Gafar. Hier Gafar a
ordonné à Rossoula d’arranger cela à tout prix et ce qui le
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dérange tant maintenant est d’attendre le résultat des derniers
efforts de Rossoula. Mais en même temps, il sent que tout cela
est simplement ridicule. De nombreuses fois auparavant il a
été attiré par quelque femme, mais alors que Rossoula s’est
employé dans cette affaire, ou bien il oubliait la femme, ou
bien elle cessait de l’intéresser. Mais à présent, non seulement
il n’oublie pas, mais chaque jour il pense de plus en plus à
Zeinab.
Rossoula entre par la porte du fond. Il semble très distrait – et
cela est presque contraire à sa nature. Il apporte des nouvelles
très décourageantes. Il dit à Gafar que tous ses efforts pour
accomplir ses ordres ont échoué et même qu’il ne sait pas quoi
tenter de plus.
Ils réfléchissent ensemble profondément. Tous les moyens
pour attirer Zeinab ont été essayés ; chaque chose qui pouvait
être faite dans un tel cas a été faite. Ils lui ont envoyé les
cadeaux les plus variés : d’anciennes étoffes indiennes brodées
d’or ; les chevaux les plus excellents – arabes, chinois et
persans ; des fourrures de Sibérie ; un collier d’émeraude aussi
rare qu’inestimable – cadeau du rajah de Kolhapur au grandpère de Gafar ; la célèbre perle bleue de Gafar, la « larme de
Ceylan » ; et enfin ils lui ont offert pour son usage personnel –
comme un harem séparé avec des serviteurs et des servantes –
le renommé château des Gafars, fierté de leur famille, le
« Souffle du paradis ». Mais tout cela fut en vain. Zeinab a
tout refusé et n’entendra rien.
Gafar est perplexe. Il devient de plus en plus convaincu qu’il
n’a pas la force de se réconcilier avec l’entêtement
incompréhensible de Zeinab et il comprend que, en vérité, elle
a été la cause de son état mental inhabituel durant ce temps-là.
Il est évident qu’en cette femme il y a quelque chose
d’exceptionnel. La manière dont lui, Gafar, reçoit tous les
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échecs de Rossoula l’étonne. Dans un autre cas il se serait
simplement indigné, mais maintenant bien qu’il soit incapable
de supprimer sa colère, dans son cœur il est presque content
que dans ce cas toutes les méthodes ordinaires de Rossoula
s’avèrent insuffisantes.
Les choses étranges qu’il observe en lui-même orientent son
attention vers sa relation avec les femmes en général.
Grâce à sa richesse, à son éminence, et aux circonstances de sa
naissance, sa vie s’est trouvée arrangée de telle manière que,
même à l’âge de dix-sept ans, il était déjà entouré de femmes
et qu’en accord avec la coutume de son pays il possédait son
propre harem. A présent il a trente-deux ans mais n’est pas
encore marié, en dépit du fait que pendant longtemps il a
souhaité se marier, en particulier pour plaire à sa vieille mère
qui rêve toujours de son mariage. Mais jusqu’à présent il n’a
jamais rencontré une femme qui, en accord avec ses vues,
conviendrait pour être son épouse. De nombreuses femmes
l’ont attiré, et au début ont semblé dévouées et mériter sa
confiance, mais à la fin toutes ont montré que leur amour et
leur dévotion n’étaient que des masques sous lesquels gisaient
de mesquins sentiments égotiques. Chez certaines cela avait
été de la passion pour un jeune et bel homme, chez d’autres la
soif du luxe qu’il pouvait leur procurer, chez d’autres encore
la vanité d’être la favorite d’un aristocrate et ainsi de suite.
Tout ce qu’il a vu l’a complètement désenchanté. Il n’a jamais
connu une femme pour qui il pourrait éprouver la confiance et
l’estime qui, d’après ses vues, devraient revenir à son épouse.
Il a fini par s’habituer à regarder tous les beaux mots sur
l’amour et sur la sympathie des âmes comme la simple
fantaisie des poètes, et peu à peu à ses yeux les femmes ont
plus ou moins fini par se ressembler, ne différant entre elles
que par leurs types de beauté et leurs divers genres de
passions. Son harem est devenu une partie de sa collection
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d’objets précieux. Il ne pourrait pas plus vivre sans ses
femmes qu’il ne pourrait vivre sans fumer, sans musique, ni
sans tout le luxe qui l’a toujours entouré. Mais il y a
longtemps qu’il a cessé de rechercher dans les femmes
quelque chose de plus que la jouissance momentanée d’une
belle chose.
Et à présent, soudainement est montée en lui cette étrange
curiosité pour cette femme incompréhensible. Est-il possible
qu’elle soit en vérité si entièrement différente de toutes les
autres ? L’apparence de Zeinab l’a impressionné au premier
coup d’œil, mais que sait-il de plus à son sujet ? Selon
l’information obtenue par Rossoula, Zeinab est la fille unique
d’un riche khan d’une ville éloignée. Elle est âgée de vingt-etun ans et complètement libre, fiancée à personne, et elle habite
seule très tranquillement avec quelques serviteurs et une
vieille femme appelée Haila. A la maison elle s’occupe de
sciences et elle vint là dans le but d’étudier à l’école d’un
célèbre magicien. Elle se rend à cette école chaque jour et elle
passe le reste du temps dans sa maison à s’occuper de ses
études. Dans tout cela il y a beaucoup d’étrange, contrairement
à tout ce qui lui est depuis toujours familier. Mais la pensée de
Zeinab ne lui laisse pas de repos ; il ne peut pas s’arrêter de
penser à elle et il est prêt à faire un sacrifice pour obtenir sa
possession.
Tout en pensant profondément, Gafar se lève et marche à
travers la pièce. Puis, apparemment agrippé par une pensée
nouvelle, il s’assoit une fois de plus sur le divan.
Il est maintenant clair qu’il est impossible de séduire Zeinab
par des moyens qui attirent les autres femmes et viennent à
bout de leur résistance. Cela étant ainsi, il ne reste qu’une
chose à faire – se marier avec elle. Tôt ou tard il doit prendre
une épouse, et il n’en trouvera jamais une plus belle que
Zeinab. Et si elle devait s’avérer être une épouse telle que
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celle dont il a rêvé, alors ce sera un bonheur pour lui, et une
joie pour sa mère.
Gafar pense ainsi pendant un moment et finalement parle de sa
décision à Rossoula. Puis il mande un serviteur et lui donne un
ordre. Le serviteur sort par la porte de gauche.
Peu après une vieille femme entre par la même porte. C’est
une des parentes les plus proches de Gafar. Il lui explique sa
décision et la prie de jouer le rôle d’une marieuse. La vieille
femme dit qu’elle exécutera son ordre avec plaisir et qu’elle
ne doute pas de son succès. Il est bien connu que toutes les
plus fameuses beautés de la région tiendraient pour un
bonheur de devenir son épouse, connaissant sa richesse et sa
position. Elle retourne aux appartements privés et à présent
revient accompagnée de deux autres femmes. Toutes les trois,
voilées dans des « tchadors », sortent alors en direction de la
maison de Zeinab.
Gafar, avec une expression pensive, se trouve encore assis sur
le divan. Rossoula déambule dans la pièce et de temps en
temps se tourne vers Gafar en lui proposant diverses
distractions. Mais les pensées de Gafar sont loin de cela et rien
ne l’attire. Il écoute Rossoula d’un mental absent et
finalement, uniquement pour se débarrasser de lui, il accepte
l’une de ses suggestions.
Immédiatement sur les ordres de Rossoula, entrent des
musiciens composant un orchestre de divers instruments de
musique afghans, indiens et turcs. Ces instruments sont : une
cithare (sorte de balalaïka avec un long manche et sept cordes
dont on joue avec un archet), un adoutar (sorte de balalaïka à
deux cordes dont on joue avec les doigts), un rabab (à trois
cordes de boyau et à trois cordes de cuivre, dont on joue avec
un petit plectre en bois), un tar (sorte de mandoline au long
manche et à sept cordes dont on joue comme d’une
mandoline), un saz (autre sorte de mandoline à trois cordes de
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soie et à trois cordes de boyau, dont on joue comme avec une
mandoline), un caloup (sorte de cithare avec beaucoup de
cordes d’acier et de cuivre, dont on joue avec un plectre en os
glissé sur le pouce), une zourna (sorte de pipeau), un gydjabe
(sorte de violon), un daf (tambourin), un davul (sorte de
tambour), un gaval (sorte de flûte), un galuk (sorte de petit
clairon), et d’autres. Les musiciens s’assoient sur le Mindari et
commencent à jouer.
Aussitôt que les musiciens commencent, les danseuses du
harem font leur apparition en entrant par paires, et en dansant.
Ces danseuses sont toutes originaires de différentes contrées.
Tant pour leur beauté que pour leur habileté et leur agilité,
elles sont considérées comme les plus excellentes du pays. Les
gens sont venus de loin simplement pour les voir. Aucun
étranger voyant leurs danses en groupe n’a besoin d’aide pour
être captivé par elles, et quand chacune exécute la danse de
son propre pays, les juges les plus impartiaux tombent dans
l’extase.
Il y a douze danseuses, toutes étant vêtues de leurs costumes
nationaux. Aujourd’hui, que ce soit parce qu’elles ressentent
l’humeur de leur maître ou parce qu’il y a longtemps qu’elles
n’ont pas dansé devant lui, elles dansent avec un exceptionnel
abandon.
D’abord une tibétaine accomplit une des danses de son
mystérieux pays natal. Ensuite une arménienne de Moush
danse à l’accompagnement d’une musique lente une danse
amoureuse de son pays, presque somnolente, mais pleine de
feu intérieur. Elle est suivie d’une Osetinka du Caucase en une
danse légère comme l’air. Puis une gitane, une fille du peuple
qui a perdu le souvenir de sa terre natale, en une danse
brulante, tournoyante, semble parler de la liberté des steppes et
des feux de camp de place en place. Après elle une arabe,
commençant lentement ses mouvements qui deviennent de
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plus en plus rapides, atteint une folle allure, puis soudainement
se détend et peu à peu s’évanouit dans l’extase. Puis une
baloutchistane, une géorgienne, une persane, une indienne
dansant le nautch – chacune par ses mouvements – manifeste
l’âme, la nature, le tempérament, et le caractère de son pays.
Gafar, indifférent à toute autre chose, a toujours pris du plaisir
à ses danseuses, mais aujourd’hui il les regarde presque sans
les voir tant il se trouve immergé dans ses pensées et dans ses
sentiments.
Durant l’une des danses collectives les messagers des femmes
sont de retour. Avec un regard contrit la vieille femme dit à
Gafar que sa proposition n’est pas acceptée. Gafar devient fou
de rage, chasse tout le monde de la pièce et reste seul avec
Rossoula. Tous deux sont silencieux.
Gafar arpente la pièce de long en large. Il aurait pu s’attendre
à tout sauf à ça. C’est au-delà de tout. Jamais dans sa vie il n’a
eu l’expérience d’une telle humiliation. Rossoula n’est pas
moins stupéfait que Gafar. Il demeure profondément pensif, et
se torture de manière évidente le cerveau. A présent sa face
s’éclaire et il se dirige vers Gafar pour lui parler.
Gafar écoute avec un visage maussade. Ce que Rossoula
propose va à l’encontre de ses sentiments les plus profonds,
mais il est outragé et indigné et souhaite à tout prix trouver
une issue. Son désir pour Zeinab a presque tourné à la haine,
et le souhait de se venger de son humiliation le domine.
Rossoula continue à le persuader. Finalement, après un bref
combat avec soi-même, Gafar consent.
Ils appellent un serviteur et l’envoient avec un message.
Gafar de nouveau s’assoit sur le divan avec une expression
morose et courroucée. Dans la même pièce Rossoula erre en se
réjouissant de son inventivité et de sa ressource.
Peu de temps après, une vieille sorcière entre accompagnée du
serviteur.
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Elle est trapue et courbée avec un grand nez crochu, des
cheveux gris chiffonnés, et des yeux qui errent ça et là, le
visage basané avec une grosse verrue poilue sur la joue
gauche ; ses mains longues, fines, tendineuses ont de longs
ongles sales. Elle est vêtue d’un court habit taché de couleur
violette et de pantalons noirs ; elle porte à ses pieds de vieilles
mules turques ; elle est couverte d’un « tchador » noir sale,
rapiécé à de nombreux endroits avec des morceaux de tissu de
couleur ; dans sa main elle tient un bâton lisse.
Gafar demande à la sorcière si elle peut ensorceler une femme
et la rendre amoureuse de lui. La sorcière, avec une expression
de confiance en soi, répond affirmativement, mais quand elle
entend le nom de la femme, elle tremble de peur et dit que
dans ce cas elle ne peut rien. Ils lui offrent de l’or, mais cette
fois l’or n’est d’aucun secours.
La sorcière est incapable de faire elle-même quoi que ce soit,
mais elle leur dit qu’il y a une personne qui, s’il le souhaite,
peut ensorceler Zeinab. Il serait possible de le persuader, mais
il sera nécessaire de lui donner beaucoup, beaucoup d’argent.
Gafar et Rossoula délibèrent ensemble ; ils interrogent la
sorcière et évidemment décident de se mettre en route
immédiatement. La sorcière consent à les guider.
Le serviteur entre et les aide à enfiler leurs vêtements
d’extérieur. Pendant ce temps, sur l’ordre de Gafar, les
serviteurs apportent des appartements privés des sacs remplis
de cadeaux. Puis accompagnés des serviteurs qui portent les
sacs, Gafar et Rossoula sortent par la porte du fond.
Rideau.
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Acte quatre
L’école du magicien noir.
Une grande cave. Le mur du fond a une saillie au milieu ; à
droite il y a une montée vers l’entrée, à gauche un passage
conduisant à une cave privée.
Du côté gauche dans un renfoncement sombre il y a une sorte
d’âtre ou de poêle dans lequel un feu est en train de flamber.
Sur le poêle il y a un chaudron d’où des nuages de fumée
verdâtre s’échappent de temps en temps. En face du poêle se
trouve assise une créature poilue à moitié nue qui ranime le
feu avec une fourche à trois dents de forme étrange et qui jette
de temps en temps du bois dans le poêle. Dans une niche audessus du poêle il y a un squelette humain et plus
curieusement ce qui semble être des fourches dépassent d’un
côté. Au centre de la cave, vers le fond, se tient une large
pierre ressemblant à un canapé servant de trône. Sur un mât
placé au-dessus il y a le symbole du pentagramme.
Pendent du plafond divers animaux empaillés – un hibou, un
crapaud, des chauve-souris, ainsi que des crânes d’humains et
d’animaux.
Ici et là se trouvent des tables basses avec divers objets
éparpillés sur elles, et des cornues, des verres, des livres et des
rouleaux de parchemin gisent en désordre à travers la cave.
Un boa-constrictor glisse autour en liberté et des chats noirs
vont et viennent.
C’est l’école du célèbre magicien noir.
Quand le rideau se lève certains de ses élèves se déplacent à
travers la cave ; les autres sont assis. Un petit nombre d’entre
eux manipulent des cartes comme s’ils disaient la bonne
aventure ; certains étudient les lignes des mains de chacun des
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autres, et certains – rassemblés dans un coin – préparent des
potions.
Les élèves sont des hommes et des femmes d’âges variés,
certains sont jeunes, d’autres plus vieux, mais tous sont
d’apparence déplaisante. Un ou deux sont difformes, minces
avec de désagréables yeux bigleux, des cheveux ébouriffés, et
des verrues. Les mouvements de tous sont incisifs, anguleux,
et saccadés. Leur attitude envers chacun des autres est hostile
et dérisoire. Ils sont vêtus d’une manière négligée de courts
habits violets et de pantalons noirs. A leurs pieds ils portent
des mules turques. La seule différence entre l’habit des
hommes et celui des femmes est que les femmes portent des
ceintures de corde noire et ont des fichus noirs sur leurs têtes.
Certains d’entre eux sont tatoués sur le visage et sur les mains.
Un des élèves près du trône commence lentement à faire
d’étranges mouvements rythmiques qui apparemment plaisent
aux autres, car un par un ils quittent leurs diverses occupations
et se joignent à lui. Comme leur nombre s’accroit, les
mouvements accélèrent et deviennent de plus en plus variés et
peu à peu ils forment ensemble une ronde et commencent à
tourner follement autour du trône. Au moment où la frénésie
devient la plus intense on entend un bruit et un coup à gauche
de la cave.
Instantanément la ronde s’arrête. Des mouvements
désordonnés et un tumulte s’ensuivent. Se bousculant l’un
l’autre de peur, les élèves se ruent vers leurs places et
empoignent leurs occupations préalables en essayant de
donner l’impression qu’ils ne les ont jamais interrompues.
De la cave privée entre le magicien noir. C’est un homme de
taille moyenne, courbé, avec une courte barbe à moitié grise,
des yeux noirs avec de longs cils et d’épais cheveux en
broussaille. Ses mouvements sont saccadés d’une manière
caractéristique qui lui est propre, son regard est perçant avec
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mépris. Il est vêtu d’un court habit de soie noire au-dessous
duquel on voit un éclatant sous-vêtement cramoisi un peu plus
long que l’habit. Il porte à ses pieds des mules turques ; sur sa
tête un bonnet noir. Dans sa main il y a un long fouet, et sur sa
poitrine, pendant d’un cordon noir en soie, il y a un pentacle
doré.
A l’entrée du magicien tous tombent sur leurs faces. Il va
jusqu’au trône sans regarder personne ; sur le chemin il
marche même sur un des élèves. Il s’assoit (le symbole audessus du trône s’allume à ce moment-là). Il ouvre son
vêtement, dénude sa poitrine et son ventre. Les élèves chacun
à son tour s’approchent et l’embrassent sur le ventre. D’un
coup de pied il frappe l’un d’eux. Les autres avec malveillance
et lâcheté se moquent de celui qui est tombé.
Quand la cérémonie du baisage de ventre est terminée, les
élèves sur l’ordre du magicien se placent en rangs à sa droite
et à sa gauche et à un signe de lui ils commencent à accomplir
divers mouvements.
Durant l’un des intermèdes la vieille sorcière entre par la porte
extérieure avec une chandelle dans sa main. Elle se dirige
lentement et avec crainte vers le magicien noir, l’embrasse sur
le ventre et lui dit quelque chose d’une manière servile en
désignant l’entrée.
Après un moment de réflexion le magicien incline la tête en
signe de consentement. La vieille femme sort et revient
rapidement avec Gafar, Rossoula, et les deux serviteurs
portant les sacs de cadeaux. Les serviteurs entrent en
tremblant de peur et en regardant autour d’eux avec
étonnement et horreur. Quand ils atteignent le centre de la
cave ils déposent les sacs et partent en se précipitant à toute
vitesse. Rossoula et même Gafar ressentent presque autant de
peur que les serviteurs.
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Gafar avance vers le magicien et lui dit ce qu’il souhaite. Le
magicien écoute mais quand Gafar mentionne le nom de
Zeinab, il refuse absolument de faire quoi que ce soit, sachant,
comme la sorcière, que Zeinab est une élève du magicien
blanc.
Gafar insiste. Désignant les sacs il en tire sa bourse, retire une
bague de son doigt, se débarrasse des joyaux précieux et jette
tout aux pieds du magicien.
A la vue de l’or et des joyaux le magicien hésite, et finalement
consent à lancer le sortilège si Gafar réussit à obtenir quelque
chose qui a récemment été en contact avec la personne de
Zeinab. Gafar réfléchit, puis soudain se rappelle le mouchoir
de soie qu’il avait acheté à la mendiante, et s’en saisissant il le
donne au magicien. Le magicien désigne l’angle de la cave et
lui ordonne de l’y attendre. Puis d’une voix puissante il donne
des ordres à ses élèves.
Certains d’entre eux placent une table au centre de la cave et
la recouvrent d’une toile noire bordée des signes du zodiaque
et de symboles kabbalistiques ouvragés en rouge. Les autres
pénètrent dans la cave privée et en rapportent divers objets
incluant une baguette d’ébène avec un pommeau d’or au
sommet et un bloc de glaise molle qu’ils placent sur la table.
Près de la glaise ils placent, ouvert, un livre épais avec des
hiéroglyphes étranges et le symbole de l’hexagramme ainsi
qu’une urne d’où jaillit un os de fémur humain.
Le magicien quitte son vêtement, reçoit un onguent d’un de
ses élèves, s’en enduit sur tout le corps, reprend son vêtement
et sur son habit habituel il revêt une robe aux manches très
larges. La robe est bordée tout autour des signes du zodiaque ;
au dos est brodé le symbole du pentagramme, sur la poitrine
un crâne et des os entrecroisés. Sur sa tête il place une coiffe
haute et pointue, brodée de grandes et de petites étoiles.
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Puis il prend le mouchoir de soie de Zeinab et, le froissant, il
le place au milieu du bloc de glaise avec lequel il façonne la
forme d’une figure humaine qu’il place sur la table. Ensuite,
sur le sol autour de la table, il trace un grand cercle à
l’intérieur duquel tous les élèves se rassemblent. Le magicien
se tient près de la table et donne un certain ordre aux élèves.
Immédiatement ils forment une chaine, un homme alternant
avec une femme. L’homme qui se tient à la droite du magicien
et la femme qui se tient à sa gauche le tiennent de leurs mains
libres à ses épaules. Quelques-uns des élèves restent à
l’extérieur de la chaine.
Le magicien prend la baguette dans sa main droite et de sa
gauche il fait certains mouvements et murmure des
incantations.
On voit que les élèves dans la chaine se contorsionnent, faisant
des mouvements convulsifs ; certains d’entre eux deviennent
faibles et même tombent. Leur place est aussitôt prise par
d’autres élèves restés hors de la chaine et qui essayent de faire
cela aussi rapidement que possible de telle manière que la
chaine ne puisse être rompue.
La figure de glaise sur la table commence peu à peu à
s’éclairer, d’abord faiblement, puis elle brille de plus en plus
fort.
Deux élèves travaillent au poêle ; l’un constamment introduit
du bois dedans, l’autre l’anime. Le feu dans le poêle devient
plus violent, de longues langues de flamme s’en élancent.
Au fil du temps, les mouvements des élèves dans la chaine
deviennent toujours plus violents et terribles ; ils exercent de
toute évidence leur dernière force. Le magicien lui-même fait
un intense effort.
La figure de glaise s’éclaire toujours de plus en plus fortement
quand la baguette passe près d’elle, et par intervalles des
éclairs brillants en jaillissent. Au-dessus du chaudron on
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entend un bruit qui augmente graduellement, et au moment où
le bruit devient très fort, la lumière dans la cave devient faible
et soudain – au-dessus du poêle – l’ombre de Zeinab apparaît
et lentement s’éclaire. Comme l’ombre brille la vapeur
s’échappant du chaudron décroit. La flamme dans le poêle
brûle même plus violemment. La sphère sur la baguette et la
figure de glaise produisent de forts éclairs intermittents. Le
magicien et tous les élèves dans la chaine sont terriblement
convulsés. Le bruit dans la cave augmente et devient comme
des coups de tonnerre et, à l’une des terribles explosions, la
cave est plongée dans l’obscurité.
Peu à peu la lumière réapparaît. On ne voit plus l’ombre de
Zeinab au-dessus du chaudron. Le feu dans le poêle s’est
éteint. Les élèves, complètement épuisés, gisent sur le sol.
Même le magicien gît à moitié sur son trône, faible et anéanti.
Un par un les élèves commencent à se lever. Les moins
épuisés parmi eux donnent aux plus faibles quelque chose à
boire et les aident à se relever.
Le magicien, s’étant partiellement rétabli, prend la figure de
glaise, l’enveloppe dans un chiffon, et la donne à Gafar avec
quelques instructions.
Tout ce qui est arrivé a produit une impression si écrasante sur
Gafar et Rossoula que d’abord ils ne peuvent bouger.
Cependant après un moment, en faisant des efforts, ils sortent
accompagnés par la vieille sorcière.
Le magicien, à présent pleinement rétabli, prend les sacs avec
les cadeaux et les disperse sur le sol. Les élèves avec une
allégresse sauvage volent vers eux et s’en emparent, après
quoi ils dansent en une ronde autour du magicien.
Au moment où la danse se fait de plus en plus sauvage le
rideau tombe.
31
Acte cinq
La même scène qu’à l’acte deux.
Quand le rideau se lève, le magicien blanc et tous ses élèves à
l’exception de Zeinab sont présents.
Le magicien et son assistant avec lequel il est en train de
parler regardent les élèves qui, placés en groupes,
accomplissent des mouvements ressemblant à des danses.
Soudain Haila surgit dans (la pièce), tombe à genoux devant le
magicien, et avec des gestes d’excitation lui dit
précipitamment ce qui est arrivé à Zeinab.
Ce qu’elle relate est si inattendu que d’abord le magicien peut
à peine comprendre ce qu’elle essaye de lui dire. Il est étonné.
Réfléchissant profondément il se lève et marche dans la pièce.
Les élèves aussi sont consternés. De temps en temps le
magicien se tourne vers la vieille femme pour lui demander
davantage de détails sur la situation.
Finalement il prend une décision, et se tournant vers ses élèves
il leur fait une proposition. Plusieurs d’entre eux expriment
leur accord. Le magicien ayant choisi l’un d’eux, il le place
sur une chaise, lui prend les deux mains et regarde dans ses
yeux. On voit que l’élève peu à peu tombe dans le sommeil.
Quand ses yeux sont fermés, le magicien fait plusieurs passes
sur lui de la tête au pied. L’élève se trouve maintenant dans un
sommeil hypnotique. Le magicien pose plusieurs questions à
l’homme endormi. Aux mouvements de ses lèvres on voit que
l’élève répond. La pièce devient à moitié sombre.
Le contenu des réponses du dormeur se trouve reproduit dans
une série de tableaux exposés sur le mur du fond.
La pièce de Zeinab. Elle est seule. Chacune de ses postures et
de ses mouvements, chaque expression de son visage, portent
témoignage de quelque puissante lutte (qui se déroule) en elle.
32
Parfois elle se lève et marche nerveusement à travers la pièce ;
à un moment elle semble dominer ce qui la tourmente ; à la
fin, vaincue par quelque chose de plus fort que sa raison, elle
tombe sans ressources sur le divan. Elle souffre terriblement :
cela est visible dans ses gestes qui sont pleins de tristesse et de
désespoir. Parfois elle semble se défendre contre quelque
chose ; son mental résiste de manière soutenue contre une
impression étrange ou un désir qui est entré en elle.
Haila, en entrant, ne reconnaît pas sa maîtresse tant Zeinab a
complètement changé envers elle. Elle remarque à peine
Haila, et soit elle ne fait aucunement attention aux mots et aux
supplications de la vieille femme, soit elle répond avec des
gestes d’impatience. La vieille femme sort avec une
expression d’abattement.
La torture de Zeinab est sans fin ; la lutte en elle augmente
sans cesse. Des impressions mêlées de peur, de désir, de
curiosité, de honte, alternent de plus en plus rapidement en
elle. A présent devenue très excitée, puis devenant
soudainement très faible, elle se précipite d’un lieu à un autre
sans pouvoir trouver pour elle-même de lieu de repos.
Au moment où son agitation devient la plus grande, Rossoula
entre, portant un plateau de bijoux de la part de Gafar. Zeinab
n’éprouve pas le moindre étonnement de cette visite
inhabituelle, au contraire il semble qu’elle l’attendait.
Rossoula, après avoir présenté les cadeaux, parle à Zeinab qui
l’interroge avec une agitation nerveuse. Elle prend les bijoux,
et d’une manière agitée et automatique elle les essaye sur elle
devant le miroir. Rossoula, pendant ce temps, tente de la
persuader d’aller faire un tour, ce à quoi finalement elle
consent.
Haila entre à nouveau. Elle est étonnée et ne comprend rien,
tant tout cela est inhabituel pour elle. Réalisant enfin ce qui
s’est passé, elle se jette à genoux devant Zeinab en l’implorant
33
de ne pas consentir aux sollicitations de Rossoula. Mais
Zeinab paraît complètement changée. Tapant impatiemment
du pied, elle ordonne à la vieille femme de garder le silence.
Puis jetant rapidement un manteau sur elle, elle sort avec
Rossoula.
Haila reste troublée, ne sachant pas quoi faire. Soudain elle
prend une décision, met son châle, et sort précipitamment.
Le tableau disparaît. La lumière ordinaire revient.
Le magicien s’éloigne du dormeur et marche à travers la pièce,
grandement perplexe. Son assistant, faisant plusieurs passes
sur le dormeur depuis la tête au pied, le réveille, et l’un des
élèves lui donne une boisson.
Le magicien réalise maintenant ce qui s’est passé. Il s’en
indigne et en même temps s’en inquiète. Ayant arpenté de
manière agitée la pièce de long en large plusieurs fois, il
s’assoit sur une chaise et réfléchit profondément. Soudain il se
lève et donne un ordre à l’assistant et aux élèves.
Ils exécutent rapidement ses instructions. Ils placent une table
au centre de la pièce et dégagent l’espace autour d’elle. De la
pièce privée ils apportent diverses choses ; certains vêtements,
divers choses leur appartenant, et la baguette sur son coussin.
Ils recouvrent la table d’une toile blanche sur le bord de
laquelle sont brodés des signes astronomiques et des formules
chimiques.
Le magicien revêt sa robe. Il appose des manipules au-dessus
de ses mains ; met une ceinture spéciale et couvre ses pieds
avec un objet particulier ressemblant à du caoutchouc. Sur sa
tête il pose une sorte de couronne, un large filet avec trois
cônes à la pointe effilée dirigée vers le haut. Sur son habit il
revêt une robe ressemblant à une chasuble. Pendant ce temps
les élèves, sous la direction de l’assistant du magicien, sont
aussi prêts, ayant revêtu leurs pieds de manière semblable, et
entouré leurs tailles de ceintures. Ils lavent leurs mains, les
34
agitant en direction du bas à plusieurs reprises, puis ils
prennent une sorte de boisson.
Le magicien est maintenant prêt. Il prend un vase comme une
grande coupe qu’il place en face de lui ; il pose au bout opposé
de la table un autre vase de forme similaire, mais plus petit.
Les deux vases sont reliés par une barre de cuivre. Les élèves
lui tendent un liquide qu’il verse dans le vase. Autour du
premier vase se dressent neuf chandelles, six sont allumées, et
trois sont éteintes. Ayant pris la baguette dans sa main gauche,
le magicien fait certains mouvements de sa main droite, et
prononce des mots inconnus. A ce moment-là quatre des
élèves, deux hommes à droite et deux filles à gauche, font des
passes au-dessus du vase plus petit. On remarque bientôt à
quel point ils deviennent exténués en faisant cela. Ils sont
immédiatement remplacés par d’autres couples. Peu à peu le
vase plus grand commence à émettre une lumière de
l’intérieur. Au moment où cette lumière commence à
apparaître, les trois chandelles éteintes s’allument. A chaque
fois que le magicien approche la baguette du vase une
étincelle apparaît, et au fil du temps l’étincelle devient de plus
en plus forte. Les chandelles et le symbole au-dessus du trône
brillent avec plus d’éclat. La cérémonie se poursuit. Les
mouvements du magicien deviennent toujours plus énergiques
et intenses. Le bruit dans le vase augmente et, au moment où
le tapage est à son maximum, il y a un terrible craquement
dans le vase, et une explosion épouvantable se produit.
Immédiatement l’obscurité devient complète, après quoi par
degrés une lueur revient, et sur le mur du fond un tableau
apparaît qui montre une partie de la cave du magicien noir qui,
assis sur son trône, se tortille en faisant des mouvements
convulsifs. Le magicien blanc continue ses manipulations. A
nouveau il y a une terrible explosion, suivie d’un écho venant
de derrière la scène, et accompagnée du son d’un sifflement
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aigu et d’un grand tapage. Le magicien noir tombe de son
trône dans des convulsions. Il y a à nouveau un moment
d’obscurité complète et de silence opprimant, après quoi la
lumière revient et l’image de la cave disparaît.
Le magicien blanc est grandement épuisé ; les élèves qui l’ont
assisté ne sont pas moins anéantis que lui, mais le travail
continue. Rapidement ils emportent de la table les vases et les
chandelles. Ils enlèvent la table et à sa place ils disposent un
fauteuil dans lequel le magicien s’assoit. Autour de lui se
tiennent les élèves. Le magicien, tenant la baguette dans sa
main, ferme les yeux et murmure quelques mots avec
concentration. Graduellement la lumière redevient à nouveau
faible. Un autre tableau apparaît. Il montre une partie de la
pièce de Gafar. Il gît à moitié sur le divan, et avec une
expression de joie et d’autosatisfaction il regarde vers la pièce
privée. Apparemment il attend quelqu’un.
Zeinab entre avec une femme qui, s’inclinant bas devant
Gafar, dirige sa main en direction de Zeinab et immédiatement
sort par le fond.
Gafar se lève, prend Zeinab par la main et s’apprête à la faire
s’asseoir sur le divan, quand d’un coup, avec un tressaillement
soudain, ils deviennent tous deux figés sur le champ dans les
mêmes postures que celles où ils se tenaient. Après une courte
pause, ils se tournent comme des automates et sortent de la
pièce.
Les rues et les allées à travers lesquelles ils passent comme
des personnes endormies s’éclipsent. Le tableau disparaît. La
lumière antérieure de nouveau revient, et à ce moment Gafar
et Zeinab entrent. Tous deux se trouvent dans un état de
somnambules. A leur apparition le magicien, avec un soupir
de soulagement, se lève et commence à se déshabiller.
L’assistant avec quelques élèves placent Gafar et aussi Zeinab
sur des chaises et réveillent Zeinab.
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Zeinab, revenant à elle, demande à ceux qui l’entourent de
quoi il s’agit. Ils expliquent ce qui est arrivé en montrant du
doigt Gafar endormi. Soudain elle se rappelle, éclate en
sanglots, et avec des gestes de pénitence se jette aux pieds du
magicien.
Lui, ayant fini de se déshabiller, se penche vers elle, et
caressant ses cheveux, la relève du sol. Puis il s’approche de
Gafar qui est déjà revenu à lui. Gafar est d’abord abasourdi,
mais apprenant ce qui est arrivé, il devient excité et menace
presque le magicien. Celui-ci lui répond avec un sourire
calme. Gafar écoute et devient progressivement plus
tranquille. Le magicien continue à parler en accompagnant ses
mots de gestes, et en désignant du doigt le fond de la pièce où
une fois de plus un tableau apparaît.
On voit une rue avec une foule de gens ; il y a des femmes,
des enfants, et de vieilles personnes. D’une rue latérale vient
Gafar ; il est vieux, courbé, et faible. Il est suivi d’un être
brillant. En dépit de son âge, Gafar est apparemment très
heureux et joyeux. Dans la foule il est salué par tout le monde,
femmes et hommes s’inclinent bas devant lui et des enfants lui
apportent des fleurs. Tout est joie, bonheur et bénédiction.
Le magicien se met à parler. Le tableau change.
La même rue avec une foule de gens. De nouveau Gafar
apparaît, mais cette fois il est accompagné d’un être effrayant
de couleur rouge sombre. Gafar est un vieil homme avec un
visage de démon insatisfait. Ceux qui le rencontrent se
détournent de lui avec aversion et crachent à son passage ; les
garçons lui lancent des pierres ; leur dégoût est sincère, et il
est évident que tout le monde est révolté en le voyant.
Le tableau disparaît. Le magicien continue à parler. Gafar est
de toute évidence perturbé et accablé par quelque lutte
intérieure.
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Le principal point de ce que le magicien a dit est ceci : Ce que
tu sèmes, tu le récolteras. Les actions du présent déterminent
le futur, tout ce qui est bien et tout ce qui est mal ; les deux
sont le résultat du passé. C’est le devoir de tout homme à tout
moment du présent de préparer le futur, en améliorant le
passé. Telle est la loi du destin. Et « Puisse la source de toutes
les lois être bénie ».
A ce moment la lumière de nouveau redevient faible ; on voit
quelque mouvement. Quand la lumière revient, l’assistant se
tient à la droite du magicien et Zeinab à sa gauche ; elle
embrasse la main du magicien. Gafar est à ses pieds dans une
attitude de révérence. Autour du trône et à travers la pièce les
élèves se tiennent dans diverses attitudes.
Le magicien élève sa main droite en l’air. Il regarde vers le
haut et murmure ces mots comme en une prière :
« Seigneur Créateur, et vous tous ses assistants, aidez-nous à
être capables de nous souvenir de nous-mêmes en tous temps
afin que nous puissions éviter les actions involontaires, car
c’est seulement à travers elles que le mauvais peut se
manifester ».
Tous chantent : « Que les forces finissent par se transformer
en être ».
Le magicien à nouveau les bénit tous des deux mains et dit :
« Puissent la réconciliation, l’espérance, la diligence et la
justice être toujours avec vous tous ».
Tous chantent : « Amen ».
Rideau.
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