Arrêts maladie : des ordonnances sous contrôle - Comprendre
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Arrêts maladie : des ordonnances sous contrôle - Comprendre
ALERT Association pour l’Etude des Risques du Travail http://www.alert.asso.fr Arrêts maladie : des ordonnances sous contrôle patronal Compte-rendu de la journée-débat du 23 octobre 2004 ALERT Association pour l’Étude des Risques du Travail http://www.alert.asso.fr Arrêts-maladie : des ordonnances sous contrôle patronal Le remboursement des arrêts maladie est désormais sous contrôle patronal puisque l'avis du médecin de contrôle patronal suffit pour arrêter le remboursement des arrêts maladie. Les conséquences immédiatement perceptibles sont que l'espace de soin se réduit et que les travailleurs et les professionnels de santé culpabilisent, alors même que : - l'intensification du travail continue de s'accroître, - les systèmes d'aide à la sortie d'emploi des travailleurs usés disparaissent. • Comment permettre aux salariés "pressur-usés" de penser leur situation ? • Comment renouer des solidarités collectives ? • Comment développer des résistances "exemplaires" ? Ces questions sont débattues autour de deux tables rondes dont ce document rend compte : 1. Compréhension et témoignages à partir de situations concrètes 2. Organiser les résistances et les solidarités collectives 1. Compréhension et témoignages à partir de situations concrètes Introduction par Bernard Cassou, médecin hospitalier, gérontologue J’espère que l’on va pouvoir partager nos points de vue et élaborer des réponses à ce problème qui est le renforcement des contrôles des arrêts-maladie. C’est un thème qui me concerne car je suis médecin hospitalier, bien que depuis plusieurs années je n’ai plus fait d’arrêts-maladie. La raison en est que je suis devenu gérontologue. Effectivement, mes patients ne travaillent pas et il faut d’abord bien comprendre que ce problème d’arrêts-maladie suppose qu’on travaille. Moi, je n’en fais plus et j’en suis relativement satisfait parce que ce n’est pas une chose facile. Je ne sais pas ce que diront mes collègues, mais prescrire un arrêt-maladie, j’ai toujours considéré que c’était un acte extrêmement difficile qui mettait en jeu beaucoup de choses et qui devait être négocié avec la personne en face de moi. Ce n’est pas un acte qui relève exclusivement du médecin, on est vraiment dans la négociation avec le patient. La deuxième raison pour laquelle je suis content de participer à cette journée, c’est que, quand j’étais interne et que je me suis intéressé à la relation santé-travail, j’ai commencé par des actions sur une entreprise qui s’appelait Securex. En 70, 71, 72... c’est-à-dire au tout début de la mensualisation puisqu’en fin de compte, le contrôle patronal des arrêts de travail a accompagné la mensualisation, en particulier dans la métallurgie. À cette époque, j’étais dans un groupe qui s’appelait « Groupe Information - Santé (GIS)» qui était dans la mouvance du « Groupe Information des prisons » créé par Michel Foucault au début des années 70, le GIS était tourné vers la santé. L’une des premières actions que l’on avait mené, était d’aider les salariés à lutter contre les premiers contrôles patronaux. Avec une section CFDT et une section CGT d’entreprises de la métallurgie, l’une qui était située dans le Nord et l’autre qui était dans la région parisienne, on avait, avec les Cahiers de mai, un groupe issu de Mai 68, fait une brochure pour lutter contre les arrêts patronaux. Elle avait eu un certain succès puisque les pressions qu’on était arrivé à exercer avaient limité les dégâts en empêchant la mise en place de Sécurex. Mais, il suffisait que les employeurs annoncent qu’ils allaient prendre langue avec Securex pour que diminuent les arrêts de travail. Ça m’a beaucoup intéressé de voir qu’il ne s’agissait pas de contrôler les salariés. Rien que de dire qu’on allait peut-être les contrôler modifiait la situation. Bien évidemment en aggravant très souvent les situations de santé puisque c’étaient souvent les plus fragiles, qui avaient peur et qui n’arrêtaient pas leur travail. On a donc organisé la journée d’aujourd’hui, en deux moments. D’abord pour essayer d’ébaucher une analyse du problème puis pour élaborer des moyens d’y faire face. Les trois questions qui ont été mises à l’ordre du jour sont : - Comment permettre au salarié « pressur-usés » de penser leur situation ? - Comment renouer des solidarités collectives ? - Comment développer des résistances exemplaires ? Ces questions sont très générales et non spécifiques au problème des arrêts de travail. C’est le fond de nos combats, depuis que des gens essayent de penser collectivement la vie. Comment développer des résistances exemplaires ? Qu’est-ce que les arrêts de travail vont nous permettre de faire en plus par rapport à cette question fondamentale ? Avant de donner la parole à mes collègues, j’ai relevé quelques données chiffrées. Ça me paraît toujours intéressant. Peut-être les avez-vous lues, elles viennent du « Monde» et de la revue « Prescrire, n°254, tome 24, 2004, p706-707 » Voici quelques données chiffrées sur lesquelles on reviendra : 1 - Manifestement, il y a une augmentation du nombre des arrêts-maladie, c’est un fait. En 2002, il y a 11% d’augmentation des arrêts-maladie et en 2003, 6,5%. C’est un travail qui a été fait par la CNAM. 2 - Le deuxième point que j’ai relevé, c’est qu’en 2002, il y a eu 6,7 millions d’arrêts de travail prescrit concernant uniquement le régime général. Il doit y avoir environ 14 millions de salariés au régime général ce qui fait à peu près un sur deux. Donc un salarié sur deux aurait eu un arrêtmaladie ce qui représente 5,1 milliards d’euros et 200 millions de journées d’indemnités. 3 - Troisième point, qui est important, c’est que cette augmentation et ce poids se retrouvent surtout chez les plus de 55 ans. Voilà qui ouvre déjà une certaine compréhension du phénomène. Ainsi, au premier semestre 2003, on constate une augmentation de 4,2% des arrêts-maladie. Cette augmentation est de 15,9% chez les 55 ans et plus, de 4,1% pour les 20-24 ans et, curieusement, de 2,9% seulement pour les 50-54 ans. Il doit sûrement se jouer quelque chose entre les 50-54 ans et les 55-59 ans pour expliquer cette rupture. 4 - Si on prend maintenant les arrêts de travail de plus de trois mois – parce que là encore, quand on parle arrêts de travail, est-ce qu’on parle des courts (en fait ce sont les courts qui intéressent le patronat, le contrôle patronal s’exerce sur les courts) ou des longs ? – l’augmentation était de 20% au premier trimestre 2003 pour les salariés de 55 à 59 ans (pour s’arrêter plus de trois mois, ça veut dire que vous avez des pathologies relativement sérieuses...). Pour les 20-24 ans, il a été de 10%. 5 - Encore quelques chiffres : le poids des arrêts de travail de plus d’un an représente 4,5% des arrêts de travail. Là encore, on voit qu’il doit se cacher quelque chose. Quand on arrête quelqu’un plus d’un an, est-on vraiment dans l’ordre de la maladie ou de l’invalidité ? Ces 4,5% représentent 43% de la dépense, ce qui est considérable. On voit tout de suite que, si on souhaite agir sur les petits arrêts de travail, on ne va sûrement pas diminuer beaucoup les dépenses (les arrêts de moins de 15 jours représentent 2% de la dépense). L’idée que l’on veut contrôler les arrêts courts pour diminuer la dépense est donc une idée sur laquelle il faut peut-être s’interroger. 6 - J’ai noté également que, d’après l’enquête récente réalisée par la CNAM, la première cause d’arrêts-maladie c’est, pour un quart (25%), les troubles ostéo-articulaires, tendinites, etc. Parmi ces causes, évidemment, le mal au dos. Deuxième cause : les troubles mentaux et du comportement, 15%, dont deux tiers seraient des dépressions. Troisième cause : les lésions traumatiques – luxations, entorses... et en particulier le genou et les membres inférieurs. Quatrième cause : les tumeurs, 9%. Ces chiffres orientent déjà la compréhension du problème. En quoi consiste ce contrôle renforcé ? La différence par rapport à tout ce qui a été fait jusqu’à présent, c’est qu’il va d’abord porter sur les médecins. Il est prévu deux choses. D’abord, identifier les médecins gros prescripteurs, car il semblerait que certains prescrivent beaucoup plus que les autres (ils ont une prescription supérieure aux données moyennes). Deuxièmement, les contrôler systématiquement, ce qui était déjà possible auparavant, mais qui n’était pas fait. La deuxième action prévue par la sécurité sociale, c’est d’avoir une entente préalable. Un médecin qui voudrait prescrire un arrêt de travail devrait demander un accord, comme on le fait par exemple pour les prescriptions de rééducation. Ça c’est nouveau, je ne l’avais jamais vu jusqu’à présent. Habituellement, le contrôle portait sur les salariés. La deuxième chose importante qui n’était pas prévue jusqu’à présent, c’est de considérer que le contrôle privé, l’avis du contrôleur patronal, pourra être suivi par la sécurité sociale. Suspension, donc, des indemnités, suite au contrôle privé. Troisièmement, arrêt des indemnités le premier jour. Quatrième élément proposé dans ce contrôle : vérifier beaucoup plus la présence des salariés à leur domicile pendant les heures où ils doivent être dans leur lit. Pas facile... Je ne sais pas comment faire quand vous êtes dans votre lit et qu’on sonne à la porte. Ce cas de figure n’est absolument pas prévu... Voilà le salarié pris dans un « double bind » puisqu’il doit à la fois garder son lit et ouvrir au contrôleur... Voilà donc les premières données et pour tenter de les comprendre, on a donc prévu de s’adresser à des personnes vraiment concernées par cette question, à savoir : - Le médecin généraliste qui prescrit. - Le médecin du travail qui ne prescrit pas d’arrêts de travail, mais qui évidemment a à voir avec cette question. - Dominique Dessors, chercheuse en psychodynamique du travail, qui intervient au titre de certaines causes à l’origine de ces arrêts. - Et puis, bien entendu, les gens qui arrêtent leur travail, et ça c’est vous, le quatrième acteur. Le chercheur, le médecin du travail, le médecin généraliste et le salarié. On attend de vous que vous nous parliez de vos arrêts-maladie, qu’on voie un peu comment les choses se sont passées. Et si vous ne vous arrêtez pas, ça devient extrêmement intéressant puisqu’on parle toujours des arrêts-maladie, mais je pense que le présentéisme est aussi l’autre face du problème. Comme toujours, on fractionne la réalité alors que ces deux phénomènes sont très liés. Je propose qu’on donne la parole au médecin du travail, Annie Devaux. Témoignage d’Annie Devaux, médecin du travail, service interentreprises J’ai la chance d’être médecin du travail à la campagne, ce qui me permet de travailler avec un groupe d’une quinzaine de médecins généralistes que je connais assez bien. Et je suis dans le même secteur depuis 25 ans, donc les salariés, je les connais aussi assez bien, ce qui facilite sûrement les choses par rapport à mes collègues qui travaillent en ville. En pratique, pour vous donner un exemple qui date d’hier après-midi, j’ai reçu deux appels : - L’un d’une dame de 59 ans et 3 mois, qui travaille comme femme de ménage dans une école. C’est un travail extrêmement pénible parce qu’on passe son temps à mettre des chaises sur les tables, on se penche, on remonte les chaises, etc. Quand je l’avais vue en visite médicale l’an dernier, elle m’avait dit : « J’ai souvent des problèmes de sciatique et mon médecin ne veut pas m’arrêter, il me dit que je n’ai qu’à maigrir. » Effectivement, elle est un peu enveloppée, mais je lui ai dit qu’en effet, vu son travail, son dos était fortement sollicité chaque fois et que si son poids était peut-être un facteur, la pénibilité de son travail y était vraisemblablement pour beaucoup. D’autant que toute sa carrière, elle avait tenu un commerce alimentaire, donc les manutentions de boîtes de conserve, elle avait déjà donné. Hier elle m’a donc téléphoné complètement affolée parce qu’elle doit subir une intervention chirurgicale, la résection d’un morceau d’intestin et elle me dit : « Il va falloir que je m’arrête et qu’est-ce qui va se passer avec la sécurité sociale ? On n’a plus le droit de s’arrêter ! » La panique. On lui a expliqué qu’elle allait pouvoir s’arrêter mais voilà ce que produit ce type d’annonces réitérées à la radio : quelqu’un atteint d’un problème de santé grave, peut-être un cancer du côlon, qui panique à l’idée qu’elle va devoir s’arrêter pour se faire opérer, à 59 ans et 3 mois. Quand je l’avais vue l’an dernier, je lui avais demandé de m’appeler si son dos coinçait à nouveau, que je prépare un courrier pour son médecin pour lui expliquer les contraintes de son poste afin qu’il comprenne que le poids n’est sans doute pas la seule cause de ces sciatiques à répétition. - Deuxième appel hier après-midi d’un médecin généraliste au sujet d’un de ses patients âgé de 52 ans, cantonnier – qui s’occupe de l’entretien des cimetières – sur une petite commune. La secrétaire qui a pris l’appel a proposé au salarié de passer à 16h30 puisque visiblement il y avait urgence. C’est une petite commune où j’étais intervenu il y a quelques années parce qu’on y rencontre un véritable problème au niveau de l’organisation du travail des équipes de voiries. Avec un chef d’équipe vraiment problématique dont l’état relève, pour moi, de la pathologie mentale. J’avais demandé à ce qu’il n’y ait pas de mutation des équipes et voilà qu’ils les regroupent... Je vois arriver cet homme complètement affolé. Je ne l’ai jamais vu dans cet état, il n’a pas dormi de la semaine. On lui dit qu’il va être regroupé avec ce chef d’équipe qui est vraiment tordu. Il me dit : « Le médecin veut m’arrêter, mais je veux finir mon cimetière cette semaine. Il n’est pas question que pour la Toussaint, il ne soit pas propre. Mais je ne veux pas aller dans le dépôt avec l’autre parce que je sais ce qui va se passer : je lui tire dessus et je me suicide après. » Donc il ne veut pas arrêter son activité parce qu’il a un travail à finir – le cimetière nickel pour la Toussaint, c’est le sens de leur travail. Ces gens, heureusement, on les connaît, on sait qu’ils consomment toute l’année des médicaments pour les douleurs. En cas de souci, parce que je sais que les médecins généralistes ont parfois un peu de mal à arrêter, je leur demande de me passer un coup de fil pour que je rédige une lettre qui décrit le poste de travail et ses contraintes. Parfois, en effet, on est témoin de points de vue très surprenants d’éminents professeurs spécialisés des grands hôpitaux. Je me rappelle entre autres de celui d’un savant rhumatologue au sujet d’une vendeuse en boulangerie de 55 ans atteinte d’une polyarthrite rhumatoïde – ce sont ces dames dont les mains se déforment – qui avait beaucoup de mal avec les petites pièces pour rendre la monnaie. Tout le monde ne dispose pas d’un Monéo et c’était très difficile avec ses mains abîmées. Il me semblait légitime de faire une demande d’invalidité parce qu’elle ne pouvait pas exercer son travail avec cette maladie. Même si elle aimait bien cette activité, elle ne pouvait plus rendre la monnaie. J’avais donc envoyé une lettre au professeur en expliquant la situation. Apparemment, il a été scandalisé au pied du lit en disant : « Mais comment ! Les polyarthrites, ils doivent pouvoir continuer à travailler jusqu’à la retraite ! » Finalement, on a obtenu cette invalidité, le médecin-conseil a compris un peu mieux qu’avec des mains très abîmées on ne pouvait pas. Toujours dans cette problématique de description du poste de travail, il s’agit d’une dame de l’assistance publique qui, à 45 ans, travaille depuis l’âge de 14 ans où elle a été placée dans des fermes en confection-manutention. Elle était atteinte d’une double luxation congénitale de hanche. Suite à une brève période de chômage, elle a essayé de monter un commerce. Vu l’état de ses jambes et de son dos, elle a été obligée d’abandonner. Elle a retrouver un travail dans une petite confection de huit personnes. Ce ne sont pas des endroits dans lesquels le travail est spécialement facile et régulièrement elle est touchée par des problèmes de dos terribles. Elle travaille assise, mais son dos se bloque parce qu’elle doit travailler sur trois machines. Sur l’une d’elles, on travaille avec les deux pieds, ce qui préserve son dos et sur les deux autres, on travaille toujours sur le même pied, et sur celles-là, son dos se bloque. J’ai expliqué ça au médecin hospitalier en disant : « Je pense qu’on va être obligé de demander une invalidité parce que, vu la taille de la confection, on a beau réfléchir à l’aménagement des postes de travail possible, on ne peut pas réaménager ce poste. Elle ne peut pas rester debout à cause de sa hanche et elle ne peut travailler assise que sur une seule machine mais qui ne fournit pas un travail à plein temps ». Ma stratégie est là : essayer de donner aux gens des éléments pour qu’ils puissent expliquer leur dossier au médecin. Ça m’apporte aussi beaucoup de choses, parce que ça m’oblige à aller voir le poste ou à me le faire décrire précisément par les salariés, ce qui me sert pour d’autres cas. On parle, pour tous ces arrêts, des pathologies de dos et des pathologies articulaires. On évoque notamment l’augmentation des TMS, mais on ne les reconnaît que depuis 91-92. Il me semble quand même que les progrès de la chirurgie de l’épaule sont antérieurs à 92. Donc, si on se rappelle que les progrès de la chirurgie esthétique ont été liés à la chirurgie de guerre, ça veut dire qu’il y avait des épaules à réparer avant que ce soit reconnu par la sécurité sociale. Et ce n’est pas uniquement avec des footballeurs professionnels ou des sportifs que les chirurgiens ont fait des progrès dans ce domaine. L’important, c’est donc de bien décrire le poste au médecin du travail et au médecin traitant et les difficultés qu’il peut poser au salarié. Discussion • Bernard Cassou, médecin hospitalier, gérontologue C’est toujours intéressant de discuter des cas, comme ceux décrits ici. On constate que les âges de ces trois salariés sont 59, 52 et 45 ans, on est donc bien dans un type d’arrêt de travail chez des gens dont, peut-être, avec l’effet du vieillissement, les conditions de travail sont plus difficiles à supporter. Ce qui est intéressant aussi avec ces cas rapportés, c’est que l’arrêt de travail s’inscrit dans une histoire. Ainsi l’arrêt de travail compté par la sécurité sociale dans une case fait partie d’une histoire de vie, d’une histoire de travail. Voilà bien une des difficultés de ce travail : est-ce qu’on en fait un problème ponctuel ou est-ce qu’on considère que le but du médecin est d’accompagner le patient sur une période plus longue ? Quel est alors le rôle de l’arrêt de travail dans l’histoire du salarié ? Par exemple, à l’hôpital où je suis rhumatologue, des infirmières viennent me voir pour des problèmes de lombalgie. Il s’agit à la fois d’un incident précis, douleurs lombaires après avoir soulevé un patient, mais je les connais aussi assez bien pour savoir que cette crise s’intègre également dans leur parcours de santé et je dois les aider dans le long terme. Dans l’anecdote concernant le rhumatologue, je suppose que l’un des objectifs du rhumatologue, c’était de dire : « Il faut à tout prix que cette femme travaille, qu’elle reste insérée ». La problématique n’est pas la même que celle du médecin-conseil qui consiste à savoir simplement si l’arrêt de travail est justifié ou non. Parce que c’est bien là qu’on essaye de nous ramener, sur la justification. Voilà le débat qu’on a eu, il y a 30 ans, avec Securex où la plupart du temps, la justification est impossible. Objectivement, je ne connais pas de « dosomètre », un instrument qui permettrait de savoir si les gens ont mal au dos ou pas. Il faut faire confiance. C’est vrai en tout cas pour la rhumatologie, qui tourne essentiellement autour de la douleur. Quand quelqu’un vient me dire qu’il a mal, en aucun cas je ne pourrai lui répondre : « ce n’est pas vrai, vous n’avez pas mal ». C’est impossible. Comment justifier un arrêt alors qu’on manque des moyens pour le faire ? Ce qui est mis en cause, c’est donc la relation de confiance entre le patient et le médecin et la scientificité de notre travail, qui devient forcément moins scientifique dans le cas des arrêts-maladie. Je n’ai jamais compris pourquoi il fallait arrêter quelqu’un 3 jours, 7 jours, 10 jours ou 15, je n’en sais strictement rien et je n’ai aucun moyen de savoir. Il faut donc négocier avec le patient. Certes, la connaissance des conditions de travail peut aider à décider d’une période, mais la plupart du temps, on va plutôt se demander si on inclut le week-end dans l’arrêt, par exemple... On sort tout à fait des préoccupations médicales. Le travail du médecin généraliste, c’est tout de même d’aider les gens à vivre, l’arrêtmaladie étant un moyen dans cette poursuite. Ce renforcement des contrôles fait donc abstraction de choses essentielles à la fois dans le travail du médecin et dans la vie du salarié. Pas forcément sa vie dans le travail, mais dans sa vie tout court. On a aussi l’impression, à travers ce que vous avez dit, que certains médecins généralistes refusent ou sont réticents. Il est aussi parfois important de refuser un arrêt de travail pour ne pas placer le salarié dans une position qui tendrait à le marginaliser. Et puis c’est aussi le salarié luimême qui souhaite parfois ne pas arrêter. • Dominique Huez, médecin du travail Il me semble qu’une immense difficulté pour les médecins généralistes, c’est de prendre la question du travail comme grille de lecture. Il ne peut pas y avoir de réflexion sur l’intérêt pour un sujet de lui proposer un arrêt de travail si le médecin ne se fait pas une idée précise de la dynamique et de ses effets, du travail pour cette personne ; et le médecin ne peut la comprendre qu’à travers ce qu’il entend du salarié. Je vais raconter deux anecdotes dramatiques récentes qui m’interpellent beaucoup. Dans la première histoire, il s’agit d’un agent dont j’étais le médecin du travail et que j’ai vu incidemment en l’absence d’un collègue. On dit de certains qu’ils sont plus fragiles que d’autres. Je dirais plutôt que leur extrême sensibilité aux relations humaines les rend plus facilement déstabilisés par des situations objectives de travail, qui sont toujours présentées comme des situations relationnelles. Nous ne sommes pas égaux par rapport à des contraintes de travail et sur la manière dont chacun les vit. On a des névroses protectrices ou des névroses fragilisantes. Cet agent que je connais depuis vingt ans et dont j’étais le médecin du travail jusqu’à il y a 5 ans s’arrêtait, par périodes, extrêmement souvent et d’autres fois très peu. Il avait toujours des maladies différentes, il revenait à chaque fois avec un nouveau nom de maladie, son médecin lui trouvait des maladies fantastiques dont trois cas étaient connus en France, des choses comme ça. À chaque fois, les conséquences de ses arrêts posaient des difficultés au niveau du travail. Je ne suis pas sûr qu’on négocie vraiment l’arrêt de travail, on le délibère, on le discute. Ce salarié s’arrêtait beaucoup moins, après un récent changement de service ; il était affecté à la documentation où sont nommés de nombreux ouvriers ou salariés victimes de difficultés professionnelles ; l’accumulation de ces trajectoires crée des situations parfois explosives. Cet agent avait été mis en arrêt-maladie depuis 6 mois pour dépression. Après avoir été l’objet d’un suivi psychiatrique, vraisemblablement inutile, il avait cessé de voir son psychiatre. Son médecin généraliste est un de ses amis ; il l’a arrêté une première fois puis a prolongé l’arrêt plusieurs fois ; il l’a donc arrêté 6 mois au total. Pendant les trois premiers mois, il accompagnait sa fille de 17 ans à l’école et allait la chercher tous les jours, jusqu’à ce qu’elle lui fasse part de sa gêne. Au bout de trois mois, incapable de délibérer avec son médecin de sa souffrance sous-jacente, il a donc commencé à faire semblant d’aller au travail. Pendant trois mois, il se levait tous les matins avec son sac pour aller marcher dans la forêt. Il a finalement repris grâce à un médecinconseil de la Sécurité sociale qui lui a dit, qu’à ce rythme-là, il n’allait bientôt plus pouvoir travailler, par épuisement de ses droits. Il a donc repris par l’intermédiaire d’un mi-temps thérapeutique. À aucun moment, au cours du suivi par trois médecins, il n’a pu dire quoi que ce soit au sujet de ses difficultés dans le travail. Un psychiatre dirait que ce genre de situation conduit habituellement à la mort. On passe à l’acte et on se tue... La deuxième situation, c’est une histoire connue par le biais d’un médecin généraliste. Il s’agit d’une aide-soignante confrontée dans son histoire personnelle à une situation de divorce, suivie de crise familiale, etc. Le médecin généraliste apprend incidemment que ces difficultés ont aussi un écho dans le travail. Pour un médecin généraliste, dans la délivrance d’un arrêt de travail, la question de l’interaction avec la vie familiale et personnelle est, me semble-t-il, souvent première parce que, dans les moments de déstabilisation importante, il est très difficile de dissocier la part du travail et la part personnelle. Or, cette aide-soignante avait été mise en cause par deux fois, sur sa façon de travailler, par des collègues lors de réunions professionnelles. Elle a tenté de se suicider suite à ces évènements et n’ a été sauvée que d’extrême justesse. Après 6 mois en réanimation et des séquelles très importantes qui ont entraîné une incapacité de travail, voilà une aide-soignante de 40 ans, rendue invalide jusqu’au restant de ses jours. Elle se trouvait dans une situation de crise par rapport à son travail, situation qui pourrait être assez « lisible » pour un médecin du travail et beaucoup moins claire pour un généraliste, parce que ces deux médecins n’ont pas le même mode d’entrée dans la compréhension de ce qui peut faire souffrance. Mais ces situations de souffrances accumulées, d’appels à l’aide non décryptés, peuvent conduire à l’isolement et à l’exclusion du travail d’une façon ou d’une autre. Il est très troublant de découvrir ces personnes en situation d’invalidité, ce qui est assez fréquent dans les emplois de service à partir de 45-50 ans, et qui vont vivre jusqu’à la fin de leurs jours avec des séquelles majeures en rapport avec leur travail mais qui ne seront jamais pensées comme telles. Ces personnes vont vivre minées par la culpabilité, entre autres parce que les médecins interrogent trop rarement ce qui fait difficulté dans les situations de travail du point de vue des sujets. Alors, pour ceux-ci, les clés de compréhension ne leur seront jamais accessibles. • Alain Carré, médecin du travail Les médecins d’EDF-GDF, dont je fais partie, occupent une position privilégiée pour observer le phénomène puisque nous jouissons d’un régime spécial qui fait que le médecin-conseil de la médecine de contrôle qui traite du contrôle d’arrêts est dans les mêmes locaux que nous. Nos bureaux sont séparés de quelques mètres. C’est à la fois facile et difficile. Facile parce que nous avons des rapports personnalisés avec le médecin qui contrôle les arrêts et difficile parce qu’il s’agit de relations gérées par le secret médical. La situation que je vis personnellement est assez favorable à la discussion puisque le chef de l’établissement est un patron de combat qui se revendique comme militant UMP (deux catégories qui me paraissent difficiles à assembler mais il se revendique comme tel). Il est particulièrement actif dans le cadre de la répression des arrêts de travail, son but affiché étant de faire baisser l’absentéisme de façon drastique. Il y réussit d’ailleurs assez bien en faisant pression sur le médecin-conseil et sur les salariés. Cette stratégie paye donc, mais elle pose énormément de problèmes au médecin du travail en termes de maintien au travail et d’aménagements de postes. En effet, de l’autre côté, il va contrecarrer les aménagements et exercer une répression sur le médecin du travail et surtout sur les salariés qui oblige à revenir sur les aménagements. Il me semble intéressant d’intervenir sur le mécanisme pervers qui joue sur le maintien au travail à tout prix. Le second point intéressant, ce sont les stratégies que le médecin du travail peut mettre en place pour détourner la répression des arrêts de travail, c’est-à-dire l’action qu’il peut entreprendre sur le médecin-conseil et son expert. Comment construire des stratégies pour contrecarrer ces deux médecins dans un cadre déontologique strict ? Troisième point sur lequel je voudrais intervenir, c’est une explication globale : comment ceci s’articule t’il dans la société qui se construit ou se déconstruit autour de nous ? Ce phénomène s’intègre d’une façon idéologique. Quand un médecin-conseil ou un patron exerce une répression à l’arrêt, idéologiquement, il ne se vit pas comme un « salaud », il trouve à cette attitude une justification sociale. J’aimerais bien comprendre, dans le cadre de cette première intervention comment la santé des travailleurs est prise en otage par le système de répression à l’arrêt. Ce système, là où je suis, repose sur plusieurs mécanismes, pas tous médicaux. Par exemple, le salarié à obligation de se présenter au médecin-conseil, lorsqu’il est arrêté le premier jour et il doit avertir son encadrement qu’on lui a prescrit un arrêt de travail. Si cette démarche n’est pas observée, il y a une retenue de salaire qui correspond au retard mis. Le deuxième mécanisme, c’est le médecin-conseil qui subit des pressions et va invalider l’arrêt. Il ne le fait pas directement, il va demander une « expertise ». Si on regarde les ratios de l’expertise, on constate qu’elle ne connaît jamais d’échec. Or une expertise sans échec, c’est une expertise qui n’existe pas. Le troisième mécanisme concerne le réaménagement des postes, notamment lorsque le salarié ne peut pas tenir le temps de la durée de travail. Traditionnellement, il était admis que le médecin du travail pouvait diminuer le temps journalier d’horaires de travail sans qu’il y ait de rétorsion sur le salarié. Dorénavant, quand on utilise ce moyen de diminuer la pénibilité du poste, il y a une retenue sur salaire qui correspond au pourcentage de temps non effectué. Quand je vais voir le médecin-conseil pour lui signaler les problèmes d’aménagement, et lui proposer de poursuivre l’arrêt pour conserver les droits sociaux, il me répond très justement que c’est à moi d’obtenir que mes aménagements de poste soient tenus. En effet, ma responsabilité est engagée dès lors que je prescris ces aménagements. Mais les retenues sur salaire en cas de réduction du temps de travail et la répression sur les arrêts bloquent entièrement les marges de manoeuvre. Ça signifie que les gens continuent à travailler dans des situations qui menacent leur santé dans un cadre relativement favorable pourtant, où le salarié est loin de ne pas avoir de statut. On peut donc imaginer ce qui se passe dans le secteur du régime général. • Alain Remoiville, expert auprès des CHS-CT Je travaille dans un cabinet qui réalise des expertises en sécurité et santé au travail. La question qui me paraît intéressante du point de vue de l’action, c’est qu’on comprenne les planètes, la manière dont le médecin généraliste perçoit les arrêts de travail, comment le médecin du travail aborde cette question-là. Si on pense que l’Etat exerce une pression sur les acteurs de cet enjeu, on a besoin de comprendre, si on veut tisser des liens de solidarité pour lutter contre ce phénomène, comment la profession se positionne sur cette question. Par exemple, les rapports du médecin généraliste au travail sont très légers. Dans le cas d’un cancer, par exemple, il ne demandera pas , « Dis-moi où tu travailles » mais « Tu fumes ? Tu tousses ? ». Est-ce que toute la profession des médecins traitants considère, comme Bernard Cassou, que l’arrêt est le fruit d’une histoire du salarié. Si le médecin s’engage dans la voie de la justification, les pressions de l’Etat vont être plus efficaces. Le médecin va s’auto-censurer. En ce qui concerne les médecins du travail, suivant leur mode d’insertion dans l’entreprise, si c’est un service inter-entreprises ou si c’est un service de médecins autonomes, comment jugent-ils les arrêts ? On constate par exemple que les médecins des services autonomes sont tellement intégrés dans l’entreprise et connaissent si bien les salariés qu’ils finissent par penser comme des cadres... Il peut ne plus y avoir de différence entre l’ingénieur d’exploitation et le médecin du travail qui perçoivent les préoccupations économiques de l’entreprise de la même manière. Quand un salarié fait une demande d’arrêt de travail, ce qui reste pour lui un refuge ou un signal d’alarme, il est nécessaire de connaître le point de vue des médecins et qu’ils nous fassent partager leur expérience. • Annie Devaux, médecin du travail Je n’ai jamais rencontré de grosses difficultés, que ce soit avec les médecins-conseil ou les généralistes. Chez les médecins généralistes, la peur du contrôle aux arrêts relève d’ailleurs un peu du fantasme. Les salariés me racontent que les médecins classent les lettres que je leur envoie dans le dossier, qu’elles représentent le sésame pour justifier l’arrêt de travail. Pour résister, je ne vois pas comment faire, à part décrire le poste de travail aux interlocuteurs. Au niveau de l’entreprise, il faut aussi éviter que les gens s’excluent et se marginalisent, c’est-à-dire garder le lien pendant la durée de l’arrêt de travail, ce qui n’est pas toujours possible puisqu’on perd le contact avec certains salariés arrêtés longtemps. Mais moi qui suis dans un tout petit service, j’ai le privilège de pouvoir recevoir longtemps et je ne suis pas sûre que ce soit le cas pour mes collègues de services inter-entreprises. • Dominique Huez, médecin du travail Par rapport aux pratiques des médecins du travail, on connaît deux postures radicalement différentes. Au moins la moitié des médecins du travail considère illégitimes les arrêts de travail qui n’ont pour assise que la douleur, le vécu douloureux ou le mal-être. On constate une invalidation, du côté des connaissances médicales, de tout ce qui n’est pas objectivable. Ceci est d’autant plus prégnant que le médecin du travail est plus proche ou qu’il épouse le point de vue de la gestion des difficultés sanitaires de l’entreprise. Certes, le principal syndicat des médecins du travail - le syndicat national professionnel - a pris position contre le contrôle médical patronal, mais je pense que la moitié de la profession pense « qu’il ne faut pas déconner avec les tendinites à la con des gens qui s’arrêtent pour n’importe quoi ». Du côté des troubles anxiodépressifs dont l’origine est dans le travail, je crois qu’une grande partie de la profession des médecins du travail n’arrive même pas à comprendre que cela puisse exister. Du côté des généralistes, un élément n’a pas encore été évoqué : tous les généralistes reçoivent chaque année un relevé d’activité et une comparaison, thématique par thématique, de la façon dont ils se situent par rapport à leurs collègues dans la région. Ils sont donc jugés sur les types de prescription, les types de rééducation, les arrêts-maladie, etc. Il n’arrive donc pas une seule fois qu’un médecin, sur un des items, ne prescrive pas plus qu’un autre. Forcément, sur un sujet au moins, chaque médecin « dérape ». L’indicateur d’arrêts-maladie commence quand même à être recoupé avec un indicateur d’âge, ce qui est assez nouveau, mais n’intègre pas la CSP ni, bien entendu, les dynamiques sociales. Il constitue donc un mécanisme redoutable pour laminer les pratiques prescriptives. Or, la prescription d’un arrêt de travail, donc de la suspension médicalisée dans l’intérêt d’un sujet de son lien de subordination contractuelle, peut être particulièrement nécessaire pour la préservation de sa santé. On n’avait rien vu de nouveau à ce sujet depuis le rapport Heilbronner en 1972 avant que Martine Aubry ne relance la chasse à l’absentéisme, il y a cinq ans. Auparavant, jamais l’Etat n’avait jeté à nouveau la suspicion sur les arrêts de travail, parce que les mécanismes d’autocensure médicale et d’illégitimité de prescription d’arrêt, par rapport à des éléments subjectifs, ont tellement été incorporés par la profession, que la régulation par le déficit plutôt, de prescription d’arrêts-maladie nécessaires était efficace. Pour les généralistes, les arrêts-maladie qui sont hors de l’objectivation, hors d’une conception biologisante de la médecine, posent problème à beaucoup. Je ne pense pas qu’un généraliste trouve illégitime le traitement de la douleur morale au travail, mais comment s’en débrouille-til ? Assez vite, la pratique professionnelle va croiser la question des représentations idéologiques de ce médecin par rapport à la question du travail. Et trop de généralistes, ou considèrent que des arrêts sont alors injustifiés, ou n’offrent que la soustraction du travail sans permettre d’en penser la cause, privant ainsi le sujet de la possibilité de reprendre la main sur sa santé. Pour les cancers ou les pathologies chroniques à type rhumatologique ou neurologique, à peu près stabilisés, la médicalisation forcée, du fait de l’impossibilité de retrouver un travail adapté, ou la mise en inaptitude par le médecin du travail, même à visée protectrice pour le salarié, du fait d’entreprises qui n’intègrent pas la question des travailleurs vieillissants ou usés par une organisation du travail « excluante », conduit à la mise en invalidité dans le régime général de SS de travailleurs de plus en plus nombreux. Dans ce cadre, au moins la moitié des causes psychiatriques ou rhumatologiques sont le fait d’organisations du travail délétères pour les sujets. • Bernard Cassou, médecin hospitalier, gérontologue Ce qui est intéressant dans les cas présentés, c’est qu’on rencontre beaucoup de problèmes chroniques ; Or le problème actuel des employeurs et de la sécurité sociale porte sur les arrêts de travail courts. Le renforcement du contrôle patronal porte sur les arrêts de moins de quinze jours qui représentent 31% des arrêts de travail et 2% de la dépense (cf. la revue Prescrire), mais cette mesure, bien entendu, frappe tout le monde, et ceux qui en supportent le plus les conséquences sont ceux qui ne vont pas bien du tout. Voilà une mesure bulldozer qui va entraîner des dégâts considérables et, comme il y a trente ans, des gens qui devraient s’arrêter ne s’arrêteront pas. On peut se demander pourquoi ce problème n’a été soulevé ni par les syndicats de médecins ni par les salariés ? Or on parle beaucoup de vie des gens, mais quand on parle du patronat et de la sécurité sociale, on est au niveau collectif, c’est-à-dire des syndicats. C’est là que la bataille se joue. Quel est l’angle d’attaque des syndicats de salariés et de médecins ? Il faut, je pense, distinguer trois types d’arrêts de travail : - L’arrêt de travail dit « abusif » pour les gestionnaires de la santé et de la protection sociale, dont l’importance est vraisemblablement relativement faible, mais qu’il ne faut pas éliminer. Comme il y a des « patrons-voyous », il y a des salariés plus ou moins honnêtes, tout comme chez les médecins... Mais on voit bien que la stratégie de la sécurité sociale et des patrons, c’est de ne mettre la lumière que sur la soi-disante malhonnêteté. - L’arrêt de travail justifié, soit parce que c’est une soupape de sécurité, soit parce qu’on est effectivement en présence d’un problème médical qui empêche de continuer le travail. Le débat de l’arrêt-soupape, nous l’avions déjà eu, il y a une trentaine d’années : s’arrêter dans son travail est parfois une nécessité pour vivre. Je croise notamment de plus en plus de gens à l’hôpital qui cessent de s’investir dans leur travail et qui fonctionnent comme des robots. Ces gens sont manifestement en « arrêt de travail » mais pas au sens entendu habituellement. Il y a trente ans, on posait également le problème de la nécessité d’une « autorisation médicale » pour arrêter le travail. Pour que les gens arrêtent de travailler sans perdre des avantages sociaux, ils sont obligés de rentrer dans le discours de la maladie. On n’est jamais allé très loin dans ce débat, qui me semble pourtant fondamental : On pourrait envisager des mécanismes où les gens auraient une possibilité de choisir eux-mêmes de s’arrêter ou pas. Evidemment, ça désorganiserait, mais voilà qui pose des questions plus intéressantes : Comment se fait-il que, quand on sort quelqu’un d’un processus de travail, ça provoque du désordre ? Du désordre dans quoi ? Dans la productivité ? Les profits ? C’est un débat plus intéressant que de savoir si on peut médicalement arrêter quelqu’un ou non... La bataille est toujours la même : Il y a un vrai problème et on essaye de l’amener ailleurs. Il faudrait peut-être le ramener sur cette question. Le corps a besoin de soupapes de sécurité et la maladie est une soupape de sécurité pour beaucoup de gens. - Le troisième type d’arrêt, très important, c’est celui qui est justifié socialement. Pourquoi les arrêts de travail, chez les 55-59 ans, augmentent à ce point ? C’est que les processus de préretraite diminuent. Il existait des systèmes sociaux pour les salariés âgés qui leur permettaient de se récupérer. Ils ne peuvent plus, donc ils passent par un autre système qui est l’arrêt de travail. Si l’on veut s’intéresser aux arrêts de travail et aux abus, il faudrait certes dépister les salariés qui abusent, mais aussi réduire la part des arrêts socialement justifiés parce qu’on n’a pas de raison de transférer ce qui est de la responsabilité de l’employeur à la sécurité sociale et donc à la collectivité. Cela signifie que l’arrêt de travail est un excellent indicateur dans l’entreprise, si on arrive à l’analyser. Comment les CHSCT s’en saisissent-ils au niveau collectif pour essayer de les analyser et montrer un reflet de ce que crée l’entreprise ? Comment faire pour dépister les voyous, certes, mais comment faire aussi pour diminuer la prise en charge de l’entreprise ? Il est important de créer des espaces de négociation, pour sortir de la vision policière. On ne peut pas mettre un CRS dans chaque entreprise ! Heureusement le poste est assumé par un... PDG - c’est le terme par lequel on les désigne dans l’entreprise. Cette vision policière a toujours existé en santé, parce qu’avant de parler de santé publique, on parlait de salubrité publique, et je crois qu’on est dans une mesure de salubrité publique. Il est important, pour sortir de cette vision policière, d’ouvrir des espaces de négociation. En santé, on a besoin d’ouvrir des espaces de négociation avec les patients qui parfois s’enferment dans leur maladie, dans leurs symptômes chroniques. Et de temps en temps, ouvrir un espace de négociation, c’est refuser l’arrêt de travail. Je l’ai fait quelque fois avec des travailleurs immigrés quand je participais à des comités de soutien. J’ai refusé de prescrire des arrêts de travail parce que je souhaitais éviter des culs de sac de désinsertion sociale à ces personnes. Mais, dans cet exemple je me situe au niveau des pratiques individuelles du problème des arrêts de travail. C’est le niveau collectif qui nous concerne aujourd’hui, je le répète, et nous devons trouver l’angle d’attaque pour répondre à cette vision policière de la santé. • Intervenant syndicaliste Je suis coordinateur Sécurité du travail à la SNCF. C’est quelqu’un qui essaye de comprendre les salariés dans leur travail et pas simplement de leur faire respecter les procédures. Dernièrement j’ai eu l’occasion de participer à des rencontres RH et à des ateliers, dont celui sur l’absentéisme m’a particulièrement intéressé. Je vais vous donner quelques exemples de ce que la SNCF met en avant lorsqu’on aborde, dans ces ateliers, les questions de contrôle. Tout d’abord, on constate que l’absentéisme est en constante augmentation, avec ce paradoxe qui veut que, plus nous avons de médicaments, plus nous sommes malades... La SNCF n’est pas épargnée par le phénomène : 12,3 jours d’absence par agent, 11000 agents à temps plein, on nous a expliqué que ça représentait l’équivalent de plusieurs TGV. Il faut savoir que tous nos cadres, de Gallois (le PDG) aux directeurs d’établissements se sont engagés personnellement dans une politique de réduction des arrêts par cheminot et par an. Quelques perles dans ce qui peut nous être donné comme information : - « Discuter avec un agent de sa situation d’absence permet de ne pas banaliser l’absentéisme et de lui montrer l’importance qu’on lui accorde ». « C’est plus efficace qu’un vaccin contre la grippe » - Un directeur d’établissement nous dit aussi : « Une organisation du travail quii ne prend pas en compte un certain nombre de contraintes de la vie privée des gens est une organisation à fort absentéisme » Voilà qui pose la question d’une nouvelle organisation du travail, mais laquelle ? - Des exemples venus d’un établissement de la région lyonnaise, dont le directeur propose de « faire recevoir les agents aux absences répétées ou douteuses par le responsable des ressources humaines ». - On apprend aussi que « l’absentéisme est un fléau pour tout le monde, pour les agents présents qui doivent assumer les tâches de leurs collègues absents et qui se voient, pour couvrir les postes, refuser congés et formations ». - On culpabilise un peu plus les gens. On met la pression aussi sur les médecins du travail : « L’attention du médecin du travail se portera sur les agents dont les absences répétitives sont prescrites par des médecins de ville ». Voilà donc un florilège de ce que propose notre entreprise pour combattre l’absentéisme. Les banalités qui sortent donc d’une réunion nationale concernant l’augmentation des arrêts-maladie, c’est qu’il faut augmenter les contrôles médicaux et administratifs. Certains, au cours de ces rencontres, ont quand même montré que l’augmentation des arrêts de travail est liée à l’augmentation du nombre des personnes définitivement inaptes à toute forme de travail dans l’entreprise. Depuis quelques temps, un accord d’entreprise permet de faciliter la procédure de reclassement, mais les problèmes budgétaires, dans ces procédures, sont toujours prioritaires. Or, quand la santé d’un salarié est en jeu, il me semble au contraire qu’il ne faut pas s’inquiéter des difficultés financières induites par l’aménagement de son poste. Quand on pose ces questions-là de cette manière, on montre qu’on n’a pas la volonté d’aller jusqu’au bout des choses. Il faut bien signaler qu’à la SNCF, les CHSCT, mis en place en 1983, n’abordaient vraisemblablement pas ces questions comme il le fallait, dans un premier temps. Notre entreprise est soumise à des restructurations permanentes, effectuées essentiellement dans des buts financiers, qui ne donnent guère aux salariés et aux syndicats le temps de se poser. Il me semble qu’en s’intéressant davantage aux conditions de travail des salariés, l’entreprise pourrait aussi en tirer les bénéfices, et c’est sur ce type de terrain-là que les syndicats ont la possibilité d’ouvrir des espaces de négociation avec la direction. Le dernier point concerne deux accidents mortels dans notre région qui font suite à une série impressionnante d’accidents dans le service de l’équipement et qui ont entraîné des arrêts de travail attribués à des chocs psychologiques. Depuis, de nombreux cheminots, lors des visites annuelles, expriment une inquiétude croissante, concernant les travaux de nuit notamment. On ne peut pas monnayer les risques qu’on fait encourir aux salariés avec des primes très généreuses, pour la cinquième nuit travaillée par exemple, et nous avons l’occasion, ici, de tisser des convergences avec les médecins du travail pour qu’ils passent le message à la direction et qu’on sorte de cette vision essentiellement policière de la gestion des arrêts de travail. • Annie Devaux, médecin du travail Les médecins du travail devraient en effet intervenir comme lanceurs d’alerte par rapport à ce qu’ils entendent en consultation puisqu’on découvre une direction qui veut réduire les arrêts de travail, mais qui augmente la pénibilité du travail. Il est important que les médecins du travail mettent en lumière ce paradoxe au regard de ce que les salariés confient lors des consultations. • Ghislaine Doniol-Shaw, ergonome, présidente de l’ALERT Je voudrais réagir par rapport à l’optimisme de Bernard Cassou au sujet des arrêts courts qui « vont toujours s’en sortir ». Aujourd’hui, ce sont ces arrêts qui sont pointés du doigt, or il me semble qu’ils occupent cette fonction de soupape de sécurité. Quand je faisais des recherches dans la métallurgie, dans les années 80, les salariés - notamment les femmes - disposaient de deux stratégies pour tenir dans des conditions insupportables. L’une consistait à prendre des arrêts-maladies, qui servaient à réguler le travail, et l’autre, c’était le temps partiel. Les études montraient bien à l’époque que ce choix ne visait pas du tout à s’occuper des enfants, mais à endiguer la dégradation de leur état de santé liée aux conditions de travail. Si l’on essaye de réduire drastiquement le nombre de ces arrêts courts, les gens vont tenir jusqu’à l’effondrement et les menaces qu’exerce le système vont contribuer à accroître les arrêts longs et à produire des effets d’inaptitude et d’invalidité qui vont exclure les gens du travail. • Bernard Cassou, médecin hospitalier, gérontologue Il ne faut pas isoler les arrêts de travail les uns par rapport aux autres puisqu’il existe, en effet, un système de vases communicants. Il faut aussi déplacer la problématique. Parler des abus est une chose, évoquer l’arrêt de travail comme soupape de sécurité, c’est un autre champ de bataille, beaucoup plus riche que de vouloir dépister le faux arrêt. Voilà ce dont on a besoin pour agir collectivement. Derrière ce problème des arrêts de travail, c’est aussi celui de l’emploi des salariés âgés qui est posé et celui de la pression au niveau des conditions de travail, notamment la pression psychique. • Alain Remoiville, expert auprès des CHS-CT Les arrêts courts, je pense que ça produit surtout une désorganisation de la gestion du personnel puisqu’on a vu que, financièrement, ce n’était pas le plus gros morceau. J’ai toujours été extrêmement choqué du niveau d’ignorance du médecin généraliste sur l’entreprise. Je travaille dans une zone industrielle, chez Total, où des initiatives d’envergure sont prises par les entreprises en direction des généralistes. Il y a quelques années, Goodyear avait envoyé une lettre circulaire à tous les médecins généralistes en leur expliquant qu’ils avaient des postes aménagés, que leur première préoccupation c’était la sécurité, etc. Chez Total, ils ont invité tous les médecins généralistes du coin – quand même plusieurs centaines... – à visiter l’entreprise et les services sécurité pour leur faire passer des messages. Il y a un investissement idéologique important dans les grandes entreprises, qui n’est sans doute pas le même dans les PME. Il n’est pas rare aujourd’hui qu’un généraliste nous parle de postes aménagés. Je ne sais pas d’où il le tient, mais ça veut dire que l’idéologie patronale est arrivée chez lui. Les internes ont tous été passés à la moulinette, cliniques et hôpitaux locaux ont eu leur piqûre de rappel, y compris financière dans les cliniques privées, par Renault et Total, par exemple, pour leur faire passer le message. Les urgentistes ne signent pas d’arrêts de travail et renvoient au médecin traitant. Chez Renault, on envoie aussi désormais systématiquement une lettre de menace déguisée aux salariés malades plus de deux fois. J’ai eu la surprise d’apprendre qu’un collègue avait reçu de la CPAM du Havre une lettre du même style suite à une série de cinq petits arrêts. Par rapport à la discussion sur les arrêts justifiés socialement, beaucoup d’entreprises ont mis en place la réduction du temps de travail sous forme de jours volants, qui jouent ce rôle de soupape. Le tout est de savoir si c’est véritablement une question de santé ou de convenances personnelle par rapport à d’autres objectifs de la vie privée. • Bernard Cassou, médecin hospitalier, gérontologue La distinction entre les deux est difficile : si on parle de santé, pour moi « convenance personnelle » fait partie du même champ. Si on parle de maladie, c’est différent. • Alain Remoiville, expert auprès des CHS-CT Les patrons ont bien fait leur calcul sur l’absentéisme, d’ailleurs le système des jours volants est le plus répandu. On retrouve le débat d’il y a quinze ans sur les horaires variables d’une certaine façon. • Annie Devaux, médecin du travail Jusque-là, sur les RTT, je rencontre la situation inverse où les gens n’ont plus d’horaires fixes, ils ne savent jamais quand ils auront leurs congés, d’où une augmentation des arrêts maladies faute de pouvoir prévoir et organiser leur récupération. • Alain Remoiville, expert auprès des CHS-CT En effet, aujourd’hui, les salariés devraient être à la disposition de leur entreprise tout le temps. Si on prend Renault, par exemple, les RTT sont à la disposition de l’employeur. De la veille pour le lendemain, y compris le jour même, un salarié peut être renvoyé chez lui... On rencontre aussi des phénomènes d’autocensure. Chez Total, les gens font des quarts et, paradoxalement, ce sont les postés qui sont le moins arrêtés alors qu’en théorie ce sont ceux dont la santé se dégrade le plus. Pourquoi ? Le posté, s’il s’arrête et prévient à la dernière minute, va obliger un collègue à travailler 16 heures. Dans notre jargon, on va « baiser un copain ». L’autocensure ne se fait pas par rapport au patron mais par rapport aux collègues... • Dominique Dessors, chercheuse en psychodynamique du travail Des réactions en vrac par rapport à un certain nombre de choses qui ont été dites et qu’on devrait peut-être réexaminer en se demandant s’il ne s’agirait pas d’idées reçues. Mais avant cela, il y a une chose qui me frappe: il y a une part de l’ignorance des médecins généralistes qu’on ne peut pas leur reprocher. Essayer de prendre en compte la question du travail sur la base des connaissances construites au cours des études de médecine généraliste, c’est très difficile. La médecine généraliste n’est qu’un tout petit morceau de la médecine du travail et pas le contraire ! Des événements de santé où la question du travail n’est pas en cause, il y en a peu... Avant que les médecins trouvent intérêt et pertinence à s’intéresser à ce débat, il leur faut passer par beaucoup de soucis et une remise en cause radicale de la façon dont ils perçoivent la santé. En ce qui concerne les idées reçues, on évoquait tout à l’heure le bénéfice qu’une entreprise trouve, en termes de rentabilité, dans la bonne santé de ses salariés. On voit malheureusement que nombre d’entreprises rentables, du point de vue dont elles évaluent cette rentabilité, se fichent totalement de ce problème. Il y a même des techniques managériales qui s’appuient sur l’angoisse et le stress pour augmenter la productivité. On ne peut pas s’appuyer sur le fait qu’on aurait des intérêts convergents, c’est un mensonge éhonté. Concernant la réduction du temps de travail, les échos que nous en avons au laboratoire de psychodynamique du travail où je suis, c’est que le temps des RTT a été saturé d’activités fatigantes par les gens qui sont les plus fatigués. Quand on ne tient que dans une grande activité, on a du mal à se détendre parce qu’on a peur de ne pas pouvoir remobiliser cette hyperactivité. Dans les jours de repos, on se sature. C’est quelque chose qu’on avait déjà repéré chez les ouvrières de chez Thomson qui travaillaient à faire des contrôles sur un binoculaire. Lors des pauses, elles se précipitaient sur leur cabas pour faire de la tapisserie au petit point, et ce n’était qu’une manière, construite comme une technique collective, de maintenir l’attention dont elles avaient besoin pour pouvoir reprendre après la pause. Le repos, ce n’est pas que le temps de repos, c’est ce que les gens arrivent à en faire. À propos des postés qui tiennent plus, on constate que, souvent, le travail posté sélectionne ceux qui y résistent le mieux. • Alain Carré, médecin du travail Je confirme ce qui est dit sur le travail posté, mais on constate aussi la culpabilisation des arrêts de travail par rapport au retentissement sur la vie des collègues. C’est un processus très habituel. En ce qui concerne l’impact économique des arrêts de travail courts, on sait maintenant que l’argument ne tient pas puisqu’ils représentent 2% des coûts des arrêts-maladie. A l’heure actuelle, on est aussi dans un processus capitalistique d’exclusion des salariés à partir du moment où ils sont handicapés ou malades. Voilà un paradoxe supplémentaire : si on est dans un processus d’exclusion des salariés, la sortie par l’arrêt de travail de longue durée, qui reporte un certain nombre de coûts, correspond à une logique économique. Je ne crois donc pas à l’argument économique qui est avancé, d’ailleurs pour la simple raison qu’il nous est avancé. On se situe dans une lutte idéologique féroce, il faut se méfier de ce que l’adversaire va mettre au premier plan. Je pense beaucoup plus à la question des techniques d’ordre moral, qui tournent autour de l’individualisation des responsabilités. La raison principale de cette démarche, c’est de construire l’invisibilité des effets du travail sur la santé, la négation de la justification de l’arrêt de travail. La question du travail doit être bannie des questions de santé parce que le mode d’exploitation principal, en dernière analyse, se fait sur la santé des gens, il faut donc absolument faire disparaître le lien entre l’organisation du travail et les effets qu’elle peut avoir sur la santé. Voilà le but principal de la lutte contre les arrêts de travail. Enfin, si on donne des alibis aux généralistes, il faut en donner aux médecins du travail. Ceux qui ne rendent pas visibles les liens entre travail et santé, comme chez les généralistes, sont des médecins qui ne font pas leur travail, mais on comprend très bien pourquoi : dans une situation où on est impuissant, on construit des stratégies défensives. C’est donc de bonne foi que les médecins du travail ne traitent pas de la question de la santé au travail, je veux bien leur en donner acte, mais leur attitude reste cependant inadmissible. Cela se voit non seulement au niveau des arrêts de travail, mais aussi au niveau des déclarations de maladies professionnelles. Comment comprendre le déficit de ces déclarations alors que la France est le seul pays avec un corps spécialisé pour dépister les maladies professionnelles ? La seule stratégie que nous ayons collectivement, c’est de mettre en visibilité les liens entre arrêts de travail et conditions de travail, de même que de déclarer les maladies professionnelles. • Intervenante syndicaliste Quand, dans les entreprises, le médecin du travail est réticent à faire le lien entre travail et santé, sur quoi peuvent s’appuyer les syndicats au sein de l’entreprise pour critiquer cette démarche ? • Dominique Huez, médecin du travail Il me semble que l’art d’un employeur, en CHSCT, c’est de faire en sorte que des choses qui devraient s’énoncer ne s’énoncent pas. L’art du syndicaliste, c’est de les énoncer. Quand on interroge un médecin du travail, d’un point de vue syndicaliste, il faut énoncer les positions auxquelles on croit – par exemple un lien santé-travail – afin de créer un débat entre médecin du travail et syndicaliste. Pour prendre un exemple classique : demandez au médecin du travail s’il est témoin de dépressions professionnelles, ou s’il est confronté à des salariés en situation de souffrance au travail. Le médecin du travail peut très bien vous répondre : « Je n’en ai jamais vu ». « Vous êtes bien sûr de n’en avoir jamais vu ? ». « Non, non, jamais ! ».. À ce moment-là, le syndicat peut faire une déclaration où il peut s’étonner, au fondement même de la pratique ou de la compétence du médecin, sur son incapacité à voir des gens en difficulté, voter un stage de formation pour le médecin du travail ! Il y a une ficelle sur laquelle tirer, d’autant plus qu’il y a des connaissances scientifiques constituées et publiées. Il est impossible médicalement qu’il y ait moins d’1% annuellement de dépressions réactionnelles professionnelles importantes ayant entraîné un arrêt de travail. Dans la moitié des cas, la place du travail est prépondérante. Le médecin du travail se doit d’en témoigner, et de la réalité, et de la cause professionnelle. • Intervenant syndicaliste, secrétaire de CHSCT Je travaille dans le Lot, on fabrique des pales d’avions, et nous avons été rachetés par des Américains il y a deux ans et demi, ce qui a entraîné un durcissement patronal. Quand je suis arrivé il y a quatre ans, j’ai été surpris du fonctionnement d’un CHSCT à l’ancienne. On a réussi à pousser le secrétaire de l’époque à effectuer certaines démarches, notamment au niveau des déclarations d’accident qui n’étaient pas données au CHSCT, afin de rétablir un fonctionnement normal. Il y a deux ans, je suis devenu secrétaire et nous avions encore du mal à parler avec le médecin du travail parce que, comme le disait tout à l’heure Alain Remoiville, il se retrouve souvent en position de cadre, faute de soutien du CHSCT. J’ai donc posé les choses auprès du médecin du travail : Soit vous nous soutenez et on travaille ensemble, soit j’appelle le comité d’entreprise et on trouvera peut-être un arrangement un peu plus dur. Cette démarche a porté ses fruits dans un dossier récent, concernant dix salariés touchés par des maladies professionnelles liées à l’amiante. La surveillance médicale de ces salariés n’était pas satisfaisante et nous avons demandé au médecin du travail si on ne pouvait pas trouver d’autres moyens. Il nous a dévoilé un jeu qui n’était pas du tout celui du patron et qui a mis ce dernier dans l’incapacité de répondre. • Intervenant médecin du travail Pour rebondir sur ces trois dernières interventions, je voudrais citer une expérience intéressante d’un médecin du travail qui met en difficulté les élus du CHSCT d’une entreprise statutaire. La situation se déroule dans le secteur de la maintenance des voies ferrées, un milieu exclusivement masculin dont la virilité rend difficile l’aveu d’une souffrance au travail. Comme beaucoup de médecins du travail, pendant deux ans, j’ai pratiqué l’autocensure. Et puis j’en ai eu marre et j’ai adressé un courrier au président et au secrétaire du CHSCT pour alerter les élus sur leur rôle concernant les problèmes de souffrance au travail en proposant une réorganisation du travail qui ménage la santé des salariés. La réponse des élus du CHSCT à cette alerte m’a laissé perplexe : « Nous considérons que les besoins de réorganisation du travail ne sont pas suffisamment importants pour que les élus interviennent ». J’ai reçu également un courrier du directeur qui attirait mon attention sur le fait que l’organisation du travail relevait de son domaine de compétence. Le débat avec les élus est primordial, mais les objectifs du médecin du travail et ceux du CHSCT doivent être en totale convergence. 2004 est l’année de la chasse aux gaspis : tout agent qui est arrêté 24 heures est contrôlé systématiquement. C’est un peu différent d’EDF, il leur faut se déplacer au siège de la médecine conseil de la RATP s’ils veulent des sorties libres, mais on reste dans une logique coercitive qui ne se soucie guère de la santé des agents. • Alain Remoiville, expert auprès des CHS-CT L’accident de travail et l’enquête sur l’accident, ce sont les piliers des fondements du CHSCT. Les questions de santé au travail, c’est la réparation des maladies professionnelles, mais ce n’est pas pour autant qu’on ne se préoccupe pas des rapports entre travail et santé et d’organisation du travail. Nous sommes de plus en plus sollicités sur ces questions-là. Chez Total Fina, au Havre, le CHSCT a demandé, dans une expertise, un éclairage sur le rapport entre stress et organisation du travail. On avait fait venir Philippe Davezies. C’était la première fois qu’il se déplaçait dans le privé pour expliquer, muni de ses galons de professeur, les rapports entre stress et organisation du travail. Il nous a tenu un discours très clair et argumenté scientifiquement pour décrire le stress, ses causes et les rapports avec l’organisation du travail. C’était la première fois que nous entendions, et l’encadrement notamment, un discours indépendant sur ce sujet. D’ailleurs, c’est marrant, les cadres du CHSCT n’ont rien dit de la journée et à l’issue de l’exposé, ils ont ressorti la question habituelle : « Est-ce qu’il y a du bon et du mauvais stress, comme pour le cholestérol ? ». C’était intéressant, qu’à l’initiative du CHSCT, ils entendent un discours intéressant sur la question, parce que de la part de la direction, ils n’entendent rien du tout, ou bien l’argument classique sur le bon et le mauvais stress. Il reste cependant délicat de traiter cette question d’un point de vue de syndicaliste, puisque ce sont des phénomènes de souffrance individuelle dont on a du mal à percevoir les sources collectives. Comment quantifier, comment objectiver ce phénomène pour faire apparaître les liens ? Faute de pouvoir mener cette enquête et présenter des preuves tangibles du rapport entre l’organisation du travail et les souffrances individuelles des salariés, on reste sur notre faim... • Dominique Dessors, chercheuse en psychodynamique du travail Je prends le relais de ce que disait Dominique Huez tout à l’heure : le dispositif consiste à faire en sorte que n’apparaissent pas certaines données. Et le fait qu’on nous réclame toujours de quantifier des phénomènes qui ne sont pas quantifiables fait partie de ce dispositif. La solution ne consiste pas à bidouiller des quantifications quand ce n’est pas possible mais d’attaquer cette demande imbécile. On peut se permettre d’être surpris par les demandes de chiffres dans certains domaines quand tout le monde sait depuis trente ans que c’est impossible. Je ne vois pas pourquoi on se prend au jeu de cette espèce de défi. On est perdant si on se laisse entraîner sur ce domaine, alors restons sereins et même un peu rigolards puisque tout le monde sait que ça n’est pas quantifiable. Enfin, c’est une chose de se saisir du présentéisme comme symptôme pour comprendre un phénomène, c’est autre chose de s’en servir comme argument vis-à-vis de qui que ce soit, puisque le présentéisme est difficile à repérer : il va précisément dans « le bon sens ». Comment alerter du monde sur le fait que tout le monde est présent ? • Dominique Huez, médecin du travail Je partage évidemment l’idée que ce qui compte, c’est le sens et le qualitatif. Comme je ne peux pas être accusé de quantitativisme, je ne risque rien sur cette question en partageant cette expérience. La plupart des syndicalistes et des médecins pense qu’on peut quantifier ce qui serait objectivable dont, par exemple, les maladies professionnelles. Qu’est-ce que les médecins peuvent appréhender et voir cliniquement ? Par exemple, les atteintes à la santé mentale et les dépressions réactionnelles professionnelles, même un médecin peu préoccupé par ce sujet est capable de les voir. Ainsi : 1 : Un autre praticien a décidé d’arrêter un sujet pour dépression. 2 : Le médecin du travail pense que l’explication première est du côté du travail. Il suffit de demander au médecin du travail de quantifier la proportion des dépressions réactionnelles liées au travail. On peut ajouter à cet observatoire pragmatique quatre ou cinq indicateurs. On demande au médecin du travail de quantifier aussi les personnes qui sont en souffrance au travail. C’est plus compliqué, ça oblige à avoir un point de vue sur la souffrance de l’autre. Or certains médecins ne peuvent pas entendre la souffrance au travail tellement ils s’en défendent. Habituellement, les médecins du travail qui n’ont pas construit de règles professionnelles sur ce sujet – à peu près les 3/4 d’entre eux – pensent quand même que les gens peuvent souffrir du travail. Ils sont donc d’accord pour dénombrer les salariés est en souffrance. Ceux qui ne dénombrent que les souffrances importantes trouvent à peu près autant de gens en souffrance que de dépressifs, ceux qui se risquent plus à écouter peuvent en trouver jusqu’à dix fois plus. Dès qu’un médecin se risque à appliquer cette démarche, il va s’apercevoir qu’au long des années et des populations, il y aura des différences. Il sera alors emporté par cette « veille ». Le seul intérêt de ces chiffres est de servir de prétexte à une interrogation du médecin du travail sur les causes collectives du côté de l’organisation du travail. N’importe quel syndicaliste est capable de lui demander des explications sur cette différence et le médecin est professionnellement obligé d’en élaborer une compréhension. C’est l’un des deux buts de cette démarche : d’une part, c’est un système d’alerte, d’autre part, l’existence de données chiffrées entraîne l’obligation de penser le phénomène. On passe par le détour d’une quantification de l’impensable pour rejoindre la pensée. C’est une approche pragmatique extrêmement efficace. De toute façon, il y aura des différences et le seul qui puisse les expliquer est celui qui produit le chiffre. Les praticiens ne pourront jamais peser sur l’indicateur des dépressions réactionnelles professionnelles parce qu’il est construit indépendamment de leur constat propre. Mais ils ont très vite intérêt à quantifier la souffrance au travail pour la penser, car il s’agit d’une veille plus « sensible » quantitativement, opératoire pour les petits groupes, et moins bridée par ses conséquences médico-légales qui empêcheraient d’agir... À titre personnel, pour avoir employé ce système depuis 10 ans, j’ai constaté qu’on pouvait construire de vraies alertes médicales de risque psycho-social, très efficaces, et sensibiliser aussi les médecins du travail. Cette dynamique entraîne les médecins du travail à énoncer ce qu’ils entendent et ce dont ils ne s’autorisaient pas à témoigner. Je préfère cette démarche pragmatique et modeste plutôt que d’embarquer des CHSCT pour réaliser des enquêtes épidémiologique prospectives sur 20 ans, démarche qui incidemment fait passer à la fin l’idée terrifiante que, comme ce qui est le plus dangereux, c’est le subjectivisme du médecin, autant le remplacer par un questionnaire ! Quant aux questionnaires de stress qui ignorent la question du travail, ils dispensent de devoir penser les situations : les médecins du travail décrivent que cela monte ou baisse ! • Gilles Seitz, conseiller confédéral CGT, médecin du travail Rentrer dans la logique de l’employeur qui demande des preuves quantifiées, c’est adopter une posture défensive qui ne rendra pas service aux salariés. Le rôle du syndicat, c’est de créer une dynamique au niveau des salariés pour amener l’employeur à améliorer les conditions de travail. Quantifier pose le problème des experts : On entend, par exemple, le représentant de la CGPME renvoyer nos experts sous prétexte que ce sont des experts militants : des médecins du travail progressistes, des membres de la CGT, etc. On se sert de ces prétextes pour réfuter les analyses, même quantifiées. La seule façon de faire reculer l’employeur, c’est de créer le rapport de force dans l’entreprise. • Annie Devaux, médecin du travail On peut avancer sur la question du stress sans passer par des études compliquées : les patients qui souffrent d’une situation de stress, quand on les interroge sur leur quotidien, nous amènent des objets du travail. « Je suis stressé parce que j’ai 900 m2 à nettoyer et que je me fais prendre si tout n’est pas nickel » Mais par ailleurs, et je pense aux femmes de service qui s’occupent de travailleurs handicapés, « il faut quand même que je prenne le temps de discuter avec lui quand un handicapé veut me parler ». Elles sont toujours dans des injonctions paradoxales qui sont irréalisables. Un autre exemple concerne les conducteurs d’autocars scolaires, notamment depuis que le port de la ceinture de sécurité est obligatoire. Le conducteur est censé d’abord vérifier que tous les enfants sont munis d’un titre de transport, mais il n’a pas autorité pour refuser de laisser monter un enfant qui n’en aurait pas et n’aurait pas d’argent pour l’acheter, puisqu’il n’a pas le droit de le laisser sur le bord de la route. La direction avait conseillé de faire payer les copains ! Il faut aussi déposer impérativement les élèves à l’heure au lycée. Le car prend les passagers à l’arrivée du train, mais le lycée se situe à 10 km de là et passe par 10 arrêts. Or, il n’existe aucun lien entre les horaires de la SNCF et ceux de l’établissement scolaire. Si on démontre par A+B que ce qui est demandé au quotidien aux gens, en regardant au plus près, est impossible à faire, on peut dire que les gens vont mal. Les médecins du travail connaissent ces problèmes mieux que les syndicalistes qui sont parfois un peu loin de ce domaine-là, et qu’on a du mal à entraîner ici. Plutôt que de tenir des discours idéologiques, revenons sur la manière dont ces gens font, tous les jours, pour y arriver. • Alain Carré, médecin du travail Ce que j’entends me paraît très complémentaire. La question de la subjectivité est au coeur des atteintes à la santé mentale dues au travail, son analyse ressort donc de méthodes qui font appel à la subjectivité. Néanmoins, on a tout intérêt, d’un point de vue professionnel, à quantifier les effets. Pour deux raisons. D’abord, ça objective les choses, ce qui n’est pas inutile, ça donne des arguments. Ensuite, ça produit une dynamique. L’existence d’un indicateur, même si on peut en discuter la valeur, va agréger les volontés sur des analyses de ce type et forcer les professionnels à envisager le problème d’une autre façon. De même pour les maladies professionnelles qui ne sont souvent pas déclarées. Faisons un recueil, entre professionnels, des événements de santé qui vont avoir un lien avec le travail. Il faut aussi que les syndicalistes ouvrent des marges de manoeuvre aux médecins pour qu’ils puissent travailler ensemble. Un médecin du travail isolé ne fera jamais rien, la pression patronale étant trop forte. L’agrégation de ses observations avec d’autres médecins confère une légitimité aux idées qui vont en sortir et, au niveau local, va donner la force au médecin d’envisager et de présenter les choses sous un autre angle. Une grande partie des arrêts de travail est liée aux effets de l’organisation du travail, que ce soit des atteintes physiques (TMS, etc.) ou toutes les atteintes à la santé mentale. • Médecin du travail Ce qui m’interpelle en tant que médecin, c’est que nous ne somme pas censés être informés des arrêts de moins de trois semaines. Or, un arrêt-maladie, abusif ou non, est une marque de dysfonctionnement du système. Le salarié estime, à un certain moment, qu’il y a un risque à rester au travail. C’est un signe d’alerte auquel je n’ai pas accès. En ce qui concerne la quantification, je ne suis pas un expert en psychodynamique, je demande aux salariés de me donner, pour définir leur état de stress au travail, de me donner un chiffre entre 1 et 10. Le chiffre en lui-même ne m’intéresse pas spécialement, mais il représente une base de discussion. Il me permet d’ouvrir le dialogue pour connaître leurs conditions de vie professionnelles. Depuis quelques années, un projet de norme européenne concerne les gestes répétitifs à fréquence rapide. On y utilise une évaluation de l’effort perçu sur la base d’une échelle de perception. Le questionnaire prend simplement en compte la première partie de l’échelle, graduée de 0 à 5. On estime que si la réponse est supérieure à 5, même si c’est subjectivement perçu, c’est dangereux, il faut faire en sorte que le salarié soit moins exposé. Il existe des outils, on peut s’en servir. • Intervenant syndicaliste, CHSCT Dans la problématique des CHSCT aujourd’hui, c’est très dur de soulever ce débat dans des syndicats, déjà formés au niveau revendicatif, mais pas pour aborder le sujet des conditions de travail. La sécurité un peu, mais les conditions de travail, c’est très récent. Quand j’ai rejoint le CHSCT, j’ai eu à faire avec un syndicat avec lequel on se retrouve aujourd’hui en conflit. Mais le CHSCT dispose de pouvoirs qu’on n’utilise pas assez en France pour soutenir notamment le médecin du travail sur ce sujet. Intervenant syndicaliste, administrateur CTR Je suis également agent technique de production et je suis travailleur posté (3-8). Les travailleurs postés prennent souvent des mesures compensatoires par rapport aux troubles de sommeil ou aux troubles gastriques ou apathiques, sans aller vers l’arrêt de travail systématique ou régulier. L’approche du salarié, par rapport à sa santé au travail, est plutôt autogérée. La « bobologie » est exclue dans un environnement de travail. Entre autres, effectivement, parce qu’il existe des moyens de culpabilisation mis en place – j’en ai déjà fait les frais. Il me semble aussi que l’éducation syndicale est insuffisante, dans le domaine de la santé au travail, par rapport aux enjeux. Pour ajouter un exemple aux cas d’arrêts de travail qui ont été exposés, j’ai moi-même vécu cette année une situation d’inaptitude temporaire à tout poste de travail, suite à un courrier adressé à mon employeur où je lui reprochais de ne pas respecter ses obligations contractuelles quant à la santé de ses salariés. L’inaptitude temporaire est une situation hybride qui est une suspension du contrat de travail sans maintien de salaire. J’ai été contraint, au bout de trois mois d’inaptitude, de demander à mon médecin généraliste de m’arrêter, sinon je me retrouvais sans ressources. Le médecin du travail, pour appuyer cette demande de déclaration d’inaptitude, a argué de troubles mentaux, mais il s’est écoulé six mois avant le rendez-vous avec l’expert psychiatre du service maladies professionnelles. Le médecin généraliste a donné pour motif à l’arrêt « inaptitude déclarée par la médecine du travail ». Je ne voulais pas qu’il fasse référence à ma santé mentale, puisque seule la déclaration d’inaptitude en elle-même a provoqué des troubles. Ainsi certains arrêts sans justification médicale directe sont justifiés par des raisons sociales. • Dominique Huez, médecin du travail Les syndicalistes malades sont toujours dans une position très particulière. Ils ont le droit aussi de connaître leurs droits et d’être accompagnés par d’autres syndicalistes pour les faire valoir. Ce que vous décrivez est un mécanisme extrêmement classique. D’abord, on a le droit de contester une déclaration d’inaptitude, il existe des textes pour ça. Ensuite, quand on est enfermé dans une expertise ordonnée par le médecin du travail, on peut reprendre la main soi-même en allant voir un autre expert. Si on pense que c’est le fait d’être mis inapte qui occasionne un malaise au niveau de la santé mentale, ça porte des noms : les stress traumatiques sont déclarables en maladie professionnelle ou en accident de travail. Il y a des pans du droit qui permettent de prendre l’initiative, notamment collectivement. On a l’impression d’être en face d’un immense pouvoir du médecin du travail, mais sur tous les points qui ont été soulevés, il est possible d’agir, jamais tout seul cependant. Or, ce qui caractérise la position syndicale c’est qu’à chaque fois qu’il y a une atteinte à la santé, vraie ou non, on s’enferme dans une position où on se retrouve seul. D’ailleurs, le patronat le sait tellement bien qu’il casse ainsi le syndicalisme. À chaque fois, il y aurait des cas exceptionnels qui « ne sont pas comme d’habitude ». C’est là qu’il faut revenir à l’habitude et ne pas résister seul. Quand on culpabilise un syndicaliste qui « en prend plein la gueule », sa première réaction devrait être d’en rendre co-responsable ses collègues syndicalistes pour qu’ils soient aussi touchés par cette entrée particulière qu’est la santé, pour qu’ils résistent ensemble à cette « culpabilité collective » en essayant de reprendre la main du côté du travail. • Bernard Cassou, médecin hospitalier, gérontologue Si je résume, nous avons partagé, dans un premier temps, nos analyses sur le contrôle patronal des arrêts-maladie et, dans un deuxième temps, le débat a concerné les relations qu’entretiennent les différents intervenants dans ce domaine. Le débat sur la subjectivité est au coeur de la justification des arrêts de travail. En effet, on ne peut pas dire « parce que c’est quantifié, c’est objectif ». C’est le piège classique, beaucoup de choses quantifiées ne sont pas objectives. L’autre erreur est de considérer que, parce qu’on est objectif, on toucherait le vrai. Pour préparer la réunion de cet après-midi : le débat pour savoir comment les intervenants s’articulent les uns aux autres est certainement le plus intéressant. Entre autres, la place des syndicalistes et le fait que la formation à ces problèmes est insuffisante. Ces problèmes sont quand même d’une complexité considérable, il ne faudrait pas croire que c’est simple... Il m’importe toujours que chaque intervenant ait sa place. Quand on reproche au médecin du travail son ignorance, j’ai l’impression que l’on souhaiterait que quelqu’un dispose de l’ensemble des données, des expertises et qu’il indique la bonne direction. Pour certains, c’est le syndicat ou le parti, la science, ou les « professionnels »... Aller dans cette direction, c’est, me semble-t-il, se fourvoyer. Que les médecins généralistes n’exercent pas toutes les fonctions, après tout, ce n’est pas si grave si des zones de partage se créent. Il faut que, dans un problème complexe, plusieurs personnes puissent intervenir et que chacune ait sa place. Comment trouver sa place ? La vision policière exclut un certain nombre d’acteurs et d’éléments. Quand j’essayais de faire la typologie des arrêts de travail, j’ai commis une erreur en parlant d’arrêts de travail qui seraient justifiés socialement. Ce n’est pas vrai, c’est un abus social quand les patrons se déchargent de leur responsabilité sur un autre domaine. Il y a donc trois catégories : les abus qui seraient malhonnêtes, les arrêts de travail justifiés médicalement et ceux qui sont injustifiés parce que ce n’est pas à la sécurité sociale de les prendre en charge. Mon angle d’attaque serait d’accepter de parler des abus mais de parler de l’ensemble des abus, y compris ceux des employeurs. Ne jamais se laisser enfermer en ne prenant que le petit bout d’un problème complexe. Et par rapport aux enquêtes, à chaque fois qu’il y a un problème à l’hôpital, on me propose une enquête. A chaque fois ma réponse est simple : « On peut faire cette enquête, mais elle a déjà été faite dans d’autres hôpitaux et il n’y a pas de raisons que ce soit très différent. Donnez-moi un tableau blanc, que voulez-vous savoir ? Je vous le dit. On a gagné du temps. Maintenant, si mes chiffres sont vrais, que faites-vous, tout de suite ? » La réaction des syndicalistes, souvent, c’est de remettre en cause la véracité des chiffres parce que l’enquête n’a pas été menée. Le directeur de l’hôpital, lui, répond que le but de l’enquête est d’obtenir des chiffres. « Mais les chiffres, je vous les donne. Que feriez-vous avec ces chiffres ? Si vous me disiez ce que vous aimeriez faire, je pourrais adapter l’enquête. Je peux vous aider, je suis là pour ça » Les enquêtes ne servent pas à connaître des chiffres, elles servent à aider à prendre des décisions. C’est là qu’il faut se battre. Mais, le plus souvent, ils ne veulent pas prendre de décision, et vous les amenez à le dire : « Si vous ne voulez pas prendre de décision, ne faisons pas d’enquête ». Et on passe au point suivant à l’ordre du jour. Lors d’une enquête à Penaroya, sur le saturnisme, il y a 30 ans, l’employeur était prêt à indemniser les gens à condition qu’il connaisse le niveau d’imprégnation du plomb. Il a fait venir « les plus grands experts », dont moi... J’étais interne à l’époque et j’aidais les deux experts à évaluer la situation. L’employeur est venu avec le chéquier et a fait venir les salariés en attendant l’avis des experts pour définir le montant des chèques. Ca s’est terminé par une grève, parce qu’évidemment, quand on annonçait à l’employeur : « Ici, c’est 25% », le médecin du travail disait « Non, ce n’est pas 25, c’est 10% ». L’employeur, bien entendu, ne pouvait pas signer, donc on passait des heures à discuter sans conclure. Les salariés marocains ont annoncé, en fin de réunion qu’ils allaient arrêter le travail. L’employeur a sorti son carnet de chèque et a négocié, sans les experts, les indemnités ! • Dominique Dessors, chercheuse en psychodynamique du travail Au congrès de psychologie du travail de langue française, cette année, on ne trouvait que des communications d’enquête sous forme de résultats quantifiés. On a donc demandé, de manière un peu provocatrice: « Et alors ? Qu’avez-vous préconisé comme ligne d’action à partir du résultat ? ». On nous a répondu que c’était un début et que, vu le niveau d’exploration, on allait pouvoir refaire d’autres enquêtes pour bien préciser la situation. J’ai envie de dire qu’il faut bien que tout le monde mange..., mais c’est pénible à écouter trois jours durant ! Je ne sais pas si vous avez vu le film « Violence des échanges en milieu tempéré » de Jean-Marc Moutout. Il s’agit du récit d’un audit dans une petite boîte dont l’issue est que tout le monde va être viré, parce que la société doit être vendue. Moutout y fait le récit de l’apprentissage du jeune homme en charge de l’audit à qui on apprend à vivre et notamment à gérer d’éventuels états d’âme. Tous les audits que j’ai connus étaient beaucoup plus graves que celui décrit ici, qui est pourtant insupportable. Si je vous en parle c’est que, sur le DVD, Moutout a rajouté les débats qu’il a filmés dans différentes salles de cinéma, à la sortie de son film et ces séquences donnent lieu à quelques interventions mémorables. C’est un très bon support pour réfléchir et animer des débats sur le monde du travail. 2. Organiser les résistances et les solidarités collectives • Intervention de Martine Lalande, médecin généraliste Je fais partie du syndicat de médecine générale, un syndicat minoritaire dans la profession qui essaye de réfléchir à une réforme de la santé qui serait une vraie réforme et qui s’oppose beaucoup à ce qu’on appelle la contre-réforme actuelle du système de santé. Nous avons développé une réflexion sur la santé au travail à partir d’expériences qui nous ont été présentées de travailleurs en réseau sur la santé du travail, dans la région de Marseille. En tant que praticien individuel, on est très démuni par rapport aux problèmes de santé au travail. L’angle sous lequel on les rencontre, c’est les méfaits du travail sur la santé des patients et les difficultés de vie et leur répercussion sur la capacité de travailler. Mon problème, par rapport à la santé au travail, c’est le non-travail et le chômage. Mais c’est aussi les accidents de travail, les problèmes de sinistrose suite à des accidents de travail, et puis le surmenage, l’épuisement, le harcèlement... Tout ça, on le voit au jour le jour, mais toujours face au patient et muni de nos faibles moyens. Très rarement en travail de réseau avec les autres intervenants : médecins du travail, de la sécurité sociale et syndicats. On se méfie beaucoup des médecins du travail, en tant que généralistes, mais c’est parce que rien n’est prévu pour qu’on travaille ensemble. On se méfie encore plus des médecins de la sécurité sociale, mais c’est très variable selon les endroits. Ca peut se passer très bien ou on peut être dans le collimateur et contrôlé, nous comme nos patients, en permanence, par la sécurité sociale. On a repéré depuis très longtemps les contrôles de médecins patronaux à domicile. On a essayé de lutter au départ, mais l’ordre des médecins ne s’y est jamais opposé. Maintenant, ce sont eux qui décident de la justification ou non d’un arrêt de travail. Selon les régions, c’est très disparate. On doit, normalement noter le motif sur l’arrêt de travail, qui est lisible par le médecin de la sécurité sociale, mais pas par le patron. Là où je travaille, on ne l’a jamais rempli, on a résisté et ça passe très bien. Mais, à certains endroits, le médecin doit noter impérativement le motif d’arrêt de travail. Selon les endroits où l’on travaille et les relations avec le médecin de la sécu, ça se passe plus ou moins bien. Ces derniers temps, ça s’est dégradé, mais j’ai entendu à la radio récemment que les arrêts de travail avaient diminué et que ça avait contribué au fait que les dépenses de santé se stabilisaient en ce moment : les médecins sont quand même très influencés par les campagnes d’intimidation... Mes collègues sont très culpabilisés par la prescription d’arrêts de travail et essayent eux-mêmes un peu de contrôler les raisons pour lesquelles les gens s’arrêtent. Ce dont on manque le plus, c’est de coordination avec les autres acteurs qui pourraient permettre aux salariés de se défendre vis à vis des médecins patronaux. Là où je travaille, on dispose de tas de réseaux concernant le diabète, la maternité, etc. Rien qui concerne la santé du travail avec les médecins du travail et les représentants des employés. J’ai déjà participé à des réunions avec des médecins du travail, mais ça s’arrête assez vite, l’action des syndicats de médecins est très faible sur cette question et les syndicats me semblent un peu démunis sur les questions médicales. Ils prennent position, mais ils n’organisent pas de coordination avec la médecine. La résistance est à construire, notamment par un travail commun avec les autres acteurs de cette résistance. • Ghislaine Doniol-Shaw, ergonome, présidente de l’ALERT Vous nous avez dit que les médecins généralistes étaient de plus en plus frileux, qu’ils ont peur des menaces qu’on leur brandit face au fait qu’ils prescriraient trop d’arrêts-maladie. Mais, quel est le discours des salariés par rapport à cette question, d’après votre expérience ? • Martine Lalande, médecin généraliste Ca se dégrade beaucoup. On rencontre deux cas typiques : D’abord les gens qui demandent un arrêt de travail sont de plus en plus culpabilisés. Et ceux qui auraient manifestement besoin d’un arrêt de travail, pour des problèmes somatiques ou psychologiques, parce qu’ils ont trop de travail, qu’ils ne seront pas remplacés s’ils s’arrêtent et qu’au retour, ça sera trois fois pire, ne s’arrêtent pas. De plus en plus de gens qui auraient besoin d’un arrêt de travail le refusent. Là où je travaille, ils n’ont pas encore trop peur des contrôles et, apparemment, il n’y en a pas eu beaucoup. Mais, soumis à un contrôle, ils sont totalement démunis. Le SMG a réalisé une affiche pour les salles d’attente expliquant aux salariés que, si un médecin patronal venait chez eux leur demander pourquoi ils étaient en arrêt de travail, il fallait qu’ils disent au médecin de téléphoner à leur médecin traitant et que c’était à nous de leur répondre et de les défendre. Je revendique pleinement les arrêts de travail sans motif évident de maladie aiguë. Quand on est fatigué, on peut s’arrêter avant de tomber malade... Mais, en médecine générale actuellement, en France, la prévention est un domaine laissé à l’abandon. Pourtant, on constate une dégradation très nette des conditions de travail et le recours à l’arrêt de travail n’est pas du tout suffisant par rapport à ce que vivent les gens. • Intervention de Dominique Dessors, chercheuse en psychodynamique du travail Je travaille au laboratoire de psychologie du travail et de l’action, dirigé par Christophe Dejours. On fonde notre travail sur une psychologie clinique du travail où on ne propose pas de questionnaires, on ne quantifie pas, mais on parle avec les gens., c’est-à-dire qu’on instaure les conditions nécessaires pour s’adresser la parole et réfléchir ensemble à ce qui se passe. Les discussions de ce matin m’ont rappelé un épisode qui s’est déroulé vers la fin des années 70 qui m’avait éberlué à l’époque et dont, aujourd’hui, je ne me remettrais sans doute pas. Le terrain se situait dans le tertiaire, il s’agissait d’anciennes mécanographes reconverties depuis peu en opératrices de saisie de données. En discutant avec ces jeunes femmes, on s’était rendu compte qu’elles négociaient entre elles, au début de l’année, une semaine sur cinq d’arrêts de travail. Elles travaillaient sur des bureaux construits en étoile, dans une salle avec une grande baie vitrée. En fonction des reflets sur les écrans, elles avaient hiérarchisé le degré de difficulté du travail et tournaient d’une position à l’autre, en prenant la plus difficile la semaine de leur retour d’arrêt de travail, la suivante dans l’ordre décroissant de difficulté la semaine d’après, jusqu’à la plus facile la quatrième semaine et, la cinquième semaine, elles étaient « malades », à tour de rôle. C’était tellement inscrit dans le processus de travail qu’il n’y avait pas de tables vides dans l’atelier ! Pour couronner le tout, ces bureaux faisaient partie d’un service de la sécurité sociale... Les choses ont un peu changé aujourd’hui et je pense à un terrain d’un autre ordre où nous sommes beaucoup appelé en ce moment par les directions des entreprises qui rencontrent un problème de « fidélisation de leur personnel », notamment dans le midi de la France : les abattoirs. J’insiste sur le terme que je trouve emblématique de la manière dont ces directions perçoivent et analysent le problème. Or, depuis des années, ils cherchent des gens à embaucher en agissant sur tout ce qui ne concerne pas directement le travail. Ils construisent des lotissements, font venir des salariés d’autres régions en leur proposant des conditions de vie formidables, mais rien ne change dans les conditions de travail. Les directions sont d’autant plus désemparées que les salariés ne démissionnent pas, ils quittent simplement leur emploi d’une minute à l’autre. À la reprise d’une pause, on peut se retrouver avec trois postes vides sur la chaîne et les personnes ne reviendront jamais. Les conditions de travail sont parmi les plus difficiles, outre le froid, la lumière très désagréable, on est aussi confronté en permanence à des odeurs nauséabondes. Rapidement, on ne les perçoit plus parce qu’on en est soi-même imprégné, mais quand on quitte le lieu de travail, on ressent vite les réactions des autres qui perçoivent très bien ces odeurs sur soi. Des ports de charges importantes, des sols glissants, un bruit extrêmement fort dû aux différents dispositifs et au fait que tout le monde hurle. Le bruit n’est pas un bourdonnement continu et régulier. Chaque événement sonore a du sens, c’est un bruit qui résulte d’un énervement et qui produit lui-même de l’énervement. L’organisation du travail, où chaque poste intervient après que l’autre a fini d’intervenir, est déjà incroyablement mobilisante et agressive pour la santé. Dans ces conditions, l’absentéisme généré par ces conditions de travail est une catastrophe pour tout le monde. Les trous sont bouchés en déplaçant les gens d’un poste à l’autre sans aucune précaution, alors que les interdépendances sont telles que, sans un minimum de prénégociations, de coopérations de proximité, la tâche est rendue impossible. Nous étions en présence de la preuve par neuf qu’une mauvaise gestion de l’absentéisme est génératrice d’absentéisme. Le discours des ouvriers entre eux est un discours de naturalisation. On ne se préoccupe pas des motifs d’absence, on estime que les gens ne viennent pas parce qu’ils sont « flemmards ». Toutes les relations sont grevées par ces jugements réciproques. C’est tellement dur pour tout le monde que les gens ne souhaitent pas penser et sont même obligés de ne pas penser à ce qu’ils endurent, par peur de ne pas pouvoir tenir. L’organisation taylorienne du travail est un dispositif dans lequel on va tenir d’autant mieux qu’on s’empêche de réfléchir. Ces salariés qu’évoquait Bernard Cassou, qui agissent comme des robots sur leur lieu de travail, on dit qu’ils sont en répression psychique, et ce n’est que par la robotisation qu’ils s’imposent d’atteindre qu’ils supportent les conditions dans lesquelles ils travaillent. Il existe quand même un effet de réalité : des accidents, des séquelles visibles. Mais, pour lutter contre la terreur de finir dans cet état, on ignore, on n’entend rien, on ne voit rien et l’on ne dit rien. Voici une des réalités sur la base desquelles on doit se poser la question de la manière d’agir. On a affaire à des gens qui ne vont pas bien du tout, qui sont éventuellement capables d’évoquer cette souffrance dans un colloque singulier avec le toubib mais ils ne veulent pas le socialiser et demandent au médecin du travail de garder ces informations confidentielles et même de ne rien en faire. Dans beaucoup de situations, la réalité se présente ainsi, ce qui est effectivement très décourageant pour les gens qui voudraient faire quelque chose. Bernard disait ce matin que les arrêts-maladie s’inscrivaient dans une histoire, mais beaucoup s’interdisent justement d’inclure leurs difficultés au travail dans une histoire. On reste toujours dans l’anecdote, jusqu’au refus d’une démarche historique du médecin. Chaque événement est isolé et renvoyé à des causes sans lien les unes avec les autres. Deux termes sur lesquels j’aimerais insister maintenant : absentéisme et présentéisme. L’absentéisme, c’est un mot qu’on a complètement banalisé. On trouverait peut-être un peu d’énergie et on provoquerait une certaine curiosité chez nos interlocuteurs à passer par d’autres mots. L’absentéisme, c’est un de ces mots en –isme pour sous-entendre qu’on aurait affaire au comportement de personnes ayant tendance à être absents. Ce n’est pas le taux d’absence, c’est le comportement des gens qui se laissent aller, qui ne viennent pas. Quand on discute avec les chefs d’entrerprise ou les responsables RH, on voit bien quelle péjoration est associée à ce terme dans leur discours. Pour éviter de retomber dans le discours de naturalisation, je m’efforce d’employer « taux d’absence » et de bouter le terme d’absentéisme hors de la discussion. On a créé, au laboratoire d’ergonomie du professeur WISNER, un néologisme qui est le présentéisme. La tendance (et c’est un comportement, c’est bien un -isme) des gens à être là quand tout pourrait justifier qu’ils n’y soient pas. Or, la présence sur le lieu de travail est devenue la norme : l’organisation du travail prévoit une marge de manoeuvre très faible, elle compte sur la présence de tout le monde. Ca repose sur l’idée que la santé normale, c’est de ne pas être malade. Quand on réfléchit, c’est bizarre, il n’est pas sûr du tout que la santé ne soit pas un état beaucoup plus fluctuant. À partir du moment où l’on est vivant, où l’on est en relation avec un environnement, il n’y a pas vraiment de raisons pour qu’on soit toujours bien portant. Vivre, c’est quand même ce qu’il y a de plus risqué... Mais comme on a tous normalisé la bonne santé de chacun, toute absence sur le lieu de travail devient anormale. D’où le prix payé par les collègues en cas d’absence et la culpabilisation de ne pas être en bonne santé. Il suffit de rendre de plus en plus ardu le travail et ses conditions pour qu’une endurance exceptionnelle devienne normale. Ce contexte nous amène à retourner contre soi les causes de nos difficultés à travailler au lieu de les adresser au travail. Et comme c’est nous qui sommes faibles, c’est un obstacle supplémentaire à la socialisation du phénomène parce qu’il est plus facile de socialiser des choses positives que nos carences et nos tares. On insiste sur le présentéisme parce qu’il est un indicateur au moins aussi important que ce qu’on vient d’appeler l’absentéisme. Une entreprise où tout le monde est là, où personne ne s’autorise à être absent, même avec des raisons de l’être, est une entreprise dans laquelle les gens ne vont pas bien. Quand on tient au boulot, on tient avec une discipline de fer. Quand on interroge les gens qui ont des conditions de travail très dures, sur leur vie en dehors du travail, on se rend compte que rien ne dépasse. Le maintien et la discipline de vie sont totalement organisés au service de ce qui est requis dans le travail. Ainsi l’organisation temporelle, en dehors du boulot, est totalement tributaire de la manière dont le temps est organisé dans le travail luimême. Pas seulement par passivité. On a tendance à analyser ces problèmes en trouvant que le comportement des gens est très mauvais pour eux et je me demande si l’on n’aurait pas intérêt à se demander au contraire en quoi c’est bon pour eux. Dans ce cas, ça leur permet de ne pas avoir besoin de remobiliser cette discipline chaque matin quand il s’agit d’aller travailler. Pour ne pas avoir trop de difficultés à s’imposer, au travail, la répression psychique nécessaire, on va se l’imposer dans le temps qui nous appartient en dehors du travail. Ces découvertes, ces surprises, nous ont appris que plus les situations paraissent étranges et plus on pense que les gens feraient mieux de faire autrement, plus il est urgent de comprendre pourquoi ils agissent comme ils agissent. Si on ne comprend pas à quoi ça leur sert, on est violent avec eux en leur demandant de faire autrement, en leur donnant volontiers des conseils, sans précaution, et on ne comprend toujours rien. Ces conduites bizarres ont toujours une nécessité. On ne travaille pas par questionnaire, on ne travaille pas non plus en colloque singulier. Quand on discute avec les gens, pour essayer de comprendre ce qui se passe, on les voit en groupe. Des groupes de volontaires qui ne sont mandatés par personne et ne représentent personne d’autre qu’eux-mêmes. On essaye de comprendre, de se parler et aussi de les convaincre que ce qu’ils nous racontent est plausible parce qu’ils ont toujours peur que ça nous apparaisse comme des histoires de fous. Nous ne sommes pas tout proches de l’entreprise, on débarque un peu du Quartier Latin... Ce n’est pas forcément facile pour des ouvriers d’être sûrs qu’on va les croire, alors ils nous testent. Je soupçonne que jamais une population des abattoirs n’a été à ce point couverte de sang pour accueillir quelqu’un que le jour où ils sont venus nous dire bonjour. Quelqu’un parlait de planètes ce matin : la rencontre se fait éventuellement d’une planète à l’autre. On choisit de discuter avec des groupes, parce qu’on offre ainsi aux ouvriers la possibilité de discuter entre eux. Ca nous permet aussi de voir quel est le niveau de récit qu’ils sont prêt à partager avec leurs collègues et le degré d’explication auquel on parvient ensemble. De situer à partir de quel endroit ils n’en diront pas plus dans ce cadre et vont requérir un entretien individuel en nous demandant de ne pas en parler aux autres. Ces groupes de réunion sont donc d’autant plus importants pour nous qu’on ne peut pas faire grand chose des confidences singulières, sauf à ne pas respecter la clause de confidentialité. On essaye donc de s’en tenir à ce qu’on peut faire à partir de ce que les gens parviennent à mettre en commun. Parce qu’on se dit aussi que ce dénominateur commun, il tiendra après notre départ, comme situation de base à partir de laquelle agir. Plein de choses formidables se produisent en situation d’intervention extérieure qui ne tiennent pas sitôt que le tiers garant a le dos tourné. D’où la nécessité d’accéder au degré de socialisation possible, en interne, des difficultés dans lesquelles sont les salariés. Je pensais aussi à une réflexion que j’ai eue avec des gens de la CGT. Ils m’ont appris que mis en face de symptomatologies de décompensations psychiques, ils ont besoin d’avoir affaire à des experts parce qu’ils n’y comprennent rien. C’est vrai qu’en présence de problèmes de rhumatologie, n’importe quel délégué CGT peut faire des recommandations sur la colonne vertébrale !!! Concernant les difficultés moins concrètes, moins visibles et moins quantifiables, les syndicats n’ont rien à dire, non seulement en termes de revendication auprès de la direction, mais même aux salariés qui viennent s’en plaindre. Pour pouvoir recevoir et relayer ces discours, il faut lier les problèmes de santé du salarié au travail. Si on accueille la plainte qui met le travail en cause, on fait déjà beaucoup de choses pour les gens, parce que je vous rappelle qu’il existe ce que François Sigaud nomme l’aliénation sociale : la situation dans laquelle se trouve quelqu’un sûr de son rapport avec le réel dans son travail et dont le discours, quand il essaye de témoigner de ce rapport réel avec ses collègues, est reçu comme fou. Les gens mis dans cette situation n’osent ni en discuter avec les copains ni consulter pour essayer d’aller mieux parce que le seul fait d’aller consulter entérinerait le fait qu’ils sont malades. Or c’est la situation de n’importe qui, qui sur un lieu de travail ne cautionne pas la combine de la stratégie défensive. Ce qu’on appelle une stratégie défensive de métier en psychodynamique du travail, c’est la construction fictive par omission qui produit des trous dans la description d’une situation. Et les trous visent exactement ce qui est le plus douloureux dans la situation. On raconte une fiction tous ensemble pour faire croire que le métier ne pose pas de problèmes. On ment ainsi dans beaucoup de métiers. Toutes les normes qualité, vous pouvez les mettre dedans, parce qu’elles obligent à faire croire qu’on a tout fait comme prévu, à écrire des choses dont on n’est jamais sûr qu’elles se sont déroulées comme elles auraient dû. On essaye de s’en sortir collectivement pour décrire la profession en interne et aux autres en faisant une savante impasse sur les problèmes. Si un seul intervenant, dans la communauté de travail, signale ces problèmes, il est désagréable, il met tout le monde dans la panade. On va donc le mettre dans cette situation d’aliénation sociale, en discréditant l’intégralité de son témoignage. Dans l’arsenal dont on dispose pour aider à la répression psychique, il y a ces histoires à dormir debout, collectives. Comme l’évoquait tout à l’heure Jean-Louis Zylberberg, dans la plupart des stratégies défensives, on rencontre beaucoup d’appels aux valeurs de la virilité par l’intermédiaire de postures de maîtrise de la situation (« pas de problème, je tiens le bazar », etc.) alors qu’on est en souffrance non seulement parce qu’on ne maîtrise pas tout mais surtout parce qu’on ne peut pas en parler, sans prendre le risque d’être mis au ban de sa communauté d’appartenance de travail. • Intervention de Dominique Huez, médecin du travail Longtemps, le fonctionnement de l’association Alert, consistait à articuler et à dialectiser le regard entre les experts professionnels et les experts sociaux. La réunion d’aujourd’hui n’est pas une réunion de dialectisation de points de vue experts, mais une réunion d’articulation des pratiques professionnelles et des pratiques sociales. Deux paradigmes supportent les pratiques professionnelles et les pratiques sociales. Du côté des pratiques professionnelles, s’il faut imager la question, on pense qu’on peut changer le monde avec des pratiques de bon sens. J’opposerai à cela un changement radical qui nous pousserait du côté des pratiques qui fassent sens. Derrière ces pratiques de bon sens, qu’il faut remettre en cause, il y a cet axiome - qu’on pensait révolutionnaire au début de l’ergonomie disant que si la santé au travail est bonne pour la productivité, le contraire est aussi vrai : l’amélioration de la productivité serait bonne pour la santé au travail. Sachant aujourd’hui que c’est faux, on ne peut pas refuser d’avoir un point de vue par rapport aux contradictions majeures entre les intérêts de la production et de la santé. Comme on a beaucoup de mal à assumer l’idée qu’il puisse y avoir de telles contradictions dans notre système, il suffit d’être convaincant en prenant les gens dans le sens du poil. Nous pourrions ainsi vendre l’intérêt de la prévention, l’intérêt de penser les décompensations mentales et les TMS au travail, simplement en défendant une gestion positiviste des arrêtsmaladie. À partir d’indicateurs des arrêts-maladie dans l’entreprise, on construirait des plans de prévention en mettant sur la table des éléments recevables par les employeurs pour améliorer la santé. Ainsi, à partir d’une question légitime et globale, on a fait sauter tout ce qui est au coeur de l’organisation du travail pour ne s’intéresser qu’à ce qui entoure la question (la production d’indicateurs ou la définition d’une espèce de bien-être apparent). On ne peut pas aborder cette question, d’un point de vue professionnel ou délégataire, en faisant tout pour n’épouvanter personne ! Si on ne nomme pas la question sociale au coeur de la question de ce qui fait atteinte à la santé au travail, on n’a aucun espoir de changer la situation et on se transforme au mieux en gestionnaire du risque, quand on n’est pas complice du renforcement de l’aliénation ! Tous les compromis sociaux devraient être repensés, mais remettre en cause la réalité de ces situations où tout le monde croit être gagnant risque d’être très douloureux politiquement. L’autre point concerne l’articulation des luttes pour conserver un système de prévoyance (la lutte contre les maladies) en lieu et place d’une démarche collective de construction de sa santé. Toutes les organisations syndicales arrivent à se faire croire que la bataille qu’elles mènent pour créer un système de prévoyance ou d’assurance-maladie va aider les salariés à construire leur santé. En période de crise de la sécurité sociale (comme c’est le cas aujourd’hui), tous les tenants du primat de la gestion des caisses d’assurance-maladie subordonnent les luttes et les analyses concernant la santé au travail au compromis gestionnaire qui est en train de se construire sur l’assurance-maladie. Cette démarche participe de l’aliénation puisqu’on estime que le salarié n’est pas acteur de sa destinée et que la bonne santé au travail n’est que la résultante des actions des experts. C’est d’autant plus terrifiant qu’on assiste parallèlement à une avancée sociale de la réflexion des militants syndicaux, dans le domaine de la santé au travail, qui les isole de leur propre section et de leurs collègues en charge de la Prévoyance. Il y a ainsi une augmentation de la demande sociale syndicale sur la santé au travail et un vrai recul politique du syndicalisme sur cette question. A partir du moment où on remet en cause les deux paradigmes que j’ai énoncés (« Ce qui est bon pour l’économique est bon pour la santé » et « Quand je fais reculer les maladies, je fais progresser la santé »), il faut aussi repenser les pratiques sociales et les pratiques professionnelles. À l’évidence, on n’a pas tranché dans l’ensemble des pratiques professionnelles pour déterminer ce qui est au coeur de l’intervention. Les interventions de la plupart des professionnels de santé, contrairement à ce qui est dit, sont trop souvent des interventions de gestion des risques. Pas une intervention d’aide au salarié pour recouvrer sa capacité d’agir. Selon que je me considère comme un gestionnaire professionnel du système de soins ou comme un acteur accompagnant des personnes en difficulté, les pratiques sont différentes. Dans le cadre de cette démarche d’accompagnement, deux champs me semblent intéressants à discuter : 1. Qu’est-ce qu’une intervention de prévention ? On a complètement abandonné aujourd’hui toute ambition de prévention primaire, si la prévention existe en médecine et, en médecine du travail, c’est uniquement dans le cadre de dépistages, c’est à dire d’une prévention secondaire. En réintroduisant la question de la prévention primaire dans le débat, je peux ré-interroger ce qui génère le risque à la base. Un gestionnaire professionnel de santé ne s’autorisera jamais à poser une question dont il ne connaît pas la réponse, a fortiori si c’est un médecin d’entreprise. 2. Le débat concernant les réseaux Du côté de la médecine de soins, la part gestionnaire (y compris dans la gestion de la maladie) occupe une place très importante au sein des réseaux intra-professionnels. Mais on a aussi besoin de refonder ces réseaux. Les réseaux qui existent déjà sont parfois instrumentalisés et financés par les systèmes de prévoyance. Comment construire une autorité morale et professionnelle sans être absorbé ? La prévention ne peut-elle être décidée que par ceux qui la financent ? Aujourd’hui, on ne financera jamais, par exemple, un système de veilles et d’alertes sanitaires pour pointer les dysfonctionnements de l’organisation du travail dans les PME de la soustraitance automobile du bassin de Besançon... Du côté des acteurs sociaux, syndicats et mutuelles, certaines pratiques devraient être renouvelées. Bernard Cassou demandait ce matin si on continuait à inclure dans l’arrêt-maladie médicalisé ce qui relève à l’évidence de la gestion sociale du vieillissement de la population. C’est une vraie question qui fait émerger le débat sur la pénibilité du travail. C’est un débat extrêmement compliqué qui risque de porter sur la monétarisation de la mort précoce et pas du tout sur la prise en compte du mal-être qui en découle. Que faut-il inventer socialement pour replacer la bagarre autour de la question de la dignité des hommes et des femmes afin que l’usure et l’invalidation professionnelles puissent passer par une autre case que celle de la médicalisation ? On avait ce matin un débat sur ce qui est objectivable et ce qui ne l’est pas. Il est évident que, pour un certain nombre d’arrêts de travail, les personnes cherchent à gérer par anticipation leur propre santé, pour éviter l’effondrement. Les systèmes qui proposent des arrêts de récupération autorisent en général un certain nombre de jours d’arrêts par an, ce qui pénalise les salariés atteints de maux chroniques. Ça ne décrédibilise pas pour autant le système de l’arrêt de récupération. Certaines déclinaisons des RTT correspondent ainsi à une socialisation de ces arrêts. Si on veut lutter sur cette question, il va falloir nommer les enjeux politiques et sociaux derrière la question de l’arrêt. Où construit-on principalement aujourd’hui sa santé dans une société industrielle ? On est quand même obligé de nommer le travail où l’on passe les 2/3 de sa vie éveillée. Qu’est-ce qu’on accepte socialement de subordonner à la médecine faute d’être capable de nommer les phénomènes et de chercher les causes du « problème des arrêts-maladie » ? Sur ce sujet, d’ailleurs, on n’a pas été franchement débordé par les prises de position des Mutuelles et des centrales syndicales ! Le dernier point concerne l’action individuelle. Quand une caisse d’assurance maladie va s’appuyer sur le constat d’un médecin patronal pour supprimer les indemnités journalières, il est inconcevable de ne pas intenter des actions en droit puisque ce n’est pas seulement répréhensible « éthiquement » mais condamnable par n’importe quel tribunal du fait que le médecin-conseil de la CPAM n’aura pas lui-même examiné la personne concernée. Je crains que les médecinsconseils ne se retranchent derrière l’alibi de décisions des services administratifs. Mais il restera la question essentielle à poser au Service administratif de la CPAM : « Cette décision de suspension des IJ a-t-elle été notifiée par un médecin-conseil de la CPAM ? ». De toute façon, on aura toujours des ficelles à tirer pour faire invalider ces décisions. Dans l’autre type de résistance à mettre en œuvre par les praticiens, c’est l’usage « d’éléments médicaux nouveaux », notifiés par le médecin traitant qui peut être employé. La personne qui voit remise en cause la décision d’un médecin généraliste, par le médecin contrôleur patronal, peut retourner voir son médecin prescripteur. Celui-ci, du fait « d’élément médical nouveau » après le contrôle médical patronal, peut prescrire à nouveau un arrêt de travail. À chaque fois qu’on retourne voir le médecin, celuici reproduit un acte médical qui doit être vérifié à nouveau. Ça peut durer très longtemps ! L’objet du contrôle médical sur les arrêts-maladie ne vise pas à contrôler les salariés, mais à produire des mécanismes d’autocensure et d’illégitimité dans la tête des professionnels. Cette opération avait tellement bien marché il y a 30 ans, qu’on avait cessé d’en parler très vite du fait de la réduction des arrêts de travail. On peut imaginer que les professionnels considèrent euxmêmes comme illégitime l’arrêt-maladie, tant qu’il n’y a pas de point de vue collectif et social porté par les organisations de salariés et de point de vue professionnel, de règles professionnelles « délibérées » entre médecins prescripteurs. Si le « sens » de l’arrêt de travail est la question première, il faut produire un discours sur la manière dont on pense collectivement la question sociale de l’arrêt- maladie. Les pratiques professionnelles seront alors légitimées par ce discours. • Discussion • Alain Remoiville, expert auprès des CHS-CT J’évoque une anecdote qui s’est déroulée chez TOTAL pendant la grève des frites, il y a 20 ans. Le médecin du travail avait décidé que les frites étaient mauvaises pour les salariés, il les avait supprimées ! Les gens étaient remontés à bloc et l’employeur a réagi très vite au préavis de grève parce qu’ils n’auraient pas hésité à se mettre en grève. On n’arrive pas toujours à faire le bonheur des gens malgré eux... Concernant le problème d’atteinte aux libertés posé par les fichiers médicaux, on a déjà saisi la CNIL au niveau de la fédération parce qu’avant même la modification de la loi cet été, on a assisté à une opération d’envergure chez L’Oréal. Vient un deuxième angle d’attaque, en lien avec la modification du droit d’accès aux fichiers médicaux. C’est toujours très difficile de demander individuellement aux salariés de faire quelque chose, mais ils pourraient exiger d’avoir accès à leur dossier chez le médecin contrôleur. La troisième idée consisterait à se présenter chez le médecin patronal accompagné, mais est-ce au moins possible ? Par un membre de la famille ou, dans l’idéal, par un médecin. • Alain Carré , médecin du travail Concernant les liens entre généralistes et médecins du travail, dans mon expérience, on rencontre une difficulté réelle et ça m’arrive souvent de devoir passer par le salarié pour communiquer des informations au médecin traitant. Mais le médecin généraliste a aussi besoin de justifications du point de vue du travail. Il faut le dédouaner de responsabilités qui ne sont pas les siennes et qu’on lui met sur le dos en insistant sur ce qui ne va pas dans le travail. J’ai remarqué aussi que les généralistes avaient peur des employeurs, qui leur écrivent parfois, pour les menacer. Quand on demande la lettre, pour la faire remonter, on ne l’obtient pas... Il y a aussi l’assistance vis-à-vis des médecins experts (dans mon cas, ceux du régime spécial de contrôle). À chaque fois qu’un salarié passe en expertise pour invalider un arrêt de travail, je remets au patient une lettre à donner à l’expert. Ça commence toujours par : « Mon cher confrère, je vous écris dans le cadre de l’article 50 du code de déontologie médicale ». Cet article donne au médecin l’obligation de faciliter l’accès aux droits sociaux. Le management, en tant que technique politique, repose essentiellement sur le langage. On peut donc se fixer comme principe de ne jamais utiliser le langage du management (« Stress », « aptitude », « professionnalité », « absentéisme », etc.). Intégrons dans nos pratiques quotidiennes, professionnelles ou syndicales, la dénonciation de ces mots du management. Un point supplémentaire sur le harcèlement. Dominique a bien décrit les deux formes de harcèlement. Le harcèlement utilitaire, qui vise à poursuivre les déviants ou ceux qui n’ont plus la capacité de produire, et le harcèlement de ceux considérés dans le groupe de travail comme dérangeants. Dans ce cas-là, les salariés jouent le rôle de l’encadrement et participent activement de la stratégie du bouc émissaire. Concernant la question soulevée par Dominique Huez, il faut faire la différence entre illégalité et illégitimité. Les formes légales sont en place pour engager une répression aux arrêts de travail, en revanche, cette démarche est tout à fait illégitime du point de vue professionnel. Les médecins doivent bien prendre conscience qu’ils nient leur propre compétence et leur propre légitimité, dès lors qu’ils cèdent aux sollicitations des contrôles patronaux. • Patrice Muller, médecin généraliste Je réagis sur deux points très concrets. Il y a 20 ans, on avait pris l’habitude de conseiller aux salariés contrôlés de demander l’identité de la personne qui vous contrôle (ça suffit à en faire déguerpir la moitié) et de s’appuyer sur son médecin traitant : « C’est lui qui m’a demandé de m’arrêter, prenez contact avec mon médecin ». En faisant interagir le contrôleur et le médecin qui signe l’arrêt, on peut résoudre beaucoup de problèmes. • Dominique Huez, médecin du travail Le contrôle de l’identité consiste à vérifier la légitimité d’exercice du médecin en vérifiant sa carte professionnelle fournie par l’Ordre des médecins ? • Patrice Muller, médecin généraliste Tout à fait. Pas la carte Securex, la carte d’identité professionnelle de l’ordre des médecins. • Martine Lalande, médecin généraliste Quand j’ai assisté aux premiers contrôles patronaux, il y a 20 ans, j’ai demandé à l’ordre des médecins de quoi il retournait. On m’a répondu que c’était légal, à partir du moment où le médecin patronal a signé un contrat correct avec l’entreprise, c’est-à-dire un contrat qui a fait l’objet d’un accord des syndicats. Mais je ne sais pas à quel point les syndicats peuvent s’opposer à la présence d’un médecin engagé pour contrôle patronal. • Patrice Muller, médecin généraliste Le deuxième point de résistance concrète individuelle s’adresse plutôt aux médecins prescripteurs d’arrêts-maladies. J’insiste toujours auprès des assurés sociaux que j’arrête pour des raisons de pathogénie liées au travail sur le fait que l’employeur n’a pas à connaître les raisons précises de l’arrêt. • Dominique Huez, médecin du travail Dans la bagarre sur les contrôles Securex, il y a 30 ans, les syndicats ont fait remarquer que, d’un point de vue légal, le contrôle était réglementaire. Mais n’étaient en cause que des prestations complémentaires conventionnelles, pas les indemnités journalières versées par la CPAM. Cellesci étaient subordonnées conventionnellement à l’éventuel accord d’un médecin Securex. En aucune façon, la suspension des droits conventionnels ne remettait en cause la prescription d’arrêt-maladie ouvrant aux IJ. L’arrêt-maladie restait prescrit, seul le financement complémentaire était amputé. Or, si le médecin-conseil reprend aujourd’hui les conclusions du médecin contrôleur patronal, de fait il remet en cause le fondement de l’acte médical du praticien qui a jugé bon, par sa prescription, de suspendre médicalement, provisoirement, le contrat de travail du salarié, pour protéger sa santé. Cette décision est extrêmement grave et n’implique pas que des conséquences financières. . Patrice Muller, médecin généraliste Il est donc très important de revenir à la légitimité de l’arrêt pour cause de maladie. Il faut défendre bec et ongles les précautions orales de confidentialité. On est fort sur ce sujet-là. Il faut rappeler à l’assuré social que son employeur n’a rien à savoir du contenu de l’arrêt. Il est malade, point final. Ou, au moins, trop malade pour continuer à travailler. Concernant l’exposé de Dominique Huez sur le changement de paradigme, il me semble qu’il existe un stade important, en amont même de la prévention primaire, c’est le repérage collectif : faire de la pathogénie du travail un objet de réflexion collective. Les médecins généralistes ne savent pas mettre en commun les observations qu’ils peuvent faire au quotidien de leur pratique sur l’importance des arrêts-maladies directement liés aux conditions de travail. D’où l’idée un peu ambitieuse, à propos de ces réseaux horizontaux qui fleurissent un peu partout, d’organiser des observatoires de santé locaux. Il doit être possible d’organiser, de façon très médiatique et pas très scientifique, une journée ou une semaine d’observations, de façon à faire émerger le fait social et à le soumettre à réflexion, parce que, pour moi, la question des conditions de travail est posée clairement dans un arrêt sur deux... On est peut-être mieux armé que les syndicats aujourd’hui pour monter ce genre d’événements et fournir une source de débat. • Martine Lalande, médecin généraliste En Bretagne, il s’est monté une initiative de ce genre, avec la mise à disposition d’un questionnaire adressé aux médecins généralistes. J’y ai répondu que 80% des arrêts-maladie sont liés aux conditions de travail. C’est toujours difficile d’émettre des déclarations objectives, mais les arrêts-maladie sont rarement déconnectés du travail. • Intervenant, médecin du travail Il est difficile de travailler entre préventeur et curateur, ce n’est pas une distinction enseignée à la fac... Je fais partie d’un réseau de prévention dans l’est de Paris (77, 93 et 94). Ce réseau intègre tous les intervenants, du pompier à l’assistante sociale en passant bien sûr par le SAMU, l’urgentiste, le chirurgien, le psychologue et le médecin du travail. En ce qui concerne l’étude des conditions de travail, je cite l’exemple d’une enquête menée dans une douzaine d’abattoirs par l’INRS. L’équipe chargée de cette enquête comprenait une ergonome, un ingénieur biomécanicien et des médecins. Nous nous étions intéressés notamment à un abattoir de cochons qui employait 199 salariés (au-dessus de 200, la présence d’une infirmière est nécessaire...). Le choix des outils n’est pas neutre : ils sont choisis en fonction de ce qu’on cherche et de ce qu’on souhaite trouver. On a utilisé ici des questionnaires, des échelles visuelles analogiques, l’ergonome a utilisé la vidéo ainsi que différents types de logiciels (Kronos par exemple). Nous avons demandé aux salariés ce qu’ils souhaitaient améliorer dans leurs conditions de travail et la réponse qui nous a été donnée le plus fréquemment, c’était de disposer de couteaux qui coupent... Comme quoi les réponses varient en fonction des outils utilisés. • Dominique Dessors, chercheuse en psychodynamique du travail Dans votre étude, la question émane de l’employeur et pas de chercheurs. Mais on sait que ce problème de couteaux, dans les abattoirs, est vieux comme le monde puisque les salariés ne sont pas formés à l’affûtage. Mais ils ne sont formés à rien vu que, dans les cinq minutes après l’embauche, il faut qu’ils occupent le poste. Et de toute façon, l’abattoir ne veut pas les former, puisqu’ils vont partir et que ça lui coûterait de l’argent pour rien. C’est ainsi qu’on découvre comment la façon dont l’employeur réagit à la situation crée la situation ! Quand on embauche des intérimaires qui doivent être productifs immédiatement, ils n’apprennent pas, ils doivent travailler dans les conditions qu’on leur donne, avec les outils fournis. Même les bouchers formés qui viennent travailler dans les abattoirs oublient ce qu’ils savaient : c’est un lieu de déconstruction. Quand on nous a demandé pourquoi les gens s’en allaient, nous avons argumenté que c’était pour des raisons qui sont dans leurs têtes et dont ils ne font pas état. On a demandé aux directions d’abattoirs de nous laisser mettre en place un dispositif qui nous permette d’accéder à ces informations. Mais nous ne leur avons pas demandé ce qui leur paraissait le plus important, parce que ces questions appellent le discours officiel des stratégies défensives et des réponses très convenues. Ils ont peur, les conditions de l’authenticité de la parole en confiance n’étant pas réunies. On ne leur pose pas de questions, on leur demande de parler de ce qu’ils veulent, éventuellement de hiérarchiser des choses. Ce qui est important quand on va rencontrer les gens sur un lieu de travail, ce n’est pas tellement les questions qu’on leur pose, c’est de leur laisser le temps de nous connaître. En effet, c’est prédictif : la façon dont on s’y prend détermine ce qu’on va être en capacité de recueillir. • Intervenant, médecin du travail Un dernier point concernant les lignes de production : les salariés qui y travaillent à une dizaine de personnes ne se connaissent pas. Ils s’isolent dans le cadre de leur travail et les collectifs ne sont plus créés. Et une question par rapport au discours qui lie productivité et santé : que répondre à celui qui pense que les salariés souffrent du manque d’efficacité dans leur travail ? À celui qui dit que si on ne se soucie pas de productivité, notre action sur le terrain ne sera pas efficace car elle ne sera pas écoutée ? • Dominique Huez, médecin du travail Est-ce qu’on pense qu’au coeur d’une intervention professionnelle on doit se réserver un espace qui ne précariserait pas les fondements de la productivité, fussent-ils aux dépens de la santé des opérateurs ? Ainsi, dans une certaine conception de la sous-traitance automobile de 2è ou 3è niveau, on connaît les conséquences de l’organisation du travail sur l’usure humaine. Mais l’entreprise escompte son invisibilité par le turn-over, les départs « spontanés » des salariés. Les conséquences sanitaires seront socialisées dans un deuxième temps, sans que l’entreprise n’en supporte les conséquences financières. D’où des gains de productivité construits sur les dégâts connus pour la santé des salariés. Les professionnels de santé s’autorisent-ils à interroger ces organisations du travail concrètement. Puis-je nommer les causes de l’organisation du travail dans ce qui altère la santé dans les abattoirs ou restreindre mes observations seulement à certains éléments pour lesquels on dispose déjà de possibilités d’intervention ? Dans les études de l’INRS, trop souvent subordonnées au point de vue patronal, il y a des interdictions qui se situent au fondement même de l’étude. On ne peut pas remettre en cause la précarisation du travail. Si je ne connais rien aux abattoirs et qu’une enquête me dit que le problème principal des employés c’est que les couteaux ne coupent pas, je sais que le problème peut être réglé. Des couteaux qui coupent, c’est aussi meilleur pour la productivité et il n’y aura plus de problèmes de tendinite dans les abattoirs… La question est réglée ! Si les médecins ne se mettent pas en position de veille exclusivement du point de vue de la santé, en position de nommer les choses et de donner des pistes pour les comprendre sans les subordonner à la façon dont l’organisateur du travail va y répondre, il n’y a pas besoin de médecins. Si on pense qu’il y a une part d’entrée médicale à préserver dans un certain nombre de pratiques professionnelles, alors le médecin sert à veiller et à donner du sens, à mettre des pancartes pour éviter certains pièges. Les médecins des Services de santé au travail peuvent être aidés, dans cette démarche médicale de veille, par d’autres professionnels bien entendu : des ergonomes, des chercheurs, etc. C’est ça la pluridisciplinarité ! Si les médecins du travail pensent qu’ils font de la politique en nommant l’organisation du travail comme un facteur pathogène, ils ont simplement raté les trois quarts des connaissances scientifiques qui ont été produites depuis 30 ans. Pourtant ils font déjà de la politique et ils clivent dans les connaissances, entre ce qui est compatible ou non avec leur idéologie. Comment veiller ensemble, entre professionnels isolés dans leur exercice ? Comment veiller ensemble entre professionnels en réseau ? Comment veiller entre professionnels et acteurs sociaux (et pour moi, le patronat ne fait pas partie de ces acteurs sociaux) ? On n’arrivera à progresser qu’en mettant à jour de vraies divergences et des points de vue différents à travailler. • Alain Carré, médecin du travail Concernant le droit des salariés à ne pas dire aux patrons ce dont ils souffrent, on remarque qu’au contraire, les salariés ont tendance à citer les causes de leurs arrêts auprès du patron. Dans le système actuel, on leur a bourré le crâne et c’est à eux de justifier le fait qu’ils sont arrêtés, parce qu’on serine continuellement l’importance de la responsabilité individuelle dans la productivité. Les gens sont intimement responsables du fonctionnement global du système et de ses contradictions et en assurent la gestion… Le médecin qui va émettre des éléments qui vont aller du côté de la gestion, va dans le sens de cette dégradation. Il n’aide pas au cheminement personnel et original vers un état de bien-être, il va dans le sens inverse ! La neutralité, c’est déjà difficile, c’est le refus d’aller dans le sens de la santé, mais pousser à la roue dans la direction opposée, c’est un comble. La relation entre médecin et patient est basée sur la confiance. Ce n’est pas une question d’ordre moral, c’est une question professionnelle. On ne peut exercer la profession de médecin qu’avec la confiance des patients. La déontologie, c’est quelque chose de totalement technique et on ne peut travailler qu’avec un seul objectif : la santé et le bien-être personnels des gens. Si on fait rentrer dans la relation quelque chose qui est de l’ordre de la production, de la productivité, de la gestion de la santé, on ne peut plus travailler, faute de bénéficier de la confiance du patient. • Intervenante J’aimerais poser deux questions : - Quand on parle de médecin contrôleur, s’agit-il du médecin contrôleur de la société, comme chez Total, ou celui de la sécu ? Et de quelle carte professionnelle le médecin contrôleur doit-il disposer ? - Est-ce que la bataille est perdue ? Il y a 30 ans, le médecin contrôleur ne vérifiait pas la justification de l’arrêt de travail. A-t-il aujourd’hui vocation à le faire ? • Dominique Huez, médecin du travail Les médecins contrôleurs, ce sont les officines patronales. Ils ne sont pas rattachés au « deal » social, contrairement aux médecins-conseils de la sécurité sociale. La naissance des médecins contrôleurs est une pure invention patronale dans la métallurgie. On ne contrôle pas le fondement du remboursement de l’arrêt par la sécurité sociale (les IJ), mais le complément conventionnel. Le passage du relais entre le contrôle patronal, qui s’inscrit dans un système de prévoyance complémentaire (propre à une branche, comme la métallurgie), et le médecin-conseil (dont l’action engage les fondements de l’organisation du système de soins), change entièrement le paradigme. Si l’objectif est de changer les pratiques médicales dans leur logique et leur fonctionnement, alors on ne pourra gagner que si l’on pense que ce n’est pas qu’une question de médecins, mais aussi une question sociale. On ne pourra gagner qu’en nommant les soubassements de cette démarche. On ne peut pas mener une bagarre de cette ampleur en biaisant. Quelle est la place des sujets par rapport à la santé et non par rapport à l’absence de maladie ? Les médecins n’arriveront pas à résister si on ne peut pas débattre socialement de ce qui est au coeur de la pratique médicale. Si 90% des généralistes en France pensent encore que leurs prescriptions d’arrêts-maladie sont extrêmement éloignées de la question du travail, on n’a aucun espoir de nommer la question sociale posée par l’arrêt-maladie. On est obligé de poser la question du politique et la question du sens, de renouer des coopérations entre médecins et citoyens. On se rend bien compte que les fondements mêmes du deal de la sécurité sociale sont remis en cause. Si gérer la sécu consiste à gérer le financement du coût des soins, des maladies, sans jamais s’intéresser à la question de la santé, on pourrait presque dire qu’on est contre la sécurité sociale ! • Alain Remoiville, expert auprès des CHS-CT Un autre point choquant concernant les décisions du médecin contrôleur, c’est qu’elles ne seraient pas susceptibles d’appel. Voilà peut-être un angle d’attaque supplémentaire, puisque l’appel, qui est un droit français constitutionnel, est possible dans toutes les autres procédures. • Dominique Dessors, chercheuse en psychodynamique du travail Je reste dans les abattoirs parce que c’est un bon exemple. Ce que les gens nous ont appris en fin de compte, c’est que le plus insupportable dans ce boulot, c’est d’abord la mort industrielle des animaux, le fait que toute l’organisation du travail tourne autour du fait de tuer. Et que derrière, la viande produite par ces animaux ne bénéficie d’aucun respect. Avec autant de morts, on ne fait que de la merde (et je le dis comme ils ont fini par nous le dire). Ce sentiment est prégnant chez tout le monde et disponible en paroles chez personne parce que c’est impossible à énoncer quand on gagne sa croûte en participant à ça. Pour arriver à leur faire dire, il faut mener un travail patient de construction et de rencontre. À nous maintenant de socialiser ce discours, de le transmettre en appelant les choses par leur nom. Il y a des cadres de rencontres avec les salariés qui ne permettent pas d’accéder à ces informations, mais quand on y accède, ça nous engage aussi à les diffuser. C’est là que j’aurais tendance à penser que l’INRS est un peu déficient. La mort des animaux, on en fait de la merde, ne faisons pas subir le même sort aux paroles de ces salariés. • Ghislaine Doniol-Shaw, chercheuse en ergonomie, présidente de l’ALERT Avant de conclure, je souhaitais poser deux questions au médecin généraliste. Vous nous avez dit tout à l’heure que vous aviez construit vis-à-vis des patients une fiche. J’aimerais connaître le retour sur ces fiches. Les patients, informés de leurs droits, ont-ils recours à vos services ? L’autre question concerne la pression des employeurs sur les médecins. Quels sont les modes de pression utilisés par les employeurs sur les médecins et de quelles ressources dispose-t-on pour contrer ces pressions ? • Martine Lalande, médecin généraliste La fiche réalisée au SMG (texte en annexe) concerne les contrôles patronaux. On conseille aux salariés, en cas de contrôle, de mettre le médecin patronal en relation avec le généraliste prescripteur et de ne pas justifier eux-mêmes de leur arrêt-maladie. La nouveauté concerne le rapport entre la sécu et le médecin patronal. En cas de double contrôle, l’administratif de la sécurité sociale peut tenir compte de l’avis du médecin patronal sans passer par un médecinconseil. Le médecin généraliste seul, bien entendu, il est très faible. On peut dire et redire aux gens les droits dont ils disposent, la façon qu’ils ont de se défendre et le secret qui pèse sur leur état de santé, quand un patron nous téléphone, on s’engueule avec lui et ça ne va pas plus loin... On voudrait construire des réseaux avec les médecins du travail, les médecins conseils et les partenaires sociaux. C’est pourquoi on avait pensé monter, dans les endroits où c’est possible, des observatoires locaux de santé qui prendraient en compte les conditions de vie dans la localité et les conditions de travail, puisque ces conditions sont génératrices de maladies, qui pourraient être évitées si l’on commençait à s’en occuper sérieusement. • Ghislaine Doniol-Shaw, chercheuse en ergonomie, présidente de l’ALERT Il serait intéressant que le retour que vous allez avoir sur le travail fourni soit porté à notre connaissance. Les patients qu’on informe de leurs droits se servent-ils de ce savoir ? Les observatoires de santé, les réseaux locaux pourraient s’emparer de ces résultats... Fiche destinée à informer les patients de leurs droits et de l’attitude à adopter en cas de « contrôle » au domicile au cours d’un arrêt maladie Vous êtes en arrêt de travail pour maladie…. Changement dans les contrôles!: Prudence individuelle et mobilisation collective Une personne vient vous «!contrôler!» à votre domicile…. Que faire, comment se comporter!? - Demandez à cette personne sa carte professionnelle, regardez s’il s’agit d’un médecin ou d’un agent administratif - S’il s’agit d’une personne non médecin vous n’avez à lui donner que des renseignements administratifs, qu’il a probablement déjà - S’il s’agit d’un médecin, demandez lui par qui il est envoyé!: ce peut être la caisse primaire, ce peut être aussi un médecin payé par votre employeur. Cela est hélas légal et, depuis décembre 2003, dans les tentatives de démanteler la protection sociale, un article a paru pour que la sécurité sociale cède son pouvoir à un médecin payé par l’employeur!: son rapport peut être accepté par le contrôle médical de la caisse primaire!; dans les deux cas, demandez lui de joindre votre médecin traitant. En effet, il se peut que vous n’ayez pas vous-même en votre possession, tous les éléments qui justifient médicalement de l’arrêt de travail ou que ce soit difficile à exposer. - Vous êtes amené à lui parler des raisons de votre arrêt de travail. Ne donnez que des explications physiques, «!je suis fatigué!», «!je dors mal!», «!j’ai une douleur!»… Ne donnez aucun élément de ce qui a créé cet état, même si c’est important pour vous. Ne dites pas que vous avez un chef harceleur, un conflit avec l’équipe, des conditions de travail inadaptées, cela ne vous sert pas!: la sécurité sociale ne veut pas «!payer!» pour ce qui incombe au patron… et le patron ne veut pas le savoir. Ne dites pas que votre enfant est malade, que vous êtes en instance de divorce ou que votre mère vous inquiète. Cela ne les regarde pas. - Dans tous les cas, soyez poli et gentil, mais ferme sur ce qui est à dire ou pas. Il vaut mieux y avoir pensé avant et vous pouvez en discuter avec votre médecin. L’arrêt de travail n’est pas un geste de complaisance mais le résultat d’une réflexion du médecin et un droit pour le salarié N’hésitez pas à en parler à votre médecin et à des associations soucieuses de la défense de l’accès aux soins.