L`Europe est-elle laïque? Quelle laïcité dans chaque État ?
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L`Europe est-elle laïque? Quelle laïcité dans chaque État ?
L'europe est-eLLe Laïque ? queLLe LaïcIté dans chaque état ? L'europe est-elle laïque? quelle laïcité dans chaque état? François Greze-Rueff historien (teste non relu par le conférencier) Le titre de cette conférence proposé par mes amis du GREP est un piège: en effet, si comme le dit Benda, toute l'humanité est laïque, à fortiori l'Europe, et alors ma conférence est finie. Mais en réalité les choses ne sont pas aussi simples, il y a eu un vif débat (et on peut partir de là) au moment de la rédaction du préambule du projet de Constitution européenne, en 2002-2003, à propos de l'introduction d'une référence explicite à la religion chrétienne comme élément de l'identité européenne. Un texte de compromis faisait référence aux héritages culturels, religieux et humanistes de l'Europe, mais les Eglises chrétiennes étaient plutôt mécontentes de cette allusion trop vague à leur goût, le pape était même intervenu auprès de Giscard d'Estaing à l'époque pour demander une référence plus précise au christianisme, ce qui par contrecoup avait déclenché une forte réaction française qui, au nom des principes laïques, s'opposait à une telle référence. Et le texte final n'évoque pas le religieux mais seulement le patrimoine spirituel et moral. Mais même ainsi édulcoré, ce texte vient s'opposer à l'affirmation de Les Idées contemporaInes 91 FranÇoIs GreZe-rueFF 92 Benda, aucune nation, aucune société ne correspond à cette vision absolue de la laïcité qui écarte complètement tout héritage religieux. De toute façon, même la France, en dépit de sa constitution, multiplie les accommodements divers entre l'Etat et les cultes, et dans des proportions finalement similaires à ceux des autres pays européens. De ce point de vue donc, aucun Etat européen n'est laïque, et j'ai donc fini ma conférence! Mais je ne m'en tiendrai bien entendu pas là, pour ne pas décevoir l'attente du GREP mais aussi parce que je suis un historien, et non pas un philosophe qui manie des concepts absolus, intemporels, valables en tous temps et en tous lieux, pas non plus un juriste qui mesure les conséquences d'un membre de phrase inclus dans une constitution, pouvant avoir une portée très importante pour les individus, ni un militant qui souhaiterait l'utiliser pour faire avancer son combat. Et l'historien a la malencontreuse manie de contextualiser, c'est-à-dire de relativiser les notions, de les affadir, de les tremper dans le contexte de la réalité, dans l'état de la société, dans l'héritage, dans les débats politiques, donc de les abîmer quelque peu, de montrer que les concepts sont variables dans le temps, qu'ils dépendent de l'occasion, de l'état de la société à un moment donné, donc d'une conjoncture sociale et culturelle. Bref, et spécialement pour la laïcité (et c'est pourquoi je prends quelques précautions), il y a un certain relativisme des concepts, qui gêne la solidité des constructions idéologiques. Le raisonnement que je vais vous exposer se déroulera en trois temps : d'abord il faudra retrouver, sur la longue durée, un très lent processus de sécularisation (terme que je préfère à laïcisation, je vous expliquerai la différence), qui a tendu à dissocier, dans la société comme dans la culture de chacun, la composante religieuse (les pratiques et les mentalités religieuses) des autres formes de culture. Il ne s'agit pas de l'instruction de la religion ni même peut-être d'affaiblissement de la religion, mais de la fabrication d'autres formes culturelles dans la vie civile, qui ne relèvent pas directement de la religion. De ce point de vue, tous les pays européens ont connu le même trajet historique vers des sociétés sécularisées, et on pourra en conclure que, même si ce n'est pas exactement la version française, l'Europe est très profondément sécularisée, donc d'une certaine façon laïque. Et c'est même une marque de la culture européenne. Dans un deuxième temps, j'essaierai d'y opposer l'idée que la définition française de la laïcité, celle que nous avons intégrée dans notre parcours, notre histoire, notre héritage, notre formation scolaire, qui a été élaborée dans un contexte de conflit violent entre l'Eglise et l'Etat, et qui s'affirme donc comme beaucoup plus hostile dans son principe (mais pas toujours dans la réalité) à tout ce qui semble afficher une influence des cultes sur la vie collective, cette définition de la laïcité donc est plus difficilement transposable à des pays européens qui n'ont pas eu la même expérience historique, et donc se heurte à une certaine incompréhension de nos partenaires européens. Et, dans un troisième temps, il me faudra revenir au présent, travailler sur l'histoire immédiate, et confronter ces analyses historiques à ce qui fait l'actualité, comme aboutissement d'une réflexion sur le passé, pour constater que ces visions Les Idées contemporaInes L'europe est-eLLe Laïque ? queLLe LaïcIté dans chaque état ? diverses du statut des religions et de la sécularisation se trouve, en France comme dans la plupart des pays européens, confrontée à des défis similaires, à une conjoncture culturelle fortement contradictoire, marquée parla concomitance entre la poursuite de cette sécularisation (avec même une déchristianisation assez rapide) et le renouveau ou le réveil religieux, avec des apparitions très visibles de croyances minoritaires : la confrontation à ces difficultés peut éventuellement amener l'Europe à élaborer une nouvelle notion de laïcité. Les logiques de la sécularisation. Le concept de sécularisation (que l'on trouve pour la première fois chez Max Weber au début du siècle) repose, comme celui de laïcisation, sur l'autonomisation d'une sphère de culture, d'éléments de la vie sociale qui ne sont plus liés à la religion. Analysé sur la longue durée, ce mécanisme de sécularisation isole des activités profanes : par exemple, les logiques politiques se détachent peu à peu du contexte religieux qui leur était indissociable auparavant, le moment clé étant la publication des écrits de Machiavel (qui énonce des principes politiques qui ne sont plus directement reliés avec la morale religieuse); de même que s'en détachent des activités culturelles ou de loisirs : les romans populaires, la poésie courtoise, les rencontres sportives… autant d'activités qui se trouvent sans lien avec l'environnement religieux. Dans la société traditionnelle, toutes les activités ne pouvaient se séparer de leur dimension religieuse, non qu'elles soient cérémonielles, mais parce qu'elles gardent toujours un élément qui relève de la logique religieuse et qui cimente le lien social. Religion vient du mot latin qui veut dire relier donc faire du lien social. Et toutes ces activités culturelles ou de loisir (les foires et les marchés qui avaient lieu à l'occasion de la fête d'un saint patron…) étaient donc reliées à la religion. Le fait que se développe, non pas contre la religion mais à côté d'elle, des activités qui n'ont plus de dimension religieuse marque la sécularisation. Cette lente sécularisation, patrimoine commun des sociétés européennes, est une composante essentielle de l'identité européenne. Et donc si on assimile laïcité et sécularisation (comme une forme de traduction française) cela signifie que, même sans séparation de l'Eglise et de l'Etat on peut avoir de la laïcité alors même que l'on a une Eglise officielle (alors que, dans l'idée que nous faisons de la laïcité, c'est incompatible !). Pour l'illustrer, je vais prendre un cas très concret, celui du Danemark. C'est un pays intéressant parce qu'on y trouve une Eglise d'Etat, luthérienne, constitutionnellement liée à l'Etat, et officiellement chargée d'un certain nombre de fonctions d'Etat, en particulier de l'état civil. On semble donc être là à l'opposé complet d'une logique laïque, et pourtant c'est le pays d'Europe le moins religieux, où l'on trouve le moins de pratiquants, et donc le plus sécularisé. La religion occupe dans la vie sociale des Danois une très faible place par rapport aux autres pays européens. En fait, si l'on a une Eglise d'Etat, c'est qu'au Les Idées contemporaInes 93 FranÇoIs GreZe-rueFF xvIIe siècle on a voulu que l'Etat arbitre entre différentes sectes luthériennes qui s'opposaient et menaçaient d'entraîner la guerre civile. Et c'est par esprit de tolérance que l'on a construit une Eglise d'Etat, pour obliger ces gens à cohabiter et rendre l'Etat responsable de cette police religieuse. Alors, une Eglise d'Etat, chargée de fonctions de service public, fondée pour des raisons de tolérance dans une société largement déchristianisée, on voit bien que c'est un fonctionnement différent de la France! Quels ont été les moments historiques de cette sécularisation ? Le point de départ (cela peut sembler paradoxal) est lié très étroitement à l'éthique chrétienne. Pour éviter qu'on me reproche de vouloir christianiser la laïcité, je ferai référence à la contribution de mon ami Paul SEFF dans un ouvrage collectif sur la permanence de la laïcité. Le christianisme en effet se singularise dès ses origines par une logique de séparation entre le spirituel et le temporel (rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu…), dans les Evangiles, sous l'effet d'un triple héritage. 94 D'abord l'héritage juif, qui valorise la responsabilité de l'homme qui, dans la pensée juive, n'est pas écrasé par la volonté divine, et est donc libre de développer sa construction sociale par le dialogue entre le peuple et son Dieu, et qui n'est donc pas une simple conséquence de la volonté divine, puisqu'il y a liberté de choix (et qu'il leur arrive même de s'opposera leur Dieu). Cet héritage là contient déjà dans son principe une distinction entre l'action des hommes et l'action divine, une distinction entre le spirituel et le temporel. Ensuite l'héritage des évangiles et des premiers chrétiens, c'est à dire d'une secte juive minoritaire qui refuse, au nom de cette séparation entre la foi et la loi, de s'incliner devant le culte civique (culte des cités et culte de l'empereur) et c'est cela qui développe à la fois l'isolement des premiers chrétiens et leur martyrologe, car refuser le culte civique c'est se mettre en dehors de la société du monde antique, se couper de ce qui fait le lien social de l'époque. Et le troisième héritage est l'héritage de saint Paul qui, en s'adressant à l'ensemble des hommes et des femmes, juifs et non juifs, hommes libres et esclaves, en proclamant leur identité et leur égalité de croyant, oppose, là encore, la logique individuelle de la foi à la logique collective de l'Etat ou du peuple de Dieu, le temporel et le spirituel. Enfin, cette marque de l'origine a été renforcée par la construction autonome du pouvoir de l'Eglise romaine qui, héritière de l'Empire antique, s'est structurée comme un quasi-état et ne pouvait donc, de ce fait, être confondue avec le pouvoir temporel en place. Par sa construction même, l'Eglise catholique promouvait donc l'idée de séparation. Et de ce point de vue, on a pu dire que la sécularisation était une sorte d'hérésie du christianisme, ou de variante du christianisme dont elle est directement issue et qui a été forgée à partir des concepts du christianisme. Le deuxième moment historique de la sécularisation a été la période de l'humanisme, et de l'époque moderne en général. L'humanisme naît dans ce contexte Les Idées contemporaInes L'europe est-eLLe Laïque ? queLLe LaïcIté dans chaque état ? d'opposition entre l'Eglise et l'Etat (même si c'est un anachronisme de le dire comme cela!) qui apparaît en Italie aux xIIe et xIIIe siècles, quand les armées des cités, du Pape et de l'Empereur n'arrêtent pas d'en découdre, dans un conflit durable où s'affrontent le temporel et le spirituel. C'est là que prend son essor la civilisation individualiste et marchande de Florence, venise, Gênes et Pise, civilisation qui déjà multiplie les activités profanes, commerciales en particulier, non directement reliées à la religion. Et c'est là que les logiques de sécularisation donnent naissance, j'en parlais tout à l'heure, au Prince de Machiavel, (qui propose la première théorisation véritable d'une logique de laïcité d'un Etat), puis aux idées de Galilée: C'est au cœur de l'identité culturelle européenne que l'on trouve les prémisses de la sécularisation et de la laïcité, qu'il ne faut pas confondre avec l'irréligion, j'insiste bien sur ce point. Ni la sécularisation ni la laïcité ne sont la déchristianisation. La célèbre thèse de Lucien Fèvre sur la religion au temps de Rabelais a marqué l'historiographie en essayant d'expliquer que l'irréligion et l'athéisme étaient impensables au xvIe siècle. Cette sécularisation réelle de l'humanisme a donc lieu dans une société entièrement religieuse. Et le développement de sphères de pensées non directement reliées à la religion n'empêche pas qu'il soit, à l'époque, impensable d'imaginer un homme sans Dieu. L'exemple de cette mentalité, qui nous paraît aujourd'hui paradoxale, se retrouve à l'époque des Lumières et de la Révolution française. Bien sûr, la Révolution française fonde, comme on l'a souvent répété, les bases de la laïcité en proclamant la liberté des cultes et la neutralité de l'Etat, mais, dès qu'elle se trouve confrontée à une crise religieuse (et cela montre bien l'ambiguïté de la laïcité), l'opposition avec le Pape, elle commence par une sorte de nationalisation des clercs : constitution civile du clergé, clergé jureur… Il n'y a donc pas neutralité de l'Etat mais fabrication d'une sorte de religion d'Etat suivant la tradition royale et absolutiste la plus pure, avec le culte de l'être suprême qui s'établit quand la rupture avec le pape et le christianisme est consommée. Preuve s'il en faut qu'au moment de la Révolution l'idée même de laïcité, de séparation de l'Eglise et de l'Etat n'est pas imaginable: le premier réflexe des révolutionnaires est de fabriquer une nouvelle religion reliée à l'Etat. On a donc bien une réelle sécularisation, une avancée de ce qui va développer un autre type de lien social en dehors du religieux, mais on n'a pas du tout un réflexe de séparation ni un réflexe laïque. En revanche ce qui marque une étape de plus vers la sécularisation c'est qu'on développe un nouveau type de lien social à côté de la religion, autour de l'idée de nation, qui va être doté de son propre imaginaire, de sa propre transcendance: la nation vaut plus que la vie, on crée des grandes fêtes (14 juillet), on honore des grands hommes mis au Panthéon (laïcisation de la sainteté!). autrement dit, et c'est très important, les révolutionnaires créent toute une instance spirituelle Les Idées contemporaInes 95 FranÇoIs GreZe-rueFF concurrente de la religion, même si elle n'en est pas tout à fait séparée, et qui peut remplir les mêmes fonctions symboliques de lien entre les citoyens, et qui donc être appelée (c'est ce qui arrivera plus tard) à prétendre remplacer la religion. On retrouve donc ici (comme pour l'Europe) un problème de définition : si la Révolution est laïque, c'est que la laïcité n'implique pas la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Et si l'on veut s'en tenir à une définition plus stricte, qui souligne les aspects confessionnels dans de nombreux Etats européens, alors il faut rejeter la Révolution française dans l'obscurantisme et l'absolutisme! Le troisième moment important de cette sécularisation c'est le xIxe siècle: et je résume ici la classification et la clarification établies par René Rémond qui, dans Religions et sociétés en Europe, décrit les trois étapes de la sécularisation au xIxe siècle. Première étape, l'abrogation des discriminations confessionnelles, en gros la liberté de conscience. On commence par là, car même dans les pays les plus libéraux de l'époque, comme l'Angleterre que voltaire présentait comme un modèle de tolérance, les confessions minoritaires, si elles n'étaient pas opprimées (comme c'était le cas sous l'Ancien Régime où les pasteurs étaient envoyés aux galères) subissaient néanmoins une discrimination légale, d'ailleurs graduée. En Angleterre, seuls les Anglicans étaient des citoyens à part entière, les seuls éligibles, les seuls à pouvoir être officiers dans l'armée et à avoir accès à l'université. Les autres confessions protestantes n'avaient aucun de ces droits, mais étaient considérés comme des Britanniques, citoyens de seconde zone. Et les catholiques et les juifs étaient spécialement discriminés, mis au ban de la société, ne pouvant pas occuper d'office public ou de fonction municipale, et considérés comme juridiquement mineurs. L'abrogation des discriminations se produit en 1828avec l'émancipation des catholiques (le terme émancipation est révélateur de leur situation antérieure), en 1830 une loi permet aux juifs de commercer dans la City de Londres, mais ce n'est qu'en 1871 que les tests d'anglicanisme pour accéder à Oxford ou Cambridge sont supprimés, et qu 'en 1880 qu'est supprimé le serment sur la Bible pour pouvoir siéger à la chambre des Communes. voilà l'exemple même de la suppression progressive des discriminations. 96 Les autres Etats européens connaissent la même évolution mais plus tardivement (égalité des cultes instaurée en 1845 en Norvège, en 1849 au Danemark, en 1867 en Autriche), et il reste des exceptions durables : jusqu'à une période récente la constitution espagnole de 1835 en vigueur sous le franquisme dit que la religion catholique et romaine est la religion du royaume et que les autres religions sont permises aux seuls étrangers (qui peuvent pratiquer leur religion à domicile mais sans aucune forme extérieure de temple), mais son application était de plus en plus libérale. Même schéma en Roumanie, où la constitution de 1866 fixe un lien obligatoire (jusqu'en 1945) entre la religion orthodoxe et la nationalité roumaine. Cependant, globalement, et mises à part ces deux exceptions, les discriminations sont pratiquement abolies dans tous les pays d'Europe vers 1900. Les Idées contemporaInes L'europe est-eLLe Laïque ? queLLe LaïcIté dans chaque état ? La deuxième étape (toujours d'après René Rémond) est le désétablissement (terme qui vient d'Angleterre): cela concerne les religions établies, non pas religions d'Etat mais qui (au-delà de la non-discrimination) étaient particulièrement favorisée par l'Etat (anglicanisme en Angleterre et Pays de Galles, Eglise presbytérienne en Ecosse…), auquel elles étaient formellement liées. L'abolition de cet « établissement » correspond donc à un effort de neutralité, d'abolition d'un privilège. C'est l'Irlande qui pose le principal problème, car les catholiques y sont mécontents de voir favorisée l'Eglise anglicane à laquelle ils n'appartiennent pas, et ce n'est qu'en 1869 que les Irlandais obtiennent le désétablissement de l'Eglise anglicane en Irlande (et le Pays de Galles en 1914). Ce désétablissement conduit en particulier à un nouvel état civil où toute marque distinctive d'appartenance religieuse est exclue, mais cela se fait lentement : même en France, dans un contexte de neutralité théorique puisque depuis 1792 l'état civil a été entièrement « nationalisé » sinon laïcisé, il faut attendre 1881 pour que le cimetière qui entoure l'église ne soit plus considéré comme un domaine religieux, et pour que l'on puisse avoir une sépulture dans le cimetière du village sans être catholique. Et cette étape du désétablissement n'est parfois franchie que très récemment, voire pas du tout : il n'y a que deux ans qu'en Grèce on ne fait plus mention de la religion orthodoxe sur la carte d'identité, à la suite d'importantes pressions européennes d'ailleurs. Ceci montre bien que l'Europe n'est totalement indifférente ni à la question religieuse ni à la question laïque, puisqu'elle a réitéré à maintes reprises au nom de ses principes la demande faite à la Grèce de ne plus mentionner la religion sur la carte d'identité. Et, comme je l'ai déjà indiqué, l'enregistrement des actes d'état civil au Danemark reste confié à l'Eglise luthérienne, même si cette Eglise tient ces actes aussi pour les athées (et ne baptise pas systématiquement les enfants qui naissent !). La troisième étape de cette sécularisation (toujours suivant René Rémond) est la séparation (pour un Français, la laïcité proprement dite). Cette phase est d'inspiration libérale, il s'agit de promouvoir le clivage le plus net possible entre public et privé, et de réduire autant que possible le domaine public, ceci valant pour toutes les activités. La neutralité de l'Etat ne suffit plus, il faut qu'il ne se mêle pas du tout du religieux, qui ne relève que du privé (comme les contrats commerciaux…). Et la religion ne doit donc plus intervenir dans le domaine public. C'est le principe de lis de laïcité, votées progressivement en France entre 1880 et 1905, qui aboutissent à la séparation. Mais tous les pays, on l'a vu, sont loin d'avoir abouti à cette conclusion, la séparation n'a pas eu lieu en Angleterre, ni en Grèce ni au Danemark. Mais la logique de la séparation, même lorsqu'elle n'est pas complètement réalisée, est à l'œuvre (et c'en est le marqueur principal) lorsqu'un Etat fixe une loi en désaccord explicite avec les prescriptions d'une religion dominante. Cela signifie que lorsqu'il y a opposition entre une morale laïque en construction et une morale religieuse c'est la morale laïque qui l'emporte. Par exemple, dans les pays catholiques, c'est l'adoption du divorce qui a été Les Idées contemporaInes 97 FranÇoIs GreZe-rueFF 98 cette pierre de touche, qui a marqué la première rupture entre une morale d'Etat et la morale catholique: il a fallu attendre 1887 pour que la loi Naquet autorise le divorce en France (et 1974 en Italie). Et même un pays comme l'Irlande, si marqué par l'influence du catholicisme longtemps religion d'Etat, est rentré dans cette logique de séparation en acceptant le divorce depuis 1994. Au xxe siècle, on voit enfin se produire une forte déchristianisation, et plus généralement une banalisation des problèmes religieux. Si la sécularisation est la marque du xIxe siècle, sa poursuite au xxe siècle porte plus sur l'essor de l'incroyance ou du moins d'une certaine indifférence à la religion. On a beaucoup trop tendance, dans nos représentations, à anticiper cette évolution, c'est à dire à projeter sur le xIxe siècle une tendance à la déchristianisation qui n'arrive qu'au xxe siècle. Jusqu'en 1914, tous les pays européens sont profondément religieux, il n'y a pas vraiment déchristianisation, et il faut en être conscient pour bien comprendre comment s'est instaurée la laïcité. En effet, en 1914 tout le monde ou presque est baptisé, les autres rites de passage (communion, mariage, obsèques) restent de façon extrêmement majoritaire des cérémonies religieuses (à part victor Hugo qui refuse l'enterrement religieux, ce qui pose de gros problèmes car on lui fait des obsèques nationales). Bien sûr, on peut relever dès le tournant du siècle des indices d'une évolution vers un déclin de l'appartenance religieuse: la participation aux offices baisse à partir de 1900, de même que les vocations de prêtres. Mais on ne peut guère en tirer une affirmation certaine de déclin de la foi. Les Européens baptisés restent chrétiens, mais les réponses qu'ils font aux premiers sondages d'opinion sur le sujet sont assez ambiguës, on se déclare catholique ou orthodoxe par tradition culturelle ou sentiment d'appartenance, souvent par une référence vague à l'adhésion à une transcendance, sans que cela signifie une pratique régulière ni l'observation de règles morales. La vraie rupture, constatable historiquement, se produit bien plus tard, aux environs de 1960, lorsque ce n'est plus seulement une toute petite minorité qui se dispense des églises et des rites de passage, lorsque nombreux sont ceux qui ne se marient pas à l'église ou ne font pas baptiser leurs enfants, lorsque l'incroyance est affirmée comme une norme et non plus comme une originalité, lorsque la religion perd son statut d'incarnation du lien social pour rester au niveau d'une opinion. Ce tournant s'opère dans les années 1960, et on assiste là à ce qu'on pourrait appeler une laïcisation culturelle qui constitue une rupture anthropologique majeure, et ceci se passe dans toutes les sociétés européennes. On dispose d'un sondage important sur les opinions religieuses qui date de 1999 et qui concerne l'ensemble des pays européens. En 1999, 77 % des Européens déclaraient croire en Dieu (96 % au Portugal, 95 % en Irlande, 93 % en Grèce. Mais 61 % en France et 53 % en Suède: c'est le chiffre le plus bas, avec une Eglise toujours fortement liée à l'Etat !). En 99, 53 % seulement des gens croyaient en une vie après la mort, (on peut donc croire en Dieu sans croire en l'immortalité de l'âme! La laïcisation culturelle est quelque chose de complexe!), mais 75 % déclaraient Les Idées contemporaInes L'europe est-eLLe Laïque ? queLLe LaïcIté dans chaque état ? appartenir à une religion (10 % de moins qu'en 1980). 90 % des Irlandais et 88 % des Danois déclarent appartenir à une religion, et seulement 57 % des Français et des Hollandais : mais ces chiffres ne collent pas avec la pratique religieuse (sauf pour l'Irlande où l'on trouve 65 % de pratiquants) car au Danemark, on ne trouve que 2 % de pratiquants, le pourcentage le plus faible d'Europe (l'identité religieuse et la pratique religieuse sont donc bien deux choses différentes), alors que la France et l'Angleterre ont un taux de pratique moyen de l'ordre de10 % (à comparer aux 40 % de l'Italie et aux 33 % de l'Espagne). Pour conclure sur ce point, il faut donc distinguer trois logiques de laïcisation : d'abord une logique culturelle et mentale, qui s'inscrit sur une très longue durée, qui progresse en Europe sans chercher à combattre les religions mais en proposant de nouveaux espaces de pensée et de loisirs en dehors de la sphère religieuse, ce qui amène un déclin du pouvoir des religions sur l'horizon culturel. Ensuite une logique politique, à penser sur une durée moyenne de deux siècles, qui est ce l'on entend en général par laïcisation, et qui aboutit à la séparation (très récemment pour la Suède on l'a vu : en 2000), de façon plus ou moins conflictuelle selon les nations (en Suède c'est pratiquement passé inaperçu, çà a semblé naturel de séparer l'Eglise et l'Etat vu l'état de la société, et la presse française n'en a même pas fait état), et donc à la fin du pouvoir religieux sur l'Etat. Enfin une troisième logique, la logique sociale, beaucoup plus récente (en gros les cinquante dernières années) et qui amène au déclin effectif des pratiques et des cérémonies religieuses, sans doute des croyances, bref la fin du pouvoir de la religion sur l'individu. Ces trois étapes, ces formes de sécularisation et de laïcisation ont concerné toute l'Europe, ce qui permettrait de conclure que l'Europe est laïque. spécificités de la laïcité française Cependant, si la sécularisation n'est pas la laïcité, voyons maintenant en quoi bien des aspects de l'Europe, bien des Etats européens ne correspond pas vraiment à l'idée que nous nous faisons de la laïcité. Cette vision de la laïcité est inscrite dans notre patrimoine historique, constitutionnel, mental, et se caractérise entre autre par une affirmation absolue, assez idéologique et intransigeante, de l'opposition entre religion et domaine public, présentés presque comme antagonistes. Mais dans son application concrète les choses sont beaucoup plus nuancées, dès la loi de 1905 qui est une loi de compromis, très contradictoire, et marquée par de multiples accommodements pragmatiques. Ce qui caractérise cette vision-là de la laïcité, c'est que ce qui compte, c'est de proclamer les principes : après quoi on fait ce qu'il faut pour pouvoir gérer. Et c'est pourquoi cette notion est difficile à faire comprendre à nos partenaires européens, moins enclins à dissocier théorie et réalité. Et c'est aussi pourquoi les formes variées de compromis européens nous paraissent souvent choquantes parce qu'ils semblent attaquer les principes. Ceci provient de la marque d'un conflit avec l'Eglise. Les Idées contemporaInes 99 FranÇoIs GreZe-rueFF Les pays qui emploient le mot « laïcité » dans leur constitution sont les pays qui ont eu à faire cette sécularisation dans un cadre conflictuel : la Turquie, le Mexique, la France. Ainsi, l'idée de laïcité se développe et comprend cette dimension conflictuelle en France entre 1880 et 1905, dans un pays profondément religieux, où tous les électeurs sont croyants, et catholiques à une très grande majorité, mais où l'Eglise s'oppose au régime, où la hiérarchie catholique manifeste un réflexe de raidissement un peu intégriste face aux institutions républicaines. Dans ce contexte, le régime est obligé de combattre l'influence de l'Eglise, mais surtout pas de s'opposer à la religion sous peine de perdre ses électeurs ! pour résoudre ce conflit, la solution inventée a été l'anticléricalisme: on s'attaque au clergé, pas à la religion, et cela a bien fonctionné: l'idée laïque est née de cet affrontement, et on rencontre cette curieuses schizophrénie de militants laïques qui sont en même temps de très bons catholiques. J'avais un arrière-grandpère en Aveyron, fonctionnaire, instituteur, radical, correspondant de la Dépêche (une caricature) mais bon catholique et allant à la messe tous les dimanches, tout en se disputant sans cesse avec le curé: laïque, mais pas religieux. Et si l'école est au centre du conflit, c'est que la culture scolaire en formation identifie très précisément les éléments nouveaux qui échappent à la religion, ce mécanisme de sécularisation que l'on a déjà vu : l'idée d'un nouveau type de lien social autour de la nation développée à l'école primaire (sous une forme quasireligieuse qui concurrence la religion catholique), l'idée d'une morale autonome, qui ne se réfère pas explicitement à la transcendance (bien que les choses soient un peu plus compliquées puisqu'on a une morale laïque qui fait allusion aux devoirs envers Dieu : jusqu'en 1942, cela figure dans le programme de morale, même si beaucoup d'instituteurs ne l'enseignent pas !), l'idée surtout de connaissances culturelles (l'histoire, les sciences) qui ne dépendent pas de la partie religieuse. 100 Ces contradictions font qu'il en résulte une laïcité tissée de compromissions dès le début, dans la loi de 1905 : dans son article premier, « la République garantit le libre exercice des cultes », mais dans l'article 2, « la République ne reconnaît aucun culte » : or, pour pouvoir garantir l'exercice des cultes, il faut bien les reconnaître quelque part ! À l'intérieur de l'article 2, « sont supprimées des budgets de l'Etat, des départements et des communes toutes les dépenses relatives à l'exercice des cultes ». Mais à l'alinéa suivant : « toutefois, pourront être inscrites aux dits budgets les dépenses relatives aux aumôneries de lycées, collèges et écoles ». On sent bien qu'il n'est pas facile d'appliquer le principe de séparation dans un pays entièrement religieux. Il en est de même pour les lois laïques de Jules Ferry, qui tolèrent tout à fait la prière, le crucifix et le catéchisme à l'école. En 1907, deux ans après la promulgation de la loi, on prend les décrets d'application pour l'Algérie: par un décret dérogatoire on prévoit qu'il sera possible de rémunérer les imams, et la République laïque va donc rémunérer en Algérie (département français) l'ensemble des imams. Comme c'est tout de même un peu Les Idées contemporaInes L'europe est-eLLe Laïque ? queLLe LaïcIté dans chaque état ? gênant, le décret précise que ce n'est que pour dix ans : mais le décret sera renouvelé tous les dix ans, jusqu'à l'indépendance! En général, qui cherche des principes généraux doit régler des problèmes particuliers. Et récemment encore, la loi sur le voile islamique est typique des lois laïques : on fait une loi basée sur un principe général (la prohibition des signes religieux ostensibles) qui est destinée en fait à régler le problème du port du voile. Et n'oublions pas le statut de l'Alsace et la Moselle, où la France apparaît comme le dernier pays où l'Etat nomme un évêque catholique. La notion de laïcité « à la française » apparaît ainsi comme une forme de sécularisation liée à une situation de conflit ; et, comme pour toute situation conflictuelle, elle procède par affirmations intransigeantes et par aménagements pragmatiques. Et elle reste l'héritière d'une conception ancienne de l'Etat, qui remonte avant la Révolution, à la constitution absolutiste relayée par la vision jacobine qui ne peut pas renoncer, dans la pensée française de l'Etat, à prendre en charge le lien social et l'imaginaire des gens. Dans la vision française de la souveraineté, l'Etat doit agir sur la pensée des citoyens, doit construire une mémoire collective, doit fabriquer des valeurs collectives. Cela se fera soit par l'intermédiaire de l'Eglise à condition qu'elle soit docile (le cléricalisme de l'ancien Régime ou le clergé organisé par la Révolution) soit contre l'Eglise, par l'intermédiaire de l'éducation. La laïcité française se caractérise ainsi par l'exigence d'un lien direct entre la nation et le citoyen, qui exclut les corps intermédiaires, et empêche donc le citoyen de se reconnaître dans les religions comme corps intermédiaire. La laïcité en europe. En Europe, on va rencontrer des formules très variées de relations entre les Eglises et l'Etat. On a d'abord le cas des Eglises nationales, dans des pays où la religion a servi à construire la Nation, et où on ne peut donc pas trouver (comme en France) d'opposition entre une religion nationale et une « religion religieuse » puisque la nationalité s 'y est définie à travers une religion. C'est le cas de l'Irlande, dont l'identité nationale s'est définie, contre le protestantisme anglais, sur la religion catholique. De même en Pologne où, historiquement, elle s'est considérée comme un rempart catholique contre l'orthodoxie russe: dans l'identité polonaise, le catholicisme joue un rôle essentiel, qui a été revivifié et re légitimé par le rôle qu'a joué l'Eglise catholique dans la résistance au communisme et à l'hégémonie soviétique. Quant à la Grèce, elle a vu son identité se forger contre l'Empire Ottoman, par l'affirmation de l'Eglise orthodoxe contre un environnement musulman. Il n'est donc pas étonnant que la constitution irlandaise soit établie au nom de la très Sainte Trinité, et impose aux autorités (fonctionnaires, juges…) un serment qui en fait les défenseurs de l'Eglise d'état. De même qu'en Grèce la consti- Les Idées contemporaInes 101 FranÇoIs GreZe-rueFF 102 tution est aussi adoptée au nom de La Trinité sainte, consubstantielle et indivisible, et confère au mariage religieux la même valeur qu'au mariage civil. Deux autres pays où existe une Eglise d'état procèdent cependant de logiques plus séculières : le Danemark et l'Angleterre. En Angleterre, l'anglicanisme reste religion d'Etat, son chef est la reine d'Angleterre, il y a au Parlement 24 Lords ecclésiastiques qui sont des évêques, les évêques de Canterbury et d'York sont nommés par le Premier Ministre; et pourtant c'est en Angleterre qu'on subventionne le moins la religion anglicane. En particulier, les églises sont le patrimoine de la religion anglicane qui les entretient comme elle peut, avec le denier du culte, ce qui explique un état de délabrement assez général (alors qu'en France, les églises appartiennent en général aux mairies et sont très bien entretenues). On retrouve bien ici l'opposition entre les principes et la réalité, et les Anglais affirment que, ce que les Français disent, eux le font. On trouve aussi, en Europe, des Etats qui reconnaissent les cultes sous une forme contractuelle, dans un contexte multiconfessionnel, c'est le cas de la majorité des pays européens, et l'archétype en est l'Allemagne, où le système fédéral donne toute autonomie aux Lander dans ce domaine. Chaque Land définit ainsi librement ses relations avec les Eglises et passe des accords (sous forme de Concordat avec les catholiques, de contrats avec les protestants..). On a même en Thuringe et en Saxe des contrats passés avec des communautés de… libres penseurs ! On érige ainsi les libres penseurs en une sorte de confession, pour pouvoir leur donner les mêmes avantages matériels et financiers qu'aux Eglises. On trouve ceci aussi en Belgique, où l'on subventionne un groupe de laïques (les « Laïques Organisés ») alors que la laïcité n'y est pas une valeur constitutionnelle comme chez nous, c'est une famille spirituelle comme une autre. Et dans les écoles publiques belges on a le droit entre cours de religion ou cours de libre pensée! Et enfin il y a le cas des Etats où existe une religion fortement majoritaire, le catholicisme en l'occurrence. Cela concerne l'Italie, l'Espagne, le Portugal et l'Autriche, où la séparation est presque totale, ce qui les rapproche assez de notre laïcité. Dans aucun de ces pays le catholicisme n'est religion d'Etat, il existe des concordats qui accordent à l'Eglise un certain nombre d'avantages particuliers, et pour compenser cela, pour rétablir une sorte de neutralité ou d'égalité de traitement, les Etats passent d'autres contrats avec des religions minoritaires. Quelles conclusions peut-on tirer de ce bref inventaire? D'abord, qu'en dépit de toutes ces variantes liées à l'histoire tous les Etats européens organisent la liberté de pratique des cultes, et les subventionnent à des degrés variables, et sous des formes apparemment diverses mais au fond pas si différentes qu'il y paraît. Ensuite que l'Europe n'est donc pas laïque, si on définit la laïcité comme la séparation complète entre Etat et Eglises (mais alors la France ne l'est pas non plus !). Que les évolutions récentes et en cours tendent à la neutralité des Etats, qui cherchent à traiter de façon de plus en plus égalitaire les différentes confessions, et à se rendre de plus en plus insensibles à l'influence des Eglises sur leurs Les Idées contemporaInes L'europe est-eLLe Laïque ? queLLe LaïcIté dans chaque état ? orientations et leurs législations. Donc, sans être totalement laïque, on peut donc affirmer que l'Europe participe à un mouvement de laïcisation qui fait partie de son identité. conclusion Cette contradiction entre une Europe sécularisée et une Europe pas totalement laïque étant posée, existe-t-il des éléments qui peuvent conduire à la fabrication d'une laïcité européenne. Il y a une série de défis que les Etats européens ont à affronter, ce qui peut les amener à construire une culture commune de la sécularisation. Le premier défi porte sur l'identité de l'Europe. On l'a vu dans le débat sur le préambule du projet de Traité européen, comme on l'a vu dans le débat sur l'intégration de la Turquie: l'Europe est-elle chrétienne? Et si oui, comment concilier cela et la laïcité? et si non, comment fixer les limites de l'Europe. Autrement dit, l'Europe peut-elle subsister en tant que culture spécifique sans référence à la religion qui a organisé cette culture. Et, s'il n'y a pas de référence à cette identité culturelle religieuse, quels critères peut-on adopter pour définir ce qu'est l'Europe. En posant la question de la laïcité de l'Europe, on pose bien la question de son identité, et la réponse n'est pas évidente. Le deuxième défi concerne la question de l'individualisme et des religions. La sécularisation telle que je vous l'ai décrite, et l'idée même de la laïcité de séparation, supposent qu'une partie de l'éducation des enfants et qu'une partie de la vie sociale soient prises en charge par les instances religieuse. C'est ainsi que cela a eu lieu en France, l'école a pu se centrer sur les connaissances et l'enseignement parce qu'une part de lien social était fabriquée par le catéchisme, la première communion, les rites de passages religieux… : on pouvait ignorer dans l'éducation cette dimension de fabrication de la personne dès lors qu'elle était assurée ailleurs. Cependant, avec le développement de l'individualisme et de l'irréligion, cette instance de fabrication de lien social autonome dans la société n'existe plus, et donc une demande de plus en forte est adressée à l'Etat pour fabriquer ce lien social, à l'école en particulier. Et donc, dans l'élaboration du lien social et la construction de la personne, le clivage instauré par la laïcité entre public et privé commence à Les Idées contemporaInes 103 FranÇoIs GreZe-rueFF moins bien fonctionner. Les individus, les élèves, doivent être reconnus dans leur personne et pas seulement dans leur part publique. Le clivage de base entre la partie personnelle privée (réservée à la famille, la religion..) et la partie de vie publique devient difficile à appliquer, et pose à l'ensemble des pays européens un problème de redéfinition. Le troisième défi est tout aussi classique et tout aussi gênant, c'est le défi posé par ce qu'on appelle « le retour du religieux » (expression qui me gêne un peu car, si l'on en croit les statistiques que je vous ai présentées, la sécularisation et la déchristianisation continuent bien de s'opérer). Ce qui est vrai, c'est qu'il y a un retour de l'affirmation religieuse, comme cela s'est vu à plusieurs reprises dans l'histoire (souvenons-nous au début du xxe siècle des conversions de Claudel, Huysmans..). C'est vrai de l'ampleur des manifestations sectaires, qui traduisent un besoin de transcendance qui, ponctuellement, entre en opposition avec les valeurs séculières de l'Europe. C'est vrai bien sûr de l'Islam, qui pose le même problème que posait le catholicisme dans les années 1880, c'est à dire celui d'une religion qui est en train de faire son travail d'historicisation, de relativisation, qui est en train de commencer à réfléchir sur ses textes, et qui peut avoir le réflexe, comme l'ont eu les catholiques, de se dire qu'à relativiser les choses on risque de détruire l'essence de la religion. Les catholiques du xIxe siècle ont émis le Syllabus, une Encyclique qui déclarait que tout ce qui était moderne était dangereux pour la religion, et on retrouve cette attitude dans l'Islam contemporain. Ce décalage ne tient pas à la spécificité de l'Islam mais à sa situation historique: il fait aujourd'hui ce qu'ont fait les catholiques en 1880, mais cela multiplie les problèmes posés à l'évolution laïque de la société. La confrontation à ces défis communs à toutes les nations européennes ne peut conduire qu 'à des formulations communes des rapports nouveaux entre le temporel et le spirituel. En ce sens, l'Europe n'est sans doute pas totalement laïque, mais elle est contrainte par la force de l'histoire de se construire en commun une définition renouvelée de la relation entre le temporel et le spirituel dans les nations modernes. 104 débat Les Idées contemporaInes L'europe est-eLLe Laïque ? queLLe LaïcIté dans chaque état ? Une parti ci pante - Avant de parler de déchristianisation, peut-on considérer que la christianisation est terminée? François Greze-Rueff - C'est pour cela que j'ai beaucoup insisté sur le poids des croyances religieuses à la fin du xIxe siècle: c'est probablement le xIxe qui achève la christianisation : tout le réveil protestant, comme la reconquête catholique des années 1830-1880, relèvent d'une volonté d'épurer la religion (ce qui déplait d'ailleurs au public de paysans auxquels cela s'adresse: on voit par exemple en Limousin, région qui va se déchristianiser très tôt, des paysans qui chassent leurs curés parce qu'ils ne veulent pas bénir leurs récoltes ! Les curés trouvent cela superstitieux, comme on leur a appris au séminaire, et cela choque les paysans ! On est bien là dans une logique de christianisation, et il est probable que les années 1880 marquent l'apogée du christianisme: c'est le moment où la foi est la plus épurée, avec cette propagande, cette prise en main des esprits, cette reconstruction de la pensée religieuse, c'est le moment où l'on construit le plus d'églises (et où elles sont les plus pleines. Et cela au moment même où se déroule le débat sur la laïcité. Et c'est au début du xxe siècle que commence la déchristianisation, de façon très lente. Un parti ci pant - Avant de poser ma question, je voudrais préciser par rapport à ce qui vient d'être dit que cela ne concerne en rien la laïcité: que le christianisme soit en expansion ou en repli, ce n'est pas l'affaire de la laïcité ! Ma question : quand on parle de l'influence de la religion dans la culture (on en a encore parlé à propos du préambule de feu la Constitution européenne), il faut dire que la religion est loin d'être la seule source des cultures et des mentalités. Il y en beaucoup d'autres en Europe, et ce sont précisément ces éléments constitutifs des cultures et des mentalités qui permettent de distinguer un pays comme la Turquie des autres pays d'Europe. Et l'on aurait pu accepter que la Constitution fasse référence au christianisme, si on y avait ajouté la culture des lumières, l'héritage gréco-latin… et même la culture islamique, qui a fortement influencé, ne l'oublions pas, la culture européenne (ne serait-ce qu'en faisant connaître les textes des penseurs grecs qui sans l'Islam auraient été perdus !). Et on pourrait parler aussi des cultures païennes pré chrétiennes d'Europe du Nord (Scandinaves, Celtes..) qui ont beaucoup pesé sur la culture du Moyen Age. Et ce sont pour moi les éléments non religieux qui différencient le plus la Turquie des autres pays européens. La Turquie n'a par exemple pas eu d'expérience du type de la Réforme, avec l'intrusion dans les mentalités du libre arbitre, du recours à la raison.. F. G-R. - Concernant le préambule de la Constitution européenne, une première version très contestée (et non reprise dans le texte final) faisait référence aux héritages culturels, religieux et humanistes de l'Europe. La formule finale parle de patrimoine spirituel et moral. Et concernant la Turquie, elle a connu sa réforme, avec Ataturk et ses jeunes turcs qui ont fabriqué une version de l'islam Les Idées contemporaInes 105 FranÇoIs GreZe-rueFF très particulière, beaucoup plus laïque, laissant une part importante à la vie civile: en Turquie le voile islamique est interdit à l'université (alors qu'il ne l'est pas en France). Une parti ci pante - vous avez dit que l'Angleterre, la Grèce et le Danemark étaient les trois seuls pays où il n'y avait pas de séparation Eglise-Etat. Il me semble aussi que ce sont trois pays qui n'ont pas adhéré çà l'Euro : faut-il y voir un lien ? F. G-R. - La Grèce a adopté l'Euro! Alors, je ne pense pas qu'il y ait un rapport ! La participante - D'autre part, à propos de l'Alsace et de la Moselle, vous avez dit qu'il y avait la loi, et qu'après on essayait de l'accommoder en créant des cas particuliers. Ce qui s'est passé en 1924, quand le cartel des Gauches a essayé de les faire rentrer dans le droit commun, sans succès, n'a jamais été repris par la suite, même si on recommence d'en parler. Si je ne trompe, les religieux catholiques, dans ces départements, sont considérés comme des fonctionnaires et payés par l'Etat : le même statut est-il attribué aux pasteurs des autres religions ? F. G-R. - Ce statut s'applique aussi aux protestants et aux juifs, mais pas aux musulmans (en 1920 il n'y en avait pas). Mais on trouve des accommodements, dans l'enseignement en particulier (ici les prêtres et pasteurs viennent officiellement enseigner la religion dans les établissements scolaires), avec l'accord des parents. Et donc, bien que cela ne soit pas dans le Concordant, on autorise aussi des musulmans à faire de même. Et c'est une des raisons pour lesquelles Nicolas Sarkozy voulait revoir la séparation de l'Eglise et de l'Etat. 106 Un parti ci pant - Je suis très gêné quand on veut ramener l'identité individuelle à l'appartenance à une religion. Il n'y a pas que la religion qui crée du lien social (et quand c'est le cas, cela s'appelle du communautarisme!). Alors, existe-til des cultures et des civilisations qui ont évolué en dehors de la religion : sinon, toute acculturation, tout mélange de cultures serait impossible. Et le retour du religieux doit être vu comme une sorte de compétition : avec la montée de l'islam on « réactive » les autres religions pour se défendre, et je ne suis pas aussi optimiste que vous sur la généralisation de la laïcisation. F. G-R. - Une identité collective ne se forge que lentement, et la France en est un bon exemple, qui a fait preuve de volontarisme pour la forger sur des bases autres que religieuses (le débat sur la laïcité n'a jamais cessé depuis la Révolution), et on a cherché à inventer des cérémonies civiles et des rites collectifs (le 14 juillet, le Panthéon…), on a magnifié une « Histoire de France » non religieuse, mais cela n'a pas encore suffi : nos jours fériés consacrent toujours des fêtes religieuses catholiques ! Une identité garde une force historique profonde, qui vient de loin, et intègre forcément un passé religieux : ce n'est pas simplement Les Idées contemporaInes L'europe est-eLLe Laïque ? queLLe LaïcIté dans chaque état ? une page qu'on tourne! Et même si on peut imaginer très facilement des identités non religieuses, elles restent cependant tributaires des nombreux siècles placés sous l'emprise de la religion. Les pays communistes ont prétendu détruire les identités religieuses du jour au lendemain, pendant 70 ans : dès la chute du communisme, on s'est aperçu qu'il avait fabriqué en fait un conservatoire religieux. Et en Pologne par exemple, la religion catholique s'est régénérée instantanément. L'identité nationale ou collective ne se manipule pas si facilement ! Il en est de même pour le lien social. La Démocratie a inventé beaucoup de liens sociaux qui ne relèvent pas de la religion, alors qu'avant, et pendant très longtemps, l'ensemble du lien social était confié à la religion : il est difficile de penser qu'il n'en reste rien. voyez la difficulté qu'on a de trouver un rite civil pour les obsèques : quand on assiste à une crémation, on a l'impression qu'il manque quelque chose, que le rite de passage n'est pas assez élaboré pour aider à réconforter les familles : dans ce domaine, l'Eglise sait mieux faire, et beaucoup de gens préfèrent un enterrement religieux pour cette raison là. Un parti ci pant - Je crois que l'historien, ici, est aux franges de la sociologie et de l'anthropologie. Et la relation entre la société et la religion est un fait anthropologique écrasant, car cela vient des origines de l'humanité, l'homme est un animal religieux. On peut aujourd'hui le regretter mais le fait est là. Cela dit, je ne pense pas nécessaire de l'inscrire dans une constitution, même s'il existe un lien historique entre christianisme et civilisation européenne. Mais vous avez introduit l'idée que la sécularisation, et même la laïcité, seraient une conséquence de l'évolution du religieux, et je ne le crois pas : toute une série de phénomènes liés à la modernité, comme le progrès technique, le développement du commerce, la politique elle-même ont échappé, par leur développement propre, à l'influence de la religion. Et surtout, à partir du xvIIIe siècle, se pose le problème de la sécularisation de la société, et donc d'une laïcisation qui va s'accélérer avec l'idéologie des lumières (qui aurait pu figurer à bon droit dans la Constitution !). vous avez parlé des luttes très dures par lesquelles s'est imposée la laïcité, mais ce fut parce que la religion avait pris un caractère totalitaire, ce qui est intrinsèque à sa nature. Un parti ci pant - Le problème avec l'identité basée sur la religion c'est qu'on attribue les caractéristiques de la religion à tout une société: on dira par exemple les pays musulmans, alors qu'il y a une grande diversité dans l'Islam (comme dans la chrétienté), et qu'il existe des athées dans le monde arabe (et que les pays dits musulmans font implicitement référence au monde arabe, alors que l'Islam est très implanté en Asie et en Afrique!). Autre point : vous avez parlé d'une enquête de 1999 qui a mon avis est déjà dépassée car, depuis le 11 septembre en particulier, on assiste à une montée de l'influence religieuse au sommet des états et dans les médias (nomination par Bush d' « intégristes » à des postes clés, nouveau prédisent iranien…). Autre question : vous avez dit qu'en France les églises sont propriétés municipales : or j'ai entendu récemment une polémique sur un maire qui avait financé la construction d'un clocher! Enfin, vous avez dit que Les Idées contemporaInes 107 FranÇoIs GreZe-rueFF l'Eglise du Danemark avait été fondée pour des raisons de tolérance: pouvez-vous expliciter cela? F. G-R. - Pour le clocher, cela dépend de la date de la construction : toutes les églises qui existaient en 1905 ont été versées aux patrimoines municipaux, mais pour les églises construites plus tard, elles appartiennent à l'Eglise, et y faire payer les réparations par la municipalité peut être considéré comme une subvention indue. Pour le Danemark, il y a eu une série d'affrontements entre des sectes luthériennes, qui menaçait de dégénérer en guerre civile: la solution trouvée a été de créer une Eglise d'Etat qui permette de réglementer et faire cohabiter différentes « sectes », et il y a eu un retour de la tolérance! Un parti ci pant - Cette Eglise avait pourtant un caractère totalitaire et théocratique! F. G-R. - Théocratique peut-être, mais je ne suis pas d'accord avec le terme totalitaire: c'est un concept qui a été forgé pour décrire les sociétés du xxe siècle, et on ne peut pas le projeter sur les sociétés du xvIIIe siècle, cela choque l'historien, c'est comme si on disait que l'Empire Romain était totalitaire. Le parti ci pant - N'empêche que les Eglises ont toujours eu une emprise très forte, non seulement sur la vie privée des gens mais aussi dans l'espace politique, et ce n'est que très récemment que l'Eglise catholique a abandonné cette volonté d'emprise (en la remplaçant par l'influence!) 108 F. G-R. - Pour le retour du religieux, on en parlait déjà en 1999 au moment du sondage auquel j'ai fait référence. Ce que j'ai essayé de montrer c'est qu'on avait en même temps une plus grande « visibilité » du religieux dans la sphère publique et une poursuite du mouvement de sécularisation, et les deux phénomènes ne sont qu'en apparence contradictoires. Plus la religion décline dans la société, plus sa réapparition devient visible, grâce en particulier à la médiatisation. Quant à la société musulmane, je n'ai peut-être pas suffisamment explicité mon propos quand j'ai fait la comparaison avec la société catholique du xIxe siècle. Il y a eu, au xIxe siècle, dans un monde chrétien d'une très grande diversité, un sursaut catholique effrayé par la modernité. Et ce n'est pas nier la diversité d'une religion que de dire que le phénomène le plus visible aujourd'hui pour l'Islam, qui traduit bien son hésitation, est ce moment de durcissement par rapport à la modernité, comparable au durcissement catholique du xIxe siècle. Cela ne veut pas dire qu'à l'intérieur du monde musulman tout le monde suive ce mouvement, bien au contraire: mais on a bien vu aussi que ce sursaut catholique a été battu en brèche et a échoué. Les Idées contemporaInes L'europe est-eLLe Laïque ? queLLe LaïcIté dans chaque état ? Un parti ci pant - Il faudrait parler de la Chine, dont la civilisation et la culture sont bien plus anciennes que celles de l'Europe, et qui a pu exister sans véritable religion instituée: quelques grandes religions, comme le bouddhisme et le taoisme ont pu s'implanter, mais elles n'ont jamais été dominantes. Il y a eu aussi une vague religion chamanique, où l'Empereur intercédait avec le Ciel, mais il n'y a jamais eu de divinités, ni même de monothéisme. On peut donc dire que la civilisation chinoise s'est développée en dehors de l'influence des religions comme on a pu le voir en Occident. F. G-R. - Le culte des Ancêtres, et la croyance en une certaine immortalité de l'âme sont quand même une forme de religiosité, et cela génère toute une série de rites ou de rituels qui créent du lien social. C'est dans ce sens que je disais que la laïcité pouvait être considérée comme une hérésie chrétienne et comme une forme de religion, parce que cela organise une série de liens sociaux : c'est ce que dit Régis Debray, et tout dépend de ce que l'on met derrière le mot religion. Un parti ci pant - Je crois que je vais avoir du mal à formuler clairement ma question ! Ne fait-on pas une erreur en généralisant la réflexion sur les hommes à travers leur appartenance religieuse. Est-ce qu'en définitive chaque être humain n'est pas tellement spécifique, tellement compliqué, que vouloir le classer, l'étiqueter, se révèle dangereux : on a montré que le concept de race n'a aucune base scientifique, et pourtant le racisme s'est développé parce qu'on a considéré des catégories nommées races ? Et pensez-vous que la sécularisation, qui enseigne le respect des autres, puisse être un antidote? F. G-R. - C'est un problème général en histoire. Quand on étudie l'histoire d'un petit village sur une certaine durée au xvIIe siècle, on a affaire à une collection d'individus, mais on est obligé d'en faire des généralités, sinon on ne fait pas de l'Histoire mais de la biographie. C'est donc simplificateur par construction, peut-être réducteur, mais si on veut parler des tendances du passé on est bien obligé de faire des catégories, des généralisations…, toujours plus ou moins fausses d'ailleurs : c'est pour cela que les historiens se contredisent d'une génération à l'autre, car on n'opère pas les mêmes synthèses ! Et c'est ce que les romanciers reprochent aux historiens, car le romancier s'attache aux « vraies » gens alors que l'historien a plutôt tendance à considérer des moyennes. Un parti ci pant - Deux questions brèves : l'émergence de la laïcité n'est-elle pas à mettre en parallèle avec l'émergence de l'esprit critique. Et le « 20 heures de TF1 » n'est-il pas une nouvelle forme de religion (rires dans la salle). F. G-R. - Oui, ce que l'on appelle esprit critique fait partie (comme l'humanisme, le rationalisme..) du processus de sécularisation que j'ai essayé de vous décrire, et la laïcité est la version française de ce processus. Les Idées contemporaInes 109 FranÇoIs GreZe-rueFF A propos du Journal télévisé, c'est un phénomène intéressant et typique: la civilisation moderne se fabrique ses rites, et produit un lien social différent du lien social religieux, mais peut-être du même ordre. C'est typique de la logique de sécularisation, c'est un rituel, c'est peut-être une religion au sens chinois ! Un parti ci pant - Je suis en France depuis plus de 40 ans (je viens de l'autre coté de la Méditerranée) et je voudrais revenir sur l'Islam. On dit : il y a 5 millions de musulmans en France, parce qu'on a mis une étiquette sur tous ceux qui sont bruns et venus de là-bas et je trouve que c'est un processus dangereux. Quand on va au restaurant, on se demande ce que vous allez manger! Et le fait religieux est de plus en plus utilisé par la politique: on parle de musulmans albanais, de musulmans kosovars… plutôt que de parler des problèmes économiques et sociaux de ces populations qui expliquent plus l'effervescence que les problèmes religieux. On peut d'ailleurs constater que les pays qui affichent le plus haut leur obédience religieuse sont les plus grandes dictatures ! Une participante - Je me souviens que dans les années 80 la France socialiste avait financé en partie la Cathédrale d'Evry. Après on a eu une loi sur le financement des écoles privées (surtout catholiques). Puis la loi sur le voile islamique… Tous ces sujets ont créé des débats houleux et prolongés en France. Trouve-t-on les mêmes réactions dans les autres pays européens. F. G-R. - C'est très variable, j'ai cité le cas de la Suède où l'on a séparé Eglises et Etat en 2000 sans faire une vague. Mais par exemple le problème de l'avortement fait de gros débats en Irlande pour des raisons religieuses. Sur ces sujets, je pense qu'il serait difficile d'avoir une idée européenne. Ce qui donne l'impression qu'en France il y a plus de débats sur ces sujets, c'est peut-être que, d'une manière générale, on débat beaucoup sur les sujets de société, et on a tendance à poser les choses en principe autant qu'en réalité: c'est sur le principe qu'il y a débat, mais on s'arrange après ! 110 Un parti ci pant - Le conférencier précédent (dans le cadre de ce cycle sur l'Europe) nous a parlé de l'Europe des nations. Il a dit en particulier qu'on avait pu faire la Révolution parce que les gens s'étaient réunis derrière l'idée de nation, en citant l'institution du Soldat Inconnu comme une nouvelle tradition destinée à consolider cette idée. Alors, pour qu'on puisse faire l'Europe, il faudrait que les Européens puissent se réunir derrière une idée commune: est-ce si vrai ? Car on crée pour cela des choses artificielles (l'hymne européen, qui est la 9 e de Beethoven). Ne pourrait-on pas se réunir sans cela? F. G-R. - Historiquement c'est bien un fait, et il a bien fallu faire la nation pour pouvoir faire la démocratie (peut-il exister la démocratie sans nation ?). On pourrait peut-être imaginer des constructions sans idée commune, mais pour rassembler les gens il faut un prétexte en général, même pour une simple réunion entre amis. Pour faire société il faut bien un contenu, un lien social, et la reliLes Idées contemporaInes L'europe est-eLLe Laïque ? queLLe LaïcIté dans chaque état ? gion a pendant longtemps fourni ce contenu. Et c'était bien commode: ce n'était pas nécessairement qu'on croie en Dieu ou en la religion, mais il fallait bien que le village se réunisse, et l'église était un endroit commode pour cela! Il ne faut pas minimiser ce rôle! Un parti ci pant - En dehors de la religion, ce qui fait lien entre les gens c'est la langue, et l'incident récent où Chirac s'est fâché contre le Baron Seillère, qui présentait une communication en anglais devant une instance européenne, l'illustre bien : c'était peut-être un peu ridicule, mais cela traduit quelque chose de très profond, que chacun tient à sa langue. Je suis née dans un petit village des Pyrénées où l'on était bilingue (patois-français) et ma mère a été obligée d'abandonner sa langue maternelle pour pouvoir être considérée comme une française à part entière, et cela ne date que d'un siècle! Et je pense qu'au niveau européen, plus que l'économie ou la religion, c'est le problème linguistique qui rendra l'intégration quasiment impossible. Ou alors faudra-t-il revenir au latin, qui avait justement permis à l'Eglise catholique d'unifier ses fidèles ? F. G-R. - Peut-être sommes-nous toujours marqués par cette expérience française qui a détruit les langues régionales pour assurer l'unité de la République. Mais on voit aussi des langues qui ressuscitent (comme le Catalan, l'Hébreu…). Et des nations plurilinguistiques qui réussissent ! Un parti ci pant - vous avez parlé tout à l'heure de pays comme la Pologne ou l'Irlande qui se sont construits en s'opposant à ceux qui les entouraient. Et on a un peu l'impression aujourd'hui qu'on nous pousse à construire l'Europe sur les mêmes bases : il faut s'unir pour résister au reste du monde qui nous entoure, et c'est pour cela que, plus ou moins consciemment on cherche les idées qui peuvent unir les Européens. F. G-R. - Historiquement, pour ce qui concerne les nations, vous avez raison, mais c'est en cela que l'Europe n'est pas une nation, c'est une construction qui n'est pas nationale. 111 Le 29 mars 2006 NB : François Greze-Rueff a présenté à Saint-Gaudens une conférence intitulée « Sécularisation, laïcisation et logique scolaire » qui complète la conférence ci-dessus : après une première partie qui proposait une contextualisation géographique et historique des idées de sécularisation et de laïcisation, traitée ci-dessus de façon plus détaillée, François Greze-Rueff a ensuite développé en Comminges les conséLes Idées contemporaInes FranÇoIs GreZe-rueFF quences, en France, de la laïcisation de la société sur l'enseignement et le fonctionnement de l'école publique. C'est cette partie, suivie du débat commingeois, que vous pourrez retrouver dans Parcours n° 33-34 saison 2005-2006. 112 Les Idées contemporaInes