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MÉLANIE, KATHY ET LE [D]ÉSERT MAUVE
Elodie Vignon, Queen’s University / Paris III Sorbonne Nouvelle
Le Désert mauve de Nicole Brossard, paru en 1987, met principalement en scène des personnages
féminins avec entre autres Mélanie – la fille, Kathy – la mère et Lorna – l’amie, trois femmes situées au cœur de la
relation mère-fille. Dès lors que l’on parle de relation mère-fille, la rivalité est une donnée préexistante. En effet, la fille
réagit face à sa mère, première personne à laquelle elle peut s’identifier. La confrontation est, semble-t-il, nécessaire,
elle permet à l’enfant de se détacher de la figure maternelle tout en s’en servant de modèle. Ainsi, nous pouvons nous
demander comment se traduit la prise de distance de Mélanie par rapport à sa mère dans ce roman, mais aussi quels en
sont les facteurs. En d’autres termes, comment cette relation mère-fille évolue-t-elle dans Le Désert mauve ?
Nous nous concentrerons tout d’abord sur le personnage de Mélanie afin de comprendre la relation mère-fille
mise en évidence ainsi que les tensions qu’elle fait émerger. Ceci nous permettra d’évoquer les départs de la jeune fille
en direction du désert, son lieu de prédilection.
De cet univers exclusivement féminin où règnent les femmes non par leur pouvoir, mais par leur présence, les
hommes ont été en quelque sorte anéantis, ils ont du moins été exclus de ce microcosme tournant autour de Kathy
Kerouac, mère de Mélanie dont le père, un acteur, n’est mentionné qu’une seule fois dans tout le roman, très
brièvement (97). Seul un homme se trouve relativement présent dans l’histoire : « l’homme long » dont le rôle négatif
se profile jusqu’à ce qu’il prenne toute son ampleur à la fin. Telle une menace, il plane sur les chapitres, sorte de
contraste par sa singularité (grammaticale et diégétique), face à la pluralité des femmes du roman.
Le fait même que Mélanie soit une adolescente joue un rôle essentiel dans la diégèse. La période de
l’adolescence est la période la plus appropriée dès lors que l’on s’interroge sur l’identité et la liberté de la fille dans la
relation maternelle. C’est en effet une période de transition pendant laquelle l’enfant devient adulte, pendant laquelle la
fille entreprend un processus de détachement par rapport à sa mère pour se construire une identité propre. C’est le
moment où elle devient une personne à part entière, indépendante, où elle commence à ne plus ressentir, pour sa
survie, le besoin essentiel de la mère. Michèle Fellous insiste sur cette évolution De L’Etat de fille à l’état de mère dont
elle tire le titre de l’un de ses ouvrages. Il est impressionnant de remarquer l’importance que donne le personnage de
Mélanie lui-même à son âge, « quinze ans », indication répétée sur neuf des quarante pages de Laure Angstelle1. La
narratrice insiste sur le fait qu’elle est « très jeune » (11, 13, 20) ; et ces répétitions – quasi-hypnotiques – contribuent
au caractère poétique du roman. Ce détail, qui finit par ne plus en être un, devient caractéristique de l’histoire et de la
crise que traverse Mélanie, « héroïn[e] en devenir, en voie de formation » (Picard 102). Mélanie est un personnage
mystérieux et obscur qui, selon Larry Steele, « correspond à une certaine image de liberté et de rébellion associées aux
Etats-Unis » (71). Seule, volontairement hors de la société, loin de « l’humanité » et de la « civilisation », séparée de sa
mère, Mélanie atteint un état d’euphorie lorsqu’elle se rapproche du néant : « J’avançais dans la vie, les yeux fous
d’arrogance. J’avais quinze ans. C’était un délice comme un pouvoir de mourir ou de s’enfoncer dans la nuit avec des
cernes autour des yeux, des espaces absolument délirants à proximité du regard » (12).
1
(11, 13, 14, 24, 25, 32, 36, 44, 48)
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Ce personnage vit une véritable crise existentielle et identitaire : elle ne cesse d’affirmer sa solitude dans ce
monde qui ne la « voit pas », sa mère surtout : « Je bois une bière et personne ne s’aperçoit que j’existe » (15). Cette
fragilité au niveau de l’affirmation de soi est révélatrice de son comportement envers sa mère et Lorna :
Très jeune, je fus sans avenir comme la baraque du coin qui fut un jour incendiée par des gars
« venus de loin », disait ma mère qui leur avait servi à boire. Un seul d’entre eux était armé,
m’avait-elle juré. Un seul parmi eux. Tous les autres étaient blonds. (11)
Cette comparaison à un objet quelconque, « la baraque du coin », fait preuve d’une sous-estimation de la part de la
jeune fille à son égard. A travers ce procédé, elle insiste sur sa présence, mais une « présence-absence »,
paradoxalement. Et non seulement se compare-t-elle à cette baraque, mais elle se compare surtout à la destinée de
cette dernière : une petite maison incendiée, c’est-à-dire volontairement, par des hommes. En effet, la forme passive
du verbe incendier met en relief le vandalisme de ces derniers. Néanmoins, malgré toute l’insistance sur la négativité
qui se dégage des hommes, le paradoxe règne au niveau de l’acte de la mère qui semble aller dans le sens de l’incendie
de la baraque – celui de sa fille. En effet, n’est-ce pas elle qui sert à boire aux incendiaires ? Le fait qu’elle remplace la
dirigeante du bar à ce moment n’est pas anodin. Véritable alma mater dans cette séquence, elle pourvoit aux besoins
naturels des terroristes et entretient la destruction symbolique de sa fille. D’ailleurs, nous pourrions aller plus loin à
partir de la paronomase entre ces hommes « blonds » et « l’homme long », personnage au singulier comme celui qui
porte une arme... Cet « homme long » séjourne aussi dans un motel, et c’est lui qui s’interposera entre Mélanie et
Angela Parkins2. Alors qu’Angela est tuée à la fin, et pas par n’importe quelle arme, mais par une arme à feu, Mélanie se
voit ici métaphoriquement incendiée de l’intérieur, telle une prédiction. Le feu destructeur provient toujours de la main
de l’homme, ce genre d’être humain dont l’existence se réduit pour Kathy à une nature fictionnelle, « comme s’ils
avaient vu le jour dans un livre » (11). On leur refuse toute généalogie, leur préférant une généalogie de femmes (913),
revendiquée par Luce Irigaray4.
Cette présence exclusivement féminine est pesante pour Mélanie, la vue de sa mère avec son amie Lorna fait
surgir une violence qu’elle exprime à travers l’environnement et la nature :
cette nuit. Très jeune, j’appris à aimer le feu du ciel, la foudre torrentielle ramifiée au-dessus de
la ville comme un écoulement de la pensée dans le cerveau. Les nuits d’orage sec, je devenais
tremblements, détonations, décharge totale. Puis je m’abandonnais à toutes les illuminations, ces
fissures qui comme autant de blessures lignaient mon corps virtuel, me liaient à l’immensité. (2021)
« Cette nuit » agit comme un révélateur, son incompréhension et sa colère se manifestent à l’échelle naturelle sous la
forme d’orages, associés encore une fois à l’élément du feu. Le ciel, siège de l’orage et de la foudre auxquels elle
s’identifie, mime ainsi sa violence intérieure tout en exprimant son sentiment d’exclusion et son besoin d’union à
quelqu’un, quelque chose : l’univers. Il y a fusion entre l’humain et la nature. Cette cyclothymie5 des émotions se
2
Dans le récit ainsi que dans le livre de Brossard par l’immixtion matérielle du dossier photographique (103-116).
3
Lorna est fille unique, elle vivait au départ avec sa mère et sa grand-mère, elle est donc elle aussi issue d’une famille
où la généalogie se limite aux femmes – la femme y est donc valorisée.
4
« Je pense qu’il est nécessaire aussi […] que nous affirmions qu’il existe une généalogie de femmes. Généalogie de
femmes dans notre famille : après tout, nous avons une mère, une grand-mère, une arrière grand-mère, des filles.
Cette généalogie de femmes, étant donné que nous sommes exilées (si je puis dire) dans la famille du père-mari, nous
l’oublions un peu trop ; voire nous sommes amenées à la renier. Essayons de nous situer pour conquérir et garder notre
identité dans cette généalogie féminine » (Irigaray 29-30).
5
L’idée selon laquelle le paysage varie en fonction des humeurs du personnage a connu ses prémices grâce à l’influence
de la phénoménologie (Hegel) au XXe siècle, voir Michel Collot, La Matière-émotion. On a pu observer la synthèse
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manifeste à travers un vocabulaire de la douleur, de la brutalité, jusqu’à ce que le paysage incarne la preuve physique
de la blessure de Mélanie. Blessure qui se traduit par l’intermédiaire de signes physiques de rupture, de néant et de
chaos. Grâce au support de la voûte céleste, autre forme d’horizon, Mélanie justifie l’aspect virtuel de son corps, son
existence en tant que « personnage » (44). Le ciel devient métaphore du corps de la jeune fille, cet espace meurtri dont
la véhémence s’exprime par le déchainement de la nature. Le rapprochement à l’immensité est recherché ; Mélanie se
défait de la relation maternelle en faveur de cette totalité et de cet infini qu’elle sollicite.
Une seule description de la mère, sommaire et partielle qui plus est, est fournie au lecteur, et elle débute grâce
à la télévision qui sert d’impulsion par sa fonction de miroir. Alors que la télévision représente d’habitude la fiction, c’est
ici la réalité qui se reflète sur l’écran, comme si celui-ci représentait la frontière entre l’extérieur, monde réel, et
l’intérieur du « téléviseur » : la fiction. « Je voyais son profil et le reflet du petit peigne en argent qu’elle portait toujours
dans ses cheveux […]. Son tablier était jaune avec de petites fleurs. Je ne l’ai jamais vue portant une robe » (11). Le
peigne, symbole de féminité par son rapport étroit aux cheveux, devient synecdoque de Kathy. Ce passage qui pourrait
promettre au lecteur une description de la mère, à l’échelle du roman, se réduit finalement à l’indication du peigne et
des vêtements, en l’occurrence son uniforme de travail. Ce sont des indications concrètes, matérielles et extérieures à
la personne. Nous pouvons d’ailleurs relever le cliché du tablier associé à la femme au foyer. La remarque de l’absence
de robe, symbole elle aussi de féminité, ici niée, devient emblématique de la représentation que Mélanie se fait de sa
mère. Il y a déplacement du peigne au tablier, déplacement de l’état de femme à celui de mère. Mais peut-être est-ce
un moyen pour la narratrice d’affirmer le fait que sa mère ne doit être qu’une mère, et non plus une femme. Image
généralisée de la réalité – Mélanie assimile la mère à son motel, lequel résume la vie de cette dernière : « Chaque fois
que je pense à ma mère, je vois des filles en maillot allongés au bord de la piscine du Motel » (19). La piscine, ici,
permet de relier le motel et l’homosexualité de la mère, notamment à travers l’érotisme du maillot de bain dont
l’évocation se répète au fil des pages. Pour Mélanie, sa mère est homosexuelle et possède un motel. Du point de vue de
la jeune fille, Kathy devrait davantage incarner une fonction, celle de mère, que l’état de femme ; ce qui reviendrait,
d’après l’ouvrage Mères-filles, Une relation à trois, à considérer Kathy « plus mère que femme »6.
L’arrivée de la troisième personne au milieu du duo mère-fille a transformé la relation maternelle que Mélanie
entretenait auparavant avec sa mère. Mélanie désire donc limiter sa mère au statut de mère afin de protéger et rétablir
leur relation mère-fille qu’elle désire plus ou moins exclusive. Celle qui met en péril cette relation première, c’est-à-dire
Lorna, incarne le « tiers » ou ce que Donald Winnicott appelle l’« objet transitionnel »7. Mélanie n’éprouve pas de haine
à proprement parler envers Lorna, sa colère se traduit davantage à l’égard de sa mère à laquelle elle reproche non pas
cette relation homosexuelle mais la prépondérance de cette relation sur la leur, leur relation mère-fille. Cette amie de
Kathy est présentée comme une intruse face à l’environnement tout comme dans le rapport de la jeune fille avec sa
mère :
indissoluble entre l’objet ému et le sujet émouvant, entre matière et émotion, senti et ressenti. Jean-Paul Sartre a
d’ailleurs parlé d’une phénoménologie des émotions. L’émotion est un comportement, c’est-à-dire une façon
d’appréhender le monde ; « é-motion » vient de « ex-movere » qui signifie bouger hors de soi, sortir de soi : il y a
communication avec la chose. De la même manière, nous pouvons décomposer le verbe exister en tant que « eksister » comme le soulignent Heidegger et Ricœur ; la personne est alors détournée vers le dehors, d’où la fusion entre
elle et le monde, émotion et expression.
6
Première partie intitulée « Plus mères que femmes ».
7
Voir les pages 109-126.
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Elle m’avait décrit des paysages […] incompatibles avec la végétation […] de mon enfance. Lorna
inventait. Je savais qu’elle inventait car moi je pouvais distinguer entre le diamantin de l’Ouest et
le crotale cornu. (12 je souligne)
En se positionnant comme celle qui connaît le mieux le désert, la jeune fille légitime sa place et condamne l’intrusion de
Lorna dans sa famille, dans son territoire, le désert de l’Arizona. En effet, rapidement, un sentiment de jalousie se
dessine en surplomb des mots :
Au souper, ma mère lui souriait. Elles se regardaient et quand elles parlaient leurs voix étaient
pleines d’intonations. J’observais obstinément leurs bouches. (12)
La forme pronominale du verbe regarder indique la réciprocité des regards échangés par les deux adultes en présence
de Mélanie que sa mère ne regarde plus, selon elle. L’objet de regard(s) a donc changé avec l’arrivée de cette troisième
femme. Mélanie souligne le singulier qui la représente face au pluriel du couple dont elle se voit exclue. La concentration
du récit sur les bouches, de la part de la narratrice, n’est pas anodine. Il s’agit du point d’union des deux femmes pour
la petite fille de cinq ans, il s’agit aussi de la partie du visage exprimant le plus sensualité, désir, et féminité.
Pour Mélanie, le couple homosexuel entre tout simplement en compétition avec le couple mère-fille. A ses
yeux, il révèle une Kathy « plus femme que mère », ce à quoi elle s’oppose. Si Nathalie Heinich et Caroline Eliacheff
parlent des mères « plus mères que femmes » ou « plus femmes que mères », elles le conçoivent depuis le
comportement de la mère en tant qu’il révèle la « position objective occupée par » celle-ci. Dans le roman de Brossard
en revanche, nous sommes confrontés au « vécu subjectif de la fille » (Eliacheff 159). Mélanie nous fait elle-même part
de la manière dont elle conçoit sa mère, et elle a l’impression que cette dernière la délaisse. Dans le récit qu’elle fait, ce
manque ressenti face à la situation dans laquelle elle se sent remplacée par Lorna, se traduit en ces mots : « Ma mère
avait le pouvoir insoupçonné de susciter en moi une terrible solitude qui, lorsque je la voyais si rapprochée de Lorna,
me ravageait » (18). Cette complémentarité, cette union marquée par l’intensif « si rapprochée » dévoile le genre de
lien que Mélanie recherche auprès de sa mère, un lien platonique bien sûr, mais dont la tension serait aussi forte que
celui qui unit les deux adultes. Le problème majeur de cette situation, c’est qu’avec le saphisme de la mère, Lorna
prend immanquablement la place de Mélanie, car le fait que Lorna soit une femme légitime cette crainte du
remplacement chez la fille.
Dans son rejet de Lorna, on pourrait y déceler le désir d’un « inceste platonique » avec la mère, l’inceste se
définissant justement à partir de l’absence du tiers. Dans le roman, contrairement au schéma traditionnel de l’inceste
platonique, ce n’est pas Kathy qui met sa fille à la place du père absent. Au contraire, la fille s’attribue le rôle que joue
habituellement la mère dès lors que l’on parle d’inceste mère-fille. « Dans l’inceste platonique vers lequel tend la mère
« plus mère que femme », celle-ci exclut tout tiers dans la relation à l’enfant, et à la fille en particulier, en tant que
semblable à la mère. A l’inverse, dans le cas de la femme « plus femme que mère », c’est l’enfant qui est exclu – la fille
de préférence, en tant que non différente de la mère » (Eliacheff 106). L’« inceste platonique » n’a « pas pour enjeu la
jouissance sexuelle mais l’identité, parce que ce qui s’y joue est l’assouvissement non d’une pulsion érotique mais d’un
besoin identitaire ou narcissique » (Eliacheff 70). Mélanie a besoin de sa mère pour construire sa propre identité, elle a
besoin d’être reconnue en tant que personne distincte. Le manque, l’absence qu’elle ressent affectivement, l’incite donc
à désirer une relation plus étroite, voire extrême, avec sa mère, une relation propice à son identification. En attente
d’un type de rapport réciproque, non seulement elle s’identifie sexuellement à sa mère à travers sa propre
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homosexualité8, mais elle s’en rapproche aussi par l’intermédiaire du personnage d’Angela dont l’âge9 l’assimile à sa
mère, ce qui nous offre un nouveau cas de figure, celui de l’inceste symbolique, toujours platonique, avec la femme qui
pourrait être sa mère.
La transition « [d]e l’être-fille au devenir-femme »10 pose problème. Mélanie a besoin de trouver un modèle en
la personne de sa mère, d’où le fait qu’elle a besoin de s’en rapprocher, mais elle doit aussi être capable de se
considérer en tant que personne distincte de sa mère. Cette étape passe à la fois par une reconnaissance de la mère sur
la fille en tant que femme et par la prise de distance de la fille d’avec sa mère dans le but de se construire une identité
propre. A son départ, Mélanie donne comme cause le comportement même de sa mère envers elle :
Tu regardes Lorna et tu ne vois rien autour. [...]. Tu ne me vois pas.
[…]/Tu existes trop en moi parce que tu ne me parles jamais. Je suis obligée d’imaginer ta
tendresse, d’inventer des dialogues dans lesquels tu me dis ton amour, ton estime, ton
appréciation. (127-128)
Afin de « couper le cordon » avec la mère, la fille procède au meurtre de la mère, ici symbolique. Ce meurtre
se situe à la fois au niveau du langage et de l’action. Mélanie affirme directement sa volonté d’indépendance dans cet
unique dialogue11 des deux personnages féminins. L’incompatibilité, l’incompréhension régnant entre mère et fille peut
alors seulement se terminer sur le départ de la fille. En quittant la maison, la fille « expérimente ce qu’est une identité
autonome, où l’on existe en tant que personne à part entière et non plus en tant qu’occupante d’une place prédéfinie
dans une configuration familiale » (Eliacheff 280). L’absence de la mère lors du processus d’identification et de
libération de la fille assure a posteriori la persistance de la relation maternelle ainsi que l’affirmation d’une lignée
féminine – et non leur anéantissement.
Le désert est très présent dès le titre du roman de Brossard. Il s’agit du désert de l’Arizona où habitent Mélanie
et sa mère. Un désert est un lieu inhabité, vide ou peu fréquenté. Région généralement très sèche, le désert est associé
à une végétation pauvre de même qu’il est relié à la mort, contrairement à la ville qui incarne la vie. Pour Mélanie
cependant, il traduit un espace de vie en contraste avec la mort de l’humanité qu’elle méprise. Tout comme les « lièvres
antilopes » et « les fleurs de senita qui ne s’ouvrent qu’à la nuit », la jeune fille s’épanouit dans ce lieu nocturne (13).
« [Elle] roul[e] avide » (19) nous apprend-on ; la jeune fille évoque en effet son désir immodéré dès lors qu’elle atteint
le désert, espace nomade qui caractérise Mélanie par opposition à sa mère la sédentaire12. La figure du désert de
l’Arizona rappelle le « mythe des Etats-Unis comme vaste lieu de liberté sauvage » (Steele 71) ; le désert incarne le
désir – et la paronomase ne saurait taire cette association essentielle au roman. Conduire sa voiture en direction du
désert révèle la prise de possession du monde par Mélanie, un monde où le désir féminin trouverait sa place. Elle a
8
L’homosexualité de la jeune fille soulève plusieurs questions dont Irigaray offre un élément de réponse : « Pour les
femmes, le premier rapport de désir et d’amour s’adresse au corps d’une femme. Et quand la théorie analytique dit que
la petite fille doit renoncer à l’amour de et pour sa mère afin d’entrer dans le désir du père, elle soumet la femme à une
hétéro-sexualité normative courante dans nos sociétés, mais complètement pathogène et pathologique » (Irigaray 3031). Ainsi, l’absence de père pour Mélanie ou de tout autre personnage masculin aurait-elle contribué à l’homosexualité
de Mélanie ? Quoi qu’il en soit, l’identité sexuelle de la jeune fille s’est en effet définie par rapport à sa mère.
9
« Elle devait avoir quarante ans » (18).
10
Titre de la 5e partie de Mères-filles, Une relation à trois.
11
Dans « Un livre à traduire », scène I (127-130).
12
Notons à travers le nom de famille de Kathy l’allusion ironique à Jack Kerouac, auteur de On The Road.
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besoin de voir l’immensité devant elle comme une option (19). L’horizon l’attire tel un aimant. Elle appartient au désert,
c’est à cet endroit qu’elle peut enfin s’affirmer et être elle-même. Le désert lui permet d’exister, et le champ lexical de
la vie passe par la soif, l’énergie (sexuelle), l’action :
C’est tout dire quand je parle de la nuit et du désert car en cela même je traverse la légende
immédiate de ma vie à l’horizon. J’ai abusé des étoiles et des écrans de vie, j’ai entamé des
routes de sable, j’ai assouvi ma soif et mon instinct comme autant de mots devant l’horizon
magique, seule, manœuvrant dune manière insensée pour répondre à l’énergie qui me traversait
comme une nécessité, une avalanche de l’être. (25 je souligne)
La jeune fille vit pour sentir son « être adonné à l’espace » puisque pour elle, « [l]’horizon est un mirage qui oriente le
corps assoiffé » (30). Ce verbe orienter montre alors l’importance de la destination vers laquelle la jeune fille se dirige.
Elle dit elle-même qu’elle « [va] vers le désert », signalant ainsi un point de départ, la maison maternelle, en direction
du désert et de l’horizon, mais sans véritable point d’arrivée, un tel point n’existant pas (11). Seule la direction compte,
elle est seule nécessaire à l’acte d’émancipation et d’existence (en dehors de la mère).
La quête, et donc le parcours, s’étendent à l’infini dans l’immensité de l’univers. Et à cet infini géographique
correspond un infini temporel rendu par l’utilisation de l’imparfait, temps itératif, ainsi que par des indications de
durée à travers lesquelles le cycle temporel se voit ininterrompu : « des journées entières, des nuits, des aubes » (11).
Le désert est donc le lieu de refuge de la jeune fille, l’endroit où elle se rend lorsqu’elle fuit sa mère, acte qui se révèle
par la simultanéité : « je partais pendant que ma mère me criait des mots aigus qui se perdaient dans la poussière du
stationnement » (12-13 je souligne). Le départ rapide de la voiture crée de la poussière qui joue une fonction d’écran
entre les deux personnes, à la fois séparées par les mots, le geste et la matière. La narratrice souligne d’ailleurs le fait
que lorsqu’elle s’évade, elle laisse sa « mère […] seule [derrière] », elle affirme donc sa maîtrise (13). La jeune fille
aime « abandonner » sa mère, sorte de punition ou de vengeance. « J’avais le pouvoir sur ma mère de lui prendre son
auto au moment le plus inattendu » se targue-t-elle (18). Elle oppose d’ailleurs le reflet au singulier de sa mère aux
multiples « reflets brûlants du soleil aveuglant » (13). Le soleil, astre vital, lui procure ainsi la chaleur dont elle a
besoin. La mère se trouve remplacée par le monde et l’univers qui se mettent à incarner le havre de sa fille. Le verbe
brûler renvoie de plus à la « baraque incendiée ». Mélanie cherche-t-elle à être incendiée par le soleil, cet astre
masculin ?
Le lieu d’évasion de la narratrice de quinze ans, face à sa mère, constitue le lieu de la vie, lieu de son
existence ; aridité et maternité se trouvent donc transposés. En effet, le désert pallie aux besoins naturels de chaleur et
de lumière, c’est-à-dire aussi d’affection, de la jeune fille, de même que la vitesse de la voiture sur la route est
synonyme de l’énergie de Mélanie : « « A moi la confrontation de l’aridité » et j’appuyais sur l’accélérateur, folle de la
maudite énergie de mes quinze ans […]. Je roulais vite, seule comme un personnage émondé de l’histoire » (13). La
vitesse et la distance permettent à Mélanie de se libérer de l’humanité qu’elle fuit et de sa mère, alors qu’en même
temps, ce parcours en voiture réfère directement à la mère – manière de renouer avec elle, partir à l’origine vers
l’horizon et retrouver ce lien maternel unique qu’elle a perdu dans l’humanité. Au moins, dans le désert, elle se retrouve
seule au volant de la voiture de sa mère, « la Meteor de ma mère » répète-t-elle (17). Le mot Meteor évoque alors, de
par son nom, la vitesse et la trajectoire… la destruction de soi enfin. Et il entretient l’association de la jeune fille aux
éléments naturels et à l’univers en général. Tel un météore, la voiture file dans le désert, cet espace vaste et vide
comme le ciel. Ainsi, après l’orage et la foudre, la narratrice apparaît comme une étoile filante sur l’horizon.
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Un soir, je surpris dans l’obscurité de leur chambre ma mère, épaules et nuque tendues comme
une existence vers la nudité de Lorna.
Je roule. J’hurle. (18 je souligne)
Survient une véritable relation de cause à effet ou cause conséquence entre la raison du départ de Mélanie et le trajet,
chemin parcouru. C’est pour combler sa solitude face au couple d’adultes que la jeune fille s’enfuit et s’approprie la
voiture de sa mère. Elle lui montre alors à travers ce geste qu’elle existe mais par son absence même. En effet, son
absence se concrétise par l’absence de la voiture dans un acte de monopolisation et de mobilisation. Ainsi, nous
constatons la mise au jour d’une relation d’exclusivité à la mère par l’intermédiaire même de la voiture qui appartient,
justement, à cette dernière. Seule dans cette voiture dans le désert, univers désertique, Mélanie trouve le moyen de se
rapprocher de sa mère grâce à cet objet qu’elle s’approprie « au moment le plus inattendu » (18). La voiture devient
alors symbole, métonymie de la mère. Par ce rapprochement avec sa mère, Mélanie profite de ce moment privilégié de
reconnexion avec l’univers et donc avec celle-ci pour véritablement s’extérioriser, moment où elle s’autorise à être ellemême. « Je roulais. J’hurlais dans la vie » (25). La juxtaposition de ces deux verbes révèle une assonance et une
allitération uniques qui rendent leur combinaison simultanée et nécessaire.
Si la jeune fille peut renouer avec sa mère à travers la voiture qui joue le rôle de médiateur, on se rend compte
que l’espace parcouru par Mélanie au volant de la Meteor dans le désert n’est autre que le corps de la mère qui devient
symboliquement le territoire désertique duquel la fille part à la recherche. Mélanie ne dit-elle pas elle-même : « Les
mères sont des espaces. J’aime rouler vite dans la Meteor de ma mère. J’aime la route, l’horizon en fuite » (18 je
souligne) ? La mère de Mélanie, comme toute mère, incarne un espace, un territoire qu’il s’agit de conquérir, idée
transmise à plusieurs reprises de façon implicite. Lorna a conquis l’espace qui appartenait de fait à la jeune fille. Et si la
jalousie de Mélanie se fait ressentir à cause de la présence de Lorna, qui semble du point de vue de la narratrice être la
personne de trop, la troisième femme, Mélanie, avec la voiture de sa mère, tenterait de parcourir le territoire devenu et
désert et désertique de sa mère. Et l’espace, une étendue de temps ou de lieu, une étendue indéfinie, dépeint aussi une
étendue où se trouvent les astres. Les images de l’étoile filante et de la Meteor prennent alors toute leur ampleur dans
cet univers lié à la nuit, au féminin13, à la relation mère-fille. La mère incarne ce domaine inconnu, véritable « continent
noir » dont parle Freud.
Mélanie est une jeune adolescente en quête d’identité, d’existence, qui tente de trouver sa place dans le monde
comme dans sa relation avec sa mère. Elle trouve son double : le désert de l’Arizona et crée son propre moyen de
reconquérir l’espace (maternel) perdu. Tour à tour allégorie de la liberté, métonymie de l’espace maternel, le désert
s’avère être antidote contre la solitude filiale, espace à conquérir et à comprendre, incitation à écrire cette relation
mère-fille. Il surgit et s’insère au centre d’une relation maternelle pour y incarner le lien fondamental, valorisant une
généalogie au féminin digne de lutte et d’existence. La mise en place d’un microcosme féminin s’associe judicieusement
à l’image du désert utilisé comme métaphore de ce questionnement féminin. Le désert ne représente-t-il d’ailleurs pas
la condition de femme de la jeune fille ? Mélanie construit son reflet sur le désert – vaste, abandonné, reclus, méprisé
mais attirant et sensuel…
13
Rappelons les dichotomies mises en évidence dans La Jeune-née : Lune/Soleil ; Nuit/Jour ; Féminin/Masculin… ce à
quoi nous pourrions ajouter Désert/Réalité ; Désir/Violence ; Horizon/Ville ; Imagination créatrice/TV ; Amour pour une
autre femme (dont la mère)/Hétérosexualité…
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Bibliographie
Brossard, Nicole. Le Désert mauve. Montréal : L’Hexagone, 1987.
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http://www.brocku.ca/cfra/voixplurielles06-01/index.html

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