Qu`est-ce qu`être parent - Cursus
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Qu`est-ce qu`être parent - Cursus
Université Rennes 2 novembre 2011 LA NOTION DE PARENTALITÉ Qu’est-ce qu’être parent ?1 Plan INTRODUCTION – De la parentalité I. BIOLOGIE ET SOCIOLOGIE DE « L’ÊTRE PARENT » 1. « Faire » un enfant 2. Parenté – parentèle 3. Rôle parental 4. Parité et paternité 4.1. La Théorie de la Médiation 4.2. Nexus et munus 4.3. Paternité et responsabilité sociale II. DEVENIR ET ÊTRE PARENT Analyse critique de quelques conceptions psychologiques contemporaines 1. Processus de parentification 2. Soins parentaux 3. Transmission psychique 1 - Master 1 de Psychologie : module EF 9 Psychologie clinique de l’enfant et de l’adolescent. Cours « La famille et l’enfant » : enseignement de Claude BOUCHARD, MCU Université Rennes 2. La famille et l’enfant : Qu’est-ce qu’être parent ? / 1 III. EXPÉRIENCE ET EXERCICE DE LA PARENTALITÉ Perspectives psychanalytiques 1. Le désir d’enfant 1.1. Féminin 1.2. Masculin 2. La fonction paternelle 2.1. Le concept de Nom-du-Père 2.2. Les trois dimensions de la paternité 2.3. « Il n’y a pas de mère sans père » CONCLUSION – Être parent : une double rupture Références bibliographiques La famille et l’enfant : Qu’est-ce qu’être parent ? / 2 LA NOTION DE PARENTALITÉ Qu’est-ce qu’être parent ? INTRODUCTION – De la parentalité Le terme de parentalité a été introduit en France dans les années 1980 par des psychologues et des psychanalystes. Il recouvre aujourd’hui très largement les divers apports de la psychologie clinique et de la psychanalyse concernant « l’être parent ». Il semblerait que ce terme ait été employé pour la première fois par le psychologue René Clément, dans un article où il proposait dans le même temps le vocable dysparentalité pour désigner les dysfonctionnements ou les troubles de la parentalité (Clément, 1985). Bien avant lui, le psychanalyste Paul-Claude Racamier avait déjà forgé (en 1961) le néologisme maternalité dans une étude sur les psychoses du post partum, et d’autres auteurs à sa suite avaient parlé de paternalité pour les pères. Dans ses usages les plus courants, le terme de parentalité ne renvoie pas à un concept, au sens où il ne relève pas d’une théorie définie. C’est plutôt un terme de commodité permettant de rassembler et d’articuler les divers aspects d’un problème complexe, irréductible à une discipline savoir donnée comme à une conception théorique unique. La définition qu’en donne Didier Houzel (pédopsychiatre et psychanalyste) dans Les enjeux de la parentalité (1999) est exemplaire d’un tel usage synthétique. Pour cet auteur et dans une orientation plutôt psychologique, le terme de parentalité désigne d’abord « le processus par lequel on devient parent d’un point de vue psychique » (Houzel, 1997). En ce cas, le mot « parentalité » est synonyme de processus de parentification2. De façon plus précise, on peut cependant décliner, dans le champ de la parentalité ainsi définie, d’autres aspects de « l’être parent ». D. Houzel propose de distinguer : - l’exercice de la parentalité l’expérience de la parentalité la pratique de la parentalité. L’exercice de la parentalité concerne le niveau symbolique, c’est-à-dire « [ce] qui fonde et qui, jusqu’à un certain point, organise la parentalité en situant chaque individu dans ses liens de parenté et en y associant des droits et des devoirs » (Houzel, 1999, p. 193). Il s’agit d’un ordre de réalité qui transcende l’individu, sa subjectivité, ses comportements, et qui, dans nos sociétés occidentales modernes, se repère en partie par une codification juridique de la parenté et de la filiation.3 2 - Le terme de parentification est parfois employé en psychologie et en psychopathologie dans un autre sens, pour désigner un renversement, temporaire ou continu, des rôles parents-enfants. Il s’ensuit une distorsion de la relation entre les partenaires (enfant-parent ou conjoints), l’un mettant l’autre dans une position de parent (Boszormenyi-Nagy, 1973). 3 - On peut supposer que le terme « exercice (de la parentalité) » est choisi ici par Houzel dans son sens juridique, comme on dit « exercer ses droits », et en se rappelant qu’en droit une personne a toujours des droits et des obligations. Insistons toutefois pour dire que la dimension symbolique de la parentalité n’est La famille et l’enfant : Qu’est-ce qu’être parent ? / 3 D’un point de vue anthropologique, l’exercice de la parentalité renvoie aux liens de parenté et à leur organisation : « Les liens de parenté constituent un ensemble généalogique auquel appartient chaque membre et qui est régi par des règles de transmission. […] C’est un ensemble structuré par des liens complexes d’appartenance (ou affiliation), de filiation, d’alliance. Les règles qui régissent l’ensemble impliquent des droits et des devoirs dévolus à chacun de ses membres. Au mieux, elles leur ouvrent et leur garantissent des espaces de développement et de liberté, mais toujours au prix de certaines restrictions, de certaines contraintes. » (Houzel, op. cit., p. 117-118). L’exercice de la parentalité n’est cependant pas uniquement culturel et social. La psychanalyse, notamment, a décrit le complexe d’Œdipe comme organisateur à la fois du psychisme individuel et des liens libidinaux et fantasmatiques du groupe familial et social. « Sur le plan psychodynamique [et psychanalytique], l’exercice de la parentalité se rattache aux interdits qui organisent le fonctionnement psychique de tout sujet et notamment l’interdit de l’inceste. » (ibid., p. 194). L’expérience de la parentalité désigne « l’expérience subjective consciente et inconsciente du fait de devenir parent et de remplir des rôles parentaux. Elle comporte de nombreux aspects. Deux de ces aspects méritent d’être mis en relief : le désir d’enfant et le processus de transition vers la parentalité ou parentification. » (ibid., p. 194). Enfin, « par “pratique de la parentalité”, on désigne les tâches quotidiennes que les parents ont à remplir auprès de l’enfant. C’est le domaine des soins maternels […]. Il vaudrait mieux dire soins parentaux plutôt que maternels, car il ne fait aucun doute que chacun des parents a son rôle à jouer dans ces tâches. On entend par soins non seulement les soins physiques, mais également les soins psychiques. » (ibid., p. 195). En résumé : Dans une perspective plutôt psychologique (d’inspiration manifestement psychanalytique) Didier Houzel propose de considérer que la notion d’exercice de la parentalité renvoie à l’identité de la parentalité, celle d’expérience de la parentalité aux fonctions de la parentalité, et celle de pratique de la parentalité aux qualités de la parentalité (ibid., p. 114). L’analyse de Didier Houzel est ici un premier tri dans la complexité des questions que nous allons développer dans ce cours. pas réductible à sa seule définition juridique. Des règles, des conventions, des usages, des rites contribuent aussi à marquer les limites et les principes de toute organisation humaine de parenté. La famille et l’enfant : Qu’est-ce qu’être parent ? / 4 I. BIOLOGIE ET SOCIOLOGIE DE « L’ÊTRE PARENT » Sous la notion d’exercice de la parentalité, Houzel rappelle que la « parentalité » se rattache à une organisation de toute société humaine, quelle qu’en soit les formes sociétales particulières. Cette organisation sociale émerge sur un fond plus général d’acculturation, c’est-à-dire sur notre capacité humaine à transcender et à structurer notre nature animale en un ordre de culture. 1. « Faire » un enfant Pour dire les choses d’abord de façon assez triviale : être parent, ce n’est pas « faire » un enfant. Être parent, en effet, n’a rien de naturel et n’est pas à confondre avec les processus biologiques qui concourent à la fécondation et à l’enfantement. On pourrait même dire, au contraire, que toutes les sociétés humaines se caractérisent par le fait qu’elles transcendent et réorganisent « la mécanique conceptuelle (= de la conception d’un enfant) » (G. Poussin), et que le fait de devenir père ou mère ne se construit pas principalement sur l’engendrement, c’est-à-dire sur le fait d’être géniteur ou génitrice. Les exemples sont nombreux, qui montrent la non-coïncidence entre reproduction et être-parent. On peut le repérer sur le plan sociologique : cf. les rites de « reconnaissance » entourant la naissance, l’institution de l’adoption, le concept juridique d’autorité parentale... On peut le repérer aussi sur le plan psychologique : on est parent surtout « dans sa tête », plus que dans son corps – comme en témoignent par exemple la clinique des parents adoptants, celle des naissances par I.A.D. (insémination artificielle par donneur), ou les phénomènes somatiques de participation ou d’identification à l’enfantement fréquemment observables chez les jeunes pères, phénomènes repris dans les rites de « couvade », et qui constituent une autre forme de démenti du lien entre reproduction et « parentification » (Guyotat, 1980 ; Delaisi de Parseval, 1981). Ou encore, du point de vue de la loi française actuelle, la nonconfusion entre enfantement et maternité : une femme peut ne pas reconnaître son enfant et accoucher « sous X ». Il faut ici repositionner la notion d’instinct parental, plus souvent attribuée d’ailleurs à la mère (« instinct maternel »). Cette notion a largement contribué à naturaliser la fonction maternelle à partir du XIXème siècle, conférant à celle-ci un caractère normatif particulièrement puissant. Les études historiques sur la famille occidentale moderne (Ariès, Shorter, Knibiehler, Badinter, Flandrin, Gélis, etc.), conjointement aux critiques féministes, ont clairement montré la relativité sociohistorique de cette maternité prétendument naturelle, instinctive. On ne peut toutefois nier totalement, dans un excès inverse, la dimension instinctuelle de la reproduction (au sens d’« instinct de reproduction »). Après examen des résultats de diverses recherches comparatives d’éthologie animale et humaine, Gérard Poussin retient « que la notion d’instinct rend compte [dans l’espèce humaine] d’une infime partie de la réalité en même temps qu’elle la déforme par une conception mécaniste et simpliste des rapports entre l’individu et le milieu ; [et] qu’à bien des égards, le sens de l’évolution va dans celui d’une complexification des processus parentaux, tout en conservant un souvenir des comportements instinctuels qui sont La famille et l’enfant : Qu’est-ce qu’être parent ? / 5 encore pratiquement les seuls en cause dans les espèces inférieures » (Poussin, 1993, p. 19). À ces constats, ajoutons que si les données physiologiques ne sont pas décisives, dans l’espèce humaine, pour pouvoir être père ou mère, elles y contribuent cependant au niveau imaginaire, comme le montrent les nombreuses situations où le sentiment d’être parent s’étaie sur le constat d’un lien concret « de chair » ou « de sang ». (Exemples : les hommes qui ne se sentent pères que par la « preuve génétique » ; les femmes qui ne peuvent investir le nouveau-né à la suite d’une ignorance ou d’un « déni » de leur état de grossesse.) Concevoir un enfant peut aider à se concevoir comme parent, mais cela n’y réduit pas et n’y suffit pas, tant que cette « conception » n’est pas aussi élaboration d’une position parentale. 2. La parenté Le terme de « parentalité » n’est pas sans ressembler au terme de parenté, ou aussi à celui de parentèle, et il convient par conséquent de bien les différencier. Comme Didier Houzel le rappelle sous le terme d’exercice de la parentalité, être parent, c’est aussi s’inscrire dans de la parenté, c’est-à-dire dans « des rapports entre individus basés sur certaines formes d’affinité ou sur une ascendance commune, réelle ou supposée » (Ferréol, 1991, p. 195). Plus précisément, la parenté recouvre une définition symbolique des liens de filiation (rapports parents-enfants), de germanité (rapports frères-sœurs) et d’alliance (rapports mari-femme). La parentèle est l’effet, le résultat de la parenté et de sa structuration (cf. les « structures élémentaires de la parenté » selon Lévi-Strauss) selon un système symbolique donné, c’est-à-dire dans une société donnée et dans un espace-temps historique donné. Une parentèle est l’ensemble des personnes qu’un système de parenté donné va définir comme étant « parents », c’est-à-dire comme faisant partie d’une même parenté. Le plus souvent, chez D. Houzel par exemple, on entend le terme « parent » au titre des liens de filiation. Toutefois, de la même manière que l’on peut être tenté de rabattre la filiation sur la reproduction, on peut être tenté de réduire les liens de filiation aux liens d’alliance. Or, il n’y a pas de coïncidence entre le rapport mari-femme et le rapport parent-enfant. Dans certains systèmes de parenté, non seulement le père n’est pas le géniteur de l’enfant mais ce n’est pas même l’époux de la mère ; ce sera par exemple le frère de la mère ou les hommes de la parentèle. Dans la législation française jusqu’en 2006, le critère de la paternité était le fait d’être le mari de la mère et non d’être le géniteur de l’enfant, la reconnaissance de paternité n’intervenant que si celui-ci n’était pas marié à la mère de l’enfant. De nos jours, l’usage de tests de paternité tend à rabattre les critères du droit sur des critères biologiques mais cet usage ne se suffit pas par lui-même ; il reste défini et encadré par une procédure judiciaire, et suspendu à la décision d’un tribunal qui peut également s’appuyer sur le critère de l’éducation de l’enfant (pour la loi, le père est aussi celui qui assure l’éducation d’un enfant). Globalement, les liens de parenté ne recouvrent pas nécessairement les liens de sang. Par exemple, les liens de germanité (frères-sœurs) peuvent concerner des pairs du même clan ou de la même classe d’âge dans un même groupe social (clan, tribu, rang social…) sans que cela implique une communauté génétique entre eux. La famille et l’enfant : Qu’est-ce qu’être parent ? / 6 La notion de consanguinité s’avère ainsi être relativement déliée de toute référence biologique concrète, puisqu’elle met l’accent sur le fait d’être rattaché à la même parentèle (c’est-à-dire au même groupe de parenté), et non pas d’être du même sang. L’inceste et sa prohibition, dont l’anthropologie sociale et la psychanalyse ont montré l’importance comme principe fondateur de toute société humaine, reposent sur des liens de consanguinité sociologique, c’est-à-dire sur une organisation de la parenté qui, de toute façon, n’est jamais une consanguinité biologique, même lorsqu’elle coïncide avec celle-ci (Ghasarian, 1996).5 3. Le rôle parental La parentalité ne peut pas non plus être réduite à du rôle parental. En sociologie et en psychologie sociale, la notion de rôle désigne « une configuration de modèles de conduites associées à une position ou fonction dans un système » (Ferréol, 1991, p. 251). On considère parfois que le rôle est « l’aspect dynamique du statut » (ibid.), c’est-à-dire ce qui permet de manifester celui-ci et de le maintenir. Le rôle parental est la pratique d’une position de parent, telle qu’elle est définie en tant que statut. Le rôle parental dépend donc de données statutaires, relatives au(x) système(s) d’appartenance et de référence du « parent ». Il peut s’agir d’une définition par rapport à un système de parenté, et en ce cas le rôle parental renvoie au codage et à la réglementation des conduites au niveau des rapports de filiation. Mais le rôle parental peut aussi se rapporter à d’autres références : socioculturelles, familiales, conjugales, morales, juridiques... Chaque famille ou chaque milieu social a sa propre définition des qualités, devoirs et obligations par lesquels se « reconnaît » l’être-parent. La loi juridique ellemême (le droit civil, notamment) définit, d’une certaine manière, un rôle parental lorsqu’elle énonce les critères qui, a contrario, lui permettent de qualifier, par exemple, une situation de maltraitance ou de négligence, et d’ordonner la restriction des droits d’un parent ou la « déchéance » de celui-ci de ses droits. La « protection de l’enfance » n’est que l’expression indirecte d’une définition normative, sociojuridique (civile et pénale) et socio-morale, du rôle parental (Lalanne, 1990). La psychologie sociale a particulièrement étudié, généralement sous le concept d’identité sociale, les processus d’assimilation, de reconnaissance et d’adéquation des rôles sexuels et parentaux. Si l’on peut effectivement considérer que l’exercice de la parentalité ne peut échapper à ces processus identitaires d’encodage et à leur fonction de repérage statutaire, il n’en demeure pas moins que, du point de vue de la parentalité elle-même, ceux-ci n’en représentent en fait que l’aspect conventionnel et normatif. Être parent passe certes par du rôle parental et des auteurs comme Didier Houzel prennent justement cette dimension en compte dans leur définition de la parentalité. Au risque toutefois, si l’on définit l’être-parent principalement par du rôle, de réduire ses aspects psychologiques à de l’identité psychosociale et donc plus globalement à des processus de socialisation. 5 - « Envisagée du point de vue le plus général, la prohibition de l’inceste exprime le passage du fait naturel de la consanguinité au fait culturel de l’alliance. » - (C. Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, 1949, p. 36). La famille et l’enfant : Qu’est-ce qu’être parent ? / 7 4. Parité et paternité Afin de compléter et d’approfondir ce que nous venons de développer autour de la notion de parenté, arrêtons-nous un moment sur la distinction et l’articulation des dimensions de la parité et de la paternité, proposées par la Théorie de la Médiation (TDM) de Jean Gagnepain (1923-2006) – (Gagnepain, 1994 ; de Lara, 2006). 4.1. La Théorie de la Médiation Elaborée à partir de l’étude du langage sous tous ses aspects, la Théorie de la Médiation s’est construite progressivement comme une anthropologie générale, c’est-àdire comme une théorie (ou science) de l’Homme considéré essentiellement comme être de culture. Il faut entendre ici le mot « culture » dans son sens anthropologique général, par opposition à « nature » ou, dans le cas de l’homme, par opposition à « animalité ». L’idée directrice de la Théorie de la Médiation est que l’humain est capable de s’abstraire de sa condition naturelle, de la transcender en quelque sorte, pour la « médiatiser », c’est-à-dire pour la réorganiser en un ordre (ou rationalité) de culture, sans toutefois se couper de sa nature. La Théorie de la Médiation est structuraliste, dans la mesure où elle considère que ce processus d’abstraction culturelle (ou acculturation) est structuré et structurant, à l’instar de ce que Ferdinand de Saussure a montré en linguistique et Claude Lévi-Strauss en anthropologie sociale ; elle se dit aussi clinique (« anthropologie clinique ») parce qu’elle valide systématiquement ses analyses par la contre-épreuve de la pathologie (neuropathologie et psychopathologie) selon les principes d’une méthode pathologique.4 La TDM considère que la rationalité culturelle humaine opère selon quatre dimensions distinctes (ou « plans »), non hiérarchisées et qui peuvent se combiner entre elles : le premier plan est celui du Signe, qui nous rend capable de grammaire (rationalité logique) ; le second est celui de l’Outil, qui rend compte de notre capacité de technique (rationalité ergologique) ; le troisième, celui de la Personne qui renvoie à notre capacité de société (rationalité sociologique) ; le quatrième est celui de la Norme qui nous rend capable d’éthique (rationalité axiologique). Pour les besoins de notre propos, nous nous intéresserons ici à la seule rationalité de la Personne (Gagnepain, 1991, 1994 ; Quentel, 1993, 2001 ; Lamotte, 2001 ; Quentel & Laisis, 2006). 4 - Méthode pathologique : terme introduit en psychologie en 1909 par Théodule Ribot (1839-1916) pour désigner le principe de validation scientifique qui consiste à analyser et expliquer les processus mentaux à partir de l’étude de leurs troubles, ceux-ci étant supposés produire une sorte d’expérimentation spontanée, par une « désorganisation » (Ribot) de ce qui, dans le fonctionnement mental ordinaire, ne peut être saisi que comme un ensemble complexe indistinct. Selon ce principe méthodologique on posera par exemple que les processus à l’œuvre dans l’élaboration et la production du langage nous apparaîtront plus clairement par l’étude des aphasies (troubles fondamentaux du langage) que par celle des performances langagières d’individus « sains ». Autre exemple de « méthode pathologique » : Sigmund Freud a développé une théorie du psychisme (métapsychologie), ou plus précisément une psychologie des pulsions, basée sur l’étude de certains troubles mentaux qui nous renseignent particulièrement bien sur cette dimension psychique, en l’occurrence les névroses. La famille et l’enfant : Qu’est-ce qu’être parent ? / 8 4.2. Nexus et munus Pour la TDM, la parentalité est l’une des dimensions fondamentales de la personne, et de façon indissociable de la parité. En tant qu’humains, nous sommes en effet capables de nous abstraire de notre sexualité (sexus) et de notre génitalité (partus) animales, et de les acculturer respectivement en nexus (en latin : « nœud, lien ») et en munus (« service rendu »). La nature nous a faits mâle ou femelle, c’est pour ainsi dire notre sexualité naturelle. Nous sommes ainsi capables d’accouplement sexuel. Mais en tant qu’êtres de culture et pas seulement êtres de nature, nous ne cessons de nous abstraire de cette appartenance sexuelle, que par ailleurs nous ne pouvons totalement nier. C’est par cette opération de médiation culturelle (par opposition à l’immédiateté ou à la non-médiation animale) que nous pouvons transformer notre sexualité naturelle en sexualité culturelle, sociologique, et définir de « l’autre » pas seulement comme un individu sexué (un sujet naturel mâle ou femelle), mais aussi et surtout comme un « autre » sociologique défini par le principe de l’inceste.5 « Toute société a comme un de ses principes d’abstraire la sexualité. Aucune société n’admet la bestialité, n’admet la rencontre de fortune. C’est ce qu’on appelle traditionnellement le principe de l’inceste. L’inceste est à entendre ici en son sens exclusivement sociologique, sans le confondre avec ce qui s’y indique par exemple de prohibition et qui, à nos yeux, ressortit au plan axiologique [rationalité éthique]. La prohibition est une affaire de refoulement du désir, tandis que l’inceste dont nous parlons ici est une question de définition, de délimitation. Il n’y a pas en effet de rapport nécessaire entre la constitution dont vous disposez (plan III) et, d’autre part, les besoins qu’elle crée (plan IV). Pour faire la biologie de l’estomac, vous n’allez pas faire de la gastrologie en disant par exemple que vous n’aimez pas les bananes, etc. – c’est-à-dire, faire l’inventaire de vos nausées et de vos appétits. Les désirs que suscite l’estomac certes s’expliquent, mais l’estomac ne se réduit pas à l’inventaire de ses pulsions. C’est pareil pour la sexualité. […] Bref, quand on parle d’inceste, c’est une affaire de définition [= d’appartenance sociologique]. L’inceste, au fond, veut dire le manque de chasteté, dont le principe repose finalement sur la différence entre le sexe social et le sexe biologique. Quelle que soit la moitié [d’un groupe social], comme dit Lévi-Strauss, moitié A, moitié B, vous aurez toujours des mâles et des femelles, parce que la sexualité est naturellement double, et que pour pouvoir être abstraite et culturellement contestée, il faut qu’elle soit au moins double – en fait, elle est toujours plus complexe. La société minimale, c’est une société avec deux moitiés tribales. De toute façon, ce qui fonde l’inceste, c’est que le sexe social n’est jamais le sexe biologique et que si vous n’épousez pas votre mère, votre fille, votre grand-mère, c’est parce qu’elles sont sociologiquement de même sexe. Inversement, si vous prenez quelqu’un dans l’autre moitié tribale, même s’il est de sexe biologique identique, il est sociologiquement d’un autre sexe que vous. […] Il faut donc dissocier la sexualité de culture de la sexualité naturelle. La sexualité de culture fait que si vous appartenez à la moitié A, les mâles et les femelles de cette moitié sont 5 - Le principe de l’inceste se retrouve se retrouve dans la notion de mésalliance. Cependant la mésalliance n’est pas contradictoire avec le principe de l’inceste. Elle témoigne seulement du souci qu’une alliance considère et maintienne un certain rang social pour les deux parties de l’alliance, tout en respectant le principe d’exogamie. La famille et l’enfant : Qu’est-ce qu’être parent ? / 9 réputés de même sexe. Si vous voulez devenir fécond, il faut donc aller chercher de l’autre côté, à la limite n’importe quel mâle, n’importe quelle femelle. Il est bien certain que c’est là de l’abstraction et que si vous voulez rester fécond, il vaudra mieux choisir quelqu’un qui naturellement est un peu différent de vous. Cela prouve que nous ne sommes jamais réduits à cette abstraction culturelle à laquelle nous émergeons, puisque nous sommes contraints par la nature de nous replonger dans une sexualité cette fois naturelle qui nous rendra féconds. [Néanmoins] la sexualité sociale n’est pas la sexualité naturelle. D’où l’inceste. » - (Gagnepain, 1994, p. 129-130) De même pour la génitalité naturelle, qui n’est pas la génitalité culturelle, sociologique : la génitalité n’est pas la paternité. Du fait naturel, animal, de s’accoupler, de « faire » un petit et de le soigner, l’homme est capable de s’abstraire culturellement pour accéder à de la paternité. « Par exemple, dans l’ancienne Grèce préhomérique, quand un enfant naissait (par tokos), il n’était pas nécessairement socialement reconnu (par le gonos). C’était le père qui, le prenant sur ses genoux, le reconnaissait comme appartenant à la cité (cfr. la parenté entre gonu [genou] et gonos [naissance sociale]). Tout petit n’est pas nécessairement un fils. Même dans la Bible. Certes, les [psych]analystes ont beaucoup insisté sur le meurtre du père, mais on oublie le meurtre du fils. Ainsi, l’histoire d’Abraham et d’Isaac. Le Tout-Puissant demande à Abraham de Lui sacrifier Isaac, enfant né dans sa vieillesse, son premier-né. Abraham n’a pas hésité. Heureusement l’ange a arrêté son bras ! Certes, tout cela est symbolique, mais cela voulait dire pour qu’Isaac devienne fils, il faut qu’il ne t’appartienne plus ; il faut que tu aies renoncé à lui, que tu aies accepté de tuer le fils. Le problème des parents est bien plus fréquent que celui des fils. C’est plutôt les pères ou les mères qui n’acceptent pas de tuer le fils ou la fille, qui veulent que cela reste toujours leur petit, qu’ils hyperprotègent. Mais il y a un moment de “renoncement” nécessaire dans la vie, et c’est cela qui est fondateur, qui est définitoire. Autrement dit : la paternité n’est pas la génitalité. C’est ce qui fait que l’éducation n’est pas l’élevage, et en particulier que le service rendu à l’autre ne consiste pas simplement à s’occuper du tout petit, à le laver, le faire marcher, etc., bref à le gaver, On ne peut pas restreindre ce type de rapport aux seuls hommes (mâles), si on veut que la génitalité s’acculture en paternité. Cette paternité n’est rien d’autre que l’invention de la division, non pas du travail, mais des services rendus. Bref, l’homme est capable dans le groupe de rendre des services je te fais ton pain, tu me fais mes chaussures. Cette division du travail dont parlait tant Durkheim, est valable depuis le début. Et ce que Freud enseigne sous le nom de paternité, c’est cela même. C’est pour cela que je préfère au terme de paternité le terme de munus, c’est-à-dire le service rendu. » - (ibid., p. 130-131) Ainsi, tout comme l’alliance (parité) se fonde sur le principe de l’inceste, le service (paternité) se fonde sur le principe de castration, c’est-à-dire sur le renoncement à être omnipotent, à être « tout pour l’autre » comme dirait la psychanalyse (la mère « toute » chez Lacan, le père tout-puissant de la horde primitive chez Freud). La famille et l’enfant : Qu’est-ce qu’être parent ? / 10 4.3. Paternité et responsabilité sociale Notons encore deux précisions importantes : a) Dans la TDM, la paternité, ou plutôt le munus, est neutre car elle concerne aussi bien le père que la mère. « Si vous dégagez une paternité, définie culturellement, des conditions biologiques de la génitalité, le père en question ne saurait être ni masculin, ni féminin : il est, bien évidemment, épicène, c’est-à-dire que la paternité n’est pas plus l’apanage du porteur du phallus que de celle qui est supposée en manquer. De même que la personne ne se réduit pas au mâle et à la femelle, elle ne saurait non plus se réduire au géniteur et à la génitrice, c’est-à-dire que l’émergence à la culture, et donc à l’humain, n’a pas de sexe, si bien que chaque fois que je parlerai de “père” ou de “paternité“, il s’agira tout autant de la femme que de l’homme. » - (Lamotte, 2001, p. 32, c’est l’auteur qui souligne). Toutefois, sur ce fonds commun d’un même principe de paternité, le père et la mère se distingueront par le fait que ce principe s’opèrera en fonction d’une partition sexuelle mâle/femelle néanmoins indéniable et active (c’est la part biologique de « l’exercice de la parentalité » chez D. Houzel), et qu’il s’investira dans des rôles socialement distingués selon ce que les normes sociétales ambiantes définiront et distribueront comme services « masculins » et services « féminins » (la « pratique de la parentalité » selon D. Houzel). Pour autant, et en tant que principe d’acculturation de la génitalité en général, la paternité, répétons-le, n’est ni masculine ni féminine ; elle n’est pas non plus réductible aux types de services (rôles) par lesquels elle se manifeste et se distribue, de façon variable, selon tel ou tel contexte sociétal particulier. b) Par ailleurs, on l’aura compris, le principe de paternité tel que le définit la TDM va bien au-delà de la simple « parentalité ». Il rend compte, plus globalement, de l’une des dimensions fondamentales de notre socialité (la Personne), à savoir notre capacité de faire de la parité et de l’alliance (l’autre comme pair par acculturation de la partition sexuelle) mais aussi du service rendu à un autre ou métier (par acculturation de la reproduction).6 Le prototype de ce service rendu est l’enfant, c’est-à-dire, à la différence de l’animal, non plus un petit procréé et objet d’un élevage (ce qu’on appelle la puériculture), mais un être humain à éduquer. L’élevage n’est pas l’éducation, et ceci en fonction d’un sentiment d’obligation, de dette qu’on appelle couramment « devoir ». « Voilà qui explique que, par le métier, c’est-à-dire par ce service que la personne est apte à rendre à la Cité, chacun puisse se sentir investi d’une sorte de mission ou de responsabilité sociale qui définit ce que l’on appelle le “devoir”, concept dont il faut, en conséquence, dissiper l’ambiguïté. Ce qui nous fourvoie complètement, ici, c’est le télescopage que nous opérons, spontanément et presque constamment, entre la moralité et la société: nous faisons du devoir une notion morale, alors qu’il s’agit d’un concept purement sociologique. Certes, il peut se faire que la morale s’en mêle, mais si nous voulons y voir clair, il nous faut absolument dissocier les plans, en rapprochant ce concept de devoir de la notion de “dette” – mot qui procède exactement de la même racine –, qui 6 - « … dans le munus, nous situons cette capacité qu’a l’homme de pousser l’abstraction de l’élevage jusqu’à l’échange des services les plus abstraits, sans nécessaire ré-munération [= contrepartie du “munus”, du service rendu]. C’est la paternité : non pas l’état de pair, mais le ministère. Le ministerium désigne [en latin] le fait de rendre service (minus/minor, “plus petit”/celui qui rend service). […] Ainsi, d’un côté [du côté du nexus], l’état, et de l’autre, le ministère. » - (Gagnepain, op. cit., p. 132) La famille et l’enfant : Qu’est-ce qu’être parent ? / 11 est une manière de concevoir une obligation sans rien qui nous y oblige. Pourquoi, alors, assumer cette obligation ? Tout simplement parce que l’homme n’est pas un animal. Autrement dit, et en parodiant le dicton, “personne oblige”, ce qui signifie que la seule raison de cette obligation est dans la personne qui, en tant qu’elle résulte de l’acculturation de notre génitalité, nous fait accéder à la paternité – et c’est ce qui définit, indépendamment de toute considération éthique, notre aliénation fondamentale. Mais si cette aliénation est, précisément, fondamentale – c’est-à-dire constitutive de notre humanité –, on ne saurait, comme font certains, envisager le devoir par rapport à celui à qui l’on doit, c’est-à-dire le créancier : cela supposerait en effet que le créancier (ou autrui) précède l’obligation que l’on a à son égard, exactement comme on s’imagine que l’autre préexiste à l’alliance que l’on instaure avec lui. Il faut concevoir que de même que c’est l’alliance qui fait le partenaire, de même c’est la dette qui fait le créancier, et non l’inverse ; autrement dit, c’est parce que nous vivons la paternité comme devoir social que nous assumons une dette dont nous essayons en permanence de nous acquitter en nous donnant, nous-mêmes à nous-mêmes, des créanciers, ce que nous faisons, notamment, en fabriquant des enfants. […] En somme, nous sommes ici à la source même de tous nos systèmes sociopolitiques en tant qu’ils sont, d’une part, de l’appartenance contractuellement partagée (ou identité), et, d’autre part, du service contractuellement consenti (ou responsabilité). » - (ibid., p. 33-34, c’est l’auteur qui souligne) On retrouve ici une idée qu’a également développée le philosophe Hans Jonas dans son ouvrage Le principe responsabilité : Une éthique pour la civilisation technologique (1992). Pour cet auteur, la responsabilité parentale constitue « l’archétype intemporel de toute responsabilité ». « La responsabilité des parents à l’égard de leurs enfants a un caractère absolu qui la distingue des autres situations de responsabilité : elle concerne la totalité de l’enfant et de son avenir, elle s’exerce sans relâche. Elle nous prend en otage, littéralement. Du fait de l’état de dépendance et de vulnérabilité totales qui caractérise l’enfant, le parent est « irréfutablement » responsable de lui. « Je dis “irréfutable” et non pas “irrésistible”, car naturellement il est possible de résister à la force de ce “on doit” comme à n’importe quel autre, on peut faire la sourde oreille à son appel [...] ou il peut être étouffé par d’autres “appels”, comme par exemple l’abandon légal des enfants, le sacrifice du premier-né et des choses de ce genre [...], mais tout cela ne change rien au caractère irréfutable de cette injonction ni à son évidence immédiate. » (Jonas, op. cit., p. 180-181). La prise en charge de l’enfant par les parents est le devoir humain le plus fondamental, car elle contient en germe toutes les autres formes de responsabilité. Elle nous habitue à répondre avec empathie à la vulnérabilité et à la fragilité humaines. Elle nous apprend à nous faire du souci pour autrui, à nous sentir personnellement interpellé par la précarité de sa situation. Elle suscite de la sollicitude et de la crainte : “Que lui arrivera-t-il, si moi je ne m’occupe pas de lui ?” [Jonas, op. cit., p. 301]. » - (M. Métayer, La philosophie éthique. Enjeux et débats actuels, Saint-Laurent, Québec, ERPI, p. 198) c) En résumé : « Ce que l’homme a inventé, c’est celui avec qui on peut nouer des nœuds sociaux – c’est le pair –, en même temps que celui grâce auquel on peut rendre des services au groupe – c’est le père, c’est-à-dire le parent, qu’il soit père ou La famille et l’enfant : Qu’est-ce qu’être parent ? / 12 mère. L’invention de la personne, c’est le pair et le père. La personne, au-delà de la sexualité et de la génitalité, consiste à avoir élaboré les deux. C’est la vieille conception ethnologique de la famille : du parage et du lignage. Et les concepts analytiques d’inceste et de castration parlent de cette même chose, mais il ne faut pas les séparer. […] Il s’agit au contraire des deux faces de la même analyse. […] Aucune des deux n’est anticipable par l’autre. Les deux sont définitoires et du sujet [naturel] et de la personne [culturelle] – dans la mesure où elles s’acculturent par l’inceste (nexus) et la castration (munus). » (Gagnepain, op. cit., p. 131-132) L’intérêt de ce détour par la Théorie de la Médiation est, premièrement, d’y retrouver en grande partie les apports de l’anthropologie sociale structuraliste (voir supra, point I.2), reconnus et en partie repris chez D. Houzel dans ce qu’il appelle « l’exercice de la parentalité », bien que plus largement définis et inscrits par la TDM dans une conception de la Personne comme être culturel d’alliance et de métier. La TDM, deuxièmement, nous invite à distinguer la rationalité sociologique qui nous rend capable de pair et de père, du désir qui peut l’investir et qui relève, selon cette théorie, d’une rationalité axiologique et non sociologique (cf. par exemple le distinguo argumenté entre principe d’inceste et prohibition de l’inceste). C’est en partie la même distinction que Didier Houzel propose lorsqu’il dégage le plan de « l’expérience de la parentalité » et qu’il fait du désir d’enfant l’une des dimensions principales de celle-ci. Enfin, et troisièmement, bien que la TDM différencie nettement la Personne en deux « faces », alliance et paternité, ou nexus et munus, elle laisse apercevoir qu’il peut exister des rapports de l’une à l’autre. Ou, comme le diraient les psychologues, entre conjugalité (ou fraternité) et parentalité (ou filiation). La rivalité jalouse par exemple peut déterminer, chez un père ou une mère, d’une part une conjugalité tyrannique entre eux et d’autre part une éducation des enfants possessive ou surprotectrice. Par ailleurs, et dans la même logique, on peut observer chez une même personne des analogies de mode d’alliance, par exemple dans le lien conjugal et dans le lien de partenariat socioprofessionnel. Dans le cas de la rivalité jalouse, cela se traduira éventuellement par une simultanéité ou une alternance entre surveillance aliénante ou crise chronique de confiance dans la vie conjugale (alliance conjugale) et méfiance défensive, protectionniste dans le domaine du travail (alliance partenariale). II. DEVENIR ET ÊTRE PARENT Analyse critique de quelques conceptions psychologiques contemporaines Le désir d’enfant et la fonction paternelle sont deux des questions classiques de l’approche psychanalytique de l’expérience de la parentalité. Nous y consacrerons plus loin un développement spécial (voir chap. III). Auparavant, nous envisagerons quelques-uns des autres thèmes développés par les travaux contemporains. La famille et l’enfant : Qu’est-ce qu’être parent ? / 13 1. Processus de parentification Il s’agit des processus psychiques qui se déroulent chez un individu qui devient père ou mère. La notion de parentification entendue en ce sens, rejoint donc la notion de maternalité qui pour Racamier désignait les transformations de la personnalité et du fonctionnement psychique d’une femme pendant la grossesse et durant les premiers mois de la vie de son enfant. Pour Racamier, ces transformations pouvaient s’interpréter comme une crise d’identité, comparable à celle de l’adolescent. D’autres auteurs avant Racamier avaient étudié la psychologie de la grossesse ou des premiers soins maternels. Helen Deutsch par exemple a considéré que la mère, durant la grossesse, investit l’enfant comme un objet faisant partie à la fois de son moi et du monde extérieur, et qu’elle répète envers cet objet extérieur les relations objectales positives et négatives avec sa propre mère (Deutsch, 1945). Winnicott, de son côté, a développé la notion de préoccupation maternelle primaire, pour désigner un état psychique qui se développe durant la grossesse et se poursuit pendant plusieurs semaines après la naissance de l’enfant, et qui est ensuite refoulé (Winnicott, 1956). Il s’agirait d’un mode de fonctionnement psychique, caractérisé par un repli narcissique, et nécessaire à la mère pour accueillir psychiquement le bébé et permettre un accordage optimal entre le nourrisson et les soins maternels. « Cet état organisé (qui serait une maladie, n’était la grossesse) pourrait être comparé à un état de repli, ou à un état de dissociation, ou à une fugue, ou même encore à un trouble plus profond, tel qu’un épisode schizoïde au cours duquel un des aspects de la personnalité prend temporairement le dessus. » (Winnicott, 1956, trad. fr., p. 170) Parmi les auteurs actuels, Monique Bydlowski (1978, 1991) a parlé de transparence psychique de la grossesse. « ... en cas de grossesse, tout se passe comme si la femme était a priori dans une situation d’appel à un “référent” extérieur à sa famille, comme à l’adolescence. En outre, pour ces femmes, la corrélation entre la situation actuelle, la grossesse, et les souvenirs infantiles paraît aller de soi, sans résistance. Il n’est pas rare de rencontrer des femmes qui sont dans une sorte d’état de transe remémorative faisant penser à un créateur à l’œuvre. » (Bydlowski, 1995, p. 185). Selon l’auteur (qui parle aussi d’état de grâce de la grossesse), cet état psychique débuterait dès les premières semaines de la grossesse et se caractériserait par une « grande perméabilité aux représentations inconscientes, par une certaine levée du refoulement en ce moment précis de la vie » (ibid.). Remarquons, chez ces divers auteurs, la comparaison de la disposition maternelle durant la grossesse ou dans les semaines qui suivent la naissance, à un état de crise (dont l’exemple cité est l’adolescence) et/ou à un état psychotique. Le processus de parentification chez les pères (ou paternalité) a été beaucoup moins étudié, bien que la clinique montre, par de nombreux signes, qu’il s’agit pour les pères aussi d’une crise d’identité intense (Ebtinger, 1978 ; Guyotat, 1980 ; This, 1980 ; Delaisi de Parseval, 1981). On fait peu de cas, par exemple, des nombreuses situations de pères qui présentent, dans les semaines qui suivent la naissance de l’enfant, des signes cliniques proches de ceux de la préoccupation maternelle. On peut supposer que ce moindre développement des études sur ce sujet est lié à des tabous socioculturels sur ces aspects de la psychologie masculine, conjointement à une idéalisation de la maternité. D’autres facteurs sont peut-être en cause, comme le suggère une réflexion récente de Didier Houzel à propos de la théorie de la constellation de la maternité du psychanalyste américain Daniel Stern7. L’auteur français 7 - Daniel Stern appelle « constellation de la maternité » une organisation psychique spécifique qui se développe chez la femme pendant la grossesse et qui peut durer de quelques mois à plusieurs années. Elle se compose de tendances, fantasmes, sensibilités, peurs et désirs spécifiques. Stern y repère quatre thèmes principaux : le thème de la croissance de la vie (la mère s’interroge sur sa capacité à maintenir la vie et la croissance de son bébé), le thème de la communication primaire (pourra-t-elle entrer dans une communication émotionnelle authentique avec le bébé ?), le thème de la matrice de soutien (saura-t-elle créer le système de soutiens nécessaires pour assumer ces fonctions ?), et le thème de la réorganisation de La famille et l’enfant : Qu’est-ce qu’être parent ? / 14 considère en effet que, dans la constellation de la maternité (ou constellation maternelle), les aspects paternels sont bien présents, mais dans une position particulière : « L’intégration harmonieuse, dans chacun des deux parents mais aussi dans le fonctionnement du couple parental, des deux pôles maternel et paternel du psychisme humain joue sans doute un rôle fondamental dès le début de l’existence extra-utérine de l’enfant. Elle connaît de profonds remaniements au fur et à mesure que l’enfant se développe et que son processus d’individuation progresse, mais elle est présente dès le début. Sous cet angle, je pense que la constellation de la maternité, décrite par Daniel Stern, est à comprendre comme une configuration particulière de cet équilibre des rôles parentaux, dans laquelle les aspects paternels ne sont pas absents, mais plutôt tamisés par les aspects maternels, auxquels en retour ils servent d’appui. Dans la constellation œdipienne qui remplace peu à peu la constellation de la maternité, la relation de l’enfant à chacun des deux parents est plus directe, mais chacun des deux parents doit médiatiser la relation de l’enfant à l’autre parent. Sans cette médiatisation des objets parentaux l’un par l’autre, les relations pulsionnelles, fantasmatiques et affectives qui se développent entre l’enfant et eux seraient trop violentes et destructrices. » (Houzel, 1997, p. 179) Remarquons ici une proximité de pensée avec la position de Winnicott, qui considérait que, durant les derniers mois de la grossesse, un changement psychique se produit chez le père, parallèlement à la préoccupation maternelle primaire, et qui amène le père à devenir « l’agent protecteur qui libère la mère pour que celle-ci se consacre à son bébé » (Winnicott, 1950, p. 282). Plus tard, lorsque l’enfant émergera du stade de la dépendance absolue pour passer à une dépendance « simple », le père deviendra important pour l’enfant en tant que personne et comme figure familière mais différente de la mère à partir de laquelle l’enfant s’est d’abord développé (voir : Davis, Wallbridge, 1992, p. 125-127). On pourrait ainsi interpréter la méconnaissance fréquente des processus psychiques propres au père à la fin de la grossesse et dans les premiers temps de la vie de l’enfant, comme étant un effet de la corrélation étroite, supposée par Winnicott et Houzel, entre la disposition maternelle et la disposition paternelle, celle-ci étant en quelque sorte subsumée par la première. 2. Soins parentaux Les soins maternels, et plus largement les soins parentaux, sont un autre thème de l’étude de la parentalité, étant entendu qu’il s’agit non seulement des soins physiques, mais aussi et surtout des soins psychiques. Les études sur les carences affectives précoces (A. Freud, Spitz, Winnicott), et plus récemment la découverte des « compétences » du nouveau-né (Brazelton, Bruner), ont largement contribué à imposer l’idée que le petit enfant n’est nullement passif et que, bien que vulnérable, il est aussi partenaire des soins qui lui sont apportés. D’où l’intérêt d’étudier les relations du bébé avec son environnement, selon la conception aujourd’hui dominante d’une interaction parent-enfant (modèle de la spirale transactionnelle ou interactionnelle) (Stoleru, Lebovici, 1995). L’interaction parent-nourrisson se fait par le biais de certains canaux (ou modalités) de communication, dont le regard, la voix et la parole, et le contact physique. Ces divers canaux opèrent, de plus, de façon intriquée, lors des contacts et actions associant le nourrisson et son environnement maternant. On a longtemps insisté sur la relation mère-enfant. Plus récemment se sont développées des conceptions incluant aussi le père, ou plutôt considérant que l’unité familiale de base est en l’identité (sera-t-elle capable de transformer son identité pour faciliter ces fonctions ?). Pour D. Stern, les facteurs socioculturels jouent un rôle important dans la « constellation de la maternité » à travers les idéaux et les contraintes qu’ils imposent à la mère. Enfin, cet auteur considère que la « constellation de la maternité » se substitue à l’organisation œdipienne, et qu’elle n’en découle pas (Stern, 1995 ; Houzel, 1997). La famille et l’enfant : Qu’est-ce qu’être parent ? / 15 fait la triade père-mère-nourrisson (Fivaz, 1989). Celle-ci constituerait un système co-évolutif dans lequel se développe « l’autonomie » de tous les membres de la famille (celle de l’enfant dépend, bien entendu, de son niveau de développement). Plusieurs travaux ont montré, d’autre part, que les interactions père-nourrisson sont en grande partie semblables aux interactions mère-nourrisson, avec toutefois un caractère plus « physique », plus stimulant que dans les interactions mère-nourrisson. D’autres aspects ont été soulignés : - rôle de distinction de la mère par l’enfant, que permet le père par sa différence (Winnicott, Kestemberg) ; - rôle de sublimation de l’agressivité à travers des jeux physiques (Herzog) ; - rôle de facilitation des contacts avec les personnes étrangères à la famille (Le Camus, Labrell, Zaouche-Gaudron, 1996). Certains auteurs ont tenté d’intégrer les données dégagées de l’observation des interactions mère-nourrisson et les conceptions psychanalytiques, notamment par la notion d’interaction fantasmatique (Lebovici, Soulé, 1970 ; Lebovici, Stoleru, 1983). Plus précisément, Marie Lamour et Serge Lebovici (1991) ont distingué trois niveaux d’interactions parents-enfant : les interactions comportementales : ce sont celles des échanges corporels (portage de l’enfant, ajustement postural, dialogue tonique) et sensoriels (contact œil à œil, rôle de miroir de la mère, cris, langage d’adresse de la mère au bébé, dialogue préverbal) ; les interactions affectives et émotionnelles : moins directement observables que les précédentes, elles concernent les processus d’échange par lesquels l’enfant va pouvoir interpréter la signification de ses expériences psychiques à partir des réponses de la mère et accéder ainsi à l’intersubjectivité, donc à la subjectivité. Selon Daniel Stern, il s’agit surtout d’un processus d’accordage affectif : « la mère commente, le plus souvent sans s’en rendre compte, un message émis par son bébé en lui répondant à l’aide d’une autre modalité d’expression que celle utilisée par l’enfant, mais en en respectant l’intensité, la chronologie et la forme (par exemple elle émet un son pour accompagner une expression motrice de l’enfant) ; grâce à cet accordage transmodal le bébé peut comprendre que son message a été reçu intérieurement par son partenaire maternel, ce qui lui permet à la fois de développer son empathie et de découvrir l'autonomie de son psychisme et de celui d’autrui. Une véritable communication affective s’établit entre mère et bébé par-delà cette altérité selon des contours dynamiques que Stern appelle contours de vitalité, que l’enfant intériorise. » (Houzel, 1999, p. 159-160). les interactions fantasmatiques, enfin, qui renvoient à la relation psychique inconsciente entre parents et enfant. On peut ainsi considérer que, dans les interactions mèreenfant, plusieurs « bébés » coexistent et interfèrent, et que ces interférences peuvent soit faciliter soit entraver l’adéquation entre la mère et l’enfant : - l’enfant imaginaire est l’enfant consciemment désiré, consciemment souhaité, voire planifié. C’est celui du projet d’enfant, qui naît avec le désir de grossesse de la mère. C’est l’enfant des rêveries (fantaisies) maternelles. « L’enfant imaginaire naît avec la période de transparence psychique du premier trimestre de la grossesse. La jeune femme imagine alors un enfant qu’elle donne à son conjoint ; elle espère un sexe ; elle a peur qu’il ne soit mal formé : elle le voit à l’échographie et à notre époque connaît son sexe avant l’accouchement dans les trois quarts des cas. Le choix du prénom, lorsqu’il n’est pas défini par le code culturel, conduit à des discussions qui déjà engagent l’avenir de l’enfant : ce prénom sera celui d’un grand-père adoré, d’un parent mort trop tôt, d’un amour secret, etc. » (Stoleru, Lebovici, 1995, p. 335). On pourrait dire encore que l’enfant imaginaire est celui de la « constellation de la maternité » décrite par D. Stern. La famille et l’enfant : Qu’est-ce qu’être parent ? / 16 - l’enfant fantasmatique est l’enfant du désir (inconscient) de maternité ; « il est directement issu des conflits libidinaux et narcissiques de la mère, c’est-à-dire qu’il est lié au conflit œdipien maternel » (Marcelli, 1993, p. 43). - l’enfant réel, enfin, est celui qui interagit matériellement, concrètement, selon son équipement fonctionnel et ses compétences propres, avec la fantasmatique maternelle : « cette résonance peut combler des désirs ou au contraire confirmer des craintes fantasmatiques et “ce faisant” la mère donnera un sens précis aux conduites de son nourrisson, puis répondra à ces conduites en fonction de ce sens supposé, réponses qui dans un second temps structurent ellesmêmes le comportement du bébé. C’est à travers ce “ce-faisant interactif” que s’organise la vie fantasmatique de la mère et du bébé : les interactions précoces mobilisent les fantasmes maternels qui eux-mêmes contribuent au développement épigénétique de la vie fantasmatique du bébé » (ibid.). La notion d’interaction fantasmatique est une contribution majeure à la compréhension psychanalytique des relations mère-nourrisson et de leurs troubles éventuels, par exemple lorsqu’elles se fondent sur un investissement partiel déréel ou narcissique de l’enfant (dominance de l’enfant imaginaire), ou lorsque le nouveau-né est le support de fantasmes qui concernent les grands-parents maternels (dominance de l’enfant fantasmatique). Incorporation – Introjection – Identification Incorporation. « Processus par lequel le sujet, sur un mode plus ou moins fantasmatique, fait pénétrer et garde un objet à l’intérieur de son corps. L’incorporation constitue un but pulsionnel et un mode de relation d’objet caractéristiques du stade oral ; dans un rapport privilégié avec l’activité buccale et l’ingestion de nourriture, elle peut aussi être vécue en rapport avec d’autres zones érogènes et d’autres fonctions. Elle constitue le prototype corporel de l’introjection et de l’identification. » (p. 200) Introjection. « Processus mis en évidence par l’investigation analytique : le sujet fait passer, sur un mode fantasmatique, du "dehors" au "dedans" des objets et des qualités inhérentes à ces objets. L’introjection est proche de l’incorporation qui constitue son prototype corporel mais elle n’implique pas nécessairement une référence à la limite corporelle (introjection dans le moi, dans l’idéal du moi, etc.). Elle est dans un rapport étroit avec l’identification. » (p. 209) Identification. « Processus psychologique par lequel un sujet assimile un aspect, une propriété, un attribut de l’autre et se transforme, totalement ou partiellement, sur le modèle de celui-ci. La personnalité se constitue et se différencie par une série d’identifications. » (p. 187) (Laplanche, Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, 5ème éd., Paris, PUF, 1976.) 3. Transmission psychique Un autre thème enfin, assez récent, est celui de la transmission psychique, c’est-à-dire l’étude des processus par lesquels se transmettent d’une génération à l’autre8 des souffrances psychiques, des traumatismes, des conflits, des dysfonctionnements psychiques ou comportementaux. Ces recherches sont parties de questions cliniques particulières, notamment les troubles psychosomatiques, les deuils pathologiques, et la répétition générationnelle de conduites ou de situations traumatiques (agressions, ruptures familiales, violences). 8 - En sociologie, c’est la question de la reproduction sociale étudiée notamment par Pierre Bourdieu. La famille et l’enfant : Qu’est-ce qu’être parent ? / 17 Notons que l’usage des termes intergénérationnel et transgénérationnel varie d’un auteur à l’autre, ce qui ne facilite pas toujours la confrontation entre les divers travaux traitant de ces questions. On réserve parfois l’appellation de transmission intergénérationnelle pour désigner les éléments utiles et même indispensables au développement psychique qu’une génération apporte à une autre (dite « réceptrice »), et celle de transmission transgénérationnelle pour désigner au contraire la transmission d’éléments assimilables de telle façon qu’ils constituent des enclaves intrapsychiques pathogènes, sources de souffrances, de perturbations et de répétitions, tant qu’ils n’ont pas fait l’objet d’une élaboration psychique et d’une prise de conscience (Granjon, 1989). D’autres auteurs (par ex. : Tisseron, 1995) appellent « intergénérationnel » un phénomène qui concerne deux générations adjacentes (parents-enfant) et « transgénérationnel » un phénomène qui implique plusieurs générations, sans que cela présume d’une qualité pathogène chez l’un ou l’autre de ces deux types de transmission. Une autre difficulté est dans la notion même de « transmission ». C’est en effet un terme qui peut induire en erreur, dans la mesure où il peut laisser croire que la vie psychique se « transmet » comme on transmet des biens. Or, la réalité psychique est autrement plus complexe, car elle n’est jamais modelée de façon passive. « Il n’y a jamais transmission ni réception passive d’un corps étranger venu d’une génération antérieure. La vie psychique de tout nouvel arrivant au monde se construit en effet en interrelation avec la vie psychique de ses proches, et c’est ainsi que, marquée par celle de ses parents, elle l’est aussi, à travers eux, par celle de ses ascendants. Cette dynamique relationnelle se réalise dans le quotidien de la vie psychique du bébé, puis du jeune enfant, et pas seulement au moment œdipien, dans ce qui serait une configuration particulière de ce “complexe”. Elle fait intervenir les objets internes des objets d’élection du sujet. Ceux-ci contribuent ainsi indirectement à la constitution des objets internes de l’enfant sans qu’il s’agisse à aucun moment de “transmission” à proprement parler. La plupart de ces opérations psychiques sont inconscientes. [...] Elles résultent du double mouvement des impressions des parents sur les enfants et des expressions des enfants à l’adresse des parents. [...] Puis de nombreux facteurs liés aux différentes étapes de la construction de sa vie psychique par l’enfant viennent transformer ses propres objets internes et confirmer ou contrarier les mécanismes psychiques déjà mis en place. L’environnement au sens large y intervient, et pas seulement l’environnement familial. » - (Tisseron, 1995, p. 2) Pour toutes ces raisons, il paraît préférable de parler d’influence psychique (Tisseron) plutôt que de « transmission », la notion d’influence ayant l’intérêt de laisser une place à l’interprétation du message qui lui est adressé ou de l’action exercée sur lui par le récepteur, et donc de mieux rendre compte d’une interaction active complexe : « l’influence suppose une confrontation entre le stimulus et le sujet et l’existence d’un contexte communicatif » (ibid., p. 3). Enfin, dernière source de difficulté, la diversité des questionnements des auteurs. Certains s’interrogent plutôt sur les composantes psychiques en jeu (en particulier narcissiques) dans les phénomènes de transmission psychique ; d’autres s’intéressent aux processus par lesquels un événement se trouverait privé d’ « inscription » ou de « représentation » psychique d’une génération à une autre ; d’autres encore s’attachent à étudier les rapports entre les différents niveaux de représentation (verbale, non verbale, affective, etc.) impliqués dans la transmission psychique (Kaës & al., 1993 ; Tisseron & al., 1995 ; Eiguer & al., 1997). Du point de vue des mécanismes supposés à l’œuvre dans la transmission psychique, qu’elle soit inter- ou trans-générationnelle, plusieurs hypothèses et concepts ont été invoquées : l’identification à l’agresseur (par ex. : Stoleru, 1989) et la répétition traumatique (par ex. : Abraham & Törok, 1978). Rappelons également la théorie du Surmoi chez Freud (qui suppose une introjection, par l’enfant, du Surmoi des parents), la théorie de l’identification (articulée à La famille et l’enfant : Qu’est-ce qu’être parent ? / 18 l’incorporation et à l’introjection : voir encadré) ; ou encore le concept d’imprégnation proposé par la théorie de la Médiation de Jean Gagnepain et repris par J.C. Quentel dans ses travaux sur l’enfant et le parent (1993, 2001). Parmi les divers thèmes ainsi inclus dans la notion de parentalité, nous développerons plus particulièrement la question du désir d’enfant et celle de la fonction paternelle. III. EXPÉRIENCE ET EXERCICE DE LA PARENTALITÉ Perspectives psychanalytiques 1. Le désir d’enfant Soulignons tout de suite qu’il s’agira bien ici de « désir d’enfant » et non de projet d’enfant, les deux notions étant fréquemment confondues. Le désir d’enfant (notion d’inspiration psychanalytique) est inconscient et fait intimement partie de la construction subjective de l’individu et du processus d’identification, lié en particulier au travail du complexe d’Œdipe ; alors que le « projet d’enfant » est conscient et renvoie au « parcours de vie » d’un couple – en ce sens, le projet d’enfant est davantage une construction psychosociologique. Dans la perspective freudienne, le désir d’enfant trouve sa source d’une part dans le narcissisme (choix d’objet narcissique), d’autre part dans la résolution du complexe d’Œdipe : investissement narcissique : « L’investissement narcissique, selon lui [Freud], correspond aux types de choix d’objet suivants : aimer ce que l’on est soi-même, ce que l’on a été soimême, ce que l’on voudrait être soi-même, la personne qui a été une partie du propre Soi (c’està-dire la personne qui a donné les soins). » (Houzel, 1999, p. 135). On se rappellera ici le texte célèbre où Freud (1914) étudie la valorisation de l’enfant par ses parents, et où il suppose une réédition de leur propre sentiment narcissique de toute-puissance. « Le narcissisme primaire de l’enfant, dont nous avons supposé l’existence et qui constitue l’une des présuppositions de nos théories sur la libido, est moins facile à saisir par l’observation directe qu’à confirmer par un raisonnement récurrent à partir d’un autre point. Si l’on considère l’attitude des parents tendres envers leurs enfants, l’on est obligé d’y reconnaître la reviviscence et la reproduction de leur propre narcissisme qu’ils ont depuis longtemps abandonné. Un bon indice que nous avons déjà apprécié, dans le choix d’objet, comme stigmate narcissique, la surestimation, domine, c’est bien connu, cette relation affective. Il existe ainsi une compulsion à attribuer à l’enfant toutes les perfections, ce que ne permettrait pas la froide observation, et à cacher et oublier tous ses défauts ; le déni de la sexualité infantile est bien en rapport avec cette attitude. Mais il existe aussi devant l’enfant une tendance à suspendre toutes les acquisitions culturelles dont on a extorqué la reconnaissance à son propre narcissisme, et à renouveler à son sujet la revendication de privilèges depuis longtemps abandonnés. L’enfant aura la vie meilleure que ses parents, il ne sera pas soumis aux nécessités dont on a fait l’expérience qu’elles dominaient la vie. Maladie, mort, renonciation de jouissance, restrictions à sa propre volonté ne vaudront pas pour l’enfant, les lois de la nature comme celles de la société s’arrêteront devant lui, il sera réellement à nouveau le centre et le cœur de la création. His Majesty the Baby, comme on s’imaginait être jadis. Il accomplira les rêves de désir que les parents n’ont pas mis à exécution, il sera un grand homme, un héros, à la place du père ; elle épousera un prince, dédommagement tardif pour la mère. Le point le plus épineux du système narcissique, cette immortalité du moi que la réalité bat en brèche, a retrouvé un lieu sûr en se réfugiant chez l’enfant. L’amour des parents, si touchant et, au fond, si enfantin, La famille et l’enfant : Qu’est-ce qu’être parent ? / 19 n’est rien d’autre que leur narcissisme qui vient de renaître et qui, malgré sa métamorphose en amour d’objet, manifeste à ne pas s’y tromper son ancienne nature. » (S. Freud, Pour introduire le narcissisme, 1914, trad. fr., p. 96) résolution du complexe d’Œdipe : le désir d’enfant est ici supposé être en lien avec le procès de sexuation que constitue le complexe d’Œdipe et avec le renoncement aux désirs incestueux par lequel le garçon ou la fille en vient à orienter son désir d’enfant vers un partenaire autre que le parent objet de ces désirs incestueux. 1.1. Féminin Pour Freud la notion centrale dans sa conception de la sexualité féminine est l’envie du pénis9, moment originel dans le désir œdipien de recevoir en soi le pénis du père et, au-delà, un enfant de celui-ci (Freud, 1925). Ce fantasme incestueux est en fait le produit complexe d’une double destinée. A l’envie du pénis, s’ajouterait une autre représentation, plus primitive : celle de « l’enfant-fèces » (enfant interne, à l’image d’une corporéité anale), avatar des théories sexuelles infantiles (Freud, 1908). L’enfant-fèces (ou fécal) constituerait l’élément prototypique de l’enfant-cadeau qu’on « fait » et qu’on « donne », et se retrouverait comme fantasme de base aussi bien chez la femme que chez l’homme (c’est d’ailleurs lors de l’analyse du « petit Hans », publiée en 1909, que Freud repère le thème de l’enfant-fèces). Le désir d’enfant chez l’homme trouverait là l’une de ses sources, ce qui rendrait compte de certaines des défenses de l’homme contre les activités « maternantes », dans le sillage du refoulement des pulsions anales et des tendances homosexuelles que ce fantasme évoque. D’autres psychanalystes après Freud ont également mis en valeur, chez la femme, le rôle de l’identification à la mère. Pour Ruth Mack Brunswick (1940) par exemple, le désir d’avoir un enfant serait antérieur à l’envie du pénis ; il procéderait d’une identification précoce à la mère (être une mère, c’est avoir un enfant), qui s’associerait secondairement au registre anal pour prendre la valeur de don et de cadeau : d’abord passivement reçu de la mère, puis activement donnée à celle-ci, avant une orientation de ce fantasme en direction du père au moment de l’Œdipe. Ces vues ne sont pas très éloignées de celles de Melanie Klein (1928). Pour celle-ci, le désir d’enfant, découle, dans les deux sexes, de l’Œdipe précoce, qu’elle fait commencer dans le second semestre de la vie de l’enfant, c’est-à-dire dans une période du développement psychique où l’objet maternel commence à être différencié, mais où domine encore la destructivité des pulsions infantiles archaïques (position dépressive). L’objet désiré, la mère, est en même temps menacé de destruction par la violence de ces pulsions. Pour échapper à l’angoisse et à la culpabilité qui s’ensuivent, l’enfant doit mettre en place une activité fantasmatique réparatrice. D’après M. Klein, c’est cette activité de réparation qui introduit dans le monde fantasmatique et libidinal de l’enfant, l’objet paternel, chargé à la fois de protéger la mère de la destructivité des pulsions de l’enfant et de restaurer ses qualités et sa fécondité, en particulier sa capacité à enfanter. D’où un fantasme d’union des deux parents, que M. Klein appelle le fantasme de la bonne scène primitive, et qui n’est donc pas ressenti de façon seulement négative comme chassant l’enfant de l’intimité maternelle ou le privant de son pouvoir sur elle, mais aussi de façon positive comme réparant l’objet endommagé et préservant le bon lien avec lui. 9 - « Elément fondamental de la sexualité féminine et ressort de sa dialectique. L’envie du pénis naît de la découverte de la différence anatomique des sexes : la petite fille se sent lésée par rapport au garçon et désire posséder comme lui un pénis (complexe de castration) ; puis cette envie du pénis prend dans le cours de l’Œdipe deux formes dérivées : envie d’acquérir un pénis au-dedans de soi (principalement sous la forme du désir d’avoir un enfant) ; envie de jouir du pénis dans le coït. L’envie du pénis peut aboutir à de nombreuses formes pathologiques ou sublimées. » – (Laplanche, Pontalis, 1976, p. 136). La famille et l’enfant : Qu’est-ce qu’être parent ? / 20 « Dans ce fantasme de bonne scène primitive, chacun des parents répare l’autre et préserve pour l’enfant la qualité des liens qu’il a établis avec eux. Dans une perspective dynamique, on peut ajouter que chaque objet parental médiatise la relation de l’enfant à l’autre objet parental. Il faut une médiation paternelle pour que la relation à la mère demeure favorable, c’est-à-dire qu’elle ne soit ni dangereuse fantasmatiquement pour l’enfant, ni détruite par la violence de ses pulsions. De même, il faut une médiation maternelle pour maintenir la bonne relation de l’enfant à son objet paternel. C’est l’identification de l’enfant à ses bons objets parentaux, unis dans une relation d’amour et de fécondité, qui fonde pour Melanie Klein le désir d’enfant dans l’un et l’autre sexe. » (Houzel, 1997, p. 173) Dans la perspective kleinienne, la féminité est la résultante d’un mouvement d’identification à la mère (notamment en s’appropriant par introjection l’intérieur du corps maternel) et qui se tourne vers le père pour incorporer-recevoir le pénis du père. Incorporer le pénis est donc étroitement lié à introjecter le contenu maternel, le désir d’enfant se rapportant au fantasme d’un objet maternel interne qu’il s’agit, pour la fille, de s’approprier. Notons, enfin, que la clinique montre toute la complexité et la variabilité du « désir d’enfant ». Certains cliniciens ont ainsi tenté d’en différencier les formes manifestes, sous les noms de « désir de procréation » (être fécondée, être engrossée), de « désir de grossesse » (porter un enfant, être enceinte), de « désir d’enfantement » (accoucher, faire un enfant, avoir un enfant, « mettre au monde ») – selon les objets et les modes d’investissement par lesquels s’exprime le « désir d’enfant ». D’un point de vue plus métapsychologique, on peut aussi situer le désir d’enfant dans un registre narcissique (sur le mode de la relation spéculaire), ou dans un registre de libido d’objet ; le désir d’enfant peut être aussi héritier de l’objet interne (s’emparer de l’intérieur maternel), ou celui de l’envie du pénis (l’envie du pénis, pour Melanie Klein, marquant un échec de la féminité). 1.2. Masculin Pour l’homme, on a beaucoup plus développé l’étude de son accès à la paternité que la question de son désir d’enfant. On a ainsi insisté sur divers aspects : - l’identification narcissique du père à l’unité mère-et-enfant et/ou à une capacité phallique à engendrer (Aubert-Godard, 1996) ; - l’envie et la jalousie paternelles, qui trouvent leur source dans la rivalité œdipienne mais aussi dans la jalousie originaire, celle qui vise ce qui fait vivre l’autre en dehors de moi (Mounier, 1992) ; - le processus d’endettement qui lie à son père le fils devenu père (« Tant qu’il n’est pas père, un homme est un fils, démuni et en dette devant son père, quelque exploit qu’il accomplisse par ailleurs. » – Aubert-Godard, 1996, p. 141) ; - le processus de « paternalisation » par lequel un enfant fait d’un homme un père (« la filiation va de l’enfant au père qui est paternalisé en retour » – Lebovici, 1994, p. VII). Mais qu’en est-il du désir d’enfant au masculin ? Chez l’homme comme chez la femme, le désir d’enfant trouve l’une de ses sources majeures dans le complexe d’Œdipe, c’est-à-dire dans l’attachement tendre du garçon à sa mère et dans l’issue de cet attachement, sous l’effet du complexe de castration, par un renoncement à la mère et un déplacement du choix d’objet sur d’autres femmes. L’expérience clinique des névroses a permis à Freud d’explorer certains aspects de cette destinée œdipienne du désir La famille et l’enfant : Qu’est-ce qu’être parent ? / 21 d’enfant chez le garçon, par exemple dans le fantasme névrotique de sauver la mère ou le père d’un danger (Freud, 1910). Dans ce fantasme, la gratitude envers la mère vient justifier le désir incestueux de lui donner un enfant en retour, à l’image de soi-même, et de devenir ainsi son propre père. De même, la gratitude justifie, dans le fantasme de sauvetage du père, le désir agressif d’être « quitte » à l’égard de celui-ci, ou bien celui plus tendre d’avoir le père comme fils et d’inverser ainsi les positions filiales. Dans une telle configuration fantasmatique, faire un enfant à une femme, c’est la rendre mère, c’est la rendre (la restituer) comme mère, mais dans le même temps c’est la faire sa propre mère à soi. Ces aperçus cliniques nous font ainsi apparaître quelques-uns des avatars fantasmatiques (fixés et prédominants chez les sujets névrotiques) du « désir d’enfant » chez l’homme et, au-delà, du devenir-père. Mais pour le garçon, le complexe d’Œdipe introduit aussi la question de l’homosexualité père-fils, avec comme corollaire le fantasme, pour le fils, d’être « enceint » des œuvres du père. Freud a en effet précisé (en 1923) que le complexe d’Œdipe, sous sa forme complète, est double : forme « à la fois positive et négative, en rapport avec la bissexualité originelle de l’enfant : nous voulons dire par là que le petit garçon n’observe pas seulement une attitude ambivalente à l’égard du père et une attitude de tendresse libidinale à l’égard de la mère, mais qu’il se comporte en même temps comme une petite fille, en observant une attitude toute de tendresse féminine à l’égard du père et une attitude correspondante d’hostilité jalouse à l’égard de la mère » (Freud, 1923, trad. fr., p. 202). Il existe ainsi une double identification du garçon au père : l’une secondaire, qui l’amène à imiter son père, et le désir d’enfant procède alors de la face positive du complexe d’Œdipe : avoir un enfant, c’est devenir comme le père ; l’autre primaire, qui procède de la face négative du même complexe d’Œdipe : avoir un enfant, c’est avoir un enfant du père. Selon d’autres auteurs, ces deux aspects du complexe d’Œdipe ne se résoudraient pas en même temps. La face positive, c’est-à-dire celle de la rivalité avec le père, se résoudrait juste avant l’entrée dans la phase de latence (vers l’âge de 5-6 ans) ; tandis que la face négative, celle de la position féminine à l’égard du père, trouverait sa résolution plus tardivement, à la fin de l’adolescence, au moment de l’entrée dans l’âge adulte, et en particulier au moment de la grossesse qui rend le garçon-fils pour la première fois père. C’est ce qui expliquerait les passages à l’acte homosexuels ou les somatisations sous-tendues par le fantasme d’être enceint des œuvres du père, observables chez bon nombre d’hommes dans ce moment d’accès au statut de père (Guyotat, 1980 ; Teboul, 1994). La réactivation de cette face négative du complexe d’Œdipe contribue à l’actualisation (reviviscence et réaménagement) de l’homosexualité pèrefils et à sa possible résolution. 2. La fonction paternelle « Le père est celui qui est en charge d’instituer la limite à l’endroit de chaque enfant. » P. Legendre, 1989 2.1. Le concept de Nom-du-Père L’une des contributions majeures de la psychanalyse structuraliste de Jacques Lacan est d’avoir reformulé la théorie freudienne du complexe d’Œdipe et d’y avoir expliqué la fonction du père comme porteur de la Loi. Cette conception a notamment l’intérêt de distinguer la La famille et l’enfant : Qu’est-ce qu’être parent ? / 22 fonction paternelle du rôle paternel10, et d’avoir centré les enjeux psychiques du complexe d’Œdipe, non plus autour d’un père réel ou imaginaire (comme pouvait le laisser croire la version « familiale » freudienne ou la construction mythique de Totem et tabou), mais autour du père symbolique et de ce que le psychanalyste Pierre Legendre (1985) appellera « l’Office du père ». L’essentiel de la thèse lacanienne a été vulgarisé par de nombreux psychanalystes, psychologues et spécialistes de l’éducation, qui n’en ont généralement retenu que deux aspects : a) c’est de la mère que dépend l’accès de l’enfant à l’ordre symbolique et à la structuration œdipienne, et cette ouverture consiste essentiellement en une « parole » qui signifie son désir pour un homme et donc une instance tierce introduisant une séparation entre l’enfant et elle. Faute de quoi, il y a forclusion, ou au moins : négation du « Nom-du-Père » (le père symbolique) et maintien de l’enfant dans une dépendance imaginaire aliénante au désir de la mère. b) la référence au père symbolique n’est pas à identifier à une présence-absence concrète, physique d’un homme socialement désigné comme père, mais bien au discours de la mère quant à une référence à « du » père. Ces deux points résument en effet assez bien la théorie lacanienne, mais au prix toutefois de quelques raccourcis, qu’il convient de rectifier pour mieux comprendre ce que Lacan entend par « père réel », comment le père réel s’articule avec la fonction paternelle, et la définition de la mère qui s’ensuit. Pour ce faire, rappelons succinctement ce que Lacan entend par Symbolique. S’appuyant sur les thèses structuralistes de Ferdinand de Saussure en linguistique et de Claude Lévi-Strauss en anthropologie sociale, Lacan reprend l’idée d’un ordre culturel structurant fondamentalement l’humain. « Toute culture peut être considérée comme un ensemble de systèmes symboliques au premier rang desquels se placent le langage, les règles matrimoniales, les rapports économiques, l’art, la science, la religion. » (C. Lévi-Strauss, 1950) Lacan transpose et spécifie la notion d’ordre symbolique en psychanalyse, pour élaborer une conception de l’inconscient qui, en rupture avec une réduction de celui-ci à de l’instinctuel et de l’affectif, va faire de l’inconscient cela même qui structure l’ordre humain, échappant radicalement au sujet mais néanmoins fondateur de celui-ci : « Cette extériorité du symbolique par rapport à l’homme est la notion même de l’inconscient » - (Lacan, Ecrits, 1966, p. 469). Le concept de Symbolique chez Lacan renvoie principalement à deux idées majeures : La première est la définition de l’inconscient comme étant une structure, c’est-à-dire un ensemble d’éléments interdépendants, et dont on peut comprendre l’organisation et les propriétés à l’instar du langage, également compris comme fait de structure symbolique (d’où la formule : « L’inconscient est structuré comme un langage »... ce qui ne signifie pas pour autant que l’inconscient ne soit que du langage !). « [La constellation symbolique qui gîte dans l’inconscient du sujet], il faut toujours la concevoir comme structurée, et selon un ordre qui est complexe. [...] Quand nous allons à la découverte de l’inconscient, ce que nous rencontrons ce sont des situations structurées, organisées, complexes. » - (Lacan, Séminaire I [1953-54], 1975, p. 79) La seconde idée est la relation étroite entre l’inconscient et ce qui globalement fonde l’ordre symbolique en tant qu’instance ou loi organisatrice et que Lacan nomme le Nom-du- 10 - « Nous pouvons définir le rôle du père comme la manière qu’a chaque homme d’être père à l’égard de son enfant. La fonction paternelle par contre est liée à la position psychique du père et à sa reconnaissance par la mère. » (Fredefon, 1996, p. 107). La famille et l’enfant : Qu’est-ce qu’être parent ? / 23 Père (c’est-à-dire la fonction paternelle ou Père symbolique, non réductible au père réel et imaginaire, et liant le sujet à la Loi). « Le sujet se pose comme opérant, comme humain, comme Je, à partir du moment où apparaît le système symbolique. » - (Lacan, Séminaire II [1954-55], 1978, p. 68) Cette conception permet de comprendre l’idée, sur laquelle insistera notamment Maud Mannoni, que l’ordre symbolique préexiste au sujet et le détermine fondamentalement : « Les symboles enveloppent en effet la vie de l’homme d’un réseau si total qu’ils conjoignent avant qu’il vienne au monde ceux qui vont l’engendrer “par l’os et par la chair”, qu’ils apportent à sa naissance avec les dons des astres, sinon avec les dons des fées, le dessin de sa destinée, qu’ils donnent les mots qui le feront fidèle ou renégat... » (Lacan, Ecrits, p. 279) « L’homme parle donc, mais c’est parce que le symbole l’a fait homme. » (ibid., p. 276) « La position du désir n’est en fait pas choisie, le sujet est victime du signifiant. » (M. Mannoni, Education impossible, 1973) Du Symbolique, Lacan dit encore qu’il est ce qui ordonne et positionne l’Imaginaire et le Réel. S’appuyant sur la fameuse étude de Henri Wallon sur le « stade du miroir » chez l’enfant (1929-1931), Lacan en fait le moment-clé d’une construction du moi basée sur une identification à la fois structurante et illusoire. Le moi, dans le modèle lacanien, ne peut même être que la résultante des identifications imaginaires - celles-ci étant également à l’œuvre dans toute relation intersubjective basée sur (et donc aliénée par) l’image d’un semblable. « L’être humain ne voit sa forme se réaliser, totale, le mirage de lui-même que hors de lui-même. » (Lacan, Ecrits, p. 69). « Il suffit de comprendre le stade du miroir comme une identification, au sens plein que l’analyse donne à ce terme : à savoir la transformation produite chez le sujet, quand il assume une image dont la prédestination à cet effet de phase est suffisamment indiquée par l’usage, dans la théorie, du terme antique d’imago. » (ibid., p. 94) C’est l’ordre symbolique, comme médiation tierce, qui permet le dégagement, en même temps que son intégration, de la relation spéculaire-imaginaire. C’est aussi l’ordre symbolique qui donne fondement au Réel, puisque le Réel est ce qui « ex-siste » par rapport au Symbolique. C’est l’impossible de la pulsion, c’est ce « dont la caractéristique est d’être illusoire ». On notera, du reste, que l’Imaginaire chez Lacan renvoie à la fois au rapport du sujet avec ses identifications formatrices, et plus globalement au caractère illusoire, de leurre donc, de la relation du sujet au Réel. 2.2. Les trois dimensions de la paternité C’est en 1958 que Lacan reprend la théorie du complexe d’Œdipe, pour y reconnaître trois « temps » (logiques et non chronologiques) de scansion, au cours desquels le père est constamment opérant mais selon des modalités différentes. 2.2.1. Caractéristiques de la théorie lacanienne de l’Œdipe Dans la théorie initiale du complexe d’Œdipe, Freud cumulait un double enjeu : d’une part, une crise identitaire et un procès (processus) de sexuation ; d’autre part, la conclusion de la petite enfance dominée par le lien à l’objet primaire (maternel) et un moment critique de stucturation du désir de l’enfant (castration symbolique, émergence du Surmoi). Jacques Lacan dissocie ces deux enjeux pour en traiter séparément et retient, dans sa propre conception de l’Œdipe, seulement le second d’entre eux. La famille et l’enfant : Qu’est-ce qu’être parent ? / 24 Comme le processus de sexuation est ici considéré distinctement, le complexe d’Œdipe selon Lacan concerne l’enfant en général, quel que soit son sexe, garçon ou fille. Chez Freud (et plus encore chez Melanie Klein dont la théorisation est fondée sur la vie fantasmatique de l’enfant) le complexe d’Œdipe est centré sur l’enfant et principalement considéré de son point de vue. Chez Lacan, l’Œdipe est une co-construction impliquant aussi les deux autres termes du « triangle oedipien », à savoir l’objet primaire (dit « mère ») et l’instance séparatrice de la Loi (dite « père »), et ceci à la fois comme promoteurs du processus de castration et comme sujets de ce processus. L’enjeu et le travail de castration symbolique valent en effet aussi pour la mère et pour le père, et pas seulement pour l’enfant, et constituent une expérience critique du processus de parentification. Plus largement, Lacan propose une modélisation de la fonction paternelle qui n’est pas assimilable à l’autorité paternelle au sens sociologique et juridique de la famille bourgeoise, mais qui désigne une extériorité symbolique fondatrice, structurée et structurante pour l’enfant tout autant que pour la mère et pour le père. 2.2.2. Les trois temps de l’Œdipe Les trois temps du complexe d’Œdipe selon Lacan sont exposés selon un ordre séquentiel (chronologique) pour des raisons d’exposé didactique. Ils sont cependant à comprendre dans une articulation logique entre eux, qui pourrait être représentée par le schéma suivant : Le père comme Nom (père symbolique) Le père comme imago (père imaginaire) Le père comme homme d’une femme (père réel) Le premier temps est celui du père comme Nom. Ce père apparaît dans la mesure où la mère s’y réfère en signifiant à l’enfant qu’elle est elle-même prise dans l’ordre symbolique, c’est-à-dire en lui signifiant le père comme Nom. Autrement dit, dans ce premier « temps » de l’œdipe : « La paternité est une place vide instaurée par la mère pour l’enfant. » (Julien, op. cit., p. 168, c’est l’auteur qui souligne). « Mais ce sur quoi nous voulons insister, c’est que ce n’est pas uniquement de la façon dont la mère s’accommode de la personne du père qu’il conviendrait de s’occuper mais du cas qu’elle fait de sa parole, disons le mot : de son autorité, autrement dit de la place qu’elle réserve au Nom-du-Père dans la promotion de la Loi. » - (Lacan, 1966, p. 579) Remarquons que la position lacanienne renverse la perspective généralement admise : ce n’est pas le désir de l’enfant pour la mère qui est ici primordial, mais le désir de la mère et l’interrogation de l’enfant sur le désir de la mère : « que veut-elle ? de quoi y a-t-il désir en elle ? » (Julien, 1992, p. 168, c’est l’auteur qui souligne). La famille et l’enfant : Qu’est-ce qu’être parent ? / 25 La place vide, vacante, ainsi laissée par la mère permet à l’enfant de découvrir qu’il n’est pas tout pour elle, ni elle pas toute pour lui, et qu’elle laisse un espace potentiel que viendra occuper le père réel. Le second temps de l’œdipe est celui du père comme imago, c’est-à-dire celui du père imaginaire construit par l’enfant dès lors qu’il se tourne vers l’image du désir de la mère et qu’il en revêt toute figure d’homme réel. Ce père idéal relève de l’imaginaire, puisque sa toutepuissance provient d’un transfert au père de la toute-puissance initialement attribuée à la mère. En ce sens, le père idéal marque une modification imaginaire du rapport de l’enfant à l’objet maternel primaire. « Ce père-là est aimé en tant que Puissant. Quel en est l’enjeu ? Que le père fasse le poids quant au désir de la mère. Si la mère a un manque, un désir, que ce manque en elle vienne du père seul et non de moi l’enfant, car je suis non-suffisant ! Faiblesse de l’enfant, impuissance face à la mère pour la combler : son narcissisme est ébranlé et mis en question. Il n’est pas suffisant. Alors, qu’il y ait donc un Père de haute stature qui soit la cause unique de la privation de la mère ! qu’elle soit privée par ce père-là seul ! Bref, enfant, je ne suis pas le phallus qui lui manque et je n’ai pas à l’être parce que le père l’a. La mère est privée par lui seul et non par moi. L’enjeu est de pouvoir respirer un peu. » (Julien, op. cit., p. 169-170, c’est l’auteur qui souligne) Mais si la figure du père idéal permet à l’enfant de se dégager de la position « d’être le phallus » de la mère et de se mettre en position de rivaliser avec tous ceux qui sont supposés « avoir le phallus », elle laisse aussi l’enfant aux prises avec cette figure imaginaire, donc aliénante, et d’autant plus terrible que c’est celle d’un interdicteur absolu. Dès lors, comment l’enfant va-t-il pouvoir se déprendre du père idéal ? C’est la question que va résoudre le troisième « temps » de l’œdipe : Le temps du père réel : celui de l’homme d’une femme. En instaurant une place hors d’elle, en position tierce entre l’enfant et elle, la mère laisse la possibilité d’une place pour le réel. « Mais la place est vide. C’est dire par-là que le père n’est pas assigné par la mère à remplir tel rôle, à accomplir telle tâche. Il ne s’agit pas d’être-à-la-botte. La chaise est vide, et le père réel l’occupe à sa manière à lui. » (ibid., p. 171). Le père réel est ainsi et avant tout, pour l’enfant, l’homme d’une femme : c’est l’homme qui a fait d’une femme – généralement la mère pour l’enfant – la cause de son désir et l’objet de sa jouissance. Il s’ensuit deux conséquences majeures : a) en se positionnant comme l’homme d’une femme, le père réel est celui qui introduit pour l’enfant, et la concrétise en l’incarnant, une « castration », c’est-à-dire une négation du fait que l’enfant puisse se considérer comme le phallus de la mère, comme ce qui lui manque. « Le père réel est agent de la castration en tant qu’il instaure pour l’enfant un rideau, un voile, un juste mi-dire, quant à ce qu’il en est de sa jouissance de cette femme-ci. Il établit pour l’enfant un non-savoir de sa jouissance d’homme concernant telle femme. Rideau. Le réel est cet impossible à savoir. Et le père est père du réel, de ce réel-là : “Cette jouissance, ça ne te regarde pas. Ce n’est pas ton affaire. Tu pourras imaginer toutes les scènes primitives (au sens freudien) que tu voudras : ce sera ton fantasme. Oui, mais je ne m’y prêterai pas par quelque monstration ou exhibition que ce soit. Ta chambre est ta chambre, la mienne est la mienne !” » (ibid., p. 172) b) d’un autre côté, le père réel ne pourra être celui qui va « nouer dans le réel de sa parole, de sa présence, l’imaginaire du “père idéal” et le symbolique de la loi » (Hurstel, 1996, p. 63), que s’il renonce à chercher la jouissance du côté de son enfant – c’est-à-dire, s’il renonce à faire la loi sur tout, se tournant vers l’enfant tout le temps. La famille et l’enfant : Qu’est-ce qu’être parent ? / 26 « Les effets ravageants de la figure paternelle s’observent avec une particulière fréquence dans les cas où le père a réellement la fonction de législateur ou s’en prévaut, qu’il soit en fait de ceux qui font les lois ou qu’il se pose en pilier de la foi, en parangon de l’intégrité ou de la dévotion, en vertueux ou en virtuose, en servant d’une œuvre de salut, en quelque objet ou manque d’objet qu’il y aille, de nation ou de natalité, de sauvegarde ou de salubrité, de legs ou de légalité, du pur, du pire ou de l’empire, tous idéaux qui ne lui offrent que trop d’occasions d’être en posture de démérite, d’ insuffisance, voire de fraude, et pour tout dire d’exclure le Nom-du-Père de sa position dans le signifiant. » - (Lacan, 1959, p. 579) Autrement dit, l’enfant ne pourra se déprendre du père idéal (imaginaire), que si le père réel ne s’identifie pas à cette image de père tout-puissant, et manifeste par-là qu’il est, lui aussi, marqué par le manque, la castration et la finitude. C’est en ce sens que l’on a pu dire que la fonction du père réel est de « prendre sur lui l’angoisse de l’enfant » (Moustafa Safouan), c’està-dire non seulement de protéger l’enfant contre la menace d’aliénation que représentent la mère et son désir, mais de le protéger aussi contre le « père idéal » produit par le transfert de cette figure maternelle phallique, toute-puissante, sur le père réel. On pourrait ainsi parler de « trois dimensions de la paternité » : « Celle du père comme Nom : elle vient de la mère. Celle du père comme image : elle vient de l’enfant. Celle du père comme l’homme d’une femme : elle vient du père réel. » (Julien, op. cit., p. 173) 2.3. « Il n’y a pas de mère sans père »11 Un autre point est souvent oublié dans la théorie lacanienne de la fonction paternelle, c’est qu’elle fait également apparaître une théorie originale de la fonction symbolique maternelle. Plus précisément, on peut distinguer trois aspects : Le premier est que la mère est « celle qui, à travers la satisfaction des différents besoins, donne sens aux sensations et émotions corporelles de l’enfant » (Durif-Varembont, 1992, p. 145, c’est l’auteur qui souligne). « La manière dont elle s’en occupe donne corps au bébé grâce à la fonction d’interprétation de ses demandes. Et cette reconnaissance de l’enfant comme interlocuteur met toujours en jeu l’articulation de l’objet du besoin et de l’objet du désir. » (ibid., p. 145). Plusieurs psychanalystes ont insisté sur le fait qu’en parlant à l’enfant, la mère fait du bébé un « nourrisson parlant », et qu’en le manipulant elle lui donne « une mêmeté d’être » (Dolto) ou un « sentiment continu d’exister » (Winnicott). Ou encore, en référence à la théorie lacanienne de l’imaginaire (le stade du miroir) : « La mère, c’est ce qui me fait moi » (DurifVarembont). Mais ceci n’est possible que si la mère est « suffisamment bonne » (Winnicott), c’est-à-dire que dans la mesure où : - elle assure les fonctions maternelles (ou maternantes) primaires : présentation de l’objet, holding, handling ; - elle n’est pas « toute » pour l’enfant et se distingue ainsi de la mère imaginaire toute-puissante et lieu d’identifications projectives. Le second aspect de la fonction maternelle est donc de témoigner à l’enfant qu’elle n’agit pas pour lui en son nom propre, mais au nom d’un Autre, au Nom-du-Père, c’est-à-dire « dans un rapport à la loi qui interdit de posséder l’engendré comme sa chose et oblige à l’appeler d’un nom » (Durif-Varembont, op. cit., p. 147). Nous ne reviendrons pas sur cet aspect de la fonction maternelle, puisqu’il renvoie à l’introduction de la fonction paternelle de coupure précédemment évoquée (« Le père, c’est ce 11 - Titre d’un article du psychanalyste J.P. Durif-Varembont (1990). La famille et l’enfant : Qu’est-ce qu’être parent ? / 27 qui me sépare de l’autre et de moi », Durif-Varembont, 1992, p. 146). Remarquons seulement qu’elle illustre exemplairement la problématique du don et qu’elle éclaire de façon décisive la question de la violence maternelle : « ... un vrai don non seulement ne s’impose pas mais doit (au sens d’une loi) perdre sa valeur d’usage pour signifier quelque chose et du donataire et du destinataire. Quand la mère donne le sein à l’enfant, ça parle d’elle et de lui à condition qu’elle ne soit pas son sein. [...] Le don est annulé ou refusé quand la mère se donne toute entière ou quand elle ne donne rien à travers l’objet. La double figure de la violence maternelle s’impose quand la coupure ne passe pas entre elle et le sein, c’est-à-dire quand il n’y a pas d’écart, de place tierce entre elle et l’enfant. » (ibid., p. 146) Un troisième aspect de la fonction symbolique maternelle, enfin, nous fait revenir à la question du désir d’enfant. Il concerne le fait qu’en ouvrant à l’enfant l’accès à l’œdipe, le discours maternel lui signifie non seulement son désir (le sien à elle) pour un homme, mais aussi à l’enfant le vœu qu’il puisse un jour devenir père ou mère à son tour. Il s’agit d’aider l’enfant à se légitimer comme parent potentiel et à élaborer son « désir d’enfant ». « La réalisation d’un désir de paternité trouve sa source dans un vœu porté par le discours maternel. [...] La mère porteuse du désir que son fils devienne père permettra qu’un espace possible se dessine pour lui dans le futur. L’enfant pourra s’approprier cet espace potentiel. Pour transmettre cela à ses enfants, la mère ne pourra se référer qu’à ce qui vit en elle de l’ordre de la fonction paternelle, grâce à ce que lui a légué sa mère et à ce que son propre père en a assuré, mais aussi grâce à l’amour et à la reconnaissance de l’homme qu’elle a choisi, et qui est devenu père par son intermédiaire. » (Fredefon, 1996, p. 107-108) En résumé : Complémentairement à la fonction paternelle, on peut parler, dans le cadre de la théorie lacanienne, d’une fonction symbolique maternelle. Celle-ci est essentiellement caractérisée par une dimension de don, c’est-à-dire de référenciation du lien mère-enfant à un au-delà de l’imaginaire dans lequel risquent constamment de s’aliéner et l’enfant et la mère. Mais le risque est aussi présent du côté du père, dans la tentation pour celui-ci de s’identifier à la figure, à la fois fascinante et terrible, du père idéal. La seule garantie d’une désaliénation est la référence à la loi symbolique, c’est-à-dire le renoncement, pour la mère comme pour le père, d’être « tout » pour l’enfant et de laisser celuici dans l’illusion qu’il est « tout » pour le parent, ou encore de mettre l’enfant dans l’obligation d’être « à l’image » du désir parental. Ce travail de deuil de la toute-puissance n’est possible que si les fonctions paternelle et maternelle, chacune dans le registre qui lui est propre, s’articulent l’une à l’autre. En ce sens, on pourrait parler d’une fonction croisée de la parentalité (P. Legendre). « La fonction parentale ne s’exerce jamais dans un rapport duel avec l’enfant mais par le détour d’une demande inconsciente adressée à l’autre parent [...]. Faute de cette ouverture, surgit la violence du rabattage de l’un sur l’autre, dans le cercle fermé d’une demande de complémentarité narcissique où tout tiers est exclu. [...] Il n’y a donc pas de mère sans père pas plus que de père sans mère, ce qui n’implique pas une symétrie mais une articulation : le croisement des fonctions parentales suppose que chacune s’exerce dans un registre spécifique. » (Durif-Varembont, op. cit., p. 144-145). La famille et l’enfant : Qu’est-ce qu’être parent ? / 28 Conclusion Notre analyse introductive à l’étude psychologique du champ familial s’est centrée sur « l’être parent » et ses différents niveaux d’implication. D’autres aspects, bien sûr, auraient pu être traités, par exemple la question du fonctionnement des groupes familiaux dans la double dimension de l’actuel (« système » familial) et du générationnel (« transmission »). On peut cependant percevoir que ces questions trouvent leurs fondements dans la filiation, c’est-à-dire dans ce qui permet de fonder du parent et de l’enfant (au sens de « fils » ou « fille »), d’où le choix fait ici de traiter du parent et de la relation de filiation. Les destins de « l’être frère (ou sœur) », comme ceux des « générations » et de la transmission familiale, peuvent se lire comme des effets, éventuellement dysfonctionnants, de ce qui nous institue comme « être familial », et d’abord dans un lien de filiation reçu, donné. Étudier « l’être parent » et en faire apparaître la complexité nous a permis, d’autre part, de rappeler combien notre avènement à une identité d’homme ou de femme est étroitement intriqué avec le fait d’être fils ou fille de-, et potentiellement d’être père ou mère. Si le structuralisme a parfois reproché à Freud – et à juste titre – d’avoir donné du complexe d’Œdipe une version trop historique, familiale, qui en brouille l’essentiel fondateur, – cette lecture freudienne a cependant l’intérêt capital de clairement situer que c’est d’abord dans un espace filiatif et générationnel que nous construisons notre identité sexuelle. Elle montre, par ailleurs, les conditions paradoxales de cet avènement, et qui peut se résumer en deux formules : a) devenir homme ou femme, c’est accepter de ne pas être tout : homme et femme, fils (fille) et époux (épouse) ; b) devenir père ou mère, c’est accepter de ne pas être tout : parent et enfant, parent de son propre enfant et cet enfant lui-même (par identification narcissique), parent de son enfant et enfant de ses propres parents (par identification à l’enfant idéal ou à l’enfant œdipien).12 Ainsi, le paradoxe de la filiation, et son fondement-même, est-il qu’elle ne peut faire lien qu’au prix d’une rupture – celle-là même que la psychanalyse a théorisée sous la notion de « castration ». Références bibliographiques Ouvrages généraux Bideaud J., Houdé O., Pedinielli J.L. (1993). L’homme en développement, Paris, PUF – rééd. : 2004. Ferréol G. & al. (2011). Dictionnaire de sociologie, 4ème éd. revue et augmentée, Paris, Armand Colin. Ghasarian C. (1996). 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