SCRE95 F1 M1 - Revue des sciences sociales

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SCRE95 F1 M1 - Revue des sciences sociales
ALAIN ERCKER
La fidélité
dans l’acculturation:
les Amérindiens
”Vous pensiez que John
Wayne nous avait tous tués;
eh bien vous vous trompiez !”
Russel Means,
Sioux Oglala, 1981*.
Grande Montagne
deviendra petit(e)...
D
ialogue entre Randle McMurphy et
Grand Chef.
«Je suis trop petit. Avant, j’étais grand.
Mais plus maintenant. Toi, tu es deux fois
comme moi. [...]».
«Papa était un chef reconnu. Il s’appelait Tee Ah Millatoona. Cela veut dire: LePin-Le-Plus-Haut-Qui-Se-Dresse-Sur-LaMontagne, et il n’y avait pas de montagne
là où on habitait. Il était vraiment grand
quand j’étais gosse. Mais mère était deux
fois grande comme lui.
- Eh bien, ce devait être un drôle de morceau, ta vieille. Elle était grande comment?
- Oh !... elle était grande... grande.
- Je veux dire... en centimètres?
- En centimètres? A la foire, il y a eu un
type qui a dit qu’elle mesurait un mètre
soixante-douze et qu’elle pesait cinquanteneuf kilos. Mais elle grandissait tout le
temps». [...]
«Le Système. Il s’est acharné après lui
pendant des années. Papa était assez fort
pour résister un moment. Le Système voulait que nous habitions dans des maisons
réglementaires. Il voulait s’approprier la
cataracte. Même dans la tribu, il était présent». [...]
«Le Système avait gagné: il bat tout le
monde. Toi aussi, il te battra. Il n’était pas
question pour lui de laisser quelqu’un
d’aussi grand que papa se balader en liberté.
C’est évident». [...]
«A la fin, c’était plus rien qu’un vieil
ivrogne, papa» [...].
«La dernière fois que je l’ai vu, c’était
dans les cèdres, il était tellement soûl qu’il
ne voyait plus clair. Quand il portait le goulot à la bouche, ce n’était pas lui qui buvait
à la bouteille: c’était la bouteille qui le
buvait. Il s’était ratatiné, il était devenu
jaune. Même les chiens ne le reconnaissaient plus.
On a dû le transporter à Portland pour
y mourir. Je ne dis pas que ce sont des
assassins. Ils ne l’ont pas tué. Non. Ils lui
ont fait autre chose» (Kesey, 1986,
pp. 278-281).
Voyage au centre de l’être
Alain ERCKER
Laboratoire de Sociologie
de la Culture Européenne
Institut d’Ethnologie
Le «Cowboy» et «l’Indien» : Jack Nicholson et Will Sampson dans “Vol au dessus
d’un nid de coucou”, Milos Forman, 1975
© les Indiens et le cinéma Ed. les trois cailloux, 1989
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Ce dialogue à la limite du surréalisme,
davantage monologue, extrait du roman de
Ken Kesey, Vol au-dessus d’un nid de coucou, pose sur le ton romanesque et métaphorique, la question des rapports entre
deux systèmes de valeurs: les valeurs américaines confrontées à la philosophie amérindienne.
L’oeuvre littéraire emprunte son style
aux relations de voyage, écrit “à la manière
de...”, pastiche des récits qui fleurirent à
partir du XVIe siècle, avec la nuance, qu’il
s’agit ici d’un voyage de découverte à
l’intérieur du monde occidental, dans un
asile psychiatrique.
Ce monde prétendument autre, absolument opposé, se révèle étrangement proche
du monde réel. Il est son pendant exact, sa
réplique parfaite, l’autre côté du miroir.
Le récit, à l’image du lieu où se déroule
l’histoire, est constamment en décalage, en
marge. Le roman est tout à la fois récit et
monologue de l’Amérindien; monologue
intérieur où le héros ne s’adresse qu’à luimême, figure de style qui fait du lecteur le
personnage principal, qui s’identifie au personnage et vit cette expérience en même
temps que le héros(1). Ce voyage doublement intérieur nous projette dans une géographie simultanément corporelle et imaginaire(2). A la suite de Grand Chef, nous
plongeons au coeur de la société occidentale comme à l’intérieur de nous-mêmes.
Par le truchement du voyage intérieur, nous
explorons notre propre société.
L’auteur, blanc, relate notamment, à travers la relation de son héros amérindien, - à
l’inverse du film homonyme dont le personnage central est McMurphy, le Blanc la politique d’assimilation à l’oeuvre aux
États-Unis. L’image de ce père qui rapetisse
peu à peu, se ratatine pour finalement s’abîmer et sans doute s’évader dans l’alcool,
celle de son fils qui se referme sur luimême, s’entoure d’un mur de silence,
autiste volontaire, pour se protéger de
l’intrusion externe, dessinent avec pudeur
les méfaits de ce système dont
l’Amérindien reconnaît la froide efficacité.
“Eux”, - ce “Système” avec majuscule, réification qui insiste sur l’aspect institutionnel, officiel et craint -, désigne le monde
extérieur aux Amérindiens, celui des Blancs
et évoque au second plan le processus
d’acculturation subi par les Amérindiens.
La rencontre entre le Blanc et
l’Amérindien dont serait issu l’Américain,
se trouve ainsi transposée de façon exemplaire des vastes plaines de l’Ouest, - chères
à James Fenimore Cooper, père fondateur
de la mythologie américaine(3) -, aux murs
d’un asile.
Cette rencontre, à travers le processus
d’acculturation, traduit enfin la question de
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l’ambiguïté de la relation de fidélité/infidélité.
Question de définitions
Michel Perrin et Michel Panoff relèvent
dans le terme d’acculturation «les phénomènes qui résultent de contacts directs et
prolongés entre deux cultures différentes et
qui sont caractérisés par la modification ou
la transformation de l’un ou des deux types
culturels en présence» (1973, pp. 11-12); J.F. Baré (1991, pp 1-3) y discerne «les processus complexes de contact culturel au travers desquels des sociétés ou des groupes
sociaux assimilent ou se voient imposer des
traits ou des ensembles de traits provenant
d’autres sociétés» (1991, p. 1).
En confondant l’aspect culturel à son
explication technologique, la cause avec la
conséquence, la définition de Panoff et
Perrin inscrit de fait cette notion dans
l’idéologie qui condamnait au XIXe siècle
déjà les Amérindiens au nom de leur
“Destinée Manifeste” à disparaître sous les
“avancées” de la civilisation. Plaçant
d’office l’acculturation dans une optique
occidentale, opérant un glissement de terme
à terme, la dimension culturelle de la rencontre, limitée à sa seule expression techniciste, est ainsi occultée, légitimant la pratique coloniale occidentale, la justifiant aux
yeux de l’histoire.
Partant d’une base antinomique,
J. F. Baré tombe pourtant dans les travers de
l’analyse précédente. En réduisant les
contacts culturels à un simple changement
(p. 2), l’auteur banalise en même temps les
situations coloniales qui sont autant de
contacts - forcés - entre deux cultures,
l’acculturation devenant sous sa plume un
changement logique, inhérent au développement culturel, répondant à une définition
mécanique.
Au demeurant, la volonté commune des
auteurs semble d’évacuer de leur définition,
toute référence au processus colonial. La
Au lieu de rendre compte de cette diversité, de l’ingéniosité et de la créativité
humaines, l’acculturation rapporte au
contraire les traits culturels exogènes à un
usage unique, ne souffre pas d’alternative.
Dans une définition qui apparaît comme
le produit d’une idéologie, deux processus
aux conséquences opposées s’amalgament,
l’emprunt volontaire se pose au même plan
que l’apport imposé, assimilant une situation volontariste à un contexte de rapport de
force inégalitaire, dédouanant l’impact du
procès colonial, confondant dialogue avec
monologue.
Génocide - ethnocide suicide
Jeune danseur se reposant entre deux
danses, pow wow de l’île Manitoulin,
Ontario (Canada)
© Photo Alain Ercker, juillet 1993
question d’une situation parfois conflictuelle est certes abordée, pour être confondue dans les termes, évoquant un «contact
culturel particulier» (Perrin, Panoff), ou
préférant des «influences “extérieures”»
(J.-F. Baré). Là où les deux premiers
péchent par optimisme, le second faute par
omission.
Sachant «qu’aucun élément d’un système culturel “source” - emprunté ou
imposé - n’est reproduit à l’identique une
fois transplanté dans une autre culture»
(Baré, p. 2), la technologie ne saurait être
un outil de comparaison fiable qu’à hauteur
de sa diversité d’utilisation. Car emprunter
signifie aussi “marquer de son empreinte”
un trait culturel étranger qui cesse dès lors
de l’être. On le marque pour signifier son
acquisition, comme on marque le bétail
dont on est propriétaire. Cette marque est
signe de changement de propriétaire comme
de nature. Même si elle peut être infime,
parfois difficilement discernable.
Loin de sa définition de contact culturel
à emprunts réciproques, la pratique d’acculturation(4) sous-entend au contraire la diffusion, l’apprentissage d’un mode de vie au
détriment d’un autre, signifie non pas accumulation mais perte, victoire de l’uniformisation sur la diversité culturelle, prend dès
lors la dimension d’une déculturation; où
l’échec du génocide appelle la destruction
de la culture par l’ethnocide.
Le terme est exogène, l’altérité admise
dans la ressemblance, non dans sa spécificité culturelle. L’acculturation est à sens
unique parce qu’elle masque une politique
ethnocidaire. Elle ignore les résistances,
méconnaît la réciprocité et les facultés
d’adaptation des sociétés traditionnelles(5),
contemple la réalité en borgne, en cyclope
culturel.
Les Occidentaux n’ont pas l’exclusivité
de l’ethnocentrisme. La découverte est toujours réciproque, l’interrogation, l’étonnement, l’inquiétude partagées(6). Au discours
acculturateur de la civilisation occidentale
répond celui d’adoption - incorporationadoption (Albert, 1988, p. 104) -, d’apprivoisement des sociétés traditionnelles. A
charge d’assimiler les nouveaux arrivants
dans les imaginaires réciproques. Ainsi,
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foin de sauveurs, de prétendus dieux descendus des cieux, la réalité est plus cruelle,
parfois plus terre-à-terre, pour les valeureux
“découvreurs”(7).
Son allégeance à la «pensée régnante»
(Mohia, 1993, p. 94) confine l’acculturation
au concret, l’écarte de l’abstraction, de
l’immatériel, la limitant au palpable, au discernable, aux traits culturels apparents.
Comme s’interroge le père de Grand Chef:
«combien acheter la façon de vivre d’un
homme? Combien payer pour ce qu’est un
homme?», l’interrogation reste sans écho,
la question en suspens. L’acculturation
n’est pas concernée par les questions philosophiques, spirituelles, incontournables
dans la pensée amérindienne.
On s’est étonné, parfois amusé, souvent
attaché, plus souvent encore interrogé, sur
le contenu des discours des Chefs et représentants des Amérindiens(8) (Chef Joseph
des Nez-Percés, le discours du Chef
Sealth(9)...). En décalage, à l’étroit dans une
réalité concrète, apparemment éloigné des
préoccupations matérielles, le verbe amérindien évacue les divergences des valeurs
blanches et amérindiennes à des annéeslumières l’une de l’autre. Le discours des
Amérindiens, par essence spirituel, ne se
mesure ni se soupèse. L’appétence d’une
qualité de vie dans l’harmonie et l’équilibre s’accommode difficilement du discours quantitatif de la civilisation occidentale. Les Amérindiens privilégient la
richesse humaine à la richesse matérielle,
la relation à l’absence de contact, l’homme
à l’objet.
Ainsi la rencontre entre McMurphy et
Grand Chef se place au niveau des sentiments. Ils ne peuvent se comprendre parce
qu’ils ne parlent pas le même langage. Dans
le monde de McMurphy tout est quantifié,
mesuré, à un poids, un prix. Lui-même
apparaît comme calculateur, il soupèse,
évalue. Il ne peut comprendre le rapport des
tailles, expression d’un sentiment, non
d’une mesure. On rapetisse parce qu’on
redevient enfant, insignifiant, irresponsable, innocent, sans contrôle sur sa vie,
comme les enfants... et les fous. Grand
Chef/Bromden se sent dominé, voit son
existence prédéterminée, se sait contrôlé,
observé, scruté.
De l’ethnologie à l’asile, le chemin est
tracé. De ”l’objet” de recherche à ”l’objet”
d’étude clinique, la dépossession de l’individu de sa vie, de son corps suit son cours.
N’ayant pas encore pris conscience de la
force du Système qui cherche à le broyer,
McMurphy est plus “grand” que Grand
Chef. Au total, l’Amérindien se distingue
du Blanc pour avoir pris la mesure de son
aliénation, et à travers lui, de renvoyer le
Blanc à la sienne.
Comment peut-on, dans un asile, rester
fidèle à sa culture quand on ne contrôle plus
sa vie, son existence, quand l’identité même
est déterminée de l’extérieur?
Fidélité/infidélité, entre
philosophie et culture
Le terme de fidélité renvoie en premier
lieu à une valeur éthique, morale. On est
fidèle à quelqu’un, à son conjoint, à l’autre,
ou à quelque chose, à un serment, une promesse, à une habitude, à ses convictions. Il
s’agit en l’occurrence d’un choix déterminé, d’un contrat avec soi-même qui comprend l’engagement de s’y tenir, au risque
de le rompre, de trahir, de se trahir.
La fidélité est mise à l’épreuve du temps,
des circonstances. Ne dit-on pas que l’on
reconnaît les vrais amis dans les moments
difficiles? La fidélité est liée à la durée, elle
épouse le temps long. A l’inverse du temps
qui passe, elle demeure. Elle est d’abord
affaire de temps(10). Dès lors trahir c’est
rompre avec ce temps, rompre avec une
habitude, provoquer une rupture pour installer un temps nouveau. La fidélité est une
manière pour l’individu de s’affirmer non
seulement face au groupe, mais par cette
projection dans le futur, de renier le temps
qui passe, du moins d’en évacuer l’idée et
son corollaire le plus angoissant, la mort.
Aussi toute rupture de fidélité est-elle
déchirement, brèche dans le temps où
l’individu s’affirmait, affirmait son existence. Elle revendique alors la réinscription
dans une nouvelle dimension temporelle.
On ne rompt une fidélité que par une autre.
Ce que nous prenons pour de l’infidélité, en dehors de toute considération morale et
éthique -, n’est souvent que l’affirmation
d’une nouvelle fidélité.
Par son caractère volontariste, elle apparaît comme un acte individuel, personnel,
existentiel qui participe du processus
d’individuation, témoignant de l’existence
de l’individu par rapport au groupe, de sa
pérennité dans la société.
La promesse de fidélité qui lie l’individu
aux autres comme au groupe est plus difficilement discernable. Nous l’avons vu, qu’il
s’agisse de soi ou de l’autre, il y a échange
et reconnaissance réciproque. Une culture
ne se choisit pas, on tombe dans la marmite
culturelle lorsqu’on est petit. Elle précède
l’individu et, normalement, lui survit. Le
choix, dans ce cas, s’est fait, en quelque
sorte, à son insu. Il est prédéterminé par sa
naissance. On est Amérindien parce qu’on
naît Amérindien. Dès lors, comment être
fidèle à quelque chose que l’on n’a pas choisit, à moins d’accepter un état de fait? Bien
plus, comment même trahir sans avoir juré
fidélité?
On n’est sans doute jamais plus fidèle à
sa culture que lorsqu’on la pense menacée.
Sans doute le Termination Act de 1953 aux
États-Unis visant la suppression des
réserves, derniers lieux de l’expression culturelle amérindienne, a-t-il eu l’effet
inverse à celui escompté. On a assisté à un
retour des Amérindiens vers leurs traditions, au fameux ”réveil indien” des
années 60. La fidélité à une culture ne
concerne pas l’individu en particulier mais
l’ensemble du groupe, dont elle détermine
la survie, au-delà celle de l’individu.
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La question de la fidélité à la culture
apparaît dès lors comme incongrue, ne
devrait pas se poser. A moins que...
A moins que... la question de la fidélité/infidélité à la culture, entendons la
société, ne soit à l’ordre du jour.
Etre infidèle signifie faire un choix,
opter pour une autre culture. On ne rejoint
pourtant pas une culture comme on s’inscrit
à un club, comme on fait serment de fidélité à une cause, à un ami... Rompre avec
une culture ne peut se faire qu’au nom d’un
autre mode d’être et de penser.
Ainsi, en préambule à la question de
l’infidélité doit se poser celle du choix, exiger la coexistence d’au moins deux modes
de vivre et de penser: celui où vit l’individu
et qu’il rejette ne l’acceptant plus pour sien,
et l’autre, qu’il revendique. En-dehors de
ce choix originel, fondateur, la notion de
fidélité/infidélité à la culture perd son sens.
Elle ne prend réellement signification
qu’avec une situation de rupture, de mise
en abîme de la culture, de menace, réelle ou
vécue comme telle, de confrontation, de
rapport de force. Comme nous l’évoquions
précédemment, l’infidélité ne peut être
considérée qu’à l’aune d’une nouvelle fidélité. On ne se quitte que pour mieux se
retrouver.
La fidélité à un modèle
Dans la pratique, l’acculturation manifeste sa duplicité. Il ne suffit pas de dénoncer la volonté uniformisatrice de la civilisation occidentale. Le Système évoqué par
Bromden est plus pervers, il opère de l’intérieur. L’acculturé fonctionne en acculturé.
Nadia Mohia, ayant pris conscience de
sa propre acculturation, comme elle nous l’a
confié, considère que la cause première du
processus acculturant est une «autorité intériorisée [qui] oblige le sujet à refouler progressivement sa culture d’origine pour se
conformer aux exigences adaptatives du
modèle culturel cible, [...]», l’individu deve-
nant ainsi «inconsciemment l’instigateur de
sa propre acculturation» (1993, p. 81).
L’acculturation apparaît à un double
niveau d’appréciation extérieure et intérieure, où l’individu rejette sa culture d’origine au profit de la culture ”cible”, qui est
aussi la culture ”régnante”. Aux discours et
pressions de la ”pensée régnante” s’ajoute
celui de l’acculturé lui-même qui marquera
une distance plus ou moins grande avec sa
culture.
Le premier travail d’acculturation est de
dissoudre - ne dit-on pas de l’Amérindien
qu’il doit se “fondre” dans la société ”dominante”? -, les codes de reconnaissances en
amont comme en aval, en s’attaquant à ce
qui participe de l’identité amérindienne: son
mode de vie, puis son mode d’être. Les
répercussions se partagent pourtant également entre Blancs et Amérindiens; les victimes se confondent avec les coupables. Si
les Amérindiens sont les victimes désignées
de l’assimilation, la pensée régnante ne sort
pourtant pas totalement indemne de la
confrontation.
Les voies empruntées se révèlent
proches, se réfléchissent mutuellement. Le
discours des Blancs aura le ton nostalgique
du regret d’un mode de vie passé, ou considérera l’assimilation comme (presque)
réussie, faisant des Amérindiens des
Américains à part (presque) entière; les
Amérindiens verront une rupture entre les
générations, les détenteurs refusant de
transmettre le savoir en leur possession aux
plus jeunes qui ne se reconnaissent plus
dans le discours des Anciens, les Sages “Elders”.
Si ceux qui savent ne veulent plus enseigner à ceux susceptibles d’apprendre et se
désintéressant apparemment de ce savoir(11),
le processus paraît en partie achevé, c’està-dire que la culture est amenée à se détruire
de l’intérieur. C’est là sans doute que se
joue l’avenir d’une société.
Cette frontière scindant la communauté
entre ”anciens” et ”nouveaux”, ”traditiona-
listes” et ”progressistes”, selon une distinction parfaitement arbitraire et importée,
manifeste d’abord la difficulté de communiquer entre générations, comme si le principe même de l’acculturation était précisément d’introduire un défaut de
communication dans les sociétés concernées(12). L’acculturation n’aurait dès lors
comme fonction première non de détruire la
culture ”cible” que d’introduire le principe
déstructurant qui va l’annihiler de l’intérieur, en saper son mécanisme existentiel:
la relation à autrui.
Si le divorce entre les générations
consume progressivement la philosophie
amérindienne, on assiste au contraire à une
rencontre inopportune aux deux extrêmes
de la société coloniale. Entre Blancs et
Amérindiens semble naître une sorte de
passion commune, une représentation partagée de l’identité amérindienne.
Commencées sur des bases antinomiques, les deux discours se rejoignent dans
une vision conjointe, pour ne pas dire
conventionnelle. Ils sont également le produit d’un travail de l’imaginaire. L’identité
Tambour et chant, pow wow de l’île Manitoulin, Ontario (Canada).
© Photo Alain Ercker, juillet 1993.
Ainsi doit-on considérer l’action, militante, des Amérindiens qui reviennent sur
les réserves - à l’exclusion desquelles «il ne
peut plus y avoir d’Indiens, rien que le souvenir d’un peuple jadis fier qui s’évanouira
progressivement, jusqu’à l’oubli total»,
(Shirley Keith, Indienne Winnebago(13)) -,
comme la reconnaissance de la nécessité de
renouer le dialogue avec les Anciens et
notamment les chamans(14), remontant tels
les saumons, le courant destructeur et
déstructurant de l’acculturation, pour donner vie à la génération suivante.
Revue des Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22
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amérindienne, “l’Amérindianité”, est prédéterminée, fixée de l’extérieur. C’est-àdire que, paradoxalement, les Amérindiens,
les mieux à même de juger de la réalité amérindienne, le font sur des bases qui paraissent importées, ayant incorporé, à leur corps
défendant, une représentation identitaire
élaborée, construite de l’extérieur. Comme
si en définitive ils prenaient pour argent
comptant le miroir déformant qu’on leur
tend.
Dans ce sens la fidélité prend les traits
d’une infidélité, étant fidèle à une image, à
du folklore; on reproduit de l’artificiel pour
du réel, construisant sur une illusion. Une
réalité se forge à partir d’images issues de
l’imaginaire. Blancs et Amérindiens paraissent victimes d’une même illusion provenant en majeure partie du cinéma, sujets aux
mêmes hallucinations nées de la ”machine
à brouillard”(15).
Chaque groupe intègre une représentation de la réalité indienne qu’il ne retrouve
pas dans l’image qu’on lui renvoie. Le
Blanc n’identifie plus les Amérindiens par
défaut des attributs qu’il s’est ingénié à supprimer: plumes, cheval, quasi-nudité, tipi...;
l’Amérindien ne se reconnaît plus, à la fois
par excès d’attributs d’identification à la
culture américaine: bottes, chapeau “stetson”, jeans, musique..., et par excès de
codes de reconnaissance du stéréotype amérindien: alcoolisme notamment. Il a perdu
ses repères moraux, n’arrive pas à conjuguer sa philosophie, son héritage spirituel
avec les valeurs ”dominantes”. Les critères,
certes antagonistes à l’origine, sont proches
dans leur conclusion.
Le discours nostalgique de l’homme
blanc cache aussi sans doute son angoisse
de ne plus se reconnaître dans l’Amérindien.
Cette image véhiculée détermine littéralement la vie des Amérindiens. Ainsi, leur
prison n’a ni hauts murs ni grilles de fer, ni
barreaux. Il s’agit des pellicules de cinéma
et de l’Histoire. Se jouant des stéréotypes,
les contournant, s’en amusant, ou ressentant
le besoin, constant, de préciser qu’ils ne
vivent plus dans des tipis (surtout si de tradition ils n’y ont jamais vécu), ne chassent
plus à l’arc et aux flèches, les Amérindiens
vivent les clichés comme contaminant et
fixant leur vie, l’Histoire comme le geôlier
de leur existence actuelle(16).
réserves ou dans les villes soient définitivement déchus de leur droit à se revendiquer
comme Amérindiens? Ne sommes-nous pas
à nouveau dans un discours évolutionniste,
comme celui de la “Destinée Manifeste” de
ces populations appelées à disparaître,
corps et âmes, - âme surtout -, dans leur
confrontation
avec
l’Occident?
Transformer son mode de vie ne signifie pas
changer d’être, il n’y a pas de condition sine
qua non de cause à effet. Nous ferions ainsi
peu de cas de la vitalité d’une culture. Estce à l’Occident de juger qui est Amérindien
qui ne l’est pas? Ne serait-ce pas plutôt à
nouveau une tentative pour rester le maître
du jeu, pour tirer les ficelles?
Il y a, de fait, une grande part d’hypocrisie dans le discours assimilationiste, ”civilisateur”(17). Loin de vouloir intégrer les
Amérindiens, il faut considérer que ceux-ci
ont d’abord un rôle à interpréter dans l’histoire américaine, celui d’ancêtres enracinant les colons dans le sol américain. D’où
leur rapport intime au folklore et le processus de folklorisation à l’oeuvre dans le western. Maintenus dans le passé, selon une
vision historique linéaire et évolutionniste,
une approche passéiste, les Amérindiens
permettent de contempler le chemin parcouru, de se donner l’illusion d’avancer,
d’aller de l’avant. Que dire alors de l’introduction de l’histoire (Baré, 1991, p. 2),
lorsqu’il s’agit d’une histoire figée, d’un
temps pétrifié, où folklorisation et histoire
sont les outils du déni d’existence propre à
ces cultures.
Enfin, dénoncer le degré d’acculturation
n’est-ce pas sous-entendre l’existence
d’une différence, reconnaître l’Autre
comme porteur d’une autre culture? N’estce pas, à la fois marquer les différences pour
se forger une identité de soi par rapport à
l’autre et tenter une communication - non
aboutie, non avouée certes - en se projetant
dans l’autre?
Le barbare c’est l’Autre...
c’est moi...
L’acculturation atteste d’un échange de
traits culturels, traduit l’idée d’une relation,
d’une reconnaissance réciproque, les
emprunts ne se faisant jamais à sens unique
- toute «situation d’acculturation est aussi
une situation de projection réciproque»
(Baré, p. 2).
Etre sans paraître...
Pourtant sommes-nous bien certains que
ceux que nous voyons, côtoyons sur les
Danseurs au pow wow de l’île Manitoulin, Ontario (Canada)
© Photo Alain Ercker, juillet 1993.
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Les zones de contacts culturels sont des
espaces de rencontre et d’échange, échange
de biens, rencontre d’individus porteurs
d’un univers, d’un imaginaire(18).
La définition de l’acculturation occulte
pourtant le dialogue nécessaire, le refoule
dans l’échange de biens, d’objets; s’y révèle
ainsi la préférence pour la technologie.
Reconnaître la rencontre c’est admettre
l’Autre, son existence donc sa parole. Or, ce
qui apparaît dans la définition de l’acculturation telle que nous l’avons entendue
jusqu’à présent, c’est précisément l’absence
de l’Autre. Il ne parle pas. La rencontre produit un dialogue que l’acculturation veut
réduire au monologue avec une opiniâtreté
identique à celle qui guide le western dans
l’occultation de la part amérindienne de la
relation.
Il est pour le moins paradoxal d’analyser une notion qui suppose la rencontre,
l’altérité, sans évoquer l’avis des premiers
intéressés, les acculturés eux-mêmes,
puisque, nous l’avons dit, l’acculturation est
encore sous-entendue à sens unique. Mais
dès lors que nous leur laissons la parole, le
terme perd son sens premier, d’occulter précisément, la différence; «l’humanité réduite
au monologue» (Césaire, 1989, p. 55).
La notion d’acculturation, telle qu’elle
est utilisée, voit ainsi deux niveaux différents et antagonistes se chevaucher, où de
la reconnaissance - nécessaire pour échanger - nous passons à la dévalorisation incontournable en situation coloniale.
L’égalité a été remplacée par le mépris,
l’emprunt volontaire confondu dans «des
processus complexes de contact culturel».
Le contexte colonial ignore la communication, la rend impossible. La colonisation apparaît toujours davantage comme
l’expression, l’exacerbation de la difficulté
à communiquer de la civilisation occidentale. Il ne s’agit que d’ordres donnés et
reçus, d’obligations et de devoirs à remplir,
de rapports hiérarchiques de dominants à
dominés, de maîtres à élèves, de parents à
enfants(19). Les seuls emprunts acceptés,
reconnus sont ceux de l’autre, la pensée
coloniale n’admet d’échanges qu’à sens
unique. L’acculturé c’est toujours l’autre.
Ainsi, les «études d’acculturation tendent implicitement à déchiffrer le changement culturel du point de vue d’un seul des
deux univers en présence, culture “source”
ou culture “cible”. On s’interdit alors de
porter attention à l’objet qu’en toute logique
la notion désigne: les modalités mêmes de
la communication entre deux ou plusieurs
cultures» (Baré, p. 2). Résistance à discerner la dualité, à croiser les regards dans les
contacts culturels qui trouve sa source dans
la difficulté de l’Occident au dialogue,
s’exprime dans la difficulté à reconnaître
l’Autre. La notion n’est pas pensée pour
l’altérité, parce que l’Occident ne pense pas
l’altérité. Elle évacue la communication
inhérente à une zone de contact parce que
l’Occident ne communique pas. L’acculturation concerne d’abord la civilisation occidentale, comme le processus qu’elle ne veut
décrire: la colonisation.
Lorsque nous prenons pourtant la peine
d’écouter l’Autre, l’acculturation prend une
coloration différente qui déplace son problème de la conséquence à la cause, de la
conclusion vers l’origine.
Si nous traversons cette rive désirée, fantasmée, nous verrons alors que pour les
populations colonisées, être acculturé c’est
faire l’expérience de l’autorité que colporte
le Blanc, parfois à son insu et qui se révèle
précisément au contact de l’altérité, l’amenant «à refouler sa propre culture d’origine
et la subjectivité qui la fonde, en vue de son
adaptation conformiste au modèle acculturateur» (Mohia, 1993, p. 91). N’est-ce pas
ce que fait Grand Chef/Bromden devenu
muet?
Dans le même mouvement, l’apparente
infidélité à la culture contient une part de
fidélité. En devançant les désirs des Blancs
pour qui le seul bon Indien est celui qui ne
parle pas, Bromden rappelle «à l’ordre pri-
Revue des Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22
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mordial de la relation» (Mohia, p. 93). A
l’inverse du processus occidental qui n’y
admet aucune forme de communication,
d’échange, l’utilisant au contraire pour faire
taire la différence, le geste de l’Amérindien,
comme celui des enfants de Camopi en
Guyane abondant dans l’attente supposée
des ethnologues (Mohia, 1993), affirment
que «l’acculturation est déjà une modalité
de communication inter-culturelle, par le
biais des inconscients» (Mohia, p. 94).
En devenant muet, Grand Chef reproduit
non seulement les attentes des Blancs, mais
en s’excluant volontairement des modalités
relationnelles par sa surdité, il renvoie
l’image de la propre difficulté à communiquer de l’Occident. Le défaut de communication dont l’acculturation rend compte ne
tient plus désormais au champ de l’altérité,
l’Amérindien en l’occurrence, qu’à la difficulté de l’Occident à établir des relations.
C’est ici que se marque aussi la limite de
l’oeuvre de Ken Kesey, transformant un
acte premier de communication - l’Indien
muet - en acte politique (contestataire), par
la surdité de son héros.
Ainsi ce qu’on a tenu pour une manifestation d’acculturation, ou de déculturation,
se dessine au contraire sous les traits d’une
«indianisation - [...] par assignation de
valeurs indiennes à des éléments importés,
d’origine euro-américaine» (Powers, 1994,
p. 174); qui pensait découvrir les indices
d’un changement culturel rencontre de la
continuité. Il n’y a rupture et transformation
sociales qu’en surface, là ou précisément se
focalise le discours d’acculturation.
Qui franchit le seuil pour entrer sur une
réserve amérindienne ne peut s’empêcher
d’esquisser un sourire, de laisser échapper
une exclamation de joie en constatant
l’envers du décor, qui est aussi la vraie face
de la culture. Le travail de l’acculturation
est aussi de confondre l’envers avec
l’endroit, le virtuel avec le vrai, l’image
avec la réalité, l’Indien de celluloïd avec
l’authentique. Or il apparaît à l’usage que la
vie des amérindiens semble une constante
infirmation de la théorie, un coup de pied
ironique, sardonique, salvateur même dans
la fourmilière scientifique, comme s’ils
s’ingéniaient à contredire, par leur existence même, le discours d’assimilation.
Sans doute leur fera-t-on interpréter des
rôles d’Indiens de westerns, sans doute
mariages chrétiens périclitent tandis que les
Amérindiens se retrouvent autour de la
famille élargie. Au-delà des difficultés économiques engendrées par le système du
Welfare qui transforme les Amérindiens en
assistés, s’affichent l’importance des relations sociales qui marquent la persistance
de l’identité amérindienne.
Différentes expressions de l’«amérindianité». Pow wow de l’île Manitoulin, Ontario
(Canada).
© Photo Alain Ercker, juillet 1993.
s’abreuvent-ils de coca-cola et de télévision
américaine, routent-ils en voiture, adoptentils la technologie occidentale, ils n’en resteront pas moins amérindiens. En poussant
la porte d’une réserve, on se remémore la
remarque de l’ethnologue William K.
Powers: «loin d’adopter un nouveau système de valeurs en même temps que les éléments occidentaux, les Oglala ont adapté
ces nouveaux éléments à leur propre système de valeurs» (Powers, p. 174). Dès que
l’on approche un niveau moins apparent,
“l’indianisation” l’emporte sur les indices
de changements culturels, la continuité sur
la discontinuité, la vie sur la mort. Il semblerait que ce qui est en surface, ne résiste
pas ou difficilement, que le factice s’élimine devant la vitalité culturelle. Ainsi les
L’impression première qui reste d’un
séjour sur une réserve amérindienne, est
celle de la vitalité, de la vie, de la richesse
des relations sociales, tant persiste une activité de groupe intense, de cris, de rires, de
jeux, de blagues (joke), d’un après-midi
vivant où l’on se sent vivre, revivre. Les
enfants entrent et sortent, se servent à boire,
à manger, à volonté, dans la mesure des provisions disponibles, sans remarques désobligeantes ou gestes de refus. L’hôte vous
invite à partager sa nourriture, comme luimême trouvera toujours table ouverte
ailleurs lorsque les temps seront plus difficiles. La vie des Amérindiens s’affirme,
s’organise dans ces interstices, ces espaces
de liberté qui échappent au contrôle de la
pensée régnante parce qu’ils ont su se
Revue des Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22
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cacher là où on ne les chercherait pas, au
coeur de la société blanche, dans son discours même, acculturateur comme aliénant.
Ils ont résisté précisément parce qu’ils ont
su préserver et maintenir les relations
sociales au-delà des aléas coloniaux.
Au discours de mort culturelle, de la
déculturation, répondent les cris et les rires
des enfants, qui témoignent de la vitalité et
de la réalité de la culture amérindienne.
Est Amérindien, celui qui se sent tel. La
fidélité ou l’infidélité à une culture ne se
dispose pas de l’extérieur. Sans doute estce là le point d’achoppement, car cette
détermination propre échappe à tout
contrôle. L’amérindianité se vit, s’exprime
dans son propre corps. L’acculturation
navigue ainsi entre fidélité et infidélité. Elle
traverse la frontière ténue de la fidélité/infidélité parce que, comme elles, se vit de
l’intérieur. Elle échappe à sa définition première, trahit la pensée régnante au double
sens du terme: d’abandonner et de dévoiler,
pour embrasser et revendiquer la nécessité
de la relation, de la communication, pour
signifier la place de l’altérité et de l’imaginaire.
***
Les Amérindiens rappellent souvent que
l’Occident a fait le premier pas. L’élan qui
a poussé la civilisation occidentale dans
leurs bras, s’est brisé au moment décisif de
la rencontre. L’attirance supposée du Blanc
vers l’Autre, désirée et repoussée, finit par
aboutir - ironie de l’Histoire, rire jaune
pourtant, pied de nez au mythe -, sur un lit
d’hôpital, dans un asile... et au détriment de
l’homme blanc. Dès lors s’éclaire la crainte
de cette rencontre, tandis que l’Amérindien
s’échappe. Grand Chef/ Bromden revit en
retrouvant de la voix, la voie de son amérindianité, c’est-à-dire de la relation, de sa
propre subjectivité culturelle. Parlant sans
pouvoir s’arrêter, il retrouve par la parole le
goût à la vie, également indissociables, également difficile à étancher. En parlant, il se
raconte, se remémore, renaît, il retrouve ses
sensations, son humanité, renoue avec la
faim, la soif, avec son corps. Au contact de
l’Amérindien, altérité exemplaire, l’homme
blanc a retrouvé sa propre subjectivité, la
dimension de l’imaginaire refoulé. Par cette
relation définitive, dans cette ultime
étreinte, McMurphy accède également à
l’altérité et à l’imaginaire, l’un n’allant pas
sans l’autre, retrouvant ”sa propre subjectivité culturelle” (Mohia, 1993, p. 91). En
réalisant cette part de lui-même, il se réalise
enfin.
«Le tourbillon de ténèbres
avait commencé son voyage
avec sa sorcellerie
et
sa sorcellerie
s’est retournée contre lui.
Sa sorcellerie
est retournée
en son ventre.
Sa propre sorcellerie
s’est retournée
et l’a enveloppé.
Le tourbillon de ténèbres
s’est refermé sur lui-même»(20).
Leslie Marmon Silko
(Pueblo Laguna).
Bibliographie
ALBERT (Bruce), «La Fumée du métal.
Histoire et représentations du contact chez
les Yanomami (Brésil)», in L’Homme,
Paris, Ecole des Hautes Etudes en Sciences
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chute du ciel. Une critique chamanique de
l’économie politique de la nature
(Yanomami, Brésil)», in L’Homme, Paris,
Ecole des Hautes Etudes en Sciences
Sociales, avril-décembre 1993, n° 126-128,
XXXIII (2-4), pp. 249-378.
BARÉ (J.-F.), «Acculturation», in
Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Bonte Pierre et Izard Michel (sous
la direction de), Paris, PUF, 1991, 755 p.,
pp. 1-3.
CÉSAIRE (Aimé), Discours sur le colonialisme, Paris/Dakar, Présence Africaine,
1989, 59 p.
ERCKER (Alain), «1492: Lorsque
l’Europe se découvre en Amérique», in
Revue des Sciences Sociales de la France
de l’Est, Strasbourg, Université des
Sciences Humaines de Strasbourg, 1993,
n° 20, pp. 132-139.
KESEY (Ken), Vol au-dessus d’un nid
de coucou, Paris, Stock, (1962), 1976,
408 p.
MOHIA (Nadia), «L’acculturation en
question. Approche analytique à travers les
dessins d’enfants amérindiens (Guyane
Française)», in Cahiers de Sociologie
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l’Institut Havrais de Sociologie économique et culturelle, n° 20, Déc. 1993,
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Dictionnaire de l’Ethnologie, Paris, Payot,
1973, 293 p., article ”Acculturation”,
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POWERS (William K.), La religion des
Sioux Oglala, Paris, Ed. du Rocher, (1975),
1994, coll. Nuage Rouge, 300 p.
Revue des Sciences Sociales de la France de l’Est, 1995, n° 22
108
VAZEILLES (Danièle), Le Cercle et le
Calumet. Ma vie avec les sioux
d’aujourd’hui, Toulouse, Privat, 1977, 197
p.
Notes
*.
1.
2.
3.
4.
5.
6.
The Observer, 8 novembre 1981, citée par Joëlle
Rostkowski, Le Renouveau Indien aux EtatsUnis, Paris, L’Harmattan, 1986, 349 p., p. 21.
Ce qui démarque la production littéraire de
l’oeuvre cinématographique et lui donne toute
sa force.
Nous retrouvons ici Sami-Ali, qui dans
L’espace imaginaire, Paris, Gallimard/Tel
(1974), 1986, 265 p., développe la notion de
”corps imaginaire” qui permet de comprendre
par exemple comment chaque image du rêve est
créée, hallucinée, à partir d’une image du corps.
Voir Ercker, 1993, p. 139, note 7.
Dans son récit des aventures de Bas-de-Cuir,
(La Prairie, Le Dernier des Mohicans, ...). Voir
notamment ce qu’écrit Leslie Fiedler, Le retour
du Peau-Rouge, Paris, Seuil, 1971, 172 p., p. 25:
«[...] nous savons par ailleurs, que dès l’instant
où l’Européen regarde pour la première fois un
Indien en face, il devient autre chose encore: il
devient un Américain».
Le dictionnaire, après avoir défini le terme «processus par lequel un groupe humain assimile tout ou partie des valeurs culturelles d’un
autre groupe humain» - cite en exemple
«L’acculturation des Amérindiens».
L’ethnologue William K. Powers rapporte la
façon dont les Sioux de Pine-Ridge, SudDakota, ont interprété la refonte du christianisme par les Pères Jésuites pour le rapprocher
de la mentalité oglala. «Steinmetz [révérend
père Paul Steinmetz] continua à employer et à
publier des prières associées à l’usage de la pipe
[instrument central dans la spiritualité oglala].
Mais il était loin de se douter que l’hommemédecine oglala venant s’asseoir le dimanche
au premier rang de son église était surtout profondément impressionné de voir que lui, un
prêtre jésuite, avait enfin reçu la lumière ! Ainsi,
tandis que les jésuites tentaient de créer de nouvelles relations entre le Christ et son troupeau,
les Oglala de leur côté affirmaient que les
prêtres avaient fini par reconnaître la puissance
de Wakantanka et l’efficacité des rites sacrés
transmis au peuple par la Femme-BisonneBlanche» (Powers, 1994, p. 164).
Ainsi cette représentation des Blancs chez les
Yanomam, sous-groupe Yanomami du Brésil.
«L’inquiétude ou la crainte des Yanomam
devant cette irruption des “blancs” sur leur territoire reposait en fait sur une hésitation, dans
leur caractérisation ontologique, entre deux
catégories d’inhumanité. Inhumanité qu’attestaient par définition leur apparence répugnante
et leur origine indéterminable. Leur langage
inarticulé, leur remontée des rivières en territoire yanomam, la pâleur et la calvitie de certains laissaient penser, dans les prolongements
des rumeurs du contact indirect, qu’il pouvait
s’agir de revenants échappés du “dos du ciel”,
là où sa courbure le rapproche du disque terrestre. Nos informateurs les plus anciens rapportent que c’est la première interprétation qui
se soit imposée à l’esprit de leurs parents. Mais
les traits saillants de ces créatures, leur
effrayante pilosité, leurs errances dans la forêt
“vierge” (komi), leur absence d’orteils (chaussures), leur capacité de s’extraire à volonté de
leur peau (vêtements) et leurs possessions extraordinaires suggéraient par ailleurs qu’il pouvait
s’agir d’esprits maléfiques (në waribë) provenant des confins du territoire yanomam»
(Albert, 1988, pp. 96-97).
7. Bruce Albert rapporte que chez les Yanomam,
sous-groupe Yanomami, «[ceux] “de la mission” ont alors progressivement absorbé les missionnaires dans le cadre de leurs espace politique et symbolique. Les expressions dénotant
la relation qui sous-tend cette intégration sont
éloquentes. Un leader (bata thë) se référa ainsi
à “mes ‘blancs’” (ina nabëbë), “ceux que j’ai à
charge” (thëbë ya ka thabuwi). Le verbe thabu
(“avoir à charge”) s’applique généralement aux
orphelins et aux réfugiés» (Albert, pp. 103-104).
8. Voir notamment le recueil de citations de Teri
McLuhan, Pieds nus sur la terre sacrée, Paris,
Denoël/Gonthier, 1974, 215 p. Voix des grands
chefs Indiens, Paris, éd. du Rocher, Nuage
Rouge, 1994, 55 p. Tous deux traitent sur un
mode quelque peu nostalgique de la disparition
des Amérindiens à travers une anthologie de
leurs discours.
9. Discours du Chef Sealth, Paris, Ed. du Rocher,
Catalogue Nuage Rouge, 1994, 24 p.
10. Cf. Pierre Erny, «Éléments pour une phénoménologie de la fidélité», Revue des Sciences
Sociales de la France de l’Est, n° 22.
11. Cf. La conversation entre Danièle Vazeilles et
M. Desormeaux, de la réserve Sioux de
Cheyenne River dans le Sud-Dakota. «M.
Desormeaux me dit ensuite que son grand-père
est un guérisseur. Il ne dit pas medecine-man,
mais ”mon grand-père sait comment guérir les
gens et les animaux”. [...] Je lui demandais s’il
ne pensait pas qu’il serait intéressant pour lui et
pour ”his people” de continuer à exercer l’art de
son grand-père, il répondit: mon grand-père ne
veut pas m’enseigner sa connaissance des
plantes: il a peur qu’elle soit mal utilisée, car
”les Indiens d’aujourd’hui ne sont plus ce qu’ils
étaient autrefois. Ils se moquent de ces choses
sacrées, et cela n’est pas bon. Il faut être sincère
et sérieux quand on a affaire à ces choses
sacrées...”. Cette dernière réflexion est revenue
très souvent dans les conversations entre les
vieillards sioux et moi-même, les grands parents ne veulent plus parler de ces choses
sacrées à leurs enfants et petits-enfants parce
que ces derniers ne sont pas assez sérieux et ne
12.
13.
14.
15.
16.
17.
18.
19.
20.
croient plus à la réalité des anciennes
croyances», Le cercle et le calumet. Ma vie avec
les Sioux d’aujourd’hui, Toulouse, Privat, 1977,
197 p., p. 174.
Dans un contexte différent, et pourtant très
proche, l’étude de M.-N. Denis et C. Veltman
sur la pratique actuelle du dialecte alsacien fait
ressortir une difficulté progressive de communication entre les jeunes générations et leurs
grands-parents par défaut d’une langue commune, les premiers s’exprimant toujours davantage exclusivement en français, les seconds en
dialecte. Le déclin du dialecte alsacien,
Strasbourg, Presses Universitaires de
Strasbourg, 1989, 135 p.
Citée par Danièle Vazeilles, op. cit., p. 179.
Pour les Sioux, par exemple, Tahca Ushte ou
Frank Fools Crow.
En référence au titre de la première traduction
en français du livre de Ken Kesey, devenu
ensuite Vol au-dessus d’un nid de coucou.
Au point que Danièle Vazeilles se croit obligée
de préciser dès son titre, qu’il s’agit bien des
Sioux d’aujourd’hui.
Au passage, rappelons que ce terme de ”civilisé”
est porteur d’une idéologie. Opposer ”civilisé”
à ”sauvage” ne veut culturellement rien dire. La
civilisation n’est pas une exclusivité occidentale, chaque groupe ethnique se considérera
comme civilisé par rapport au monde extérieur.
Ou, comme l’écrit Nadia Mohia, «le contact ou
la confrontation d’une société avec une autre est
médiatisée par des rapports relationnels entre
des individus porteurs de cultures différentes»
(1993, p. 82).
Les populations colonisées ne sont-elles pas
toujours considérées comme des “peuples
enfants”, encore dans l’enfance de l’humanité et
qui ont tout à apprendre? Étymologiquement,
l’enfant est celui qui ne parle pas In Fans, à
l’image du barbare qui ne s’exprime pas dans
votre langue.
Lire à ce propos le discours-réquisitoire d’Aimé
Césaire, Discours sur le colonialisme.
Leslie Marmon Silko, Cérémonie, Paris, Albin
Michel, 10/18, 1995 (1977), 282 p., p. 280.
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