HELIE de Saint MARC : la noblesse à l`épreuve des tourmentes.

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HELIE de Saint MARC : la noblesse à l`épreuve des tourmentes.
HELIE de Saint MARC : la noblesse à l’épreuve des tourmentes.
Dans sa quatre-vingt-onzième année, le 26 août 2013, Hélie Denoix de Saint Marc est entré dans le
repos éternel. Dans un pays autant préoccupé par les encombrements routiers estivaux qu’enclin
à taire certains événements de son histoire nationale récente, le fait n‘eut guère d’écho. Mais
d’aucuns ayant l’âge suffisant pour avoir vécu, même enfant, la période douloureuse des conflits
de la décolonisation se souviennent de cet homme, rescapé des camps de concentration et
juridiquement félon lors du putsch des généraux en 1961.
Le personnage de Saint Marc m’a d’abord été connu par une de ses réflexions inscrite sur le
monument aux résistants et déportés d’un village du Roussillon, ce qui m’incita à lire ses
mémoires, Les champs de braises (Perrin 1995), couronné par le prix Fémina en 1996. Dans ce
livre, l’auteur entend témoigner d’une réalité historique telle qu’il l’avait vécue comme d’autres,
celle d’un grand chambardement des repères.
De ces lectures il m’apparut que cet homme eut à maints égards, un comportement empreint de
noblesse: emporté par les tourmentes successives de la deuxième guerre mondiale et des guerres
de la décolonisation, il vécut le mystère de la vie et de la mort où il se forgea une conduite
singulière qui attestèrent des qualités rappelées par Mgr Barbarin dans l’homélie qu’il prononça
lors de ses funérailles: l’honneur et la fidélité de l’officier légionnaire d’abord ; l’engagement, le
courage et le sens des responsabilités ensuite ; un amour de la paix enfin : cet homme de guerre,
fait de simplicité et de modestie, considérait la guerre comme « un mal absolu » ; tout en justifiant
l’emploi de la force, il croyait à « la paix des contraires », faisant ainsi siens les mots de St Mathieu
« heureux les artisans de la paix, ils seront appelés fils de Dieu ». Dans sa manière d’être et de se
comporter, il ne fut en aucune façon l’archétype du baroudeur. Sa foi religieuse enfin, est celle du
chrétien qui, confronté à la souffrance et l’horreur, a légitimement douté, mais qui, comme en
témoignent ses propos en épilogue de son livre, n’a pas lâché la foi de ses ancêtres : « quand
l’heure sera venue, croire à l’espérance ».
Avant de cerner la personnalité de St Marc, une précaution s’impose. Ce personnage a évolué à
des endroits - notamment l’Algérie-, et à une époque qui constituent aujourd’hui encore, une plaie
ouverte pour nombre de Français. St Marc explique en particulier les raisons de l’antipathie qu’il
éprouva pour le général de Gaulle. A chacun de se forger une opinion avec le recul du demi-siècle
écoulé depuis les accords d’Evian. Nombre de grands personnages de l’histoire de France, dont le
cardinal de Richelieu ou Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord eurent et ont encore leurs
thuriféraires et leurs détracteurs. Il apparait certain que St Marc fut, dans la classification
« gauche-droite » si chère aux analystes politiques et aux médias français, atypique. Lors d’une des
nombreuses conférences qu’il donna à la fin de sa vie, un auditeur lui demanda -non sans malice
certainement-, s’il n’avait pas le sentiment d’être mythifié par la droite. Ce à quoi St Marc
répondit : « Mais c’est la droite qui me colla en prison ! » Par ailleurs la prédilection qu’il avait en
1
Algérie comme en Indochine pour un « vivre ensemble dans la différence» était fort éloignée du
colonialisme ou de l’intransigeance identitaire qui ont empoisonné et empoisonnent encore le
débat national en France et en Europe. Gardons-nous des clichés étiquetant les individus selon un
classement binaire aussi simpliste que dépourvu de sens quand il efface la subtilité de l’être
humain qui se donne la peine d’agir.
Découvrons le personnage en examinant ses quatre tranches de vie telles que relatées dans ses
mémoires : sa jeunesse, son engagement en résistance et sa déportation, ses combats en
Indochine puis en Algérie, ses années de détention carcérale enfin. Un certain nombre de renvois
permettront au lecteur de mieux appréhender certaines abréviations et surtout la chronologie des
faits et des personnages cités.
I- L’ENFANCE 1922-1940On ne peut comprendre un individu en faisant abstraction de ses racines, de sa jeunesse et de son
adolescence. Cadet d’une famille de sept enfants, Hélie de st Marc eut une jeunesse qu’il
considère comme privilégiée et rêveuse (« J’étais un enfant métaphysique »). Issu d’une famille de
hobereaux de robe, il partagea sa jeunesse entre Bordeaux (où son père, était avocat et conseil de
la ville) et la propriété familiale du Fournial, en Périgord où les quatre garçons passaient leurs
vacances scolaires.
Son père était un homme « d’une grande rigidité pour lui-même… Il était entièrement régi par le
devoir, de ces êtres dont notre époque a perdu le goût, qui voyaient dans le travail à la fois une
règle de vie et une sorte de rédemption … Je le craignais et l’admirais ». Précisons que cet homme,
ancien combattant de Verdun et chrétien sincère, s’indigna de la promulgation des lois anti-juives
d’octobre 1940 et salua ostensiblement d’un grand coup de chapeau tout passant marqué de
l’étoile jaune qu’il croisa dans les rues de Bordeaux ; il incitera son fils à ne jamais accrocher son
« étoile personnelle » à un homme, aussi grand fût- il1. Conseil d’un père probablement déçu par
la tournure que prit le régime présidé par le héros de Verdun que fut Pétain, conseil que le fils
suivi, bien des années plus tard, vis-à-vis du général de Gaulle…
Peu prolixe sur sa mère dont il se souvient du beau visage, Hélie de St Marc raconte qu’alors qu’il
était gravement malade, elle le veillait nuit et jour ; de cette épreuve il se remémore ses propos,
alors qu’elle tricotait au pied de son lit : « Tu vois, Hélie, la vie est ainsi faite comme un tricot : il
faut toujours avoir le courage de mettre un pied devant l’autre, de toujours recommencer, de ne
jamais s’arrêter, de ne jamais rien lâcher ! 2 ».
Au bilan Hélie de St Marc conserve de sa jeunesse entre Périgord et Bordeaux (où il fut scolarisé
chez les jésuites), un souvenir d’années aimantes et calmes. Citons-le : « Comme celle de
nombreux jeunes Français des années trente, notre jeunesse fut profondément marquée par
l’omniprésence de la religion… Il est de bon ton à présent de brocarder ce passé-là. C’était une foi
1
Cité par le général d’armée Dary, ami et intime de la famille de St Marc, dans son éloge funèbre à l’occasion des
funérailles d’Hélie de St Marc.
2
Ibidem »
2
de charbonnier, intransigeante, tatillonne qui n’empêchait bien sûr ni l’hypocrisie ni les autodafés.
Mais il me semble que toute société secrète son conformisme : la foi de ma jeunesse a été
remplacée par la loi du marché… J’ai du mal à rejeter d’un bloc le monde d’hier dans les ténèbres
et à placer celui d’aujourd’hui dans la lumière. Le progrès me parait douteux, la vérité d’un jour
nous aveugle… La religion envahissante encourageait, chez les enfants que nous étions, la peur et
le mensonge mais aussi la valeur de l’engagement. J’ai rencontré beaucoup d’hommes et de
femmes tendus vers la pureté et dépouillés de tout esprit de calcul. J’en ai retenu cet aspect-là ».
Plus loin : « A cette époque l’univers me semblait ordonné par une logique universelle qui voulait
qu’il existât des pauvres et des riches, des propriétaires et des métayers. J’étais né du bon côté de
la barrière… Je ne compris que plus tard, en discutant avec mes compagnons de déportation,
combien un homme pouvait être atteint par le sentiment d’injustice…. Dans la France rurale des
années trente, l’étanchéité des milieux était grande et toute violation des frontières sociales était
considérée comme une faute : j’entendais (les adultes) parler à voix basse de mésalliance ou de
divorce. Aussi manquions-nous de compréhension pour la profondeur des êtres, qui ne se mesure
pas à leur origine ; il faut être passé par le dénuement total pour s’apercevoir à quel point les
apparences sociales s’évanouissent dès que l’essentiel est en cause ».
II- LE REFUS et L’HUMILIATION 1940-1945
L’effondrement des armées françaises fut un choc pour le jeune homme de 18 ans qui envisageait
de préparer St Cyr. Hélie de St Marc ne se posa aucune question sur la validité ou non du
gouvernement de Vichy ; le rejet instinctif de l’occupant - refuser le marché noir et les
accommodements avec les Allemands - est le seul souvenir qui lui reste des premiers mois suivant
la défaite. Ayant appris que le jeune St Marc s’adonnait au sport périlleux de franchir la ligne de
démarcation au nez et à la barbe des gardes allemands, le père de Gorostarzu, recteur du collège
de Tivoli3 le présenta au colonel Arnould en 1941. « Sur un regard et sur une poignée de mains »,
le jeune Hélie devint un des correspondants de ce colonel et entra en résistance. Il apprit à
dompter sa peur au cours de missions secrètes, en transportant des colis dans toute l’Aquitaine ; il
apprit à aimer déjà plus apprendre dans les hommes que dans les livres et découvrit l’humilité des
résistants authentiques qu’il opposera à certains maîtres à penser qui ne prirent aucun risque et
arboraient, à son retour de déportation, moult décorations : « la Résistance m’a appris très jeune
la défiance vis-à-vis de ceux qui décrètent du bien et du mal à toute heure et en toute occasion, à
la seule condition que ce soit les autres qui en supportent les conséquences ».
Mais la guerre de l’ombre pesait sur Hélie de St marc : désireux de se battre au grand jour il tenta
de passer en Espagne pour rejoindre la France libre et, dénoncé, fut arrêté par les Allemands à la
frontière le 14 juillet 1943.
Déporté au camp de concentration de Buchenwald dans un wagon à bestiaux, il fut affecté, en
septembre 1944, à l’annexe de Langenstein, à de pénibles travaux d’excavation d’une usine
souterraine. La souffrance que St Marc y connut s’appréhende par trois chiffres : sur le convoi de
3
Ce jésuite de grande valeur selon H de St Marc, devint plus tard provincial de la compagnie de Jésus. Dès 1940, il
servait de relais à l’un des premiers réseaux de résistance, du nom de « Jade-Amicol », peu connu des historiens
français car il était directement relié à l’Intelligence Service britannique.
3
plus de mille prisonniers dont il faisait partie, il fut l’un des trente survivants. Au camp satellite de
Langenstein la mortalité dépassa 90% ; à sa libération par les Américains en avril 1945, Hélie de St
Marc, quasi mourant, ne pesait à peine plus de 40 kilos et resta amnésique durant deux mois…
Une phrase résume l’horreur des camps nazis : « Langenstein était un champ clos de violence. Le
froid, la violence, les hurlements des gardiens et les coups réduisaient notre espace d’humanité au
strict minimum. Des milliers d’hommes réduits à l’état de bêtes luttant désespérément pour ne
pas mourir. Hébétés, l’odeur de la mort nous accompagnait. La faim nous tenaillait le jour et nous
réveillait la nuit. Les corvées de soupe étaient attaquées par les détenus. Certains se jetaient au
sol pour ramasser les épluchures mêlées à la boue. Les poux nous avaient envahis et ajoutaient
leurs démangeaisons à l’œdème. Les règlements de compte internes, d’une brutalité inouïe, se
terminaient le plus souvent par mort d’homme ou au bout d’une corde SS. Mon voyage dans la
planète concentrationnaire reste uniformément douloureux, habité par un brouillard opaque et
terrifiant, difficilement communicable… La coexistence de l’absurdité et de la mort a fait de la
déportation le lieu de l’absolue vérité des êtres».
Souffrance autant physique que morale, expérience de la nudité de l’être, pudiquement narrés
dans le chapitre « humiliation » de ses mémoires, dont on peut retenir quelques points.
Sa remarquable modération dans le jugement des faits et des hommes, d’abord. Ainsi,
démythifiant les discours officiels de l’après-guerre, parle-t-il de son engagement dans le réseau
de résistance « jade-Amicol » comme un évènement fortuit : « Rien n’était simple entre les
maréchalistes, les collaborateurs, les gaullistes, les giraudistes, les résistants durs et parfois
terroristes, ceux qui ne voulaient pas se salir les mains, ceux qui travaillaient avec les Anglais ou
sans eux. Quel casse-tête pour un adolescent habité par la passion de s’engager ! La France
déboussolée et occupée était un repère de maîtres à penser: professeurs, prêtres, officiers en
rupture de service, responsables de mouvements de jeunesse. Chacun expliquait où se trouvait le
devoir. Malheureusement, sa nature changeait avec l’interlocuteur. Les plus jeunes, dont j’étais,
ressemblaient à de la limaille de fer, attirée par l’aimant le plus proche. A ce petit jeu, je suis
tombé sur le colonel Arnould. Mais à cause d’un professeur de Bordeaux, fervent fasciste,
quelques-uns de mes camarades de classe sont allés mourir dans les plaines de Russie, dans les
rangs de l’armée allemande : sur le plan du courage, leur volonté valait largement la mienne ».
Autre exemple de cette humble lucidité: rien dans son éducation ne le prédisposait à s’adapter à la
vie en camp de concentration : ne parlant pas allemand, inapte aux jeux d’influence,
n’appartenant à aucun réseau politique, n’étant ni communiste ni syndicaliste, il ne pouvait
adoucir ses conditions de vie en participant à l’administration ou à l’encadrement du camp. S’il
cite des cas comme celui de Jorge Semprun qui occupait « un poste » à Buchenwald, il se garde
bien de juger ceux qui acceptèrent ainsi une forme de collaboration avec les tortionnaires du
camp. Il se souvient d’abord que deux de ses fidèles et vrais amis 4 membres de la nomenklatura
du camp l’ont aidé, notamment un infirmier français qui, le voyant brûlant de fièvre en raison
4
St Marc cite nombre de ces amis de déportation qui, parfois d’une idéologie opposée à la cause qu’il embrassa à la
fin de la guerre d’Algérie, ne lui firent jamais défaut lors de son procès en 1961, et durant ses cinq années
d’incarcération à la prison de Tulle alors que d’autres « chers amis »l’abandonnèrent…
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d’une pneumonie, vola, à ses risques et périls, des médicaments interdits, le soigna et le sauva. Il
pose ensuite et honnêtement la question : si, à Langenstein où l’on travaillait jour et nuit, où le
taux de mortalité était très élevé, on lui avait proposé une planque contre une contribution à
l’administration du camp l’aurait-il accepté ? « Il arrive un palier dans la souffrance où l’homme ne
s’appartient plus» conclut-il.
Hélie de St Marc poursuit sa réflexion rétrospective : « Avec le temps je suis pourtant heureux
d’avoir traversé cette période sans collaborer avec les nazis. Ainsi, je n’ai pas, outre celui du
souvenir, à porter le poids de la culpabilité ». Il va plus loin : « Je sais surtout que sans les épreuves
supplémentaires partagées avec tous les laissés pour compte des camps, des dimensions
essentielles de la vie me seraient restées étrangères. Je n’aurais pas connu quelques hommes
d’une hauteur insoupçonnée et des formes de courage que je n’ai plus jamais rencontrées. J’ai été
le témoin d’attitudes hors du commun de la part d’hommes réduits à l’état de squelettes et traités
comme des animaux… Cette volonté de rester debout pour les autres et pour soi-même… Et Hélie
de St Marc de citer l’exemple de nombreux compagnons d’infortune : celui qui lui murmura, au
moment de rendre l’âme, «Je suis là pour dire non » ; ce communiste dont il devint l’ami ; Jérôme,
ce professeur de lettres de trente ans à propos duquel St Marc cite St Paul : « Affligé, mais non
écrasé. Dénué de tout, mais non désespéré. Battu mais non perdu »; et enfin ce mineur letton,
illettré, sans scrupules et brutal, « ce géant blond, mon frère de tunnel » qui volait la nourriture
jusque dans les gamelles des Allemands, et qui, le prenant sous son aile lui sauva la vie dans les
derniers mois de sa captivité.
L’expérience de Buchenwald fut en effet - comme celle de la guerre d’Indochine et d’Algérie
d’ailleurs - celle du bouleversement de tous les repères. Elle lui apprit à ne pas se fier aux
certitudes mais plutôt à des connivences immédiates, à la vraie chaleur, aux gestes de
solidarité : « J’y appris le monde plus sûrement que dans un atlas…. J’y ai découvert des
camarades dont tout, en apparence, aurait dû me distinguer. Les idées simples de ma jeunesse
disparurent. Je découvris combien, dans la vie normale, nous vivons séparés les uns des autres
comme par une vitre ».
Et enfin, concluant avec une remarquable compassion : « La réalité de la déportation est trop
complexe et multiple pour qu’on en tire des leçons universelles. Chacun a connu sa part de vérité
qui ne ressemble à aucune autre. Chacun porte sa part d’ombre. Chacun sait où s’est arrêté le
courage et où, parfois, a commencé la lâcheté. Il n’existe pas de grand homme qui n’ait été un jour
un pauvre homme. Il n’existe pas de pauvre homme qui ne soit ni plus ni moins digne de respect
qu’un grand homme ».
Quant à la foi et à la spiritualité de St Marc durant l’épreuve on comprend sa réaction première,
pétrie de doute: «Quelle force obscure est-elle à l’œuvre dans l’aventure humaine ? Je ne peux
pas certifier qu’il existe un Dieu et qu’il est à l’image de Celui que nos pères nous ont enseigné,
mais je sais au moins que le Mal existe. Je l’ai vu en face. Il a déserté Langenstein, mais la roche du
tunnel parle encore de lui ». Pareils propos choqueront celui ou celle qui a oublié l’angoisse de
notre Seigneur Jésus-Christ devant les souffrances de la vie et l’approche de sa passion: à la fin du
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chapitre 12 de son évangile, Jean témoigne qu’à l’heure des ténèbres Jésus s’écria « Mon père,
mon père pourquoi m’as-tu abandonné ? ».
Il faut bien comprendre que dans l’environnement du camp annexe de Langenstein où, « le matin,
on enlevait les cadavres avec les ordures » où Hélie de St Marc a découvert l’honneur là où il ne
l’attendait pas, où « les justes mouraient comme des chiens malgré une générosité et une
noblesse dans l’épreuve sans limite », la religion n’avait pas droit de cité. C’était un monde
totalitaire, un système déserté par toute transcendance. Le mal n’était pas un scandale, mais la
règle commune. Et Hélie de St Marc de dévoiler comment il opéra mentalement : « Dans ma
chute, j’ai éprouvé la validité de quelques attitudes éthiques élémentaires : refuser la lâcheté, la
délation, l’avilissement. Un homme nu, battu, reste un homme s’il garde sa propre dignité. Vivre
ce n’est pas exister à n’importe quel prix. Personne ne peut voler l’âme d’autrui si la victime n’y
consent pas. La déportation m’a appris ce que pouvait être le sens d’une vie humaine : combattre
pour conserver ce filet d’esprit que nous recevons en naissant et que nous rendons en mourant ». Il
y a dans ces propos quelque chose du livre de Job, celui des affligés, que St Marc déclare aimer.
Mais une qualité semble n’avoir jamais déserté le cœur de St Marc : « l’espérance, cette petite fille
de rien du tout qui traverse le monde dont parlait Péguy nous a fait tenir ».
Mêlant sa propre expérience de Langenstein à celle qu’il vécut dans un village déshérité et soumis
à la terreur du Viet Minh en 1954, il décrit une messe à laquelle il assista sur les bancs du fond :
«C’est là que j’entendis pour la première fois la rumeur des prières vietnamiennes, cette plainte
obstinée adressée à Dieu au milieu des disettes, des désastres, de malheurs et des naufrages.
Parfois certains légionnaires sarcastiques nous accompagnaient. Leur ironie cessait vite. Ils
surveillaient en silence la plainte de ceux qui n’ont rien. Je n’ai jamais rencontré une ferveur plus
humble et plus pure. Cette ferveur était celle d’hommes et de femmes qui n’avaient peut-être que
la foi en Dieu pour illuminer une vie de misère » 5.
Revenant sur ses errances et dressant un bilan de sa vie ; il écrit : « Je reconnais qu’à la grande
bourse des valeurs qui s’échangent à vingt ans, dont parlait Malraux, j’ai hérité et choisi des
ancrages solides : car existe-t-il un plus grand équilibre pour un homme de savoir d’où il vient,
quelle est l’histoire de ceux qui l’ont précédé ? Comme un nomade, j’ai voyagé avec mon idéal et
la certitude d’être aimé. Dans le tumulte, j’ai pu suivre cette balise intérieure. Je n’ai pas connu le
désespoir de ceux qui, balloté par les éléments, n’avaient rien à quoi se raccrocher, sinon le
cynisme et l’égoïsme ».
III- L’ENGAGEMENT- 1945 1961.
La suite de la vie de St Marc est liée à son expérience précédente. Le retour sur les terres de sa
jeunesse n’éteignit pas l’horreur des deux années qu’il avait connues en déportation. « Le
spectacle du bonheur me renvoyait à ceux qui en étaient privés pour toujours… Comme un
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A l’époque, croire en Dieu au Vietnam était parfois un moyen assez sûr pour être assassiné. Hélie de st Marc narre ce
qu’il advint à un village catholique où lui et ses légionnaires avaient reçu un accueil chaleureux. Trois jours plus tard, à
leur retour, le village n’était que cendre et devant l’église gisaient des corps décomposés.
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écorché vif, certains baumes me faisaient plus de mal que de bien. Je vivais certaines heures au
bord du désespoir». Aujourd’hui on parlerait de troubles de stress post-traumatique.
St Marc essaya de revoir les amis de sa jeunesse. Une distance irrémédiable les séparait, leurs
préoccupations lui apparaissaient vaines. Qu’avaient ils faits durant les quatre années
d’occupation ? Certains auraient pu répondre, paraphrasant l’attitude de Talleyrand sous la
Révolution, « J’ai vécu», tandis que d’autres, qu’il avait quittés pétainistes s’inventaient une
conduite et lui racontaient leurs exploits de résistants. « Bordeaux avait trouvé en Chaban-Delmas
un paravent idéal pour effacer les affaires conclues avec l’occupant ».
La détention avait provoqué chez lui une grande frustration, par comparaison avec l’aventure de la
Résistance et des forces alliées : lutter avec une perceuse pneumatique entre les mains avait été
moins exaltant que la guerre du désert ou les grandes opérations de renseignement. Il lui fallait
pourtant inventer un avenir sur les décombres de son adolescence. Apprenant que son action
dans la résistance lui permettait d’incorporer directement St-Cyr, il choisit de reprendre sa vie là
où il l’avait abandonnée, quand il lisait Péguy, Montherlant, Bernanos et Psichari, en regardant les
photos de Guynemer et de Mermoz. A l’époque l’aventure coloniale n’était pas le mythe tant
décrié de nos jours.
A l’issue de son séjour à l’Ecole Spéciale Militaire il choisit la Légion étrangère. « C’est seulement à
la légion que j’ai retrouvé l’équilibre » écrit-il. « Dans ma mémoire si chargée d’évènements et
d’émotions de toutes sortes, les légionnaires que j’ai commandés pendant quinze ans occupent
une place écrasante. La légion fut la grande affaire de ma vie… Sans en avoir conscience à
l’époque, je me suis dirigé vers le seul univers dans lequel je pourrais refaire ma vie en entier et,
même si cela doit choquer car nous faisions la guerre, dans lequel je pourrais reprendre goût au
bonheur». En embarquant à Marseille vers l’outre-mer, en compagnie des « damnés de la terre »
qu’étaient les anciens du Frente Popular espagnol et les rescapés de la deuxième guerre mondiale
à l’accent allemand, il était heureux d’embarquer vers de nouveaux horizons, de tirer un trait sur
sa déportation. Il faut lire les lignes que st Marc écrit sur ces hommes, « êtres étranges, rescapés
des guerres des années trente et quarante, qui avaient mis entre parenthèses leur nom, leur
famille, leurs racines, leur nationalité, portant à la fois le chaos et la pureté, une grande brutalité
et un mysticisme à fleur de peau, faits de passions extrêmes ». Ces réprouvés « n’étaient ni des
exemples ni des figures saintes » qui savaient mourir noblement lorsqu’ils furent « engagés dans
des batailles pourries où les autorités préféraient envoyer à la mort des étrangers plutôt que des
Français. Ils payaient pour peu de choses mais ils croyaient en un idéal à leur mesure : aller
ensemble jusqu’au bout de leur destin ». Il narre le quotidien avec les légionnaires : « Pour
commander de tels hommes qui semblaient jouer et mourir de la même manière, il fallait les
comprendre et, j’hésite à utiliser le mot, les aimer »….
31- L’INDOCHINE (1948-1954)
St Marc connut son baptême du feu en Indochine. Son supérieur l’avait prévenu : « Attention St
Marc : les légionnaires de votre section ont les yeux fixés sur vous. Les premiers jours sont
décisifs : ou ils vous rejettent ou ils vous acceptent. S’ils vous acceptent, tout sera facile pour vous.
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S’ils vous refusent… le capitaine fit un geste qui en disait long». St Marc de préciser : « j’ai suivi le
précepte que m’avait enseigné un officier à Bel-Abbès : être soi-même, car au combat une statue
de plâtre se brise. Je n’ai pas forcé ma nature. Mes hommes m’ont adopté tel que j’étais».
Il raconte l’aventure du Nord Vietnam dont il s’éprit littéralement comme tant d’autres d’ailleurs :
« La lumière du Tonkin remplaçait en moi la nuit de Buchenwald ». Comme autrefois un certain
Lyautey, il vécut isolé, en compagnie de ses légionnaires et des supplétifs indochinois, dans le petit
village de Talung. Ce village était situé dans les confins montagneux de la frontière chinoise, au
sein de la minorité Tho, hostile aux troupes d’Hô Chi Minh. « Un moment privilégié de ma vie…
C’était encore une époque de la guerre d’Indochine où tout était possible (les troupes qu’il
affrontait n’avaient pas encore la discipline de ces grandes usines à soldat communistes établies
plus tard en Chine)… Je faisais la guerre dans des conditions périlleuses dans un monde perdu
d’une beauté à couper le souffle, dont je régulais l’existence. Je construisais une forme de paix et
de liberté pour des hommes qui en avaient soif ». Les opérations militaires qu’il mena alors avec
succès lui valurent la confiance des habitants de la vallée : « la balance entre la crainte et la
confiance bascula de notre côté ». Dès lors il put installer, dans les villages avoisinants, des relais
qui avaient confiance en lui et à qui il faisait confiance. « La fidélité se jouait comme dans la
résistance, sur un plissement d’yeux, une poignée de mains. J’ai rarement été déçu : les paysans
jouaient leur peau dans l’affaire et ce marché-là rend les grands discours superflus ».
Il fut ensuite pris dans la débâcle résultant de la confusion tant politique que militaire qui
régnait en Indochine : « Hésitant entre la reconquête coloniale et la lutte contre le communisme,
les autorités françaises naviguaient à vue ». Autorisons-nous une digression sur cette idéologie.
Fidèle au principe de connaissance et de compréhension de son prochain qu’il s’était forgé dans la
résistance puis à Langenstein, St Marc interrogeait ses prisonniers viet minh : « Ils étaient
courageux, de la trempe de ceux qui donnent leur vie pour plus grand qu’eux. Mais je ne
retrouvais pas l’idéal conscient qui animait les communistes que j’avais connus dans les camps.
Leur courage me semblait sec. J’entendais une mécanique sommaire, un discours tout fait, une
propagande récitée avec application ». Et, parlant du décalage entre les journalistes et les
militaires qui servaient en Indochine : « Quand le dessous des cartes de la tragédie vietnamienne
sera à son tour dévoilé, il est à craindre que beaucoup d’hommes qui se sont laissés prendre à la
mythologie romantique des combattants aux pieds nus et au vélo à la main ne découvrent avec
stupeur qu’ils ont cru à un théâtre d’ombres… Sur ordre d’Hô Chi Minh, qui citait Hugo et Michelet
et que des journalistes candides n’hésitaient pas à comparer à un Ghandi vietnamien, les
exécutions sommaires se multipliaient, dans l’ombre, dans les villages… En deux générations, le
communisme asiatique, que ce soit sous sa forme chinoise, vietnamienne, cambodgienne ou
coréenne, a broyé plusieurs dizaines de millions d’hommes et de femmes, engloutis sans un
remord par un moloch sans tête et sans âme ».
Advint donc l’engrenage de ce qui peut arriver de pire à un pays : la guerre civile. « Quelles forces
habitaient ces hommes qui allaient se faire la guerre de père en fils durant quarante ans? Tant de
haines, de vengeances, de règlements de compte accumulés… ».
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Advint enfin la catastrophe militaire de la RC (route coloniale) n°4 et la peine, pétrie de honte que
ressentit St Marc. Dans le cadre de l’abandon des postes longeant la frontière chinoise, son unité
dut abandonner Talung en février 1950 pour se replier sur Cao Bang. Un drame humain : « Les
ordres d’un officier de la légion n’étaient pas à discuter, surtout ceux du colonel Charton…les
partisans (de Talung) rassemblèrent leurs familles pour monter dans les camions. C’est là que j’ai
vu ce que je n’avais pas voulu voir, auquel je n’avais pas voulu penser. Les habitants des villages
environnants, prévenus par la rumeur, accouraient pour partir avec nous. Ils avaient accepté notre
protection, certains avaient servi de relais. Ils savaient que sans nous, la mort était promise. Nous
ne pouvions pas les embarquer, faute de place, et les ordres étaient formels : seuls les partisans
(engagés dans l’armée française) pouvaient nous accompagner. Les images de cet instant-là sont
restées gravées dans ma mémoire comme si elles avaient été découpées au fer, comme un
remord qui ne s’atténuera jamais. Des hommes et des femmes qui m’avaient fait confiance, que
j’avais entraînés à notre suite et que les légionnaires repoussaient sur le sol. Les mains qui
s’accrochaient aux ridelles recevaient des coups de crosse jusqu’à tomber dans la poussière.
Certains criaient, suppliaient. D’autres nous regardaient, simplement, et leur incompréhension
rendaient notre trahison plus effroyable encore. Secoué par les cahots de la piste, je fermais les
yeux de douleur et de honte. Les légionnaires, blessés de toutes les guerres, regardaient le
plancher. Ils n’osaient pas se dévisager ».
St Marc résume ainsi le drame personnel qu’il vécut : « Pendant des années, les cauchemars liés à
l’évacuation de Talung allaient rejoindre ceux de la déportation. J’avais le sentiment d’être
parjure. Ce mot veut-il encore dire quelque chose à une époque où la notion d’honneur est passée
en arrière-plan ? Disons qu’il ne s’agissait pas d’un serment chevaleresque. Tout simplement de
centaines d’hommes et de femmes, dont les traits du visage sont inscrits dans ma mémoire, et à
qui, au nom de mon pays et en mon nom, j’avais demandé un engagement au péril de leur vie.
Nous les avons abandonnés en deux heures. Nous avons pris la fuite comme des malfrats. Ils ont
été assassinés à cause de nous ». A ce constat sobre et dépouillé rien n’est à ajouter…
Rapatrié juste avant le désastre militaire qui suivit l’évacuation de Cao Bang où cinq mille hommes
furent pris au piège, le capitaine de St Marc revint en Indochine, en 1950, pour un deuxième
séjour. Volontaire pour servir dans les « para-légion », unité d’élite récemment créée, il prit le
commandement d’une compagnie du 2ème BEP6 composée pour partie de légionnaires pour partie
de parachutistes vietnamiens7.
Sous les ordres de chefs remarquables (tel le commandant Raffali) et en compagnie de camarades
qu’il n’oubliera jamais (comme l’adjudant Bonin), St Marc narre une guerre nouvelle, faite de
coups de mains audacieux et souvent mortels. Son comportement n’est en rien celui d’un chef de
bande tolérant les excès de ses subordonnés. Ainsi quand, à l’issue d’un raid, s’aperçut-il que
certains blessés vietminh avaient été achevés au poignard, il fit trouver le coupable, un légionnaire
6
BEP: Bataillon étranger de parachutistes.
Après le désastre de la RC 4, le général de Lattre avait changé l’orientation du combat. Rompant avec le flou colonial
des années 1947-1948, il avait fixé un objectif à l’engagement des troupes françaises : défendre le Vietnam
indépendant contre le Vietminh. Il se définissait uniquement comme un opposant au communisme, à l’instar des
américains en Corée, et non comme le restaurateur d’un ordre colonial révolu.
7
9
qui s’était vengé de la mort de certains camarades. Au retour à la base il envoya ce dernier devant
la justice militaire : « de tels hommes n’avaient pas de place dans ma compagnie ».
St Marc écrit quelques lignes remarquables sur la guerre. « Les combats que j’ai connus de 1950 à
1953 furent d’une âpreté et d’une violence que je n’ai plus jamais retrouvées durant ma carrière
militaire. J’ai compris à cette époque le jugement porté par Winston Churchill : « quand j’étais
jeune, la guerre me semblait cruelle et amusante. Maintenant elle me parait toujours aussi cruelle
mais je sais qu’elle est abominable »… La guerre est le mal absolu : c’est le sang, la souffrance, les
visages brûlés, les yeux agrandis par la fièvre, la pluie, la boue, les excréments, les ordures, les rats
qui courent sur le corps, les blessures monstrueuses, les femmes et les enfants transformés en
charogne. La guerre humilie, déshonore, dégrade. C’est l’horreur du monde rassemblée dans un
paroxysme de crasse, de sang, de sueur et d’urine ».
Mais St Marc justifie sa participation à l’horreur de la guerre : « L’homme avance par crises
successives. Il est inévitable d’abolir la guerre par la guerre, où la violence doit répondre à la
violence. Sacrifier sa vie pour son pays ou pour autrui est un choix aussi irrationnel que de donner
la vie. Qu’on me fasse grâce des litanies rituelles sur le trafic des piastres, le grand colonat, et la
domination des petits blancs ! Je n’étais pas entré en résistance pour, quatre ans plus tard, donner
ma vie au colonialisme. Je n’étais pas entré dans le laminoir de la déportation pour protéger les
profits de la Banque d’Indochine. Il existait au Vietnam des biens précieux entre tous - la liberté de
penser, de croire et de vivre, l’échange et l’héritage occidental - qui justifiaient de passer par
l’horreur pour les préserver. Au Vietnam nous luttions contre le totalitarisme. La guerre aux côtés
des nationalistes vietnamiens nous semblait préférable à la paix communiste ».
Et St Marc de mettre des conditions à toute participation à l’horreur de la guerre : « avoir un idéal
qui contrebalance ce qu’il peut y avoir de dégradant dans l’emploi de la mort. Et cet idéal habitait
les unités d’élite. Il se traduisait d’abord par la solidarité et la confiance mutuelle: «Je disais « Va »
et le légionnaire allait, sans un murmure, sans un mouvement de recul … Il existe des mots
superbes comme l’amitié, la fraternité, la solidarité, le courage, qui ont perdu de leur force parce
qu’on les prononce à tout bout de champ, sans en connaitre le sens. Depuis la déportation, j’avais
besoin pour ma part de forger mes sentiments dans l’épreuve. Les camps nazis m’ont appris que,
dans l’existence courante, nous portons tous un masque, nous jouons la comédie, on se hausse,
on se ment. Je retrouvais au BEP un décapage semblable à celui de l’humiliation subie en
Allemagne. A la différence notable qu’il s’agissait d’un dépouillement volontaire… A l’heure du
danger, le soldat est seul face à sa peur. Il n’y a plus de jeu social, ni d’interrogations existentielles.
En ce sens la guerre est une sorte de révélation. Au Vietnam, des hommes dont tout m’aurait
distingué dans la vie courante sont devenus mes amis, mes frères. Ensemble nous avons attendu
dans le silence d’une embuscade. Ensemble nous avons sauté d’un avion au-dessus des bombes.
Ensemble nous avons serré les poings de joie après une victoire. Ensemble nous avons fermé les
yeux d’un camarade, le plus proche, le meilleur, mort la tête sur nos genoux ».
Deuxième qualité requise pour rester un soldat digne de ce nom : rester maître de soi et échapper
à la haine. Comme précédemment décrit, St Marc renvoya un sous-officier qui n’avait pu contrôler
la tension extrême qui suit le combat, une explosion de vitalité et de violence, où l’homme peut
10
être submergé par le nihilisme aveugle de ceux qui viennent de surmonter la peur et de passer
tout près de la mort : « Je n’ai jamais aimé la cruauté. Le soldat qui ne contrôle plus sa violence
perd sa signification. La guerre s’abîme alors irrémédiablement dans la tuerie absurde ».
Lucidité enfin : « Ainsi allait notre vie, empreinte de gravité et de sentiments extrêmes. Nos
visages étaient émaciés, nos corps étaient secs. Nous passions brutalement de la vie à la mort, de
l’attente à l’action… Nous avions trente ans et nous vivions dans l’ignorance totale du lendemain.
Nous savions bien sûr que notre drapeau n’était pas aussi propre qu’il aurait pu et que la France se
désintéressait chaque jour davantage de la cause indochinoise. Mais nous étions tombés
amoureux de cette terre et de ce peuple… Insensiblement, nous sentions que le combat basculait
et nous échappait. La mort du général de Lattre avait fait retomber l’espoir d’une victoire militaire.
Nous avions l’impression de lutter contre la mer». Après une ultime participation à la bataille de
Nassan, St Marc fut rapatrié en mai 1953. « Je pensais au légionnaire parachutiste anonyme dont
le nom ne disait rien à plus personne. Nul ne savait où il demeurait. Il reposait, en paix englouti
dans la jungle qui le recouvrait comme la mer avale les cadavres. Et nous étions orphelins de cette
guerre».
Par l’entremise de l’indestructible colonel Arnould, il fut affecté au 11ème choc, bras armé du
SDECE8 , afin de participer à la constitution de maquis vietnamiens en territoire vietminh. Survint
alors la catastrophe de Diên Biên Phu, conséquence ultime de l’impasse politique et militaire
qu’était celle de la France en Indochine…
32- L’ALGERIE (1955-1961)
Arrivé à Oran sur Le Pasteur, St Marc et ses légionnaires « affectaient l’air désabusé de ceux qui
ont tout vu et qui reviennent de loin ». L’Algérie venait de connaitre les attentats en série de la
Toussaint sanglante (novembre 1954) et une autre histoire les attendait. Observateur, il remarque
que les communautés européenne et indigène vivaient séparées et se confondaient rarement. Au
demeurant, et malgré de brèves bouffées d’angoisse suite à la désillusion et au chagrin de la
guerre d’Indochine, la situation en Algérie lui semblait plus calme. Du moins voulait-il y croire…
En préambule, St Marc écrit : « L’affaire algérienne fut une tragédie. Qui peut, en conscience,
prétendre qu’il a traversé cette période sans heurts et sans doutes ? Après les épreuves de
l’occupation et la grande passion indochinoise, mes camarades et moi-même avons été plongés, à
l’âge d’homme, dans le dernier drame collectif qui ait secoué notre pays… Pris dans un engrenage
qui dépassait le destin de chacun d’entre nous, j’ai cru de tout mon être à une solution de justice. Je
me suis battu pour elle avant de me révolter contre le pouvoir de mon pays, parce qu’on avait tout
dit, tout fait pour nous rendre fous. Je suis alors devenu un détenu politique et un proscrit.
La guerre d’Algérie a pris fin il y a plus de trente ans (au moment de la rédaction des mémoires de
St Marc). Pourtant j’ai l’impression aujourd’hui d’être un homme surgi d’un autre âge, qui parle
d’un monde englouti. Les vainqueurs ont imposé leur vérité, sans craindre les outrances et les
trucages. Pourquoi témoigner encore d’une Algérie dont personne ne veut plus entendre parler et
8
SDECE : service de renseignement aujourd’hui appelé DGSE.
11
dont le pays se détourne comme, dans certaines familles, on tait une honte secrète ? Les périodes
de guerre civile sont propices aux escroqueries de l’histoire. Notre part de vérité sur l’Algérie a
rejoint celle des vaincus des guerres franco-françaises. Comme les nôtres, les souvenirs des
chouans, des communards ou des camisards ont longtemps résonné dans le désert avant de
disparaître. Depuis que je remets en ordre mes impressions et souvenirs sur des carnets, je dois
lutter, dès que j’aborde la période algérienne, contre le renoncement et la tentation du silence. Une
voix intérieure me pousse néanmoins à écrire notre part d’histoire quel qu’en soit l’écho. Je crois,
comme disait Pascal, à l’histoire dont les témoins se font égorger. Des millions de Français et
d’Algériens ont souffert durant cette guerre. Les martyrs n’ont pas manqué de 1954 à 1962 et bien
au-delà. De part et d’autre, des dizaines de milliers d’hommes et de femmes ont payé leur
engagement de leur vie. Je refuse de trier entre les tombes. Je préfère raconter ce que j’ai vu au
plus près des faits. Car c’est dans cette histoire essentiellement humaine et tumultueuse que j’ai
dû, vaille que vaille, chercher ma route. C’est d’elle dont je suis comptable et seulement d’elle ».
Pour comprendre la tragédie algérienne il faut se souvenir des ingrédients qui la composèrent :
- les officiers qui eurent à mener l’action de contre-insurrection au sein du prestigieux 1er REP9,
dont notamment Jean-Pierre, Faulques, Morin avaient, comme St Marc, connu la résistance puis
les camps nazis et, pour certains, les camps vietminh. Il fallait remonter aux guerres de la
République et de l’Empire pour retrouver une cohorte de soldats ayant vécu aussi longtemps au
contact permanent du feu. Ce qui est certain : ces soldats-là avaient prouvé leur sens de
l’engagement pour une cause que l’honneur (pendant l’occupation allemande) puis le
gouvernement français de la quatrième république leur demandait de considérer comme juste. Si,
comme l’écrit St Marc, l’on comptait peu de saints parmi eux, si les scrupules ne les étouffaient
pas - l’efficacité justifiait, aux yeux de la plupart, les moyens- ils étaient « d’un total
désintéressement, capables de générosité et d’héroïsme ». Ce n’étaient certainement pas, compte
tenu de leur vécu antérieur, des automates sans âme ou cyniques de la guerre: l’autonomie de
pensée allait de pair avec leur expérience du feu.
- la politique erratique de la 4ème République suivie, à partir de 1959, par les incertitudes voire les
dédits du général de Gaulle, furent autant d’éléments de la tragédie. La première décida de
contrer « la guerre de libération nationale » menée par le FLN10 en demandant aux militaires de
gagner les cœurs et les esprits des indigènes à la cause du maintien de l’Algérie dans le giron
français. Peu avant la bataille d’Alger visant à réprimer les actions terroristes du FLN (1957), cette
4ème République conféra au général Massu tous les pouvoirs, civils autant que militaires quitte à
s’en laver les mains quand ils eurent à affronter la crise morale qui s’en suivit lorsque certains
dénoncèrent la torture employée lors de cette bataille. Lui succédant, le général de Gaulle
entretint ou laissa entretenir le doute sur ses intentions vis à vis de l’avenir de l’Algérie et sur le
FLN en tant qu’interlocuteur unique de la rébellion. Il n’entre pas, dans le présent propos, de
9
1er REP : 1er régiment étranger de parachutistes (légion étrangère) où servit le capitaine de St Marc avant d’être
affecté à l’état-major du général Massu en 1958, avant la bataille d’Alger.
10
FLN : Front de Libération Nationale dont le bras armé fut l’ALN (Armée nationale de Libération) et le bras politique
le GPRA (Gouvernement Provisoire de la République Algérienne) qui négocia les accords d’Evian en 1962.
12
refaire l’histoire ni de porter un jugement sur le premier Président de la 5 ème République, mais de
considérer comme recevable et légitime le « ressenti » de nombre de Français - pieds noirs ou non
- qui étaient impliqués durant près de six ans dans ce qu’il faut considérer comme une guerre
civile, et notamment les officiers qui avaient pris des engagements personnels vis-à-vis de la
population indigène. Le fait est que, quand les intentions du général devinrent claires, nombre
d’officiers se trouvèrent dans la situation qu’avait connue St Marc à Talung en Indochine. Et de fait
près de 100 000 harkis furent assassinés durant l’été 1962. Certains furent débarqués des bateaux
français, d’autres massacrés devant les soldats français auxquels le gouvernement avait donné
l’ordre de neutralité. St Marc fait sienne la phrase de la fille de Raymond Aron, la sociologue
Dominique Schnapper : « avec l’instauration du statut des juifs le 4 octobre 1940 et la rafle
du « Vel d’Hiv » du 16 juillet 1942, je considère que l’épisode des harkis constitue une des tâches
les plus sombres et des plus honteuses de notre histoire contemporaine» 11.
Autorisons-nous une digression dans le cursus de la tragédie algérienne. St Marc écrit de
remarquables descriptions d’une terre qu’il apprit à aimer et où il rencontra d’ailleurs la mère de
ses enfants, Manette. Il souligne également les différences avec son expérience indochinoise :
contrairement à ce qu’il avait vécu au Nord-Tonkin, il ne parvint jamais, lui, homme de contact et
d’échange, à être reçu dans la bourgeoisie musulmane ni chez les politiques de cette
confession. « Malgré un passé commun de 130 ans, le fossé se creusait très vite, au premier
incident, entre les populations qui vivaient sur le même sol. Les femmes musulmanes, voilées et
cloîtrées, étaient absentes. Or l’amour est un élément essentiel du brassage des populations. A la
différence de l’Indochine, j’étais désarçonné par la frontière invisible entre les Européens et les
musulmans ». Si en ville la séparation ethnique et religieuse était manifeste, « dans les fermes et
fabriques de l’intérieur des terres, où musulmans et européens partageaient la même peine, nous
sentions que les relations étaient plus proches, plus intimes que dans les grandes villes. J’y voyais
un signe d’espoir. Mais le FLN cherchait à tout prix à détruire cette complicité ». Et St Marc de
décrire les massacres des femmes et des enfants, horribles dans leur description, des petits
villages de Ain Abid et de El Halia ou l’assassinat de l’administrateur Maurice Dupuis surnommé
«le père de Foucauld laïc ». Et de poser la question : « comment remonter la pente ? ». St Marc
11
Pour St Marc le sort des musulmans pro-français et en particulier des harkis laissés en Algérie après le cessez-le feu
de mars 1962 confine à de la non-assistance à personne en danger de mort. Dans sa prison de Tulle courant 1962, il
apprit que, malgré des engagements formels pris par le général de Gaulle en septembre 1959 et la lettre des accords
d’Evian, que, des cadres qui avaient amené avec eux des frères d’armes musulmans furent, sur ordre de leur
hiérarchie, contraints de les débarquer des camions où ils avaient été chargés. Ils furent massacrés sous leurs yeux de
ceux qui avaient voulu les sauver. De fait, au cours de sa « guerre de libération nationale », le FLN tua bien plus
d’Algériens musulmans que de Français de souche. Les historiens s’accordent aujourd’hui à évaluer de 60 à 70 000 le
nombre de harkis assassinés au printemps et à l’été 1962. Seuls 42 500 harkis sur les quelques 250 000 musulmans
engagés du côté français recensés par le contrôleur général Christian de St Salvy dans un rapport pour l’ONU en mars
1962 purent trouver refuge en France métropolitaine. S’agissant du général de Gaulle, St Marc considère, à la lecture
des carnets- mémoires d’Alain Peyrefitte, qu’il éprouva un profond mépris pour les Algériens, qu’ils soient pieds-noirs
ou musulmans. S’agissant des premiers, «il vivait leur désespoir comme un crime de lèse-majesté alors qu’il s’agissait
d’un drame humain considérable ». S’agissant des seconds, St Marc narre le conseil des ministres du 25 juillet 1962 au
cours duquel se scella leur abandon. « Un grand nombre d’entre eux nous avaient rejoints à la suite de son discours
sur le forum sur les « dix-millions de Français ». Sans-doute préférait-on que les témoins gênants meurent dans la
solitude plutôt que d’être, sur le sol national, la preuve vivante d’une paix honteuse ? ». Pour l’historien Guy Perviller
de Gaulle était contre le rapatriement des harkis en France pour des raisons tenant à l’homogénéité identitaire de ce
pays.
13
décrit un de ces moyens : il se rappelle son échange avec un lieutenant de SAS 12, en 1956, dix-huit
mois après son arrivée en Algérie. Cet officier s’était porté volontaire pour assumer une tâche
complexe qui demandait des qualités multiples d’administrateur, d’instituteur et de
soldat. « Ardent et affairé, il avait ce visage pur et lisse des St Cyriens… Il était volubile et heureux
comme je l’avais été six ans plus tôt à Talung». Ce jeune Lieutenant était conscient des inégalités
sur le sol algérien. Il parlait aux jeunes musulmans de vote dans un collège unique avec les
Européens et d’une indispensable réforme agraire. St Marc le questionna : « Est-ce que vous vous
rendez bien compte de la portée de vos paroles ? » -« Mais mon capitaine c’est inévitable. La
situation actuelle ne peut plus durer. Au besoin on poussera un peu. Il y a des centaines de SAS en
Algérie, on représente une vraie force. Nous avons ici quelques rebelles qui se sont ralliés. Je parle
beaucoup avec eux. Les demi-mesures ne suffiront pas. Ils sont prêts à s’engager si les choses
changent vraiment dans ce pays ».
Au plan chronologique, la tragédie algérienne commença à l’automne 1956 avec l’humiliation de
la reculade anglo-britannique lors de la crise du canal de Suez: « Les regards qui nous accueillirent
à notre retour ne trompaient pas. Aux yeux des Algériens, pieds-noirs et musulmans confondus,
nous étions des vaincus» 13 .
Elle se poursuivit, de janvier à octobre 1957, avec la bataille d’Alger au cours de laquelle le
terrorisme que le FLN faisait régner en ville à coup de bombes visant à tuer non pas des militaires
ou des policiers mais bien des civils - « le Diên Biên Phu algérien aura lieu rue Michelet 14» - fut
vaincu. Mais cette victoire, qui exigea de nombres d’officiers de mener une « guerre sale » fut, à
l’issue, gâchée par les polémiques et la paralysie politique qui suivit en France.
Bien qu’il n’ait pas été confronté personnellement au choix des interrogatoires puisqu’il était alors
détaché au cabinet du général Massu, St Marc fait part du malaise qu’il partagea avec son
camarade d’Indochine Morin vis à vis de l’emploi de la torture. D’une part son passé de déporté et
sa guerre en Indochine l’incitait à avoir une réticence instinctive face à l’emploi de la contrainte
quand il s’agissait d’un homme déjà soumis : « La violence qu’on inflige alors est d’abord une
violence que l’on s’inflige à soi-même » écrit St Marc en rappelant le nombre d’officiers qui, bien
que n’ayant pas été les plus impliqués dans les interrogatoires, mirent plusieurs années avant de
s’en remettre. Mais St Marc reconnait que quand le bien n’est plus en face du mal mais le mal en
face du pire, les repères classiques de l’éthique militaire ne sont d’aucun secours. Relatant
l’entretien qu’il eut avec un camarade resté au 1er REP et auquel il faisait part de son trouble,
12
SAS : sections administratives spéciales, créées en 1955 à l’instigation de jacques Soustelle. St Marc fait, de son
beau- frère, le lieutenant Schoën, mort au combat en février 1959, une belle description de l’idéal qui animait les
meilleurs officiers des SAS. Le père de ce lieutenant était un colonel arabisant qui avait participé aux premiers contacts
avec les milieux nationalistes algériens en 1955 et 1956 et qui connaissait toutes les personnalités du monde
musulman. « Le lieutenant Schoën parlait l’arabe, débordait d’activités en tout genre, armait les villages, récoltait de
l’information, développait des projets économiques et créait des écoles dans une zone qui ne cessait de s’élargir…Il
aimait l’Algérie pour elle-même et non pour le symbole. Il faisait partie de ces officiers qui donnaient bien d’avantage
que leur sang à leur pays : ils y ajoutaient leur âme et leur parole ».
13
Rappelons que le FLN avait alors ses bureaux au Caire (avant leur transfert à Tunis).
14
Déclaration de Abane Ramdane, un des dirigeants du FLN, » épuré » (assassiné) par ses propres amis politiques en
1957 au Maroc .
14
celui-ci s’emporta : « Où est l’honneur Hélie ? Ici on ne fait pas une guerre en gants blancs. Tu as lu
les communiqués du FLN ? « Le Diên Biên Phu de la rue Michelet »…C’est eux ou nous… Si face à
un organigramme de terroristes il me manque encore trois ou quatre pièces essentielles, je ne sais
plus où est mon honneur: tempêter, menacer le prisonnier ou obtenir à tout prix des aveux qui me
permettront d’empêcher de nouveaux attentats contre des civils et sauver des vies ? Ou bien doisje refuser de participer à cette guerre dégradante ? J’ai tranché. C’est le FLN qui a choisi les armes
et le lieu du combat. Ils ont voulu la Casbah et les bombes. Si je refuse le bras de fer, je reconnais
la supériorité de la terreur ». Devant un camarade de déportation venu lui rendre visite avec un
album de suppliciés torturés par les nazis, le colonel Jeanpierre - ancien déporté de Mauthausen
et commandant du 1er REP - évoqua les cadavres de femmes et d’enfants en lambeaux qu’il avait
aperçus après les attentats : il ne voyait pas en quoi déposer une bombe dans un café avant de
s’enfuir était un acte de moralité supérieure.
Aussi, et bien que non impliqué personnellement dans des actes de torture, St Marc se garde bien
de prendre la pose du chevalier blanc : « Les bonnes consciences que l’on polit en dénonçant
l’infamie des autres me font horreur. J’ai trop connu d’anciens déportés, protégés dans les camps
par leur affectation à des postes administratifs de haut niveau, dont, après la guerre, nous avons
eu à subir les envolées lyriques sur la dignité inébranlable de l’homme et la résistance à
l’humiliation en toutes circonstances ».
Paraphrasant St Exupéry, St Marc de conclure : « Puisque je suis l’un d’eux, je ne renierai jamais
les miens quoi qu’ils fassent. Je ne parlerai jamais contre eux devant autrui. S’il est possible de
prendre leur défense, je les défendrai. S’ils sont couverts de honte, j’enfermerai cette honte dans
mon cœur et je me tairai. Quoique je pense alors d’eux, je ne servirai pas de témoin à charge »15.
Le trouble de St Marc - qui observa ces moments depuis l’état-major du général Massu dont il
était l’officier préposé aux relations publiques- est patent : cette bataille qui avait anéanti les
réseaux terroristes du FLN d’Alger et de ses environs, avait cristallisé « cette haine que je percevais
à la dérobée dans les regards ou sur les visages figés des trottoirs…Les pieds-noirs profitaient de la
trêve pour s’arc-bouter sur leurs positions. Le pouvoir confié à l’armée ne correspondait pas à sa
nature».
En France se développait une campagne de presse hostile aux moyens de coercition employés par
l’armée durant la bataille d’Alger pour démanteler les cellules terroristes du FLN et désamorcer
des bombes avant qu’elles n’explosent, tuant des innocents. « Je lisais beaucoup de journaux afin
de rédiger des synthèses pour le général Massu. Nombreux étaient ceux qui, sans rien en
connaître, agitaient le chiffon rouge d’une « morale de l’histoire ». Je voyais avec stupeur le FLN
endosser les habits de victime alors qu’il s’était manifesté jusqu’alors comme un adepte des
règlements de comptes internes, des égorgements, des émasculations et des bombes dans les
lieux publics. Il y avait une surenchère verbale. La comparaison avec l’Occupation excitait les plus
injurieux… Avec une rage d’être à tout prix du bon côté de l’histoire, certains voulaient racheter
15
Ces propos furent violemment, on s’en doute, condamné par la Ligue des droits de l’homme de Toulon dans un
article-pamphlétaire intitulé « Hélie de St Marc ou la fabrication d’un mythe »…
15
leurs engagements parfois incertains sous la férule allemande. J’étais profondément hostile à leur
vision dogmatique de l’histoire»…
Simultanément, les mêmes hommes politiques qui, en France métropolitaine, avaient donné
l’ordre de lutter contre le terrorisme « par tous les moyens » se gardèrent bien d’en assumer les
conséquences. « Qui, parmi ces députés, ces hauts fonctionnaires, anciens et futurs ministres qui
participèrent aux délibérations (qui aboutirent à la concession des pleins pouvoirs au général
Massu) aurait osé se présenter à nous en déclarant « je ne savais pas »? Plutôt que de se risquer à
soutenir notre regard ils préférèrent se disculper à Paris, dans les journaux ou au Parlement et
commander des commissions d’enquête ou des rapports pour se dédouaner. Face à leur attitude,
nous ressentions honte et dégoût. Quoi que l’on pense des moyens employés, c’est au donneur
d’ordre qu’il faut s’en prendre, c’est à lui qu’il faut demander des comptes, au lieu de désigner les
militaires à l’opprobre publique ».
Pendant ce temps, St Marc accompagnait le général Massu qui, tel un ouragan, sillonnait
l’Algérois, montait des centres de formation professionnelle, secouait l’administration : « St Marc !
Il faut changer les mentalités. Houspillez tous les pieds-noirs que vous rencontrez. Ils doivent
mettre la main à la pâte. C’est la nouvelle bataille de l’Algérie ! ». Ce général au langage fleuri était
chaleureusement accueilli dans les secteurs où le FLN avait fait la loi. Suscitant l’adhésion dans la
région d’Alger, les chefs de poste engageaient des harkis à tour de bras. A cette époque un certain
Michel Debré - futur premier ministre du général de Gaulle - s’activait beaucoup pour l’Algérie
française dont il était l’un des chantres les plus virulents. « Dans les cantonnements les officiers se
repassaient ses écrits. Il faut avoir à l’esprit quelques-uns de ses articles pour comprendre les
affrontements ultérieurs des uns et des autres. En 1961, un journaliste pourtant hostile au putsch,
a écrit : « On a tout fait, tout dit, tout écrit pour les rendre fous16 »…. Alger était en ébullition
permanente, des réunions se tenaient dans les arrière-salles des cafés. « La quatrième République
s’enfonçait dans l’impuissance. Le contingent était présent en Algérie. Mais une armée de 400 000
hommes pouvait-elle rester indéfiniment ? Comment bâtir la paix ? Egalité des droits, fédération,
association... De jour comme de nuit ces débats nous accompagnaient ».
Une anecdote significative et prémonitoire du trouble et de la tempérante réserve de St Marc: il
fait allusion à une prise de bec avec un jeune lieutenant de SAS lors d’une inspection en
hélicoptère. « Vous avez lu mon capitaine ? On parle d’un nouveau gouvernement favorable à
l’indépendance. J’arme tout le monde ici. Si on part ils seront égorgés. Je veux bien risquer ma
peau mais pas être un salaud. A partir d’un certain engagement de l’Etat, on ne peut plus revenir
en arrière. L’insurrection est la seule solution ». St Marc répondit de manière vague en raison de
ce qu’il estimait, en raison de ses fonctions, être son devoir de réserve : « Le lieutenant me couvrit
de regards noirs, semblables à ceux que nous lancions en Indochine aux officiers d’état-major,
dans leurs uniformes immaculés, préoccupés avant tout de leur avancement »…
16
Dans Le Courrier de la colère du 2 décembre 1957 Michel Debré écrivait : « Le combat pour l’Algérie française est le
combat légal. L’insurrection pour l’Algérie française est l’insurrection légale ». L’article du même Debré du 20
décembre 1957 était encore plus violent : « Que les Algériens sachent que l’abandon de la souveraineté française en
Algérie est un acte illégitime, c’est-à-dire qu’il met ceux qui le commettent ou qui s’en rendent complice hors la loi, et
ceux qui s’y opposent, quel que soit le moyen employé, en état de légitime défense ».
16
Une lueur d’espoir : le coup d’Etat du 13 mai 1958 et le retour du général de Gaulle 17
Dans la course vers la tragédie advint alors l’insurrection de mai 1958. Les pieds-noirs avaient pris
d’assaut le bâtiment du Gouvernement général. Les généraux Salan et Massu 18 prirent la tête des
comités de salut public. Alger s’enivrait de son audace, les frayeurs accumulées depuis les
massacres de la Toussaint 1954 se libéraient d’un coup. Versatile, la foule acclamait le nom du
général de Gaulle après l’avoir si longtemps conspué. Ce n’était pas encore la révolution mais déjà
une insurrection. Un comité de salut public composé uniquement de musulmans s’était même
organisé au cœur de la casbah là où, un an plus tôt pas un militaire ne se serait risqué seul.
Bientôt, le 16 mai 1958, quelque vingt mille musulmans, drapeaux français en tête, débouchèrent
sur le forum d’Alger et fraternisèrent avec les manifestants européens. « Je découvrais que l’on
pouvait pleurer de bonheur. Je pensais aux partisans thos, aux parachutistes indochinois du BEP,
aux égorgés et aux suppliciés des deux camps, à ceux qui, dans la solitude d’une SAS ou d’une
école avaient, jour après jour, bâti les fondations de cet instant de réconciliation. Ils n’avaient pas
donné leur vie en vain… Les frères ennemis avaient découvert leur histoire commune. Il existait
une part d’irrationnel dans ce mouvement. Les inégalités n’avaient pas été abolies en une journée.
Cependant une frontière invisible avait été franchie : le journaliste Jean Daniel, peu suspect de
sympathies envers l’Algérie française, n’a pas fait le parallèle entre le 16 mai 1958 et le 4 août
1789 par hasard. Cette journée avait conduit des dizaines de milliers d’hommes et de femmes à
accomplir un geste qui les dépassait. Le FLN était hors circuit non seulement à Alger mais
également à la frontière tunisienne». Malgré le scepticisme de l’archevêque d’Alger, Mgr Duval,
partisan d’une indépendance négociée avec le FLN qui déclara le soir même au général Salan « je
ne crois pas aux miracles », St Marc voulait croire que ce 16 mai 1958 n’était pas qu’un simple feu
de paille…
Il est vrai qu’Alger, en proie à toutes les effervescences se cherchait un souverain (tout comme la
France d’ailleurs, qui connaissait la déliquescence de la IVème république). L’armée avait été le
moteur des fraternisations mais ne pouvait devenir un centre d’impulsion politique. Dans ce
contexte les serments poussaient comme des oranges dans les vergers de la Mitidja : « devant le
cercueil du colonel JeanPierre19, le général Massu, auquel la journée du 13 mai n’avait décidément
pas fait passer le goût des promesses, déclara, théâtral : « Mon colonel, nous vous le jurons, nous
mourrons plutôt que d’abandonner l’Algérie française ». Plus tard, dans les années soixante-dix, je
trouvais dans une librairie un petit livre où l’auteur avait recensé le catalogue des promesses
17
Le « coup d’Etat du 13 mai 1958 » fut organisé par des civils (l’avocat Lagaillarde, Jacques Soustelle) et bénéficia de
la complicité ou de la complaisance de quelques militaires (généraux Salan, Jouhaud, Gracieux, Massu). Il avait pour
but d'empêcher la constitution du Gouvernement Pierre Pflimlin et d'imposer un changement de politique allant dans
le sens du maintien de l'Algérie française au sein de la République. Il se solda par la fin de la « traversée du désert »
pour le général Charles de Gaulle, et par son retour aux affaires politiques. En outre, il marque la fin de la Quatrième
République et le début de la Cinquième République.
18
Salan était commandant en chef en Algérie ; sous ses ordres, Massu commandait le corps d’armée d’Alger et la
10ème division parachutiste. En décembre 1958 le général de Gaulle remplaça Salan -trop connoté « Algérie française»
après l’insurrection des 13 au 16 mai 1958-, par Challe et releva ce dernier en avril 1960.
19
Le colonel Jeanpierre, commandant du 1er REP fut, avec le colonel Bigeard, l’un des maîtres d’œuvres essentiels de
la bataille d’Alger (janv-oct 1957). Il enchaina ensuite les succès contre l’ALN lors de la bataille des frontières entre fin
1957 et sa mort au combat de Guelma, sur la frontière tunisienne, le 29 mai 1958.
17
publiques prononcées à cette époque et même au-delà. Au bas de chacune, un nom. Quinze ans
plus tard ils étaient tous généraux ou ministres, couverts de ruban rouge. Aucun d’entre eux
n’avait choisi de se retirer de la vie publique. Ces phrases me rappelaient le soleil de mai 1958 et
les musulmans qui y avaient cru. J’ai refermé le livre, la nausée aux lèvres ».
« J’ai accueilli avec soulagement l’irruption du général de Gaulle, ne serait-ce que parce qu’il avait
le soutien de la métropole. Son discours du 4 juin 1958 sur le forum d’Alger fut largement
ovationné : « Dans toute l’Algérie il n’y a que des Français à part entière, avec les mêmes droits et
les mêmes devoirs »… « Des moyens de vivre doivent être donnés à ceux qui n’en avaient
pas »… «dix millions de Français d’Algérie auront à décider de leur propre destin »…« Moi de
Gaulle, j’ouvre la porte à la réconciliation »… Et St Marc de commenter : « J’étais abasourdi. Par la
force du verbe il faisait passer dans les faits le changement radical que chacun appelait de ses
vœux depuis le 16 mai. Je n’aurais jamais osé rêver, quelques mois auparavant, qu’un dirigeant
français prononce un tel discours d’intention. La foule grondait. Les musulmans et les Européens
tombèrent dans les bras les uns des autres. Quelques jours plus tard, à Mostaganem, devant une
foule à majorité musulmane, ce qu’on oublie trop souvent, j’entendis le général de Gaulle
prononcer pour la première et seule fois un « Vive l’Algérie française » dont il était trop fin
politique pour ne pas connaître le poids. Trois ans de guerre, sans perspective et sans issue,
venaient de basculer, en trois semaines, dans un espoir fou. Lors du référendum de septembre
1958 sur la constitution de la Vème République l’armée avait pris une part active à la campagne
pour le «oui ». L’engrenage se resserrait de plusieurs crans».
Lassé des 18 mois de bureau passé au cabinet du général Massu, St Marc fut, à sa demande et à
l’été 1958, affecté à l’état-major d’une division parachutiste. Le général de Gaulle, déçu du refus
opposé par le FLN à son offre de « paix des braves » et soucieux de calmer les ardeurs des
hommes du 13 mai, avait demandé à l’armée de gagner la guerre sur le terrain. « A lui la politique,
à nous les combats : la règle nous convenait ». Cette armée n’était plus commandée, depuis
décembre 1958 par le général Salan, remplacé, sur décision du général de Gaulle par le général
Challe. St Marc décrit l’efficacité militaire du plan Challe combinant actions héliportées d’unités
d’élite et commandos d’unités antiguérillas appelées commandos de chasse à majorité
musulmane. L’ALN encaissa dès lors de sérieux revers20 ; les zones ainsi pacifiées étaient
recouvertes de routes et de centres SAS. « En quelques mois on installa plus d’écoles et de
cliniques que depuis 1954, bien qu’en nombre encore insuffisant… Pour le seul mois de mai 1959
plus de mille fellaghas en uniforme rallièrent l’armée française…. Le doublement du barrage
électrifié le long de la frontière tunisienne empêchait le ravitaillement en effectifs et en armement
de la guérilla… Lorsque des responsables fellaghas étaient capturés la constance de leurs
déclarations nous frappait ; aucun ne se réclamait de la lutte à tout prix et sans conditions qui
étaient le mot d’ordre des chefs de l’extérieur, des « nantis de Tunis » comme ils les désignaient.
20
En croisant les sources historiques, l’ALN comptait en 1958, entre 50 000 (Henri Jacquin) et 90 000 (l’algérien
Mohammed Téguia) combattants. Ce dernier estime qu’en raison du plan Challe l’ALN perdit, entre 1959 et 1961,
plus de la moitié de ses effectifs soit quelques 30 à 35 000 hommes à la fin de la guerre.
A titre de comparaison et selon le général Maurice Faivre, il y avait 3 à 4 fois plus de musulmans dans l’armée
française (210 000 réguliers et supplétifs) que dans l’ALN… (source : wikipedia)
18
Les combattants de l’intérieur étaient sans doute des hommes cruels, égorgeant sans émoi, mais
le plus souvent des révoltés: leur histoire avait été marquée par l’injustice ou par une foi
musulmane intense qui les portait au-delà d’eux-mêmes. Comprendre leurs raisons de combattre
permettrait d’entrevoir un accord. Là où les déclarations enflammées des jusqu’au-boutistes du
GPRA nous hérissaient l’échine, les discussions avec les fellaghas laissaient une porte ouverte. Une
profonde mutation de la société pouvait être le prélude d’une terre égalitaire où musulmans et
Européens auraient vécu dans la concorde, après un accord communautaire qui aurait partagé les
pouvoirs et les terres ». Quel que soit, avec le recul des années passées, l’aspect utopiste de cette
analyse, St Marc et nombre d’autres y croyaient et St Marc de conclure : « Pour la première fois, le
succès semblait à notre portée ».
L’incompréhension, le doute et la révolte (1960-1961)
Les événements iront comme un orage d’été de plus en plus étouffant21. Le flou de la ligne
politique du gouvernement se transforma en certitude de duplicité. « Un homme seul détenait la
main de ce poker menteur : le général de Gaulle ». Avec le recul et suite aux échanges qu’il eut
plus tard le loisir de mener avec le général Challe à la prison de Tulle, St Marc est convaincu que le
chef de l’Etat, plus préoccupé par des considérations de politique internationale, considérait
l’Algérie comme une tâche encombrante qui le gênait dans la politique arabe qu’il envisageait de
mener entre USA et URSS. Plus grave à ses yeux, le plan Challe, pourtant militairement réussi,
n’avait été qu’un leurre. « A chaque phrase assassine du chef de l’Etat sur les pieds-noirs, sur
« l’Algérie-algérienne », son entourage militaire et le cabinet de Michel Debré nous expliquaient,
la main sur le cœur : « Ne vous inquiétez pas, c’est un leurre pour l’ONU »… La plupart d’entre
nous répercutaient fidèlement la consigne jusqu’à l’échelon le plus modeste. Hélas, le leurre
n’était pas destiné à l’étranger, mais à l’armée… Quoi que l’on pense du bien-fondé de
l’indépendance unilatérale de l’Algérie, personne ne pourra jamais justifier la comédie tragique
des mois précédents le putsch sur le plan de l’éthique élémentaire et de la responsabilité
humaine… Le double langage en Algérie atteignit à cette époque des sommets que l’on a du mal à
21
Pour mieux comprendre l’exaspération ascendante des tensions en Algérie, un rappel chronologique des faits parait
souhaitable. Il convient d’abord de faire état de la « semaine des barricades » d’Alger (24 janvier au 1er février 1960),
que St Marc ne mentionne pas. Cette insurrection cristallisa la radicalisation des pieds-noirs et alourdit le climat. Lors
de son discours du 16 septembre 1959, le général de Gaulle avait évoqué « le droit des Algériens à
l'autodétermination » et proposa trois solutions : sécession, francisation ou association. Qu'une solution autre que
française soit envisagée au conflit qui durait depuis 5 ans fut jugé inacceptable aussi bien par la population
européenne d'Algérie, -entrainée par Lagaillarde et Ortiz-, que par beaucoup de militaires des unités territoriales
composées majoritairement de pieds-noirs. Prenant pour prétexte la relève du général Massu, l’insurrection des
barricades d’Alger dura du 24 janvier au 1er février 1960, mais il s'avéra que l’armée française ne s'associa pas à ce
mouvement insurrectionnel. Le Général Challe prévint les insurgés qu'il ferait tirer si la Délégation Générale (ex
Gouvernement Général) était investie. Le bilan de la semaine des barricades fait état de 22 morts et 147 blessés : huit
morts parmi les manifestants, quatorze morts parmi les gendarmes, vingt-quatre blessés civils et cent vingt- trois
blessés parmi les forces de l'ordre. Réfugiés à Madrid, Lagaillarde et Ortiz y fondèrent l’OAS. Par ailleurs, en avril
1960, le général Challe fut relevé de ses fonctions de commandant en chef en Algérie, qu’il assumait depuis décembre
1958. Commandant en chef du théâtre Centre-Europe au sein de l’OTAN, il démissionna en janvier 1961 pour
marquer son opposition à la politique d’autodétermination algérienne de la France. La conférence de presse du
général de Gaulle du 11 avril 1961 confirmant la perspective d’un futur Etat algérien indépendant et souverain,
l’amena à rejoindre incognito, le 20 avril1961, un petit groupe de colonels qui l’avaient sollicité pour prendre la tête
d’un putsch. Prononcé le 24 avril 1961, ce dernier dura quatre jours et cinq nuits. (source : wikipedia)
19
restituer aujourd’hui. En 1960, lors d’une tournée d’inspection, le général de Gaulle lui-même
nous a ainsi juré : « Moi vivant, jamais le drapeau vert et blanc du FLN ne flottera sur Alger » alors
qu’il avait déjà décidé d’engager des négociations avec le GPRA 22... Si l’armée avait été seule en
cause on aurait pu parler de machiavélisme, de pragmatisme. Mais la présence de centaines de
milliers d’Algériens que nous avions engagés à nos côtés transformait ce jeu de go politicien en
abus de confiance. A Mostaganem le FLN avait abattu à neuf reprises le porte-drapeau des anciens
combattants musulmans ; mais dix fois, un autre volontaire avait pris sa place. En sus des harkis et
des moghaznis23, il y avait les élus musulmans des scrutins de 1958, les caïds, les fonctionnaires,
les professions libérales qui avaient misé leur peau et celle de leur famille en rejoignant les rangs
français. Par égard, ils avaient droit à autre chose que du vent… Je voudrais rendre compte ici aux
jeunes générations de notre sentiment de trahison. J’aimerais qu’ils sachent par quelles angoisses
nous sommes passés lorsque nous avons compris que, dans le combat pour l’Algérie, le général de
Gaulle utilisait comme armes courantes le mensonge, la duplicité, et le cynisme. On peut discuter
sans fin de l’indépendance. En soi elle ne me choquait pas, à condition de respecter les droits de
chacun. Mais cette indépendance-là fut plus douloureuse qu’une amputation. La France s’est
abaissée à des actes monstrueux : non-assistance à des personnes en danger de mort, livraisons
d’innocents, mensonges d’Etat. Elle a cru donner la liberté à un peuple en le livrant à un clan (le
FLN). Elle a condamné l’Algérie aux convulsions des nations bâties sur un malentendu. Elle l’a
amputée d’une grande partie de ses forces ».
Après l’échec de «l’espoir Si Salah» (cf renvoi 22), les choses filèrent entre les doigts de ceux qui
croyaient possible la concrétisation politique de la victoire militaire sur l’insurrection: les SAS
rendirent compte que les musulmans, apeurés, commençaient à rebasculer du côté FLN. Un
comble et du jamais vu dans l’histoire de la légion étrangère, dans les premiers jours de 1961, trois
commandants de compagnie du 1er REP - où le commandant de St Marc venait d’être affecté
comme commandant en second - refusèrent d’envoyer leurs unités en opération : ils ne voyaient
pas pourquoi des hommes devaient continuer à risquer leur vie de manière absurde pour animer
le décor pendant qu’en coulisses, les négociations commençaient. Négociations au cours
desquelles le GPRA faisait monter les enchères et restait sur des positions absolutistes. Les
officiers des unités d’élite impliquées dans le plan Challe sentaient leurs camarades des unités
composées d’appelés du contingent se désintéresser de leur combat pour une Algérie plus juste
sous souveraineté française24. « Le pouvoir avait, par petites touches, habitué les Français à une
22
St Marc traite dans un paragraphe, de « l’espoir Si Salah ». Ce chef de la Wilaya 4 (Algérois), très mécontent des
chefs du FLN de Tunis, était prêt à engager des pourparlers en vue d’une « paix des braves ». Après avoir rencontré
Bernard Tricot, conseiller du Président de la République, il eut, avec deux de ses adjoints, un entretien avec le général
de Gaulle à Paris courant juin 1960. Mais le général de Gaulle laissa les choses traîner en longueur… le temps que le
FLN-GPRA de Tunis réagisse et mène à bien l’épuration des « traitres ».L’affaire Si Salah conserve bien des zones
d’ombre : tous ses protagonistes et témoins directs ont soit été éliminés côté algérien soit ont conservé le secret
(d’Etat) jusqu’à leur tombe côté français… Cette opacité a amené certains à soutenir que le général de Gaulle aurait au
mieux abandonné des personnes en danger de mort, ou au pire, aurait fait en sorte que Si Salah et ses deux adjoints
soient « donnés » au FLN…
23
Moghaznis : au nombre de 20 000, ces supplétifs des quelques 700 SAS étaient chargés de les protéger.
24
Entre 1959 et 1961 se développa un hiatus entre les unités d’élites composées d’engagés et encadrés par des
officiers et des sous-officiers dont nombre étaient issus des guerres de la libération et d’Indochine, qui aussi avaient
payé le prix fort depuis le début de la guerre d’Algérie, et les unités du contingent. Ce hiatus s’est opéré de deux
20
indépendance FLN : trop heureuse d’être déchargée d’une partie du territoire qui exigeait des
efforts, de l’argent, des soldats, et une cohabitation avec l’Islam et l’Afrique, la France était gagnée
par le soulagement ».
Les élites françaises vivaient dans l’ivresse du sens de l’histoire. Elles avaient rejeté Albert Camus
parce que ce pied-noir d’origine avait osé dire qu’entre la justice et sa mère, il préférait sa mère.
Pourtant, l’auteur de La Peste ne voulait pas l’iniquité et l’oppression : il protégeait l’humanité
contre elle-même en se portant du côté des victimes25. Et St Marc d’écrire : « C’est inéluctable…
Combien de fois ai-je dû supporter ce mot monstrueux ! Je n’ai jamais accepté ceux qui passent
par pertes et profits des communautés entières au nom d’une justice supérieure. Je crois à la paix
des contraires. Des frères ennemis pouvaient renoncer à leur lutte sanglante et décider de vivre
ensemble sur la même terre. A l’époque je voulais bien mourir pour le prouver. Nous avons dû
attendre trois décennies pour que les accords De Klerk-Mendela, Arafat-Rabbin, voire LafleurTjibaou, apportent le gage que notre rêve n’était pas fou».
St Marc relate une conversation qu’il avait eu avec un ami pied-noir âgé de soixante ans,
propriétaire-terrien-philosophe (c’était un ami d’Albert Camus) qui ne partageait pas le rêve de St
Marc et considérait que l’indépendance algérienne était inéluctable car, selon lui, l’intégration
était rendue impossible en raison de l’islam : « Si vous imposez la vision démocratique, laïque et
nationale de la France, vous vous opposez à vingt siècles de confusion entre la politique et la foi.
On intègre des hommes pas des âmes ». - « Mais, lui rétorqua St Marc, beaucoup de musulmans
croient à la France, on peut construire ici un pays nouveau. Nous avons tant promis… – C’est peutêtre là le péché mortel, impardonnable. Il ne faut jamais rien promettre que l’on ne puisse tenir,
surtout quand cela peut se payer par le sang et la mort ». Et St Marc de conclure : « Le fatalisme
arabe avait déteint sur le cœur de ce pied-noir, rebelle et intègre. Mais une part de moi résistait
au tragique et je refusais son horizon de cendres… Je rêvais d’un grand élan qui suivrait la
révolution psychologique du 16 mai 1958. J’avais participé avec enthousiasme au plan Challe.
Réduire la guérilla de manière spectaculaire n’avait de sens que pour faciliter l’engagement des
musulmans aux côtés de la France dans un destin d’égalité, de dignité, voire d’indépendance par
étapes. Les hommes que nous faisions prisonniers ne nous parlaient pas de la France comme
d’une ennemie mais comme d’une puissance aimée combattue au nom de ses propres valeurs : la
justice, l’égalité, la fraternité. Les fellaghas étaient avant tout poussés par l’injustice, qui était un
sentiment réversible : la révolte pouvait être apaisée par la justice. Leur haine était souvent l’autre
visage de l’amour ».
manières concomitantes : d’une part le nouveau pouvoir de la Vème République instauré après mai 1958 accéléra,
dans les unités du contingent, les relèves d’officiers qui, dans leur cursus, devaient avoir fait un tour en Algérie,
manière astucieuse d’éviter leur attachement à la cause que des putschistes potentiels entendraient défendre…
D’autre part le plan Challe s’appuyait sur l’emploi des unités d’élite tandis que « la régulière » était employée à des
tâches militaires moins prestigieuses mais non moins honorables et indispensables : cette distinction opérationnelle a
probablement contribué à une distanciation entre unités « d’élite » et les autres.
25
Phrase complète prononcée par Albert Camus à Stockholm en décembre 1957, alors qu’il venait de se voir remettre
le prix Nobel de littérature et qu’on l’interrogeait sur les pratiques de la bataille d’Alger: « J’ai toujours condamné la
terreur. Je dois aussi condamner un terrorisme qui s’exerce aveuglément dans les rues d’Alger et qui un jour peut
frapper ma mère ou ma famille. Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice ».
21
Le putsch avril 1961
Tel était l’état d’esprit du chef de bataillon de St Marc quand il fut sollicité par le général Challe
pour rejoindre, avec le 1er REP qu’il commandait par intérim, la sédition.
Examinons les motivations de St Marc : au plan formel et se souvenant des jours d’espoir qu’il
avait connus sous ses ordres, St Marc ne se déroba pas. Sur le fond, conscient de l’ambiguïté de
l’appellation « Algérie française » qui, comme tout mouvement de masse abritait des extrémistes,
des calculs étrangers à cette cause (telle que St Marc l’entendait) et des ambitions francofrançaises, St Marc entendait, dit-il, « servir l’armée de la nation et non l’armée d’une faction ». Il
conditionna sa participation au putsch en refusant d’avance une entreprise activiste ou raciste.
« Le dialogue avec le général Challe fut déterminant dans ma décision, comme avait été capital
mon entretien avec le colonel Arnould pour mon entrée dans la Résistance. Challe ne m’a pas
menacé. Il m’a laissé libre de mon choix. Mais sans sa présence, garante d’un esprit libéral et de
garde-fous essentiels, je n’aurais jamais dit oui. Si j’avais eu devant moi l’un de ces généraux
politiques qui tenaient le haut du pavé durant les années 1957-1958, je serais resté au bord du
chemin… Le général Challe m’expliqua sa volonté de reprendre le fil de 1959 : victoire militaire,
réformes radicales, autonomie ou indépendance négociée avec les combattants de l’intérieur. Il
me rappela ce qu’il appela la trahison du général de gaulle dans l’affaire Si Salah (cf renvoi 22) et
des assurances de nombreux officiers généraux. Son idée était de mener une sorte de 13 mai 1958
à froid. Il avait un souvenir effroyable des barricades de janvier 1960 et de l’opposition entre
musulmans et Européens » (cf renvoi 21).
Et St Marc de conclure : « On peut trouver cette vision de la situation irénique et la suite des
événements l’a montré. Mais s’il y avait eu une seule chance sur cent d’éviter un abandon
sanglant, j’étais prête à la jouer ». Le souvenir de l’abandon de la population de Talung en 1950 le
hantait : « J’ai de nouveau senti le souffle de la honte. Je ne pouvais pas refuser d’entrer dans la
révolte. Un homme qui trahit sa parole sans pouvoir faire autrement est un vaincu. Un homme qui
trahit d’autres hommes en toute conscience est un criminel. J’ai préféré le crime de l’illégalité au
crime de l’inhumanité… Il existe une limite ténue au-delà de laquelle un soldat ne peut plus
accepter le rôle qu’on lui fait jouer. Il accepte volontiers de donner son sang pour une opération
mal préparée ou pour une guerre incertaine, cela fait partie de son métier. Mais il ne peut
supporter quand, simple pion sur un échiquier, il devient un pantin. Le mensonge est un poison
mortel pour le soldat ». Et St Marc, qui par l’éducation reçue de son père était attaché à la légalité
républicaine, qui avait servi dans le corps de l’obéissance par excellence - la Légion - d’expliquer :
« la tragédie algérienne avait mis à l’épreuve mes valeurs… J’ai choisi selon ma conscience. Les
honneurs, on le sait, sont souvent la fausse monnaie de l’honneur. Ils s’acquièrent parfois par des
silences complices, des échanges d’intérêt, des lâchetés. J’ai voulu dire non à la machine infernale.
J’ai accepté de tout perdre et j’ai tout perdu. L’honneur est un acte de pauvre. Il suppose le
dépouillement. Il impose de mettre tout en péril pour ne pas déchoir : garder le silence sous la
torture, choisir l’exil, le dénuement ou la prison plutôt que la soumission, risquer sa vie pour plus
grand que soi. Le taoïsme dit : pratique l’honneur et ne te retourne jamais. Je ne me suis jamais
retourné sur le putsch ». La démarche et le mental de St Marc, par cette foi qui va au-delà de la
22
raison apparente et immédiate, cette certitude que l’homme se mesure à ses rêves intérieurs sont
dignes de Cervantes : « J’admire ceux qui savent rencontrer le monde en eux-mêmes. Les abîmes
du dedans valent bien ceux du dehors ».
Comme le général Challe, St Marc se rendit le 26 avril, préférant, plutôt que de fuir dans la
clandestinité, assumer ses responsabilités et couvrir ses subordonnés: « Je voulais rester tête
haute pour ceux dont j’avais la charge et pour les miens. Demain, si nous étions encore en vie, il
fallait au moins ne pas avoir honte de nous-mêmes ».
St Marc écrit de belles pages sur son emprisonnement, avant et après le procès : les moyens
élémentaires de tenir, d’«éviter le naufrage intérieur » : l’activité physique, la prière (« on prie
toujours en prison »), les lectures, les gestes touchants de ses anciens camarades de déportation « nos liens résistaient à toutes les opinions politiques »- ou de certains légionnaires. « Surtout ne
pas réfléchir (sur sa condition), diviser le temps en en micro-périodes, l’important dans ces
moments-là, c’est de passer l’heure. Le reste vient de surcroît ».
Il décrit aussi son procès, les manipulations qui l’encadrèrent (« le pouvoir refusait l’idée que les
juges puissent avoir une opinion personnelle sur mon cas »). Il fait preuve de sa grandeur d’âme
dans ses propres jugements : « un procès politique est toujours un malentendu : ce sont les
prévenus et non les juges qui parlent de justice… Les magistrats et les généraux qui composaient
le tribunal étaient des hommes parfois honorables. Ils n’étaient pas tous animés par le calcul de
carrière ou la lâcheté devant le pouvoir. La plupart éprouvaient un sentiment d’allégeance à
l’égard du général de Gaulle. A tort ou à raison, il représentait plus qu’un homme : une foi. Le
gaullisme était en même temps une espérance et une clientèle. Cette ambiguïté en rendra
l’appréhension toujours difficile. Tout comme il m’est difficile aujourd’hui de juger ceux qui nous
ont jugés26».
Menant une réflexion rétrospective des évènements et de sa destinée il écrit, non sans
perspicacité : « Il faut se replacer dans le contexte de l’époque. Le désastre de 1940, l’avènement
des totalitarismes, l’émergence des pays du Sud, les décolonisations avaient provoqué de grandes
fractures dans notre pays. Les mouvements de l’histoire ressemblent à des plaques terrestres. A
leur jonction, les séismes ébranlent les nations. Durant ces années de tumulte, les Français avaient
subi un bouleversement complet des repères. Des mondes qui semblaient éternels avaient disparu
sous leurs yeux, comme la Grande France de 1940 ou l’Indochine. D’autres mondes avaient surgi
du néant, tels le communisme soviétique ou chinois, tout aussi sûrs de leur force et de leur
pérennité. Sans protection, nous avons dû marcher sur ces volcans, parmi les coulées de lave, les
éclats de roche, les nuages de cendre. Chacun avançait comme il le pouvait, fidèle à son étoile ».
26
St Marc narre la pression qu’il subit pour « plaider coupable » afin de bénéficier de la clémence des juges,
proposition qu’il refusa, bien sûr, avec hauteur. Il cite, parmi « les justes » qui refusèrent de se laisser manipuler par le
pouvoir, le procureur Reliquet et le général Ingold, grand chancelier de l’ordre de la Libération, qui vivait mal le fait
de devoir condamner un militaire pour rébellion alors qu’il avait lui-même été dégradé et privé de ses droits civiques
en 1942 par un tribunal de Vichy.
23
St Marc narre ensuite les heures sombres qu’il connut en prison à Tulle27. Heures sombres dans la
mesure où il put vivre, depuis sa cellule, la réalisation de ce qu’il avait anticipé : la grande
souffrance du peuple algérien. « Les accords d’Evian (signés en mars 1962) m’apparurent
clairement comme une capitulation. A tout prendre il aurait mieux valu, après les massacres de la
Toussaint 1954, recopier les revendications du FLN : cela aurait au moins évité l’engagement du
contingent, la Bataille d’Alger, l’organisation des SAS, les sacrifices des deux camps, le plan Challe,
l’accueil des harkis et l’engagement des centaines de milliers de musulmans à nos côtés, au péril
de leur vie. Au-delà des garanties de papier apportées par le GPRA (il aurait fallu ne rien connaître
des méthodes du FLN vis-à-vis des autres musulmans et des Européens modérés pour leur
accorder le crédit officiel), le plus grave à mes yeux était la confiscation du pouvoir par le FLN sans
la moindre place réservée au MNA, aux musulmans favorables à la France ni a fortiori, aux piedsnoirs ».
Faisant une remarquable synthèse historique de la terre algérienne, et montrant qu’elle fut
toujours une terre de brassage de populations, de croyances et de cultures 28, il considère, non
sans raison, que les accords d’Evian furent contre nature : « le général de Gaulle n’a pas voulu
assumer le passé, ni protéger l’Algérie de ses démons - un irrésistible et inaccessible besoin de
pureté29. En refusant toute les solutions intermédiaires (association, partition, fédération,
autonomie), les soutiens français de la révolution FLN, croyant aider le peuple algérien,
préparaient de fait son malheur : vengeance sanglante, arabisation à marche forcée par un corps
enseignant venu d’Egypte ou de Syrie, épuration permanente. « Nous sommes des arabes, nous
sommes des arabes, nous sommes de arabes » répétait Ben Bella sur le forum rebaptisé place de
l’Indépendance. L’incantation ne pouvait pas annihiler vingt siècles d’Histoire tout comme le
mythe du « million de victimes algériennes30 » n’a pas suffi à masquer les cicatrices du MNA ou
des musulmans français. Née dans le sang, la république algérienne aura duré le temps d’une
dictature, c’est-à-dire à peine vingt ans. Pour le plus grand malheur de ce peuple, la blessure
ouverte en 1962 ne s’est pas refermée. J’y vois même les racines de la guerre civile qui détruit
sous nos yeux l’espoir des femmes et des jeunes algériens, à coup de bombes et de couteaux,
27
St Marc fut condamné à dix ans de réclusion criminelle. Il n’en effectuera que cinq et sera grâcié le 25 décembre
1966.
28
« Cananéens, Romains, Vandales, arabes, Turcs, français, l’Algérie était comme une France sans le miracle de
Bouvines …dans l’antiquité on y parlait déjà trois langues, le berbère, le punique et le latin, comme aujourd’hui le
kabyle, l’arabe et le français : la vérité de cette terre âpre et douce était dans la coexistence des contraires».
29
Comme à l’époque de St Augustin, suite au schisme de Déodat qui entendait imposer un christianisme intégral
autour d’hippone (Bône) : à cette époque déjà, des bandes d’exaltés, semaient la terreur, refusaient le compromis
jusqu’à l’absurde. On opposait les indigènes aux métis, les paysans aux hommes des villes. «Il existait dans ce pays un
besoin irrépressible de pureté et une impossibilité de fait d’y parvenir. L’issue aurait peut-être de le contraindre au
compromis dans une communauté de destin, à l’image de l’Afrique du sud et des accords de Klerc-Mendela. Pourquoi
aurait-on échoué à Alger qui n’avait jamais connu de ségrégation raciale ? ».
30
Après l’indépendance, l’Etat algérien revendiquera la mort, au cours de sept années de guerre, de plus d’un million
et demi de musulmans, évaluation qui a amené le président de la République algérienne Bouteflika à affirmer en 2006
que la France s’était rendue coupable d’un génocide en Algérie… Les historiens français ramènent ce chiffre dans une
fourchette comprise entre 250 000 et 400 000. On ne sait pas si le million de tués revendiqués comprend les
centaines de milliers musulmans pro-français assassinés par le FLN durant ces sept années dont quelques 70 000 à
90 000 harkis suite au cessez-le feu de 1961.
24
comme au temps de la guerre d’Algérie. Il y a des familles où les aïeux empêchent les enfants de
vivre. Il y a des peuples où le mensonge d’une génération entraîne le malheur des suivantes ».
IV- EPILOGUE
St Marc purgea presque six ans de détention. Libéré, il se rendit compte qu’il n’était plus rien,
même plus un prisonnier d’Etat. Ses parents étaient morts pendant sa détention. Il n’avait ni
papiers d’identité, ni carnet de chèque, ni maison ni métier. Il était étranger dans un monde
étranger tant la France avait changé entretemps. Ses anciennes relations lâchaient le paria qu’il
était devenu. Grâce à l’amour de sa femme et de ses filles -« mes enfants me montrèrent le
chemin de la clarté »-, à la sollicitude de ses beaux-parents qui l’hébergèrent, et à l’amitié active
de ses camarades de la Résistance il put, -non sans mal-, renouer avec une vie active. Installé en
région lyonnaise il trouva un emploi stable à la direction du personnel d’un groupe métallurgique.
Il se garda bien d’entrer dans les cercles associatifs ou politiques des nostalgiques de l’Algérie
française mais souffrit, à l’inhumation du colonel Jeanpierre à Puyloubier en 1967, du dédain
ostensible des officiers présents qui appliquaient à la lettre les consignes reçues. « Ils ne nous
firent même pas l’aumône d’un signe. Seuls quelques sous-officiers et légionnaires, bravant les
consignes, quittèrent les rangs pour venir, dignes et figés, se mettre au garde-à-vous. En civil, dans
nos imperméables gris, nous leur avons rendu le salut avec émotion »31.
Le premier signe d’apaisement lui parvint en 1979. Le chef du cabinet militaire de VGE, le général
Vambremesh, qu’il avait connu à Buchenwald et qui ne l’avait jamais abandonné, lui notifia qu’il
allait faire l’objet d’une distinction : la nomination au grade de commandeur de la Légion
d’honneur au titre de « déporté-résistant ». Un moment il songea de refuser cet honneur. Sa
femme et ses filles lui demandèrent d’accepter et elles eurent raison : la cérémonie eut lieu à
Aubagne - le nouveau temple de la Légion après Sidi Bel Abbès - et restera dans la mémoire et
dans le cœur de St Marc, un grand moment de son existence. « Jacques Morin me remit la cravate
de la Légion d’honneur devant les troupes au garde-à-vous. Nous étions quelques-uns sous le
soleil. Il n’y avait plus de parjures et de traitres, de renégats et de persécuteurs, de mutilés et de
détenus. L’esprit des morts, de Bonin, d’Hamacek, d’Eggerl, de Klimowitz, de Raffali et de
Jeanpierre l’avait emporté sur la passion des vivants. Il y eut à ce moment-là un rééquilibrage qui
m’a aidé à remettre les choses à leur vraie place et à accepter la paix ».
Dans cette vie normalisée, St Marc éprouva des difficultés à s’intégrer dans un monde où la
référence prioritaire était le profit, sans parfois la considération de la personne humaine.
« J’étouffais, je rêvais d’une vie plus intense ». Certains cadres et syndicalistes qui se servaient et
mettaient leur objectif politique avant l’intérêt collectif l’indisposaient. Il se rendait compte, face à
sa nouvelle situation, que l’un des principaux moteurs qui l’animait depuis son enfance avait été
l’identification à de grandes figures héroïques. « Il me restait à détruire cette dernière chimère.
31
St Marc raconte qu’il faisait alors l’objet d’une surveillance serrée de la sécurité militaire. Il reçut la visite d’un
commandant de l’état-major de la région militaire qui l’informa que ses faits et gestes étaient suivis. Bien qu’ayant
déclaré et montré qu’il ne faisait partie d’aucune cagoule, il se vit, lors d’un déplacement à Lyon du chef de l’Etat (de
Gaulle), escorté, dès qu’il mettait un pied dans la rue, par deux anges gardiens…telle était l’attitude crispée du pouvoir
10 ans après les accords d’Evian…
25
J’imaginais mal Guynemer en comité d’entreprise ou Bournazel devant un contrat de travail. Au
contact des réalités prosaïques de l’existence commune - travailler, gagner sa vie, éduquer les
enfants - je dus, une fois encore, remodeler ma statue intérieure ». Ni saint ni modèle, il apprit
ainsi par l’humilité de sa vie professionnelle, à retrouver l’absolu en soi : « J’ai essayé de donner à
ceux qui en avaient besoin, du temps, un geste discret, un regard, pour partager l’essentiel, sans
pathos sans le soutien des instants d’extrême danger ».
En postface de son autobiographie, St Marc livre quelques réflexions nées de méditations
nocturnes sur la terrasse de sa maison provençale. Il assimile la vie, ce champ de braises sur lequel
il a dû danser au cours de sa vie, à un labyrinthe. « Il existe un autre monde que celui que nous
appréhendons. Le temps, l’espace, la mort elle-même, ne me semblent pas des frontières
étanches. Mais l’au-delà est-il un au-delà de nos sens ou un au-delà divin ? Eternel choix entre
l’absurde et le mystère32…. A 19 ans, en déportation, je me suis rendu compte de la portée de nos
actes. Il n’y a pas d’acte inutile, il n’y a pas de destin inutile... je ne connais pas de grands actes
mais un fil continu qui rassemble tous les morceaux de notre vie. Entre plusieurs routes j’ai
toujours suivi la plus escarpée… Une partie de nous toujours s’élève et se débat contre l’autre qui
tombe. « Vivre avilit » disait Vauvenargues. On pourrait aussi dire « vivre épure ». La vérité se
situe quelque part dans l’entre-deux ».
« J’ai connu des heures d’une grande humanité. Ces formes de l’amour où le don se conjugue avec
l’abandon, l’émotion de ma femme mettant au monde chacune de nos quatre filles, des hommes
rudes, pas toujours estimables, mais qui, à l’instant du sacrifice, se haussaient au-delà d’euxmêmes, des humiliés squelettes marchant tête baissée mais dont le regard restait libre. J’ai vu
souffler l’Esprit dans ces hauts lieux du Périgord, du Vietnam, du Sahara, de Provence, où les
pierres communient avec le ciel. J’ai découvert la beauté des autres Dieux 33… En déportation j’ai
rencontré la bonté là où je ne l’attendais pas. Un soir, au détour d’une rue d’Hanoï, j’ai vu une
religieuse vietnamienne lavant un malade affreusement déformé, à l’écart de tout regard. Elle
était la douceur. J’ai rencontré de la grandeur dans le regard de quelques êtres exceptionnels,
capables de maîtriser en eux l’égoïsme au point de mourir simplement, sans regrets, pour que
d’autres hommes vivent. Je me sens débiteur vis-à-vis de chacun. Ils sont mes racines ». St Marc
estime que sans eux il n’aurait pas pu supporter dans sa chair et, pire encore, dans celle des
autres, la souffrance de l’absurde : la famine, les horreurs de la guerre, l’humiliation des camps,
l’angoisse des prisons, la déchéance des laissés-pour-compte. On ne s’habitue pas à l’horreur et St
Marc se dit régulièrement habité par l’angoisse du néant.
Pour autant il écrit : « Je crois pourtant à la Providence. S’il y a de l’indestructible dans l’humain,
toute destruction peut devenir purification… J’ai choisi la religion de mes pères qui m’a été
32
Allusion au livre que le philosophe catholique Jean Guitton écrivit en 1984 après une brève rencontre avec F.
Mitterrand. L’auteur y écrit : « Entre l’absurde et le mystère, je choisis le mystère ».
33
Tel ce Bouddha en Indochine au pied duquel une inscription lui fut traduite par un de ses parachutistes
vietnamiens : « En parfaite joie nous vivons, nous à qui rien n’appartient. La gaieté est notre nourriture de chaque
jour, comme aux Dieux rayonnants ». St Marc de commenter : « une sérénité se lisait sur ce visage simple, le regard
disait la méditation, le sourire semblait comprendre même la plus absurde des faiblesses. Cette statuette m’a donné
une sorte d’acceptation de mon destin ».
26
enseignée et que je pratique depuis mon âge d’homme. Cela n’empêche ni les interrogations ni les
remises en cause, ni ce doute qui me taraude à tout moment. La vie a-t-elle un sens ? Est-ce une
gigantesque illusion ? A peine une minute de ferveur pour vingt-quatre heures de doute… La
proportion, déjà, me semble considérable ».
« La réincarnation est l’un des grands mystères du bouddhisme. Ce livre, à sa manière, est un peu
de la même eau. Si un seul adolescent pouvait se méfier des slogans qui proclament que le bien de
l’humanité exige la destruction de la moitié de ses semblables, j’aurais atteint mon but ».
Et au soir de sa vie St Marc de conclure : « Nul ne sait ni le jour ni l’heure, mais j’aimerais être
proche de ces paysans russes décrits par Tolstoï qui, sans fanfaronnade, sans faire d’histoire,
admettaient la mort paisiblement. Non seulement ils ne retardaient pas le moment des comptes,
mais s’y préparaient doucement et à l’avance, désignant à qui irait la jument, à qui le sarrau, à qui
les bottes. Et ils s’éteignaient avec une sorte de soulagement, comme s’ils devaient simplement
changer d’isba. Mettre en ordre mes affaires, classer mes souvenirs, souffrir d’une manière
acceptable, contempler le front de la femme que j’aime, retenir quelques regards, dire adieu au
parfum des fougères et au crachin d’Hanoï, caresser le tronc des oliviers et, quand l’heure sera
venue, croire à l’espérance ».
V- CONCLUSION
A l’aune des quatre vertus cardinales que tout honnête homme ou femme - quand bien même non
chrétien - entend essayer de respecter et qui se nomment Prudence, Justice, Force et
Tempérance, il apparait qu’Hélie de Saint Marc eut un comportement chevaleresque.
D’aucuns objecteront qu’il se lança - il le reconnait lui-même - d’une manière fortuite dans la
Résistance, puis plus tard, dans l’aventure putschiste, « sur un regard et un serrement de mains ».
Mais prudence ne saurait aboutir à immobilisme et St Marc explique les raisons de fond qui
l’amenèrent à choisir des chemins escarpés pour répondre à ce qu’il croyait juste. Dans ses choix il
a montré un haut degré de l’équité en respectant autant autrui que soi-même. En Indochine il
renvoya un sous-officier légionnaire dont le comportement lui paraissait indigne d’un soldat. Pour
les mêmes raisons, lors du putsch en Algérie, il rejeta l’offre de service d’un légionnaire accusé
d’assassinat sur la personne d’un avocat proche du FLN.
Son choix effectué conformément à ce qu’il considérait être juste, il sut alors faire preuve de force
dans la défense des faibles en agissant avec franchise, au mépris de sa propre sécurité et de ses
intérêts de carrière.
Il témoigna enfin de tempérance et de modération dans ses jugements sur les hommes, ceux
employés à des tâches administratives en camp de concentration, ou ceux qui eurent à juger de
sa « félonie ». Il goûta les échanges d’idées tant avec les notables indigènes qu’avec les
journalistes, faisant ainsi preuve d’ouverture d’esprit. Dans ses réflexions comme dans l’action, St
Marc respirait la simplicité et une certaine distance par rapport au monde. Tout sauf un baroudeur
clinquant. Un honnête homme.
27
Bernard DE BEIR, mars 2014.
28