i préface de la deuxième édition
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i préface de la deuxième édition
DBL12059.book Page 9 Mercredi, 2. mai 2012 12:18 12 I PRÉFACE DE LA DEUXIÈME ÉDITION Entre 1880 et 1925, d’innombrables ouvrages, savants ou vulgaires, appelant, dans toutes les langues, la « race aryenne » à la guerre totale contre la « race juive », pour la défense de la civilisation occidentale en péril, ont envahi les bibliothèques et les librairies européennes. Est-il insensé de les lire aujourd’hui, ces livres, en songeant au génocide des Juifs perpétré, au milieu du XXe siècle par les nazis au nom de ladite race aryenne ? Et de percevoir entre ces deux faits un rapport de causalité ? Et de considérer que les brillants auteurs de ces discours de mort portent une lourde responsabilité devant l’histoire ? Les projets successifs de solutions de la question juive, élaborés depuis le dernier quart du XIXe siècle par les champions de la race supérieure, pour incomplets qu’ils aient été, n’ont-ils pas inspiré, préparé la Solution finale, suivant une logique fatale, une idée en produisant une autre, la haine stimulant l’imagination, les innovations techniques DBL12059.book Page 10 Mercredi, 2. mai 2012 12:18 12 Un jurisconsulte de Race induisant des méthodes nouvelles (les chambres à gaz) ? Il faut, bien sûr, éviter l’anachronisme consitant à attribuer à une époque les conceptions d’une autre, sans pour autant méconnaître les éléments communs à celle-ci et à celle-là. Telles sont les interrogations qui ont motivé ce livre. Que vient faire Edmond Picard en cette affaire ? Mais d’abord, que savait-on de lui, lors de la parution de la première édition de ce livre, hors du petit monde des juristes et des historiens des idées ? Pour les Bruxellois, Picard, c’était le nom d’une rue d’Ixelles parmi d’autres dédiées à des personnages du XIXe siècle qui furent d’ailleurs ses compagnons au barreau, en politique ou en littérature (Paul Janson, Léon Vanderkindere, Jules Lejeune, Jean Volders, Camille Lemonier…), cet ensemble de rues esquissant une sorte de nécropole communale. D’autres le confondaient avec son quasi homonyme Auguste Piccard qui alla explorer la stratosphère en ballon en 1931. Au Palais de justice, où son buste se campe toujours dans le couloir de la cour de cassation, on entretenait le souvenir du plus grand des avocats belges, fondateur immortel du Journal des tribunaux, des Codes Edmond Picard et des Pandectes belges, monumentale encyclopédie du droit comptant cent trente neuf volumes, que l’on ouvrait par curiosité et que l’on citait, parfois, par snobisme ; on louait l’auteur de récits exaltant l’amour du droit et de la justice (Paradoxe sur l’avocat, La Forge Roussel, Mon oncle le jurisconsulte ; on évoquait les combats de ce libéral progressiste puis socialiste pour le suffrage universel et l’amélioration de la condition ouvrière ; on rappelait qu’il avait enseigné le Droit pur à l’université. La mémoire de l’homme illustre que l’on honorait de la sorte n’avait pour seul défaut que d’être fragmentaire. Pour ma part, avocat au barreau de Bruxelles, je ne connaissais de Picard que le nom glorieux qui illuminait le livre d’or du Palais. Un jour, flânant chez un bouquiniste, je tombai sur un 10 DBL12059.book Page 11 Mercredi, 2. mai 2012 12:18 12 Préface de la deuxième édition livre intitulé Synthèse de l’antisémitisme d’Edmond Picard, publié en 1892. Le titre évoquait, à première vue, un abrégé de l’histoire de l’antisémitisme et il me parut a priori de bon augure que l’éminent jurisconsulte se fût aussi soucié de cette question. Je me méprenais. Si le livre retrace bien l’histoire des diverses formes d’antisémitisme depuis l’antiquité jusqu’à la fin du XIXe siècle, il s’agit d’une histoire revue et corrigée par la théorie des races qui faisait fureur à l’époque et dont Picard se déclarait un fervent adepte. Selon cette théorie, qui se réclame de la biologie, de la psychologie, de l’ethnologie, de la craniologie, l’histoire de l’humanité n’aurait été, fondamentalement, que l’histoire de la lutte de deux races antagonistes et inconciliables, antipodiques comme dit Picard féru de néologismes : d’un côté la race supérieure, les Aryens, de l’autre une race inférieure, les Sémites, et plus précisément les Juifs. Je découvrais, page après page, un virulent pamphlet antisémite et raciste à prétention scientifique, drainant tous les clichés antijuifs dernier cri : les Juifs parasites sociaux, inassimilables, accapareurs des richesses nationales, vermine, sangsues infectant le sang aryen, corps étranger mettant en péril la civilisation occidentale, etc. L’auteur exhortait les nations européennes, déclarées en état de légitime défense, à combattre, au nom du droit et du socialisme, la funeste influence juive dans la vie économique et sociale. En homme de loi qu’il était, il proposait une solution législative de la question juive, qui passait par l’exclusion des Juifs de toute fonction gouvernementale et la destruction de leurs fortunes, par définition mal acquises. Tout son factum baignait dans la même eau pestilentielle que les délires antisémites d’Edouard Drumont, l’auteur de La France juive (1887) auquel Picard vouait la plus vive admiration, ou de Calixte de Volsky, auteur d’une Russie juive (1), ou de Théo-Doedalus, (1) Calixste DE VOLSKY, La Russie juive, Paris, Albert Savine, 1887. 11 DBL12059.book Page 12 Mercredi, 2. mai 2012 12:18 12 Un jurisconsulte de Race auteur d’une Angleterre juive (2) La faible présence juive dans son propre pays aura sans doute retenu Picard d’intituler son manifeste : La Belgique juive. Le rayon du libraire réservait d’autres surprises. À côté de la Synthèse, il y avait un lot d’ouvrages de Picard aux titres évocateurs : El Mogreb el Aksa (1888) où il observe les Juifs dans leur milieu originel, à savoir la crasse et l’ordure du Mellah, (l’équivalent du ghetto dans les pays arabes) que Picard appelle la grande étable à juifs ; Le Droit et la Race, extrait du 39e volume de ses Pandectes belges (1891) ; En Congolie (1896) où le Noir, assimilé au chimpanzé, est défini comme un être absolument inéducable ; L’aryano-sémitisme (1898) ; Le Droit pur (1899) où il développe une théorie raciste du Droit dont l’essence résiderait dans la biologie humaine ; une pièce de théâtre : Jéricho, (1902) mettant en scène un horrible banquier juif, cupide et fourbe, qui s’est introduit par effraction dans une honorable famille aryenne en épousant la fille de la maison, laquelle prend conscience, un beau matin, que son âme pure a été violée par cet être immonde. J’avais l’impression de me livrer à une nauséabonde exhumation bibliographique. N’ayant pas été réédités (3), ces livres étaient restés ensevelis sous un manteau d’oubli. Et les gardiens du tombeau pouvaient continuer à célébrer la face lumineuse du grand jurisconsulte tout en laissant dans l’ombre son côté ténébreux. Il m’est apparu que ce n’était pas lui rendre justice que d’amputer son œuvre d’une part substantielle à laquelle, à l’évidence, il attachait une importance primordiale. À dire vrai, les écrits antisémites de Picard n’étaient pas entièrement ignorés de ses quelques biographes ou exégètes : ils (2) THEO-DEDALUS, L’Angleterre juive. Israël chez John Bull, Bruxelles, Larcier, Paris, Fontemoing,1913. (3) À l’exception de sa Synthèse de l’Antisémitisme, rééditée en 1941 aux Editions de la Phalange, l’éditeur estimant sans doute que cet ouvrage retrouvait alors une grande actualité. 12 DBL12059.book Page 13 Mercredi, 2. mai 2012 12:18 12 Préface de la deuxième édition occupent, dans l’ensemble de son œuvre, une telle place, qu’il est difficile de les passer sous silence. Mais ces textes scabreux étaient généralement évoqués en quelques lignes, comme à la sauvette, avec une gêne perceptible, surtout après la seconde guerre mondiale. On reconnaissait qu’ils entachaient un peu l’image du grand homme. On déplorait l’erreur d’un esprit par ailleurs si noble, si élevé, si transcendant, mais on en relativisait la portée en la mettant au compte de préjugés largement répandus parmi les hommes politiques, les intellectuels et les salons de son temps, faisant de Picard un conformiste ordinaire alors que, toute sa vie, il s’est défini comme gêneur et anticonformiste énergique et radical. Un avocat, auteur d’un éloge de Picard se demandait s’il fallait voir dans l’antisémitisme du grand jurisconsulte une inadmissible faiblesse ou une admirable simplicité (4). Le plus souvent, on expliquait cet antisémitisme par l’aversion que lui inspiraient les abus d’un capitalisme dominé par la finance juive internationale ; on le rattachait à un important courant de pensée au sein du mouvement socialiste, se réclamant de Proudhon ou du Marx de La question juive. On se montrait plus discret, plus évasif, plus gêné par ses professions de foi racistes, par sa défense et illustration de la race aryenne, lesquelles étaient cependant au cœur de ses pamphlets antisémites dont l’audience avait franchi les frontières de la Belgique (5). Mais on (4) Marcel MAYNE, Éloge d’Edmond Picard, Discours prononcé le 19 novembre 1955 à la séance solennelle de Rentrée de la Conférence du Jeune Barreau de Bruxelles, Bruxelles, Larcier, 1956, p. 26. (5) Bernard-Henri LEVY, L’idéologie française, Paris, Grasset, 1981. Il note, en se référant au livre de Robert F. BYRNES : Antisemitism in modern France, Rudgers University Press, 1950 : « Évoquer l’obsessionnelle présence chez nombre de ces idéologues du mouvement ouvrier du thème aryen (…) Rappeler le cas d’Edmond Picard, citoyen belge mais édité en France et actif dans les milieux socialistes français, qui est probablement le premier disciple conséquent d’Arthur de Gobineau » (p. 130). 13 DBL12059.book Page 14 Mercredi, 2. mai 2012 12:18 12 Un jurisconsulte de Race récusait unanimement tout rapport entre l’antisémitisme de Picard et l’antisémitisme criminel des années quarante (6). L’antisémitisme de Picard aurait eu, en somme, un caractère honorable, si l’on se réfère au mot fameux de Georges Bernanos, selon lequel Hitler aurait déshonoré l’antisémitisme (7). Mon petit essai avait pour objet de démontrer que l’antisémitisme racial des nazis allemands était de même nature que celui professé par Picard, même si la solution de la question juive qu’il préconisait se voulait non violente ; qu’il y a entre celui-ci et celui-là un rapport d’engendrement. Ceux de mes lecteurs qui ignoraient la passion antisémite de Picard ou qui n’en avaient qu’une idée vague ont lu mon livre avec stupeur et indignation. Les admirateurs n’ont pas admis le rapprochement que j’établis entre l’antisémitisme de Picard et l’antisémitisme des fascistes ou des nazis : on me reprochait de mélanger les genres et les contextes. Et l’on continue à affirmer que l’antisémitisme picardien n’avait pas du tout « le caractère problématique dû à la Shoah et aux crimes racistes commis par les national-socialistes allemands dans les années trente et quarante » (8). Affirmation que je récuse. Un inconditionnel de Picard (6) Alex PASQUIER, Edmond Picard, Bruxelles, Office de publicité, 1945 : « L’antisémitisme de Picard était tout autre chose que ce qu’on entend aujourd’hui par ce terme. Le théoricien de l’« hominisme » condamnait toute injustice, toute violence, toute cruauté », p. 44. (7) Ce grand écrivain catholique, né en 1888, fut, dans sa jeunesse, un admirateur de Drumont et de Maurras, qu’il considérait comme ses maîtres. Il fut aussi l’un des premiers à condamner les crimes franquistes, à dénoncer le nazisme, à s’opposer au régime de Pétain, à rejoindre la France libre. Il désavoua radicalement son antisémitisme passé, disant l’horreur que lui inspirait la hideuse propagande antisémite dans la presse française de Vichy. (8) Bart COPPENS, « J’ai vu ce que vous n’avez pas vu ». Droit et politique dans la pensée juridique d’Edmond Picard (1836-1924), Journal des tribunaux, 2007, p. 76. 14 DBL12059.book Page 15 Mercredi, 2. mai 2012 12:18 12 Préface de la deuxième édition pousse la fidélité jusqu’à partager et justifier son antisémitisme, n’y voyant qu’un « réflexe de légitime défense contre les appétits de conquête et de domination des Juif » (9). Plus sérieusement, l’historienne Madeleine Rebérioux déclare que l’hostilité de Picard aux Juifs serait beaucoup plus financière et donc sociale que je ne le dis (10). Je n’ai pas négligé cette dimension de son antijudaïsme, mais je maintiens que c’est la l’antagonisme des races aryenne et juive qui en constitue le fondement principal. Mon propos n’est pas de faire de Picard un précurseur de Hitler ou de Pétain, ni de lui imputer une complicité rétroactive avec des crimes contre l’humanité qu’il ne pouvait concevoir. Mais lorsqu’il rédigeait son Mein Kampf dans une prison de Bavière en 1924 (l’année de la mort de Picard), Hitler ne concevait sans doute pas davantage qu’on lui fournirait un jour les moyens techniques de commettre un génocide. On ne peut nier que Picard fut l’homme le plus brillant et le plus influent du XIXe siècle belge, dans les domaines de l’éloquence judiciaire, du droit, du socialisme, et des lettres. Comme on ne peut nier qu’il a mis tous ses talents, toute sa puissance de travail légendaire, à enseigner la haine du juif, à s’approprier et à vulgariser les théories raciales les plus extrêmes, les plus ignobles, les plus sottes, mais qui se sont avérées les plus fécondes ; que ces théories sont les mêmes que celles qui ont prospéré dans les années trente et qui ont inspiré les ordonnateurs des camps de (9) Marcel DETIEGE, Edmond Picard, Défenseur de « l’Ame belge », Bruxelles, La Dryade, 1999, p. 13. (10) Madeleine REBERIOUX, Edmond Picard (1836-1924), Jean Jaurès Cahiers trimestriels, n° 151, janvier-mars 1999, p. 109. Au passage, elle s’étonne de ne pas trouver dans ma bibliographie La Synthèse de l’antisémitisme. Elle m’aura mal lu : non seulement ce livre est mentionné en bonne place dans ma bibliographie mais un chapitre du livre lui est entièrement consacré. 15 DBL12059.book Page 16 Mercredi, 2. mai 2012 12:18 12 Un jurisconsulte de Race la mort. Même en prenant en compte des contextes économiques et politiques différents et en se gardant des amalgames faciles, on ne peut qu’être frappé par les similitudes des déclarations suivantes, de Picard et de Hitler : « La Race est le facteur dominant de l’activité humaine » (11) et : « La question de la race est la clef de l’histoire du monde » (12) ou encore : « Comme la vermine, on l’écrase (la race judaïque), mais elle pullule, elle dévore » (13) et : « Il (le Juif) est et reste le parasite par excellence, l’écornifleur, qui, semblable à un bacille nuisible, s’étend toujours plus loin… » (14). Ces concordances de vues ne sont pas isolées, elles abondent. Je souscris à ce verdict de Pierre Gothot : « Je ne crois pas, pour ma part, qu’il soit si facile de disculper ceux qui, comme Picard ou Destrée, n’ont rien fait d’autre que parler et écrire pour conjurer les Aryens de se défendre contre les Juifs inévitablement perfides et irrécupérables, mais l’ont fait avant la Shoah. L’horreur que nous inspire ceux qui ont poussé le combat loin au-delà des extrémités extrêmes ne doit pas masquer, ou nous faire masquer, la faute de ceux qui, n’ayant pas vécu au temps du mal absolu, n’ont pu ni l’approuver ni se dresser contre lui. Picard nous permet d’observer la constellation des éléments de l’esprit et du cœur qui peuvent conduire à un mal suprême » (15). Madeleine Rebérioux me reproche d’avoir qualifié Edmond Picard d’homme infiniment petit : en le rapetissant, en le satirisant, j’aurais manqué les contradictions où s’inscrit son rayonnement (16). (11) Edmond PICARD, Les Constantes du Droit, Paris, Flammarion, 1921. (12) Adolf HITLER, Ma doctrine, texte traduit et établi par François Dauture et Georges Blond, avec l’autorisation de l’auteur, Paris, Arthème Fayard, 1938, p. 91. (13) Edmond PICARD, El Moghreb Al Aksa, Bruxelles, Larcier, 1888, p. ? (14) Adolf HITLER, Ma doctrine, op. cit., p. 108. (15) Pierre GOTHOT, Journal des tribunaux, 1999, p. 55. (16) Madeleine REBERIOUX, op. cit., p. 109. 16 DBL12059.book Page 17 Mercredi, 2. mai 2012 12:18 12 Préface de la deuxième édition Je lui donne en partie raison. J’ai dû céder à l’antipathie que j’éprouve envers le personnage et à mon irritation de le voir canonisé au prix de l’occultation de la part maudite de son œuvre. Mon infiniment petit répondait à l’infiniment grand de ses thuriféraires. Disons plus simplement que la conception raciste de l’humanité défendue avec fureur par Picard était absolument incompatible avec les valeurs du socialisme dont il s’était fait le héraut durant une période de sa vie ; que continuer à voir en lui un humaniste ne fait qu’entretenir non pas un paradoxe mais une mystification ; que les qualités intellectuelles peu communes dont il était doué et l’immense prestige dont il jouissait rendent d’autant plus grande sa responsabilité morale devant l’histoire. Cette deuxième édition de mon essai me donne l’occasion de compléter et de préciser le portrait d’Edmond Picard. 17