Retour en Barbarie

Transcription

Retour en Barbarie
Gaston Carré
Retour en Barbarie
roman
Éditions de la Différence
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Où t’es, papa où t’es ? Dites-moi d’où il vient
Enfin je saurai où je vais [...]
Un jour ou l’autre on sera tous papa Et d’un jour à l’autre on aura disparu
Serons-nous détestables ?
Serons-nous admirables ? [...]
Dites-nous qui donne naissance aux irresponsables. Stromae, Papaoutai Carré-Retour en Barbarie.indd 7
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Le hasard, et le diable un peu, veulent que ce
livre paraisse alors que le monde commémore le
centenaire des accords Sykes-Picot, aux termes
desquels l’Europe en 1916 avait coupé le Levant
en pièces. Aujourd’hui, cent ans plus tard, ce sont
les djihadistes qui tranchent, dans une fureur meurtrière qui n’est qu’un nouvel avatar d’un vieux
ressentiment – il n’est pas de grands effets sans
grandes causes, dans le cas présent elles ont pour
noms trahison, spoliation, humiliation. Sauf que.
Sauf qu’il faut plus que des causes pour générer la barbarie, plus que des effets pour pousser
la fureur jusqu’à l’extrême sauvagerie. Il faut
une rage, une folie, une perversion pour amener
un homme, jeune encore, à déporter sur d’autres
hommes la hache qu’Abraham abattit sur un
bouc. Paul Berman, écrivain, rappelle que les
poètes de l’Antiquité tenaient la rage pour un trait
constant de la nature humaine, considérant comme
Glucksmann plus tard que la folie meurtrière est
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en nous, manifeste dans ses éruptions ou latente
comme un virus endormi, mais qu’elle est tapie en
nous, au plus profond, toujours, prête à nous transformer en monstres. Faut-il croire les poètes ?
C’est la question que Marc se pose. Depuis
qu’il sait Bruno, son fils, parmi les djihadistes en
Syrie. Bruno a-t-il perdu la tête ? Marc a-t-il enfanté un monstre ? Avons-nous, nous tous, engendré
des possédés ?
La question est grave, c’est même la plus grave
qui au temps présent puisse se concevoir. Il faut y
réfléchir. Et pour ce faire prendre un peu de hauteur, en musique, en Afghanistan, où d’une certaine manière cette histoire a commencé.
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Un chant très ancien
C’est une mélopée douce et lugubre, un chant
ancien, d’extase et de carnage.
Un chant venu de loin, magnifique et cruel,
altier comme les vallées de l’Hindu Kush.
Surgi des gorges profondes, vague d’abord
comme une silhouette dans le viseur d’une kalachnikov, un autocar peu à peu révèle ses tôles défoncées, ses guirlandes et ses fétiches, les passagers
qui sur le toit somnolent entre volailles et ballots de pavot, les visages bronze et argile de ces
paysans hébétés quand le car est hélé par quatre
jeunes gens, des étudiants sans doute, en route
pour Kaboul ou Peshawar. Image biblique : les
étudiants en keffieh, kamish et pantalons bouffants, les paysans coiffés du pakol, le couvre-chef
de Massoud, femmes en burqa et fillettes frottées
de henné et de khôl, image pastorale d’Afghans
en transhumance. Le car s’arrête. On les voit bien
maintenant les hommes, les paysans, car les étudiants ne montent pas, ce sont les passagers qui
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descendent, un à un, alignés sur le bas-côté par les
potaches exhibant un coran, des étudiants en théologie donc, tâlib ou « talibans ». Les images sur
YouTube sont muettes, rien que ce chant lancinant,
feutré et lointain comme ces comptines d’enfants
en fond sonore des films d’épouvante, les images
montrent des visages incrédules, des gestes de protestation ou d’imploration, des bouches ouvertes
sur un hurlement muet, on dirait Le Cri de Munch,
un étudiant lève son index au ciel, Allah est pris à
témoin, ses camarades mettent en joue, feu, nuées
de fumée et giclées de sang, crânes comme des
courges fracassées, tous fusillés ou presque car
un dernier est passé au sabre, au son de la douce
mélopée.
C’est terrible et grandiose comme un sacrifice, ce carnage sans bruit, dans ces montagnes au
matin du monde, quand l’homme n’est rien mais
qu’immense est la loi de Dieu. Un Verbe vient de
s’accomplir, irréfutable, proféré d’un Livre qui
sur le tronc décapité s’affiche en frontispice, et la
musique étouffe les cris des hommes pour chanter
le Très-Haut dans sa bonté, sa miséricorde, en ce
temps de djihad où le sublime se mêle à l’atroce et
pousse à la folie.
Pourquoi Bruno a-t-il conservé cette vidéo ?
Parce qu’il fut fasciné, sans doute, par la
concomitance du chant et du massacre, de cette
tuerie barbare et de l’anashid, le chant de guerre
a capella.
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Parce qu’il voyait là que l’on pouvait tuer en
musique, index levé au ciel, sans bruit ni pathos,
juste comme ça, un matin dans l’Hindu Kush.
Et parce qu’il pressentait, peut-être, que lui
aussi perdrait la tête. 13
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Tu te souviens quand au lycée j’avais appris
l’allemand ? C’était facile, je m’étonnais, je t’avais
dit mon impression d’avoir parlé cette langue
dans une autre existence déjà. Même impression
ici. Comme un déjà-vu. Comme si j’avais vécu ici
dans une vie antérieure...
La lettre m’est parvenue dans une enveloppe
poisseuse, amollie par mille mains, timbrée d’effigies d’un autre monde. Je sus alors qu’il était loin,
Bruno.
Et tu te souviens de Kashmir aussi. Ton pote
François me disait que c’était votre Cinquième
à vous, les quatre coups de la fatalité contre la
porte, le riff qui t’arrache, te jette sur la route, à
la rencontre de ton destin. J’entendais Kashmir
en arrivant ici, dans mon esprit, ta musique à toi,
mais je cherchais une musique qui me ressemble à
moi, et je l’ai trouvée ici.
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Tu as été ici toi aussi. Tu as vu les nuages ? Tu
regardes les hauts sommets blancs, il n’y a rien,
le ciel est bleu et tout à coup les nuages déboulent
comme une avalanche entre deux pics. On a l’impression ici d’un superbe désastre, quelque chose
comme ça, non ? L’impression d’être entre ciel et
enfer, et que tout peut arriver. Je suis sûr que tu
appréciais, toi, ici, ce truc qui éblouit et qui fait un
peu peur. Et toi qui ne crois en rien, tu t’es dit peutêtre que Dieu ici est possible, qu’ici il te regarde
de près, très près, d’un œil si grand qu’il arrive un
moment où t’es dedans, dans cet œil. Il y avait ici des gens magnifiques, tu les as
connus. Des femmes aux traits de rapaces, qui
t’arrachent les yeux si tu touches à leurs petits. Les
hommes sont des bergers à barbe rouge, à trois sur
une mobylette ils ont l’air de surgir droit de la Bible,
des hommes d’un autre temps, mais avec des fusils
en bandoulière. On regardait ces montagnes, ce bleu
du ciel, cette beauté minérale et ces gens au milieu,
qui font voler des cerfs-volants, on retenait sa respiration en se disant qu’il ne faut toucher à rien. Mais
l’Amérique est arrivée, des monstres de huit tonnes
ont écrasé les chèvres, des pales d’hélicoptères se
sont mêlées aux fils des cerfs-volants et moi je veux
aider à démêler tout ça. On dit que les Américains
et les autres bientôt vont repartir déjà ; moi je veux
rester pour parler à ces gens, leur demander de ne
pas nous haïr. Bientôt il y aura récolte du pavot, je
pourrais y participer.
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Ton ami François m’a beaucoup parlé de toi,
quand j’étais encore en France. « Bruno s’en fout
de notre jeunesse », tu lui disais. C’est faux, c’est
vraiment faux. J’ai écouté François et souvent je
me suis étonné de tout ce qui nous est commun,
combien je te ressemble malgré les différences et
les silences. En fait, je veux te dire que je respecte
ce que tu as été, ce que tu es devenu, ce que tu fais
et ce que tu ne fais pas. Maman me dit que tu n’as
pas cherché à m’arrêter, que tu ne veux pas me
contrarier, c’est son chemin, tu lui as dit, il faut le
laisser aller. Je te respecte pour ça, c’est grand.
C’est un chemin difficile mais je dois marcher
seul, c’est vrai, merci de ne pas me retenir par un
pied quand tu sais que l’autre est déjà dans le vide.
J’étais parti avec mon copain Manu, comme
tu sais sans doute maintenant. Manu est reparti,
pour rentrer en France, j’espère qu’il est arrivé.
Mais je ne resterai pas seul longtemps. Une amie
va me rejoindre, c’était pas prévu, elle a un bon
travail et une autre vie mais elle s’ennuie. Tina va
me rejoindre donc, on poursuivra un bout de route
ensemble, qu’on avait entamée il y a longtemps
déjà, j’aime bien cette idée de continuité, de lien,
que tout se tient.
Sans doute tu sais aussi où j’étais avant d’arriver ici. C’était horrible, vraiment horrible. Je le
savais au moment d’y aller, mais je voulais le voir
de près, l’horreur. L’envie aussi, je pense, de jouer
avec le feu un peu, tu peux le comprendre.
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T’es où toi, papa ? Qu’est-ce que tu fais ? Tu
écris un livre ? Encore un livre ? « Papaoutai »
chantait Stromae quand je suis parti. C’était il y
a quelques mois, j’ai l’impression que ça fait des
années.
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DU MÊME AUTEUR
Killing Fields, Phi, 1999.
Un accord en souffrance, Memor, 2000.
Figures de la névrose ordinaire, Saint-Paul, 2004.
Retour à Jajouka, L’Écailler, 2012.
Couverture : Jean Mineraud.
© SNELA La Différence, 30 rue Ramponeau, 75020 Paris, 2016.
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