Primo Levi ou la transmission difficile de la mémoire de

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Primo Levi ou la transmission difficile de la mémoire de
Primo Levi ou la transmission difficile de la mémoire de
la Shoah
Sophie Nezri-Dufour
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Sophie Nezri-Dufour. Primo Levi ou la transmission difficile de la mémoire de la Shoah. Cahiers
d’Etudes Romanes, Centre aixois d’études romanes, 2016, Fragments de mémoire européenne.
Semprùn, Levi, Bassani pp.59-69. <hal-01434023>
HAL Id: hal-01434023
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Primo Levi ou la transmission difficile
de la mémoire de la Shoah
Sophie Nezri-Dufour
Aix Marseille Univ, CAER, Aix-en-Provence, France
Au lendemain de la guerre, les témoins survivants des camps, comme Primo Levi, rencontrèrent
de nombreuses difficultés à transmettre leur terrible expérience. La société de l’après-guerre,
désireuse de normalité et d’oubli, refusa longtemps de les écouter, et lorsque ce fut le cas, ces
mêmes témoins qui avaient été marginalisés durent élaborer un discours qui, tout en relatant
l’indicible, sache interpeller d’éventuels lecteurs, intégrant les références d’une réalité socioculturelle collective. Dans ses récits mais aussi ses poèmes, Primo Levi intègre cette double
douleur, parallèlement à celle de son expérience concentrationnaire.
All’indomani della guerra, i testimoni sopravvissuti ai campi, come Primo Levi, incontrarono
molte difficoltà a trasmettere la loro terribile esperienza. La società del dopo-guerra,
desiderosa di normalità e di oblio, rifiutò per molto tempo di ascoltarli e quando ciò avvenne,
questi stessi testimoni che erano stati marginalizzati dovettero elaborare un discorso che,
raccontando l’indicibile, sapesse rivolgersi ad eventuali lettori. Nei suoi racconti ma anche
nelle sue poesie, Primo Levi integra questo doppio dolore, parallelo a quello della sua
esperienza concentrazionaria.
On parle souvent de l’écriture limpide de Primo Levi et de la force de son message.
Aujourd’hui, à peine évoque-t-on la Shoah, Auschwitz, la libération des camps,
que son nom revient, comme une référence à la fois littéraire, philosophique,
historique, sociologique. Cependant, il est important de rappeler la difficulté
qu’il rencontra dans son rôle de survivant et dans son métier d’écrivain. L’écueil
auquel il fut confronté fut notamment d’écrire des récits qui, tout en relatant
un fait unique et sans précédent, donc sous bien des aspects incompréhensibles,
fussent susceptibles d’intéresser et d’interpeller d’éventuels lecteurs.
On rappellera d’emblée que le retour du survivant d’Auschwitz fut, dans
l’immédiat après-guerre, généralement difficile ; l’accueil qu’on lui réserva fut
souvent froid ou ambigu et se caractérisa par un climat d’implicite rejet ou
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d’indifférence voulue. Imposant par son aspect et ses discours l’horreur même
d’Auschwitz, le rescapé fut en effet presque nécessairement et systématiquement
marginalisé au sein d’une société elle-même profondément atteinte et désireuse
de se reconstruire.
Devenu écrivain, Primo Levi fut contraint de trouver une écriture qui
intégrât non seulement ses propres priorités – nées de son expérience concentrationnaire – mais aussi les références d’une réalité socio-culturelle collective.
Ses récits furent tour à tour scientifiques et littéraires, spécifiques et universels,
documentaires et fictifs ; mais ils reflètent tous sa condition d’éternel déporté
déchiré entre la réalité indicible des camps et la nécessité de traduire – et d’une
certaine manière de trahir – littérairement son expérience.
Malgré une apparente rationalité, son écriture fut en effet soucieuse de
trouver ses marques : celles de l’auteur mais aussi celles d’une société censée
accueillir, tout de suite ou plus tard, son message de l’au-delà.
À travers de multiples variations littéraires sur un même thème, la
préoccupation de l’auteur fut ainsi de trouver le langage juste pour s’adresser à
son lecteur, un lecteur défini par Giuditta Rosowski comme :
L’autre, antithétique par essence, celui que le hasard a placé ici plutôt que là,
l’ayant ainsi prédestiné à ne pas connaître la malédiction d’être né. Parcourir
cette distance infinie, c’est ébranler la part d’indifférence inéluctable, […] et
qui risque toujours de se pervertir, qui s’est pervertie en négation. Il faut donc
raconter, inscrire dans la mémoire collective 1.
Primo Levi tenta d’universaliser littérairement son expérience en essayant d’en
expliquer et d’en « normaliser » certains aspects. Malgré ses propres cauchemars
et ses propres obsessions, il désira rendre la réalité d’Auschwitz accessible et
supportable au lecteur. Conscient de l’aspect cauchemardesque et effrayant
qui pouvait caractériser le discours du survivant, il s’employa à transmettre un
message qui suggère une réalité avant tout intelligible et tolérable, afin d’être
plus aisément accepté et écouté.
Confronté à ceux qui n’avaient pas connu le camp, Primo Levi avait compris
que peu d’individus seraient prêts à concevoir de manière directe une réalité
aussi déstabilisante que la réalité concentrationnaire. À Auschwitz même, les
déportés pressentaient déjà avec angoisse l’accueil que l’on réserverait à leurs
récits, s’ils survivaient.
1
Giuditta Rosowski, « Primo Levi : le témoignage en question », in Chroniques italiennes, no 1314, 1988-1989, Université Paris III, p. 179.
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Comme l’expliquait Primo Levi dans Si c’est un homme, un même cauchemar
hantait leurs nuits, traduisant l’une de leurs appréhensions les plus fortes : après
avoir survécu et être rentrés chez eux, raconter leur terrible expérience sans être
crus ni même écoutés.
Dans un passage de Si c’est un homme, Primo Levi traduit sa vision de
l’indifférence ambiante qui accueille le déporté à son retour du camp : une
vision qui exprime la peur obsédante de l’auteur d’avoir vécu une expérience
destinée à demeurer définitivement méconnue et ténébreuse : « Ici, il y a ma
sœur », écrivait Primo Levi dans Si c’est un homme :
Certains de mes amis que je ne discerne pas très bien et de nombreuses autres
personnes. Tous sont en train de m’écouter […]. C’est une jouissance intense,
physique, inexprimable que d’être chez moi, entouré de personnes amies, et
d’avoir tant de choses à raconter : mais je ne peux pas ne pas m’apercevoir que
mes auditeurs ne me suivent pas. Et même, ils sont totalement indifférents :
ils parlent confusément d’autre chose entre eux, comme si je n’étais pas là. Ma
sœur me regarde et s’en va sans mot dire 2.
Par ce terrible cauchemar, Primo Levi exprima une crainte qui s’avéra fondée.
Les rescapés de l’après-guerre, détenteurs d’un terrible savoir, durent vite se
rendre compte que leurs révélations ne devaient en aucun cas bouleverser le
cours des choses. À Maïdanek déjà, l’historien Isaac Shipper avait compris
que tel serait le problème fondamental qui naîtrait des récits d’extermination.
Il avait expliqué :
Qui prêtera foi à nos récits ? Personne ne voudra nous croire parce que notre
malédiction est celle du monde civilisé tout entier. Nous aurons cette tâche
ingrate de prouver à un monde qui fera la sourde oreille que nous sommes
Abel, le frère assassiné 3.
Auschwitz obligea en effet à reconsidérer et à remettre en question certains
fondements de la civilisation et de la société : on préféra ainsi, en Italie comme
dans le reste de l’Europe, marquée par la guerre et par la mort, ne prêter qu’une
attention relative au message des survivants.
L’expérience des survivants était en effet si violente et si terrible qu’elle en
paraissait cynique et, paradoxalement, offensante pour les autres. « Peut-être
2
3
Primo Levi, Se questo è un uomo, in Opere, Torino, Einaudi, vol. I, Biblioteca dell’Orsa, p. 57.
Lorsqu’on ne se réfère pas à une édition officielle, les traductions nous appartiennent.
Voir Alexander Donat, Veilleur où en est la nuit ?, Paris, Le Seuil, 1967, p. 242.
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aurait-il fallu », déclarait Simone Veil, « que nous disions les choses avec plus
de précaution 4 ? »
Ferruccio Parri, préfaçant le témoignage de Piero Caleffi, expliquait pour sa
part que le contenu des récits des déportés était si effroyable et si ahurissant que le
seul fait d’en prendre connaissance, au lendemain de la guerre, suffisait à ébranler
définitivement le sentiment de paix intérieure et civile difficilement reconquise :
Quand vous êtes revenus, détruits physiquement et psychiquement, nous
n’avons presque pas osé vous interroger, comme si nous craignions de vous sortir
du cauchemar que nous lisions dans vos yeux et sur votre visage, comme si nous
craignions la révélation d’abîmes de bestialité humaine que nous devinions
derrière votre visage, comme si une partie de la faute de votre martyre allait
nous tomber dessus 5.
La violence et l’unicité du discours des survivants gênaient donc une collectivité
désireuse de normalité et d’oubli, ancrée elle-même dans une réalité encore
dramatique : les lendemains de l’après-guerre n’étaient faciles pour personne et
beaucoup de gens étaient également habités d’un vague sentiment de culpabilité.
Le retour en Italie fut ainsi pour Primo Levi difficile et traumatisant : bien
qu’ayant tenté de réintégrer, grâce à sa profession de chimiste, une position
sociale qui le normaliserait, le jeune déporté turinois fut considéré par ses
collègues de bureau comme un « déséquilibré inoffensif ». Il fut relégué dans
« un petit coin plein de fracas, de courants d’air, et de gens qui allaient et
venaient » ; il hérita d’un petit « bureau boiteux » pour se retrouver sans tâche
précise à accomplir 6.
Cette situation en apparence anecdotique incarne non seulement la
condition des survivants de la guerre (soldats, prisonniers politiques, résistants
et même civils), plongés dans une réalité sociale complexe et chaotique, mais
également, et a fortiori, celle du survivant juif qui, de retour d’Auschwitz, ne
bénéficia d’aucune position réellement définie : son expérience ne s’inscrivait
pas dans l’histoire collective italienne et ne renvoyait nullement à une réalité
traditionnelle, globale, susceptible d’être plus aisément déchiffrable.
Il fut pour cette raison difficile aux déportés de faire entendre leur voix,
comme Vittorio Foa le notait précisément à propos de son cousin Primo Levi :
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6
Annette Wieviorka, Déportation et génocide, Paris, Plon, 1995, p. 170-171.
Ferruccio Parri, « Prefazione » a Piero Caleffi, Si fa presto a dir fame, Milano, Mursia, 1968, p. 6.
Primo Levi, Il sistema periodico, in Opere, Biblioteca dell’Orsa, Torino, Einaudi, volume II,
p. 570-571.
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Les survivants rentraient, un sur cent, des camps d’extermination. Ils racontaient
et commençaient à écrire des choses inimaginables sur l’inhumanité du pouvoir
et sur l’organisation scientifique de la mort, mais ces récits ne touchaient pas
notre joie de vivre finalement dans la paix. On ne peut pas expliquer autrement
le fait que le livre de Primo Levi, Se questo è un uomo, ait rencontré des difficultés
avant d’être publié : on craignait de troubler un soulagement collectif 7.
D’après l’analyse de Vittorio Foa, il semblerait que le dépassement de la
tragédie ait été en Italie – comme ailleurs – trop rapide mais vital et nécessaire.
Il est vrai qu’à partir de 1945, une phase nouvelle et durable de confiance dans
le progrès et dans le renouveau devait débuter :
Le mot « développement » devint la clé magique de l’existence individuelle
et collective. Nous devions tous ensemble reconstruire l’Italie et en effet, la
reconstruction fut très rapide 8.
Le discours du survivant s’opposait ainsi à celui de la collectivité : il fut donc
progressivement marginalisé, marqué par l’isolement et l’incompréhension :
Les ruines de la guerre avaient été effacées ; les pays vaincus (Allemagne, Japon,
Italie), avec leurs « miracles » [économiques], semblaient condamner toute
réserve pessimiste comme une attitude impie 9.
Le désir fut grand en littérature de présenter une réalité de la guerre qui,
bien que tragique, laissât percevoir l’importance de la dignité et de l’héroïsme
humains. C’est sans doute pour cette raison que la maison Einaudi refusa le
premier manuscrit de Si c’est un homme, trop marqué par l’horreur et l’absurdité.
Primo Levi en fut d’autant plus peiné que l’auteure de ce refus était une
intellectuelle juive, Natalia Ginzburg 10. En 1947, son récit fut ainsi édité en
2 500 exemplaires seulement par la petite maison d’édition De Silva, et inséré
dans la collection « Biblioteca Leone Ginzburg » créée par Franco Antonicelli
quelques mois plus tôt.
Il est intéressant de voir qu’en France, le problème fut assez semblable
puisque le désir collectif de reconstruire une nouvelle société poussa également
les éditeurs à réduire progressivement l’édition de récits de survivants. En 1946,
l’écrivain Albert Beguin écrivait :
Vittorio Foa, Il cavallo e la torre, Torino, Einaudi, 1991, p. 69.
Ibidem, p. 69-70.
9 Ibidem, p. 72.
10 Claudio Toscani, Come leggere Se questo è un uomo di Primo Levi, Milano, Mursia, 1990, p. 28.
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Je suis déconcerté par une volonté d’oubli telle que la vôtre, qui me paraît
procéder bien moins d’une générosité que d’un recul devant le réel. Vous avez
toujours montré un penchant qui me semble déplorable à « faire comme si »
rien ne s’était passé, comme si tout allait bien, comme si l’homme était bon,
ou partiellement bon […]. J’ai questionné plusieurs libraires parisiens : tous
s’accordent à dire que le public ne veut plus entendre parler ni des camps, ni
de la Résistance, ni de tout ce que la guerre et la tyrannie nous ont révélé 11.
Quant à Maurice Delfieu, survivant des camps, il évoquait son témoignage de
« revenant » en ces termes :
Lorsque le manuscrit de ce livre a été présenté, un peu tardivement, il est
vrai, à quelques éditeurs, la plupart se sont écriés : « Assez de cadavres !
Assez de suppliciés ! Assez de récits sur la Résistance ! On a besoin de vivre
maintenant 12 ! »
Robert Antelme avait très tôt ressenti et analysé cette atmosphère ambiguë où
le déporté était considéré comme un individu gênant et menaçant, susceptible
de propager les miasmes de son cauchemar à travers un univers collectif encore
fragile. Dans l’immédiat après-guerre, on demanda pour cela au déporté
d’occulter une partie de son histoire et de son identité au profit d’une vision
plus optimiste de la réalité :
On veut bien reconnaître que c’est le même homme, mais on ne veut pas
reconnaître que cet homme puisse parler comme un déporté. […] Et on supplie :
« Ce n’était pas la vraie vie. Oubliez ! La vision que vous avez maintenant
des choses est fausse. C’était un faux temps. Oubliez, oubliez non seulement
l’horreur, le mal, chassez non seulement les souvenirs, chassez ce que vous
croyez être des vérités. C’est un temps entre parenthèses 13. »
Il fallut attendre la fin des années 1950 pour que le climat se modifiât et que
le processus d’édition des récits de survivants se mît en marche ; on assista en
effet, à cette époque, à une levée des interdits qui pesaient sur l’expression
littéraire de la Shoah : le recul était alors suffisant pour que le public, après
une période de stupeur et de dérobade, fût prêt à admettre une interprétation
littéraire de l’expérience concentrationnaire.
Albert Beguin, « Épître XXXI », Paris, Les Nouvelles Épîtres, 1946.
Maurice Delfieu, Récit d’un revenant. Mauthausen-Ebensee, 1944-1945, Paris, Indicateur
universel des PTT, 1947.
13 Robert Antelme, « Témoignage du camp et poésie », Le Patriote Résistant, no 53, 15 mai 1948,
p. 5.
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Primo Levi expliquait lui-même cette évolution en insistant sur le fait que
le temps avait favorisé une certaine prise de distance vis-à-vis d’une réalité, au
lendemain de la guerre, brûlante et explosive :
Dix ans passèrent : le public italien lut Les Armes de la nuit de Vercors, Le Fléau
de la svastica de Russell, les deux livres de Rousset, On a vite fait de parler de
faim de Caleffi, L’Espèce humaine d’Antelme, La Forêt des morts de Wiechert.
On recommença à parler des camps de concentration, avec un détachement
plus grand et sous un angle plus large, comme objet d’histoire et non plus de
chronique enflammée 14.
Le pénible souvenir des réactions de rejet et de répulsion que les récits des
rescapés avaient entraînées après la guerre ne disparut pas pour autant, et le
récit des écrivains d’Auschwitz s’en ressentit : tout en évoquant leur expérience
comme un fait unique et personnel, ils eurent souvent tendance à dépeindre
leurs souffrances de manière assez sobre pour ne pas effrayer le lecteur mais
l’impliquer dans un événement historique aux dimensions universelles.
Primo Levi, notamment, usa d’« understatement » afin de ne pas effaroucher
son public. Le désir louable de refuser de faire hurler le lecteur afin de mieux
le faire réfléchir dissimulait donc un problème sous-jacent délicat : dévoiler les
faits crûment et sans user de litotes aurait agressé le lecteur – lui-même déjà
« agressé » par la guerre – et aurait stoppé sa lecture. C’est ce qui explique
pourquoi les romans, films et pièces de théâtre sur la Shoah eurent toujours
beaucoup plus de succès que les analyses strictement historiques et scientifiques
qui en furent faites.
Primo Levi était conscient de ce problème et s’il participa à cette nouvelle
manière d’évoquer la Shoah, « avec un plus grand détachement et sous un angle
plus large », ce fut de façon tourmentée et ambiguë. Passant, comme nous
l’avons vu, du récit documentaire au récit de fiction, du roman à la poésie, de la
pièce de théâtre au recueil de souvenirs, ce fut toujours en prenant le risque de
trahir sa véritable expérience, personnelle et unique.
Dans sa quête d’universalité et de reconnaissance, il se trouva parfois
d’autant plus embarrassé que malgré ses efforts éperdus pour demeurer
« actuel » et toujours « vivant », il se sentit devenir, vers la fin des années 1970,
ennuyeux et anachronique, inutile et impuissant. Évoquant le regard qu’eurent
14
Primo Levi, « Se questo è un uomo », in Stagione spettacoli, Teatro Stabile di Torino, 19661967, p. 3.
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sur lui certains individus au moment où naquit notamment le révisionnisme,
Norberto Bobbio déclarait :
Primo Levi avait parlé en de multiples occasions aux écoliers de nombreuses
écoles, et s’était toujours trouvé confronté aux mêmes questions d’individus
indifférents, si ce n’est sceptiques. Ces dernières années, il avait dû affronter,
avec une certaine horreur mais sans jamais perdre son calme et son détachement
critique d’homme de raison, les doutes, perfides, des « révisionnistes 15 ».
Au-delà de cette position négationniste, extrême et marginale, se dissimulait
surtout une lassitude plus générale à l’égard des études et des récits liés au
génocide juif, après une période de relatif intérêt durant les années 1960
et 1970. Primo Levi perçut cette évolution avec un certain découragement :
la terrible impression de ne pas faire partie intégrante de la collectivité et de
son histoire mais d’un groupe social tabou, le tenailla à nouveau, lui rappelant
l’expérience qu’il avait vécue dès sa sortie du camp. C’est ce qui le poussa alors
à écrire I sommersi e i salvati, étude historique et scientifique du camp à travers
laquelle il tenta désespérément d’universaliser l’expérience d’Auschwitz.
Dans l’œuvre entière de l’auteur, cette situation d’isolement et de rejet apparaît
et réapparaît de manière obsédante, s’imposant peu à peu comme un thème
essentiel, notamment dans son recueil de poèmes. Dans son poème « Huayna
Capac », écrit en 1978 – année qui voit naître le révisionnisme – Primo Levi
apparente manifestement le récit inlassable du rescapé d’Auschwitz au discours
d’un mystérieux messager de retour d’un pays lointain et terrible que les gens
jugent trompeur et exagéré. Les termes allégoriques de ce poème qui renvoient
au scepticisme et à l’agacement de l’interlocuteur du messager-témoin, illustrent
parfaitement la difficile expérience du survivant d’Auschwitz, spectateur et
victime d’horreurs hallucinantes et inimaginables, donc difficilement crédibles :
Malheur à toi, messager, si tu mens […] / Ces dragons que tu as créés de
toutes pièces n’existent pas, […] Tes guerriers barbus n’existent pas. Ce sont
des fantômes. / C’est ton esprit qui les a imaginés, dans ta veille ou dans ton
sommeil […]. / Je ne veux pas t’écouter. Rassemble tes serviteurs et pars 16.
En outre, si Primo Levi ne cessa d’évoquer la voix désespérée des survivants
à travers l’image de multiples voix rauques s’éreintant à parler sans se faire
entendre ni comprendre 17, ce fut pour mieux exprimer son angoisse née de sa
Norberto Bobbio, « Addio a Primo Levi », Nuova Antologia, 1987, no DLVII, p. 204.
Primo Levi, « Huayna Capac », in Ad ora incerta in Opere, op. cit., p. 555.
17 Id., « Voci », in op. cit., p. 564.
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condition d’individu isolé et marginal, au langage farouche et rude, rescapé d’un
« pays cruel » : un mystérieux personnage renvoyant à une réalité pour beaucoup
dépassée, « désuète », et étrangère aux préoccupations de la collectivité :
Je ne parle que mon langage de plante, / Difficile à comprendre pour toi,
homme. / C’est un langage désuet, / Exotique, car je viens de loin, / D’un pays
cruel / Plein de vent, de poisons et de volcans. / J’ai attendu de longues années
pour exprimer cette fleur, immense et désespérée, / Laide, sèche, rigide mais
tendue vers le ciel. / Telle est notre manière de crier que / Je mourrai demain.
M’as-tu compris maintenant 18 ?
Ce désir obsédant de transmettre et de sublimer la réalité d’Auschwitz afin
de l’imposer comme une donnée universelle apparaît ainsi comme l’une des
clefs de voûte de l’œuvre de l’auteur : ce dernier identifia d’ailleurs de manière
très consciente le discours « maléfique » qu’il imposa très tôt à ses concitoyens
désireux d’oublier les horreurs de la guerre, à la symbolique attitude du Vieux
Marin de Coleridge 19 :
il me semblait que je me purifierais en racontant, et je me sentais semblable au
Vieux Marin de Coleridge, qui retient sur la route les invités qui se dirigent
vers une fête pour leur infliger son histoire de maléfices 20.
Le rescapé des camps devint ainsi dans l’univers de Primo Levi un personnage
emblématique, multiforme et obsédant : halluciné ou trouble-fête – comme le
vieux marin de Coleridge –, il se transforma en figure qui, se présentant sous
de multiples aspects, s’imposa implicitement dans toute son œuvre. Chez Elie
Wiesel, il apparaît sous la forme d’un pestiféré, d’un déraciné ou d’un apatride
indésirable 21 ; chez Bassani, il est essentiellement incarné par l’impressionnante
figure de Geo Josz, très proche du revenant des poèmes de Primo Levi :
survivant d’Auschwitz, vêtu emblématiquement de son uniforme de déporté, ce
revenant d’un « autre » monde relate pendant des heures, obsessionnellement
et « vertigineusement », la mort des siens 22.
Id., « Agave », in op. cit., p. 576.
Voir Samuel Taylor Coleridge, « The Rime of the Ancient Mariner » in Poems/Poèmes, Paris,
Aubier Flammarion, 1975, p. 150 sq.
20 Primo Levi, Il sistema periodico, op. cit., p. 570.
21 Elie Wiesel, Le Mendiant de Jérusalem, Paris, Le Seuil, 1978, p. 33.
22 Voir Giorgio Bassani, « Une plaque commémorative Via Mazzini », in Le Roman de Ferrare,
Paris, Gallimard, 2006, p. 70-96.
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Bien que romanesque, cette attitude nous rappelle également la satisfaction
que ressentait Primo Levi lorsqu’il exhibait, après la guerre, son tatouage
devant un Allemand ; il éprouvait en effet,
une certaine satisfaction, parfois à l’usine ou dans ses voyages fréquents en
Rhénanie, de montrer son petit bras brillant tatoué 174 517 à des industriels
allemands compromis avec la I.G. Farbenindustrie, scandant clairement :
« Levi, enchanté » 23.
On remarquera en effet que dans la nouvelle de Bassani, Geo Josz, proche de
Primo Levi et de certains de ses personnages, « revient », comme l’explique
Bassani lui-même, « du royaume des morts ». Les poètes aussi, expliquait Bassani :
si ce sont de véritables poètes, reviennent toujours du royaume des morts. Ils
sont allés là-bas pour devenir poètes, pour s’isoler du monde, et ne seraient pas
poètes s’ils ne cherchaient pas à revenir ici-bas, parmi nous 24.
Primo Levi apparenta lui aussi son rôle de survivant à celui d’un poète maudit
ou d’un messager mystérieux portant, tout au long de sa vie, ce qu’il appelait
lui-même « la mala novella » : « la mauvaise nouvelle de ce qu’à Auschwitz,
l’homme a été capable de faire de l’homme 25 ».
Et on rappellera à ce propos que Primo Levi, connu essentiellement pour sa
prose limpide, objective, extrêmement claire, écrivit également, et ce avant la
prose, des poèmes vengeurs et eschatologiques qui incarnent, comme pourrait
l’expliquer Bassani, le message de l’au-delà d’un poète revenu du royaume
des morts :
Je suis venu de très loin / Pour porter la mauvaise nouvelle./ J’ai franchi la
montagne, / Perforé le nuage bas, / […] J’ai volé sans repos, / Durant cent
milles sans repos / Pour trouver ta fenêtre, / pour trouver ton oreille, / Pour te
porter la nouvelle sinistre, / Qui t’enlève la joie du sommeil, / Qui corrompe
ton pain et ton vin, / Qui habite ton cœur chaque soir 26.
On remarquera également qu’à travers ses poèmes, Primo Levi compense
l’offense et l’humiliation subies durant la guerre par une sublimation et une
universalisation de la condition du persécuté. Et le souffle réellement épique de
Voir interview réalisée par Pier Maria Paoletti, « Sono un chimico, scrittore per caso »,
Il Giorno, 07/08/1963, p. 5.
24 Giorgio Bassani, « In riposta (IV) » in Di là dal cuore, Milano, Mondadori, 1984, p. 382.
25 Primo Levi, Se questo è un uomo, op. cit., p. 52.
26 Id., « Il canto del corvo (I) » in Ad ora incerta, op. cit., p. 528.
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Primo Levi ou la transmission difficile de la mémoire de la Shoah
ses poèmes tend alors à transcender sa condition de paria et de marginal, de la
même manière que Geo Josz renvoie, dans la nouvelle de Bassani, à une figure
largement transcendée et poétisée du survivant.
Ainsi, par-delà les menaces d’un messager désespéré, se profile chez Primo
Levi la figure emblématique et obsessionnelle du survivant, méconnu et
incompris, tentant inlassablement, auprès d’une collectivité souvent indifférente,
d’imposer son message. Usant en effet de toutes les formes que peut proposer
le récit – « Je suis descendu parmi vous sous d’étranges et diverses apparences »
–, il n’a rencontré qu’indifférence, incompréhension – « en aucun d’eux vous ne
m’avez reconnu » – ou mépris – « Vous avez tourné le dos au blême esclave en
guenilles ». Désespéré, il exprime alors sa rancœur et son ressentiment :
Votre terre était la plus proche de mon cœur : / Aussi vous ai-je envoyé message
après message. / Je suis descendu parmi vous sous d’étranges et diverses
apparences, / Mais en aucune d’elles vous ne m’avez reconnu. / J’ai frappé à
votre porte, la nuit, pâle juif fugitif / [...] Chez vous je suis venu tel une vieille
insensée, / Tremblant, la gorge pleine d’un cri muet. / […] Et je suis venu tel
un prisonnier ou un serviteur enchaîné, / […] Vous avez tourné le dos au blême
esclave en guenilles. / Aujourd’hui je viens en tant que juge. Me connaissezvous maintenant 27 ?
C’est d’ailleurs généralement d’un ton accusateur et désespéré que de nombreux
poètes juifs évoqueront, à travers l’image mythique du revenant du royaume des
morts, le fossé qui sépare le déporté des autres hommes. Benjamin Fondane,
dans sa « Préface en prose » à l’Exode, datée de 1942, s’adressera lui aussi d’un
ton plein d’amertume à ses « frères humains », songeant à son destin de juif
persécuté et pourchassé, victime de l’indifférence et de la marginalisation :
Je n’étais pas un homme comme vous. / Vous n’êtes pas nés sur les routes, /
[…] Vous n’avez pas erré de cité en cité, / traqués par les polices, / vous n’avez
pas connu les désastres à l’aube, / les wagons à bestiaux / et le sanglot amer de
l’humiliation, / accusé d’un délit que vous n’avez pas fait / d’un meurtre dont
il manque encore le cadavre 28.
Paroles à méditer, notamment en ces temps difficiles.
27
28
Id., « L’ultima epifania », in op. cit., p. 545.
Benjamin Fondane, Le Mal des fantômes, Paris, Plasma, 1980, p. 192.
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