Catherine Thibault - Concours Philosopher

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Catherine Thibault - Concours Philosopher
TERPSICHORE
Demander la lune
«Malheur à qui n'a plus rien à désirer !
Il perd pour ainsi dire tout ce qu'il possède!»
-Rousseau
Demander la lune
Le désir et les astres exercent la même fascination chez l’homme. On veut aller
«décrocher la lune», «suivre son étoile». En fait, le désir tire ses origines des verbes latins
desiderare ou considerare, puisant eux-mêmes leurs racines des mots sidéris ou sidus.
Empruntés du langage grec des augures et employés par ce que nous appellerons dans les
temps modernes les astrologues, ces termes désignent étoile, astre et même au sens plus
large ou constellation1. Littéralement, le mot construit sur la négation de sidéris, desiderare, signifie l’action de réclamer ou de contempler sans atteindre et implique une
absence, un regret ou une perte. Sidéris renvoie à des termes comme desideratio,
desiderium ou desiterata2, faisant référence à la «nostalgie d’une étoile, le regret d’un
astre perdu, le manque dans lequel on se trouve d’un objet céleste qui a fui 3», tout en
impliquant la dimension de la réalisation d’un projet, la poursuite de cette «innaccessible
étoile4», comme chantait Brel.
Pourtant, si l’on se tourne vers la négation de la racine sidus, on retrouve des termes
évoquant un sens complètement différent. Desideo, signifie rester assis sans rien faire,
1 Dictionnaire Gaffiot Latin-Français, 1934, p.1438.
2 Id., Dictionnaire Gaffiot Latin-Français, p.505.
3 Jean-Marie Le Quintrec, «De l’étymologie du "désir"», La nostalgie d’une étoile, juin 2014, |en ligne|
http://aphorismes-jean-marie-le-quintrec.over-blog.com/2014/06/de-l-etymologie-du-desir.html. (Page
consultée le 6 mai)
4 La Quête, Jaques Brel, 1967.
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desidiose renvoie à un être oisif, inoccupé alors que desidia signifie se retirer5. C’est donc
le pas vers le néant, l’abandon, l’interruption de la contemplation de ces idéaux étoilés.
Donc, étonnamment, ces deux racines suggèrent des sens antinomiques qui se rattachent à
un intérêt philosophique dont l’éclosion remonte à l’Antiquité. Issue de contradictions
profondes, cette différence étymologique trace pourtant d’elle-même une problématique
importante.
D’une part, le désir est l’action qui pousse l’homme vers l’agir et il peut être perçu
comme productif, comme créateur de mouvement, mais d’autre part, le désir peut être
reçu comme un manque souffrant et lourd qui ramène l’homme vers la passivité. Faut-il
donc libérer nos désirs en tentant d’accéder à leur objet, ou plutôt les réprimer
complètement, les nier, en raison de leur caractère inatteignable et ainsi, se libérer de la
souffrance qu’ils engendrent? Le désir, propulsé par un manque, propose de tracer deux
chemins disctincts chez tous ceux qu’il traverse. Un premier très court, interrompu par
l’individu pour se protéger l’espèce d’asthénie qu’entraine la quête indéterminée, ou un
deuxième, qui sans point d’arrivée défini, place le sujet qui le vit dans une aventure
perpétuelle.
Le désir comme manque
Dans la cité athénienne, le désir est au centre de la question de l’organisation de la justice
et des relations entre les citoyens. Chez Platon, le désir, indissociable de l’amour est
avant tout un manque. Les Grecs réunissent ces deux concepts dans le terme éros, défini
5 Id., Dictionnaire Gaffiot Latin-Français, p.505.
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comme «la passion de l’amour6». Comme l’amour est désir, et que le désir est manque,
dans Le Banquet de Platon, lors d’un dialogue mettant en scène Socrate et Agathon, les
protagonistes arrivent à la conclusion qu’il est impossible de désirer ce que l’on a déjà.
«Est-ce qu’un homme qui est grand souhaiterait être grand, est-ce qu’un homme qui est
fort souhaiterait être fort?7» demande Socrate à Agathon. Ce dernier est forcé d’admettre
cette impossible nécessité plus leur dialogue s’enchaîne.
Le désir bestial
Par ailleurs, le manque créé par un désir peut s’avérer tellement puissant qu’il conduit
l’homme à oublier son humanité. Platon est très critique face au concept de l’éros et
l’associe toujours à la bestialité. Selon lui, l’âme est mue par trois forces; l’epithumia; la
partie désirante de l’âme, le siège des passions, le logistikon; la partie rationnelle de
l’âme, le siège de l’intellect et le thumos; la partie irascible de l’âme, le siège du courage.
Dans La République, Platon transpose sa théorie de la tripartition de l’âme à la cité. Le
peuple devient le principe désirant, les gouvernants, le principe d’ardeur morale et les
soldats ou les auxiliaires s’assurent du bon fonctionnement entre les deux concepts
précédents. Le peuple, contrôlé uniquement par l’epithumia est représenté dans le texte
comme «un être assoiffé se démenant comme une bête pour parvenir à boire 8», un animal
sauvage incapable de dominer sa bestialité. «Il s’engage dans toutes ses activités avec
6 Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL), «Lexicographies», |en ligne|
http://www.cnrtl.fr/definition/eros. (Page consulté le 20 mai)
7 Platon, Le Banquet, trad. Luc Brisson, Paris, 1998 Flammarion, p.133 (200b).
8 Platon, La République IV, trad. Georges Leroux, Paris, 2004, Flammarion, p.248 (439b).
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violence et brutalité. Il vit dans l’ignorance et la brutalité de manière chaotique et
disgracieuse9». La critique que fait Platon du principe désirant est donc très négative et le
principe rationnel, qui cherche à interrompre le désir, agit au sens du sidus (rejet du
désir). Il faut donc se libérer du désir pour s’éloigner de la bête en nous que le manque
fait ressurgir. Platon remarquait déjà une dimension de souffrance physique (faim, soif)
liée au désir ou au besoin, reprise sous l’angle de la souffrance psychologique par
Schopenhauer10. Contribuant à renforcer la critique platonicienne sur l’epithumia non
éduquée et insatiable, la souffrance est un argument au cœur des théories prônant
l’avortement des désirs.
Le désir éduqué
Par conséquent, Épicure, un contemporain de Platon propose une solution pour arriver à
dompter son épitumia. Selon lui, c’est en recherchant un plaisir rationnel fondé sur
l’absence de douleurs corporelles qu’on pourrait atteindre l’ataraxie, la tranquillité d’une
âme devenue maîtresse de son être grâce à la sagesse acquise par la modération dans la
recherche des plaisirs. En comblant tous nos besoins ou nos désirs naturels à savoir
posséder un logis, avoir de quoi se nourrir, s’abreuver et se vêtir, puis en éliminant nos
besoins non naturels ou vides comme manger du homard tous les soirs ou boire du bon
vin constamment, cette impassibilité de l’esprit serait possible. Pour Épicure, en écoutant
simplement le désir qui nous pousse à combler nos besoins essentiels, on serait
9 Ibid., p.204 (411e).
10 La souffrance est au cœur des théories de Schopenhauer. Ce dernier de dire : ««La vie oscille comme un pendule
de la souffrance à l’ennui» (Le Monde comme Volonté et comme Représentation).
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constamment dans le plaisir, ayant habitué notre corps et notre esprit à ne désirer que ce
qui est necéssaire (une sorte de simplicité volontaire).
En fait, les manques necéssaires constituent donc les seuls à combler pour Épicure, car si
on se lance dans la poursuite des autres désirs vains, on serait constamment voué à
l’échec, pris dans un labyrithe perpétuel. Il ne condamne donc pas tous les désirs au sens
de Platon, pour qui ils sont bestiaux, ou de Schopenhauer, pour qui ils sont la cause
principale de la souffrance humaine. Épicure ouvre une voie différente, laissant la place à
d’autres d’exploiter plus radicalement la puissance de la libération des plaisirs.
Le désir comme remède
Par ailleurs, le manque qui est à la source du désir peut également être perçu comme
créateur de mouvement. Marcuse, un membre de la première vague de l’École de
Francfort, considère que pour se dérober de l’aliénation engendrée par la société de
consommation, il serait crutial de procéder à l’émancipation des désirs et de libérer
impétueusement l’animal sauvage en nous, s’opposant ainsi à la thèse de Platon. Selon
lui, la société moderne brime la liberté individuelle et il reproche à celle-ci de détruire le
libre cours des besoins et des capacités instinctives proprement humaines 11. Il pense
également que «l’appareil de production tend à devenir totalitaire dans ce sens qu’il
détermine, en même temps que les activités, les attitudes et les aptitudes qu’impliquent la
11 François Lavoie, (Marcuse, L’Homme unidimensionnel), « Généalogie du concept d’aliénation chez
Marx, Lukàcs et Marcuse », Université Laval, p.206 |en ligne|
http://www.fss.ulaval.ca/cms_recherche/upload/aspectssociologiques/fichiers/lavoie2005.pdf (Page
consultée le 1er mai)
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vie sociale, les aspirations et les besoins individuels. 12» Il croit donc à une société où tous
les désirs sont écoutés, où l’éros n’est plus critiqué, insistant en particulier à libérer la
sexualité. Mais ce chemin vaut-il la peine d’être pris? Est-il dangereux de laisser libre
cours à nos désirs bestiaux, souffrants?
Le désir formaté
Et si Marcuse était encore trop optimiste? Posons ces questions : nos désirs et nos
pulsions, ne sont-ils pas eux aussi teintés des processus aliénants que Marcuse reproche à
la société d’utiliser? Donc, en procédant à la libération de l’éros, serait-il possible que
l’on devienne tout juste exactement ce que la société voudrait que l’on devienne?
Prenons un exemple qui m’est familier et que je juge pertinent dans le contexte.
Imaginons une jeune danseuse qui entre au conservatoire de danse classique vers l’âge de
huit ans. Elle est jeune et sa conscience n’est pas encore tout à fait formée. Elle
commence sa formation et reçoit tous les jours une vérité technique qu'elle doit faire
comprendre d’abord à son esprit, mais aussi à son corps pour créer une habitude, un
confort dans les limites physiques et non naturelles de ce dernier. Tous les jours, cette
apprentie se démène afin de satisfaire son désir d'atteindre cette perfection qu'on ne cesse
de vouloir d’elle et qui, peu à peu, devient son idéal, ou une vérité corporelle absolue.
Bref, son corps est complètement conditionné, au même titre que son esprit.
Si, après avoir suivi cette éducation corporelle des plus intenses, un chorégraphe
demande à cette même danseuse d'improviser, soit de suivre les désirs de son corps et ses
impulsions sans se questionner, sans juger, sans bloquer les mouvements nouveaux de son
12 François Lavoie, Op. Cit., p. 205.
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corps, ceux-ci prendront-ils naissance dans sa conscience ou seront-ils plutôt contrôlés
par le conditionnement que son corps aura reçu pendant plusieurs années?
Inévitablement, ils seront formatés par tout le conditionnement qu’elle aura reçu.
Pourtant, sa création ne sera pas identique à celle d’un autre danseur ayant fréquenté la
même école, les mêmes professeurs et les mêmes cours que celle-ci.
En transposant la situation de la danseuse à notre socitété, de la même façon qu’a procédé
Platon avec sa thèse de la tripartition de l’âme, elle nous confirme que nos désirs ne sont
donc pas complètement fidèles à notre authenticité. Ils peuvent être déviés par les
déterminismes sociaux présents alentour de nous, l'éducation que nous recevons, ou la
société en général. Ainsi donc, on arrive à la conclusion que le danseur, utilisé ici comme
métaphore de l’étudiant ou du jeune professionnel, est formaté. Pas totalement, mais son
dessein naïf original est taché de formes disparates de conditionnement qui emportent une
part de son individualité, tout en l’affirmant simultanément. Bref, on s’affirme dans notre
façon d’interpréter et de vivre nos désirs, même s’ils ne nous appartiennent pas
complètement. Chaque danseur, comme chaque être possède sa propre façon de se
mouvoir. Tous peuvent exécuter une demande, mais la différence se trouve dans
l’intention avec laquelle ils y répondront. La singularité se trouve dans la forme et non
dans le fond.
Finalement, le projet de laisser libre cours au désir comme Marcuse l’entend peut
s’avérer dangereux s’il consiste à se libérer de l’aliénation de la société, car la société est
telle qu’elle peut elle-même modifier les désirs d’un individu.
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Néanmoins, loin de moi l’idée d’appliquer cette notion de danger au désir à proprement
parler. La peur enrichit les théories découlant de la racine sidus. Effrayés, on décide de
désamorcer le désir, on veut se protéger de la souffance potentielle que son manque
créera et on n’accepte pas son caractère bestial, critiqué entre autre par Platon. Épicure
suggère une voie mitoyenne : nourrir le désir sans le nier, ni même le renier.
Pourtant, à mon sens, l’éros agit comme une force transcendante et inaliénable qui pousse
à atteindre l’inacessible. Au sens de la racine sidéris, il comprend une dimension
d’insatiabilité qui se présente, selon moi, comme une qualité. Chaque chemin, chaque
quête qu’on se laisse vivre est d’une richesse incroyable. Oui, le désir est souffrance, le
désir est bestial, le désir est indomptable. Mais il est également libération, espérance et
mouvement. Que serait un homme sans désir? Il ne serait simplement plus.
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BIBLIOGRAPHIE
BREL, Jaques, « La Quête », 1967.
BROUILLETTE, Xavier, « Désir et « pléonexie » chez Platon », Colloque Désir :
généalogie et histoire d’une notion, UQÀM, 7 février 2015 (publié le 16 mars 2015 sur le
site de Philopolis). http://www.concoursphilosopher.com/xavier-brouillette-desir-etpleonexie-chez-platon/ (Page consultée le 16 mai).
CNRTL - Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, «Lexicographies», (en
ligne) http://www.cnrtl.fr/definition/eros (page consultée le 20 mai).
ÉPICURE, « Lettre à Mécénée », trad. Pierre-Mariel Morel, Paris, 2009, Flammarion.
GAFFIOT, Dictionnaire Latin-Français, 1934.
PLATON, « Le Banquet », trad. Luc Brisson, Paris, 1998, Flammarion.
PLATON, « La République », trad. Georges Leroux, Paris, 2004, Flammarion.
LAVOIE, François, (Marcuse, L’Homme unidimensionnel), « Généalogie du concept
d’aliénation chez Marx, Lukàcs et Marcuse », Université Laval, p.206 |en ligne|
http://www.fss.ulaval.ca/cms_recherche/upload/aspectssociologiques/fichiers/lavoie2005.
pdf (Page consultée le 1er mai).
LE QUINTREC, Jean-Marie, «De l’étymologie du "désir"», La nostalgie d’une étoile,
juin 2014, |en ligne| http://aphorismes-jean-marie-le-quintrec.over-blog.com/2014/06/del-etymologie-du-desir.html (page consultée le 6 mai).
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