LE LIEU ET LES IMAGES: LES SCULPTURES DE LA GALERIE EST

Transcription

LE LIEU ET LES IMAGES: LES SCULPTURES DE LA GALERIE EST
LE LIEU ET LES IMAGES:
LES SCULPTURES DE LA GALERIE EST DU CLOÎTRE DE MOISSAC1
Maria Cristina Correia Leandro Pereira
Bâti en un court laps de temps, autour de 11002, le cloître de Moissac est, avec ses 8
piliers et 76 chapiteaux, l'un des plus anciens cloîtres romans conservés encore en place. Sept de
ces piliers portent des bas-reliefs avec l'image des apôtres3. Quant aux chapiteaux, 46 présentent
des images historiées et les 30 autres, des images ornementales4. La grande variété des thèmes
représentés et l'absence d'un ordre dans leurs emplacements constituent le point le plus
problématique des études concernant Moissac. On trouve le plus souvent deux façons d'aborder
cette question: l'une qui conclut à l'absence de logique dans le cloître, voire même à l'irrationalité
de la disposition des images5, et l'autre qui, au contraire, cherche une "clef cachée" ayant présidé
à son élaboration et qui permettrait sa compréhension6. Or, il nous semble qu'une troisième
approche est beaucoup plus satisfaisante pour l'étude de ces images sculptées: il n'y est pas
question d'un ordre unique, ni d'un désordre, mais d'une pluralité d'ordres7. Ces images ne sont
pas le résultat d'une manque de logique, mais de la combinaison de plusieurs logiques.
De cette multiplicité de logiques de composition et de localisation des images, ressort qu'il
ne faut pas chercher à les comprendre en prenant en considération l'ensemble du cloître. Elles
doivent être envisagées par sous-groupes. Par exemple, il y a des images qui partagent les mêmes
fonctions, répondant ainsi à des préoccupations spécifiques de la communauté. Il y en a d'autres
qui présentent des similitudes dans leur composition ou dans leur thématique. L'emplacement des
images dans le cloître – et par conséquent le degré de rapprochement/éloignement entre elles –
peuvent également être déterminants pour leur compréhension.
1
Publicado originalmente em: HÜLSEN-ESCH, Andrea Von; SCHMITT, Jean-Claude. (Org.). Die Methodik
derBildinterpretation / Les méthodes de l'interprétation de l'image. Göttingen: Wallstein, 2002, v. 2, p. 415-470.
2
D'après l'inscription gravée sur un des piliers, le cloître aurait été "fait" ("factus est") en 1100. La plupart des auteurs
sont d'accord pour considérer cette date comme celle de la conclusion des travaux. Ainsi Ernest RUPIN, L'abbaye et
les cloîtres de Moissac. Paris: Picard, 1897, p. 65; Marcel DURLIAT, "Les débuts de la sculpture romane à
Toulouse", Bulletin trimestriel du Centre International d'Études Romanes 1962/3, p. 9-12, p. 12; Thomas LYMAN,
"Notes on the Porte Miègeville capitals and the construction of Saint Sernin in Toulouse", The Art Bulletin 49/1,
1967, p. 25-36, p. 33-34; Kathrine HORSTE, Cloister design and monastic reform in Toulouse. The romanesque
sculpture of La Daurade. Oxford: Clarendon Press, 1992, p. 115; Thorsten DROSTE, Die Skulpturen von Moissac.
München: Hirmer, 1996, p. 18-19. Quant à la date du début des travaux, les avis sont plus divers, mais nous nous
rapprochons de celui de Kathrine Horste: après 1096, la brieveté des travaux pouvant être expliquée par la bonne
situation économique de l'abbaye à cette époque (Kathrine HORSTE, Cloister design and monastic reform in
Toulouse. The rmanesque sculpture of La Daurade. Op. cit., p. 115).
3
Il s'agit des 4 piliers aux coins du cloître, chacun avec deux apôtres représentés individuellement, presque grandeur
nature, et du pilier central de la galerie ouest, dont la face est porte un neuvième apôtre, Simon. Quant aux autres
piliers, celui au milieu de la galerie est porte l'image de l'abbé Durand sur sa face est, et celui au centre de la galerie
ouest porte, en plus de l'inscription, une crosse et une croix. Le pilier central de la galerie nord porte des bas-reliefs
avec des images ornementales, tout comme deux autres faces du pilier de la galerie est. Le dernier pilier, celui au
centre de la galerie sud, constitué d'un bloc en marbre rose, ne porte pas de bas-relief.
4
Pour une description abregée des thèmes représentés, voir schéma 1.
5
C'est le cas notamment de Régis de LA HAYE, Apogée de Moissac. L'abbaye de Saint Pierre de Moissac à l'époque
de la construction de son cloître et de son grand portail. Thèse de Doctorat, Université Catholique de Nimègue,
Maastricht, 1995, p. 14. Mais aussi: Millard F. HEARN, Romanesque sculpture. The revival of monumental stone
sculpture in the XIth and XIIth centuries. Oxford: Phaidon, 1981, p. 123.
6
À l'exemple de Raymond REY, "Les cloîtres historiés du Midi dans l'art roman Étude iconographique", Mémoires
de la Société Archéologique du Midi de la France 23, 1955, p. 7-174, p. 37; et Marguerite VIDAL, "Moissac", p. 42135, in: Id, Jean MAURY et Jean PORCHER, Quercy roman. Yonne: Zodiaque, 1959, p. 130
7
Voir, à ce propos, notre thèse de doctorat intitulée "Une pensée en images: les images du cloître de Moissac"
présentée à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales en 2001, dirigée par M. Jean-Claude Schmitt.
1
C'est ce dernier aspect qui nous intéressera davantage ici: les rapports entre les images et
leur placement. Dans ce sens, la galerie est se montre particulièrement riche, constituant un soussystème à la fois fort et souple, facilement perceptible. En effet, les chapiteaux y sont placés de
manière symétrique, différemment de toutes les autres galeries – qui peuvent pourtant avoir leurs
particularités, leurs thèmes iconographiques privilégiés et leurs façons de disposer les
chapiteaux8. En outre, la localisation même de cette galerie dans le cloître se montre de grande
importance tant pour la disposition que pour le choix des images: il s'agit de la galerie qui longe
la salle capitulaire. La porte d'entrée de cette salle faisait face au centre de la galerie9, là où se
trouve également l'axe organisateur de la symétrie, le pilier central, distribuant d'un côté et d'autre
les chapiteaux qui vont ainsi constituer des paires symétriquement opposées. Comme l'observe
Neil Stratford, on trouve fréquemment, en Bourgogne, au Languedoc et au Nord de l'Italie, des
chapiteaux dans les nefs organisés par paires10. Il avance une hypothèse: il s'agirait d'une façon
d'organiser le travail en série, le sculpteur fournissant un modèle à imiter par un autre sculpteur11.
Le concept de paire que nous utilisons est cependant différent, car il ne présuppose ni de copie ni
de répétition d'un même thème. Le type d'association binaire trouvée dans cette galerie est bien
plus complexe. Et il s'organise autour d'un seul point.
Ce point, le pilier central, porte l'effigie du premier abbé clunisien de Moissac, Durand,
considéré comme un saint par la communauté. Il fait face à l'entrée de la salle capitulaire, ce qui
n'est nullement dû au hasard. Il y a à cet endroit une confluence des sources d'autorité dans
l'abbaye: d'une part, la salle capitulaire, là où la règle était lue, les activités distribuées, les fautes
avouées et les punitions appliquées. D'autre part, l'image de cet abbé réformateur, qui a institué la
nouvelle discipline à Moissac et qui était un modèle pour tous les moines. Elles se complètent et
se renforcent mutuellement.
Ayant son centre revêtu d'un tel poids symbolique, politique, pratique, il n'est pas
surprenant de découvrir que, dans cette galerie, les chapiteaux se disposent en fonction de lui. On
pourrait dire que ce rôle de la salle capitulaire et de l'image de Durand est un reflet de quelquesunes des fonctions qui leur sont attribuées: régler, ordonner, organiser, distribuer. En outre, la
distribution symétrique des chapiteaux à partir du centre de la galerie contribue à mettre cet
endroit en relief. Les chapiteaux lui sont une sorte de bordure, d'encadrement. Cela est
particulièrement visible en ce qui concerne les chapiteaux ornementaux, de par leur dimension
esthétique, décorative12. En ce qui concerne les chapiteaux historiés, cet "encadrement" peut
prendre la forme d'un jeu d'échos thématiques, car plusieurs des images représentées dans cette
galerie ont des relations avec la salle capitulaire et avec Durand.
Que ce soit à cause de leurs affinités représentationnelles, ou formelles, ou encore
syntaxiques, les chapiteaux forment donc des paires symmétriquement disposées par rapport au
8
Par exemple, la galerie sud peut être partagée en deux parties, l'une qui privilégie les images du Christ, et l'autre
qui, en partant des images de l'Apocalypse et de l'Ancien Testament, établit une opposition – physique et spatiale entre les villes de Jérusalem et Babylone. Quant à la galerie ouest, la disposition des chapiteaux n'obéit pas à un
principe global, par contre on y voit une concentration d'images ornementales et d'images tirées de l'Ancien
Testament. Il va de même pour la galerie nord, où les images de miracles constituent le thème principal.
9
Actuellement ce n'est plus le cas: la porte a été déplacée vers la droite et transformée en portail à bossage au milieu
du XVIIe siècle (Marguerite VIDAL, "Moissac", op. cit., p. 49). Toutefois, en plus des vestiges archéologiques, la
disposition originale est attestée aussi par la Chronique de l'abbaye, datée du XIVe siècle. Chronique d'Aymeric de
Peyrac. BNF, Lat. 4991A, fol. 158rb, 26-27.
10
Neil STRATFORD, "Romanesque sculpture in Burgundy. Reflections on its geography, on patronage, on the status
of sculpture and on the working methods of sculptors", p. 235-263, in: BARRAL I ALTET (éd.). Artistes, artisans et
production artistique au Moyen Âge. Colloque international, Rennes, 2-6 mai 1983. Paris: Picard, 1990, v. 3, p. 240).
11
Id., p. 240-242.
12
Selon le sens médiéval du terme decus, comme le définit bien Jean-Claude Bonne: Le 'supplément' (de beauté) que
l'ornement confère à un objet est un hommage censé correspondre à un surcroît de valeur en lui. La beauté extérieure,
la parure, le lustre (en latin decor) doit convenir (decet) d'un point de vue esthétique et axiologique à l'éminence de
l'objet ou de la personne qu'il s'agit d'honorer; l'honor ainsi attribué par le decor est appelé decus, qu'on pourrait
traduire par beauté honorifique. Jean Claude BONNE, "Les ornements de l'histoire (à propos de l'ivoire carolingien
de saint Remi)", Annales HSS, 51/1, 1996, p. 37-70, p. 45.
2
pilier central. Ces paires de chapiteaux ne constituent bien évidemment pas les seules associations
possibles dans cette galerie. Ainsi comme l'exégèse médiévale le faisait avec les passages des
Écritures, les images du cloître pouvaient être associées de différentes façons, selon le but
recherché, selon le point de vue pris. En même temps, ces associations ne sont pas exclusives,
elles sont souples, multiples, elles s'entrecroisent. Les images peuvent prendre partie en plusieurs
de ces associations. Il nous semble que l'importance de cette disposition des chapiteaux par paires
symétriquement opposées est mise en évidence par le caractère si puissant du centre de cette
galerie.
1- Le centre: le pilier de Durand et la salle capitulaire
La localisation de l'effigie de son abbé - généralement le fondateur de la communauté, ou
le constructeur du cloître - sur les piliers d'un cloître n'est pas un privilège de Moissac. On en
trouve d'autres exemples, postérieurs, comme à Saint Michel de Cuxa, où une plaque de marbre,
qui présente quelques ressemblances avec celle de Moissac montre l'abbé et archevêque Grégoire,
constructeur du cloître, mort en 114613. À Moissac, cependant, il ne s'agit ni du créateur du
cloître ni du fondateur de la communauté, mais du premier abbé clunisien, en quelque sorte leur
"instituteur". Durand fut en effet celui qui initia la réforme à Moissac, jetant ainsi les bases de la
future croissance économique du monastère, grâce surtout au prestige que ce dernier empruntait à
la maison-mère, Cluny, et qui s'avérera fondamental pour la construction du cloître quelques
années plus tard. Notons que dans ce contexte, il n'était pas question de représenter l'un des saints
qui ont probablement fondé le cloître au VIIe siècle14, mais plutôt une personne plus proche, plus
réelle et plus puissante.
Une autre caractéristique de Moissac est l'endroit où se trouve l'image de son abbé: non
pas à l'intérieur du cloître mais précisement devant l'entrée de la salle capitulaire. Ainsi, se tenant
debout et de face, juste devant cette salle, Durand veillait symboliquement au respect des
coutumes et de la discipline, alors que les moines se rendaient quotidiennement dans cette salle
pour la lecture de la règle, du martyrologe et du nécrologe, pour la distribution du travail manuel
et pour la confession des coulpes et l'application des punitions15. Durand ayant lui-même
introduit cette nouvelle discipline dans la communauté, personne mieux que lui ne pouvait la
garder, la surveiller16. Le poids, l'importance et l'autorité de Durand - et, indirectement, de la
13
Daniel CAZES et Marcel DURLIAT, Marcel, "Découverte de l'effigie de l'abbé Grégoire créateur du cloître de
Saint Michel de Cuxa", Bulletin Monumental 145/1, 1987, p. 7-14. Les auteurs de la redécouverte de cette effigie
admettent qu'elle fut probablement inspirée par la plaque de Durand à Moissac, laquelle, d'après ces mêmes auteurs,
aurait été la première du genre. Id., p. 12. On pourrait citer aussi le cloître roman de Ripoll, où l'abbé qui le fit
terminer, Ramon de Berga, est représenté sur une plaque posée sur un des piliers du cloître. Ou encore, le cloître de
l'abbaye de Montmajour, où à côté d'une statue de saint Pierre on voit celle d'un abbé, très probablement celui qui
consacra le cloître, Guillaume de Bonnieux. Raymond REY, "Les cloîtres historiés du Midi dans l'art roman. Étude
iconographique", op. cit., p. 164-166.
14
Il s'agirait des saints Ansbert et Léothade, d'après la Vita sancti Desiderii episcopi Cadurcensis. Vita sancti
Desiderii episcopi Cadurcensis. Édition: Bruno Krusch, in: Liber Scintillarum. Édition: H. Rochais, Turnholt:
Brepols, 1957 (CCSL, 117), p. 343-401, p. 370-371.
15
Sur la salle capitulaire, voir: J. L. LEMAÎTRE, "Liber capituli. Le vivre du chapitre, des origines au XVIe siècle.
L'exemple français", p. 625-648. In: Karl SCHMID et Joachim WOLLASCH (éd.). Memoria. Der geschichtliche
Zeugniswert des liturgischen Gedenkens in Mittelalter. München: W. Fink, 1984; Christine MORGAN, "La
discipline pénitencielle et l'Officium capituli d'après le Memoriale qualiter", Revue bénédictine 72, 1962, p. 22-60;
Philibert SCHMITZ, "Chapitre des coulpes", col. 483-488. In: Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique,
Paris: Beauchesne, 1953, v. 2.
16
Sur un des chapiteaux du portail de la salle capitulaire de l'abbaye bénédictine de Saint Georges de Boscherville, du
XIIe siècle, on trouve un exemple encore plus explicite, mais plus tardif, du rôle disciplinaire des abbés dans cette
dépendance du cloître, où l'un d'entre eux est représenté en train de punir deux moines, les frappant d'un bâton (un
dessin du XIXe siècle de ce chapiteau est reproduit en: Léon PRESSOUYRE, "St. Bernard to St. Francis: monastic
ideals and iconographic programs in the cloister", Gesta 12, 1973, p. 71-92, p. 79). À Moissac, on trouve une scène
similaire sur la face ouest du chapiteau 63, qui montre saint Benoît en train de frapper un moine afin d'expulser le
diable qui est en lui, selon un passage de son hagiographie (GREGORIUS MAGNUS, Dialogi, 2, 4, 3 (SC 260, p.
3
réforme clunisienne à Moissac - se font encore sentir quatre siècles plus tard, dans la description
que l'abbé Aymeric de Peyrac fait du monastère, ainsi que de la ville de Moissac, avant l'arrivée
de Durand. C'est, écrit-il, un lieu où "ab incolis prenominati loci graviter transgressa fuerat
Domini lex, patrisque Benedicti ius prophanatum, dissipatum ius sempiternum, pactum quoque
firmatum cum morte"17 - une situation à laquelle Durand remédia. Même s'il ne faut pas se fier
entièrement à Aymeric, de telles affirmations si exagérées soient-elles, illustrent le changement
ressenti par la communauté lorsque Durand s'installa à sa tête. De même que c'était dans la salle
capitulaire que les moines rachetaient leurs fautes, par la confession et la pénitence, la présence
de Durand à l'entrée de cette même salle rappelait que c'était lui qui avait racheté le salut du
monastère, perdu, comme il était, dans un "pacte avec la mort"18. Cet abbé demeura le symbole
de l'autorité pour eux, et le choix de son emplacement devant la salle capitulaire en témoigne.
Dans une relation dialectique, l'image de Durand contribuait à créer l'atmosphère d'autorité
nécessaire à cette salle et l'aura d'autorité émanant de cette salle aidait à conserver la mémoire de
son premier abbé clunisien19.
De plus, à l'intérieur de la salle capitulaire pouvaient être signées les chartes de donation
au monastère, en présence des donateurs20. Ces chartes rappelaient toujours, à l'instar de l'image,
152), repris par l'inscription sur le tailloir ("VIR DEI BENEDICTUS VIRGA PERCUSSIT MONACHVM ET
SANAVIT EVM DOMINVS PER ILLVM"). Pourtant, ce chapiteau est placé assez loin de la salle capitulaire, dans une
autre galerie, celle du nord. L'absence de toute mention à la salle capitulaire dans ce passage a peut-être empêché
qu'on le relie aux activités déroulées à la salle capitulaire. De toute façon, son éloignement de la salle capitulaire
accroît le poids de la présence de l'image de Durand à cet endroit, préférée à celle de saint Benoît.
17
BNF Lat. 4991A, fol. 157vb, 37-40-158r, 1: "la Loi du Seigneur fut gravement transgressée par les habitants de ce
lieu, le droit de notre père Benoît fut profané, le droit éternel fut détruit, et un pacte fut conclu avec la mort"
(traduction: Régis de La HAYE, Chronique des abbés de Moissac. Mémoire de Maîtrise. Université Catholique de
Nimégue, Maastricht, 1994, p. 79-81).
18
Id., ibid.
19
La présence de Durand devant la salle capitulaire peut aussi être inscrite dans une tradition qui plaçait à cet endroit
l'image du saint qui avait écrit la règle de la communauté, à l'instar de la statue-colonne de saint Benoît, du XIIe
siècle, sur la façade de la salle capitulaire de l'abbaye de Saint Georges de Boscherville (reproduit dans: Léon
PRESSOUYRE, "St. Bernard to St. Francis: monastic ideals and iconographic programs in the cloister", op. cit., p.
79); de la statue de saint Benoît, du début du XIIIe siècle sur une colonne devant la porte de la salle capitulaire de
l'abbaye de Saint Père de Chartres (la statue n'existant plus, un dessin du XVIIe siècle est reproduit dans: Paule
BIENVENUE, "Les bâtiments conventuels de l'ancienne abbaye de Saint Père de Chartres", Bulletin Monumental
116, 1958, p. 7-27, p. 12); ou de saint Dominique peint au XVe siècle par Fra Angelico dans le cloître de San Marco
à Florence (reproduit dans: F. SCHOTTMÜLLER, Fra Angelico da Fiesole. Des Meisters Gemälde.
Stuttgart/Leipzig: Deutsch Verlags-Anstalt, 1911, p. 97). Pourtant, comme le remarque Léon Pressouyre, il n'y avait
pas un lieu fixe pour placer l'image du fondateur de l'ordre dans le cloître (Léon PRESSOUYRE, "St. Bernard to St.
Francis: monastic ideals and iconographic programs in the cloister", op. cit., p. 71).
20
La plupart des chartes de l'abbaye recensées dans la collection Doat ne font pas référence au lieu où les donations
étaient faites, se limitant à préciser qu'elles le sont in manu des abbés. Cependant, on connaît d'autres abbayes où tel
était le cas, à l'exemple de celle de Saint Vincent du Mans, comme le rappelle Stephen White (Stephen D. WHITE,
Custom, kinship and gifts to saints. The Laudatio Parentum in Western France, 1050-1150. Chapel Hill/London: The
University of North Caroline Press, 1988, p. 249, n. 100). Tel est le cas de trois chartes de cette abbaye: celles de
numéro 58 (De prato de rapassa vasal dato ab Harduino de Vals, 1130-1146: "(...) Hoc actum est in capitulo B.
Vincentii vigilia sancti Johannis Baptiste, videntibus isti (...)"; 79 (De censu XII denariorum et III obol. empto a
Warino Traespata, 1080-1100: "Actum in capitulo Sancti Vincentii, teste conventu toto"); et 80 (De vinea Ingelbaudi
Mala Barba et de emptione census eidem vinee, 1080-1102: "Actum in capitulo Sancti Vincentii in tempore
quadragesime, ubi etiam abbas IV denarios Bennerio cellerario, filie ipsius Alberici, ob memoriam rei dare
precepit"). Cartulaire de l'abbaye de Saint Vincent du Mans. Édition: R. Charles et Menjot d'Elbenne. Mamers:
Fleury, 1886-1913, col. 44; 57-58. Dans les trois cas, l'énumération des noms des témoins à côté de la référence au
"capitulum" semble confirmer qu'il s'agit d'un lieu physique, et non de l'ensemble de la communauté - l'un des sens
possibles de ce mot (voir: Henri LECLERCQ, "Chapitre monastique", col. 508, in: Id; et Fernand CABROL,
Dictionnaire d'archéologie chrétienne et de liturgie. Op. cit., t. 3/1; Jean-Loup LEMAÎTRE, "Liber capituli. Le livre
du chapitre, des origines au XVIe siècle. L'exemple français", p. 625-648. In: SCHMID, Karl et WOLLASCH,
Joachim (éd.). Memoria. Der geschichtliche Zeugniswert des liturgischen Gedenkens im Mittelalter. München: W.
Fink, 1984, p. 633: "[le mot capitulum signifie] le texte lu, le lieu où il était lu, la réunion des membres de la
communauté assistant dans ce lieu à cette lecture, et ces membres eux-mêmes"). De plus, dans le troisième exemple
tiré du Cartulaire, le terme "ubi" peut confirmer le sens de lieu donné à "capitulum.".
4
l'appartenance de Moissac à l'ecclesia clunisienne, garantissant ainsi aux donateurs que davantage
de moines prieraient pour leur salut21. Une charte de 1088 montre ainsi très clairement que le
motif du don à Moissac était la participation à l'ecclesia clunisienne, la validité de ce don durant
ce que durait cette union:
(...) quod Hugo nominatus Malus Canis et Bernardus frater eius et Hector
quoque et addo dederunt simul cum hac descriptionis carta cluniaco
monasterio et abbati praesenti domino Hugoni moyssiaci quoque et
habitatioribus eius quamdiu cluniaco subiecti fuerint ecclesiam beati
Stephani (...)22
Ces rapports entre la communauté et le monde extérieur, qui pouvaient avoir la salle
capitulaire pour siège, se reflétaient aussi dans l'image de Durand. En effet, il n'était pas
seulement l'abbé de Moissac, mais aussi l'évêque de Toulouse, comme le rappelle l'inscription
gravée au-dessus de sa tête: "S(AN)C(TV)S DVRANNVS E(PISCO)P(V)S TOLOSANVS ET
ABB(A)S MOYSIACO". C'est sa charge épiscopale qui est mentionnée avant sa charge abbatiale,
indiquant ainsi l'importance attribuée par les constructeurs du cloître à l'action de leur abbé dans
le siècle. Il s'agissait d'un autre visage du pouvoir, de l'autorité de Durand, toujours en
consonnance avec la localisation de son image, l'entrée de la salle capitulaire. De même que ce
pouvoir pouvait être exercé à l'intérieur de la communauté, il pouvait l'être à l'extérieur. Et cela
était rappelé non seulement aux moines, qui fréquentaient le cloître et la salle capitulaire tous les
jours, mais aussi aux visiteurs que l'abbaye pourrait recevoir à cet endroit23.
Du point de vue de la composition de l'image de Durand, on observe que la symétrie y
joue aussi un rôle très important, annonçant, renforçant celle qui s'organisait autour de cette
image. Tout le corps de l'abbé, hormis ses mains, est symétrique; le côté gauche correspond en
tout point à celui de droite. Durand, qui joue le rôle d'abbé-miroir pour les moines de Moissac,
qui est l'exemple à suivre, est aussi son propre miroir. La symétrie est alors synonyme de
droiture: l'absence de surprise, induite par la symétrie suggère l'absence de choses cachées, de
failles, comme cela se devait pour une figure comme celle de Durand.
La contre-partie de cette symétrie est la perte presque totale du mouvement, figé qu'est
Durand au milieu d'un geste, et pas n'importe quel geste, puisque c'est celui de la bénédiction.
Cette bénédiction perpétuelle est un élément supplémentaire de la mise en scène qui représente
Durand comme la source d'autorité de la communauté. Et puisqu'il était toujours question
d'autorité, au geste de l'abbé responsable du salut de ses moines24, correspondait, de l'autre côté,
celui de l'évêque qui porte sa crosse25. Ou bien le contraire, l'évêque bénissant ses fidèles26 et
21
Sur l'attirance des donateurs pour Cluny, qui proportionnerait leur participation dans la "communauté monastique et
la communauté des saints", voir: Barbara ROSENWEIN, Rhinoceros Bound. Cluny in the tenth century.
Philadelphia: University of Pennsylvania Press, 1982, spécialement p. 107.
22
BNF Doat 128, fol. 214v: "(...) que Hugo, nommé Malus Canis, et ses frères Bernardus et Hector, qui ensemble
donnèrent en même temps cette charte descriptive au monastère de Cluny et à son abbé Hugo, présent, et à Moissac
et à ses habitants aussi longtemps qu'ils soient soumis à Cluny, l'église de Saint Étienne (...)."
23
Pour Moissac il n'y a pas d'information, mais en ce qui concerne l'abbaye de la Trinité de Vendôme, Hélène
Toubert affirme que des habitants du bourg et des alentours étaient reçus dans la salle capitulaire pour assister à
quelques cérémonies, pendant la Semaine Sainte ou la Carême, ou lors de fêtes de saints. Hélène TOUBERT, "Les
fresques de la Trinité de Vendôme", Cahiers de Civilisation Médiévale 26/4, 1983, p. 297-326, p. 318.
24
Benedicti Regula monachorum, 2, 33; 2, 37 (SC 181, p. 450-451).
25
Le geste de Durand n'a pas en soi quelque chose d'exceptionnel: il est courant de trouver des représentations des
abbés ou des évêques bénissant de la main droite et portant une crosse de la gauche. On trouve d'autres exemples
dans le cloître, comme l'évêque Fructueux de Tarragone, sur la face nord du chapiteau 68. La différence avec Durand
réside dans l'emplacement de l'image, mais aussi dans le choix de ses gestes - lesquels n'étaient pas indispensables: il
y a d'autres abbés et évêques sur les chapiteaux qui ne portent pas ces attributs - et le choix formel de la manière dont
il faut les représenter.
5
l'abbé portant la crosse, symbole de son autorité. L'image peut jouer ici avec une certaine
ambivalence qui ne ferait que renforcer son autorité. Ces combinaisons des gestes correspondent
peut-être à ce que signifie Meyer Schapiro lorsqu'il parle d'"immobilité expressive"27.
L'image reste malgré tout équilibrée: à la main bénissant de ses deux longs doigts de
même taille correspond la partie supérieure de la crosse. Il y a pourtant une rupture de symétrie:
les doigts tendus, formant un angle droit avec ceux qui sont fléchis, correspondent à la volute,
tout en courbes. Avec ce détail, on retrouve une caractéristique de la mentalité médiévale, qui suit
rarement une séquence jusqu'au bout; les ruptures dans le rythme sont fréquentes. Il en va de
même du système symétrique de disposition des chapiteaux. Il est plus régulier en ce qui
concerne les chapiteaux ornementaux, mais présente quelques altérations dans l'emplacement des
chapiteaux historiés.
2- Decus et rythme des associations: les chapiteaux ornementaux
Les chapiteaux ornementaux de la galerie est sont de deux sortes: ceux qui montrent des
motifs végétaux et ceux qui montrent des êtres humains non personnalisés affrontant des oiseaux
fantastiques. Les premiers sont les plus nombreux: six au total, trois dans chaque moitié de la
galerie, symétriques par rapport au pilier central. On retrouve cette symétrie dans l'emplacement
des deux chapiteaux représentant des hommes avec des oiseaux, qui se suivent immédiatement
après le pilier central, de part et d'autre de celui-ci. Au total, ces chapiteaux forment quatre paires,
qui s'emboîtent avec des chapiteaux historiés à intervalles presque constants. Il y a cependant un
neuvième chapiteau ornemental qui ne s'associe pas avec les autres, et qui devient l'élément de
rupture de cet ensemble. On y trouve à nouveau des feuillages, mais aussi des têtes de lion.
Malgré la disposition symétrique de ces chapiteaux ornementaux, les paires qu'ils forment
ne présentent pas les mêmes images. Il n'y a aucune répétition, même en ce qui concerne les
chapiteaux feuillagés. C'est d'ailleurs une caractéristique constante du cloître: chaque galerie
présente une grande diversité de corbeilles à feuillages. Dans la galerie ouest on trouve cinq types
de motifs différents sur six corbeilles; et dans la galerie nord, quatre types de motifs sur quatre
corbeilles. Il faut remarquer, cependant, que ces variations se construisent sur un nombre assez
restreint de motifs de base. Les artistes parviennent à faire varier de petits éléments - par
exemple, la taille des feuilles, le dessin des rinceaux, ou leur disposition sur la corbeille, de façon
à produire une grande diversité tout en conservant une cohérence d'ensemble.
Cette diversité était l'une des composantes de la nature décorative - au sens médiéval de
decus - de ces chapiteaux. D'une part, les différents types de végétation sont une marque
d'universalisme: le cloître, comme le Paradis, est le lieu où toute végétation peut fleurir28. D'autre
26
Barbara Abu-El-Haj a trouvé plusieurs cas de représentation frontale des évêques en train d'accomplir des fonctions
liturgiques, comme c'est le cas de l'évêque de Bourges, dans un manuscrit qu'elle a travaillé, la "Vie de saint Amand"
(Valenciennes, Bibliothèque Municipale 502, fol. 9r), mais aussi d'un évêque conduisant un choeur, sur une plaque
d'ivoire allemande du IXe-Xe siècle (Cambridge, Fitzwilliam Museum, reproduction: Barbara ABU-EL-HAJ,
"Feudal conflicts and the image off power at the monastery of St. Amand d'Elnone", Kritische Berichte 13/1, 1985,
p. 5-30, p. 14) et de saint Bertin dans un manuscrit du début du XIe siècle des Vies des saints Bertin, Folquin, Silvin
et Winnoc (Boulogne, Bibliothèque Municipale 107, fol. 6v). L'image de Durand peut aussi faire partie de cette série.
Sa position frontale renforce et laisse plus évidente aussi son action liturgique.
27
Meyer SCHAPIRO, The sculpture of Moissac. London: Thames and Hudson, 1985, p. 8.
28
On pense particulièrement à une méditation d'un moine bénédictin anonyme, probablement du XIIe siècle, qui
décrit le cloître comme un jardin parfait, moralisé: "Prae caeteris autem paradisus claustri habet quamdam
praerogativam et tutiorem ad Deum vitam (...). Hic lignum vitae obedentiae, lignum vero scientiae boni et mali
praeceptoru sui abbatis curiosa descriptio. Hic etiam sunt fratres spirituales tamquam ligna secus decursus
aquarum plantata, fide virentia, spe florentia, charitate fructificantia. Hic lilium castitatis, hic ola humilitatis, hic
rosa patientiae et virtus temperantiae. Hic emissiones malorum punicorum cum pomorum fructibus, cypri cum
nardo, nardus et crocus cum universis lignis Libani, myrrha et aloes cum omnibus primis unguentis id est
mortificatio carnis et contritio cordis, quae duo in primis necessaria sunt his qui convertuntur ad Dominum (...)":
"Au paradis du cloître on mène une vie plus sûre en présence de Dieu. (...) Là pousse l'arbre de vie, c'est-à-dire
l'obéissance, et l'arbre de la connaissance du bien et du mal, c'est-à-dire les indications attentives de l'abbé. Les frères
6
part, cette diversité rend compte de la richesse de l'abbaye et de l'habileté de ses sculpteurs. Cet
étalage de variétés végétales - ou plutôt, leur composition - a une indéniable fonction
d'exhibition. Cela correspond à une attente, voire à une nécessité, vu l'importance du cloître pour
la vie monastique. Le décor végétal contribue à honorer cet espace comme il le requiert. Et dans
le cas de la galerie est, c'est autour du pilier de Durand que se concentre cette action du végétal.
C'est l'image de Durand qui canalise leur "charge décorative". Les chapiteaux jouent un rôle de
bordure élargie pour l'image de Durand, dans un phénomène comparable à celui de la
juxtaposition des bordures sur des plaques de reliure29.
Outre la fonction honorifique, de "marquage hiérarchique" que ces chapiteaux feuillagés
assurent par rapport à l'image de Durand, ils jouent un rôle rythmique très important. Ils scandent
la distribution des chapiteaux historiés, ponctuant la galerie d'une sorte de respiration végétale.
De plus, on pourrait dire qu'ils stimulent l'association en paires des chapiteaux historiés, même là
où ces associations ne sont pas immédiatement évidentes. En tant que bordure pour l'image de
Durand, ils participent de son pouvoir distributif, contribuant à mettre en avant la structure des
paires symétriques.
Les chapiteaux qui représentent des hommes et des oiseaux sont pourtant le cadre
physiquement le plus proche de Durand. La situation de conflit qu'ils mettent en scène constraste
avec l'immobilité de celui-ci. En même temps cette différence souligne la superiorité du saintabbé: bien identifié sur l'image, il est à l'écart des situations ambigues, des affrontements tels
ceux représentés sur les deux chapiteaux. En outre, si ces chapiteaux sont les plus proches du
pilier central, ils le sont aussi de la porte de la salle capitulaire. Cette proximité spatiale fait
ressortir la dimension du conflit, des rapports de pouvoir mis en scène par ces chapiteaux.
Il y a, en effet, sinon conflit, du moins affrontement entre l'homme et l'oiseau. Le contact
physique entre eux est bien marqué. Le chapiteau 1 montre des têtes humaines cernées par les
griffes de grands oiseaux, représentés en entier. Sur le chapiteau 76 la relation entre l'homme et
l'animal est plus "égalitaire": le premier tient les oiseaux par le cou, tandis qu'ils posent leurs
pattes sur les genoux de l'homme. Il faut rappeler que dans ces deux chapiteaux la symétrie ne se
limite pas à une position spatiale dans la galerie: elle est aussi à l'oeuvre dans la composition des
images, qui se repètent sur les quatre faces du chapiteau. Cette symétrie souligne l'affrontement
des hommes et des animaux – tout en privilégiant la figure humaine, chacune se trouvant
entourée de deux oiseaux.
La différence entre les deux chapiteaux peut cependant attribuer des statuts distincts aux
personnages humains. Sur le chapiteau 1, ces derniers sont clairement dans une position de
dominé, leurs corps ne sont même pas représentés. Sur le chapiteau 76, si l'homme n'est pas le
dominant, du moins il occupe une position plus favorable que celle de l'autre personnage. La
partie du corps de chacun des deux oiseaux qu'il saisit lui fournit une prise plus avantageuse que
celle des oiseaux. Toutefois, toutes les têtes ayant été martelées, on ne peut pas savoir si les
oiseaux ouvraient leurs becs pour essayer de dévorer l'homme, comme dans un chapiteau de la
Porte des Comtes, à Saint Sernin de Toulouse30, ou s'ils avaient été cloués.
spirituels sont là comme des arbres plantés près d'un fleuve: ils reçoivent de la foi leur sève, de l'espérance leurs
fleurs et de la charité leurs fruits. Là fleurissent le lys de la chasteté, les herbes de l'humilité, la rose de la patience et
la vertu de la tempérance. Là mûrissent les pommes, les grenades et toutes sortes de fruit, le cypre avec le nard, le
nard et le safran, tous les arbres à encens, la myrrhe et l'aloès avec les plus exquis parfums, c'est-à-dire la
mortification de la chair et la contrition du coeur qui sont, par dessus tout, nécessaires à ceux qui se convertissent au
Seigneur (...)". Édition: Jean LECLERCQ, "Prédicateurs bénédictins aux XIe et XIIe siècles", Revue Mabillon 33,
1943, p. 48-73, p. 72. Traduction: Id., La vie parfaite. Points de vue sur l'essence de l'état religieux. Turnhout:
Brepols, 1948, p. 167-168.
29
Ainsi dans cet Évangéliaire de l'école de Metz, du milieu du IXe siècle: une première bordure d'acanthe, proche de
l'image, est entourée d'une autre, plus large, avec des motifs végétaux; et d'une troisième, en orfèvrerie, du début du
XIe siècle. BNF Lat. 9388. Reproduit dans: Jean Claude BONNE, "Les ornements de l'histoire (à propos de l'ivoire
carolingien de saint Remi)", op. cit., fig. 2.
30
Reproduit dans: Marcel DURLIAT, Saint Sernin de Toulouse. Toulouse : Eché, 1986, fig. p. 74.
7
La composition du chapiteau 76 est en effet assez ambigue. Le résultat de l'affrontement
ne peut pas encore être connu. Si l'on attribuait une signification symbolique à ces images, elles
montreraient l'homme - ou le moine - en plein combat contre les forces du mal. La proximité de
la salle capitulaire pourrait soutenir cette interprétation, car c'est à cet endroit qu'avait lieu la lutte
quotidienne des moines contre leurs propres fautes, au moyen de la confession. Les pénitences
qu'ils recevaient étaient l'une de leurs armes pour sortir victorieux de ces combats31.
Si l'on établit un parallèle avec le chapiteau de Saint Sernin, on pourrait aussi voir là des
références à l'avaritia. En effet, dans la Porte des Comtes, ce chapiteau en accompagne deux
autres qui comportent des images de Lazare et du banquet du mauvais riche - et un troisième
chapiteau qui fait mention de la luxure. Or, justement, à Moissac, le chapiteau voisin du
chapiteau 76 porte aussi la représentation de la parabole de Lazare et du mauvais riche. Ces deux
chapiteaux de Moissac étaient placés devant la salle capitulaire - le lieu où des donations à
l'abbaye pouvaient être réalisées. On peut alors penser que des images condamnant l'avarice, et
exhortant par conséquent à la largesse, étaient très appropriées à ce cadre.
Les rapports de pouvoir sont donc très importants dans ces images, comme leur
emplacement le montre déjà. Sur le chapiteau 76, ces rapports sont encore plus explicites: chacun
des antagonistes est à la fois dominant et dominé. Plus qu'une ambiguïté, on peut parler d'une
ambivalence à l'oeuvre dans cette image. L'ornementalisation des personnages y est pour quelque
chose: tant les hommes que les oiseaux sont entièrement ornés, soit par les plis des vêtements des
uns, soit par les écailles de la coiffure de l'autre, soit encore par les ailes et le cou, s'il s'agit
d'oiseaux. Mais il est plus intéressant de voir comment ce decus passe d'une figure à l'autre, sans
établir une hiérarchie entre elles. En effet, il crée une unité entre les images, rendant le conflit
encore plus aigu. Ainsi, sur le chapiteau 1, les formes rondes prédominent (la tête, les écailles, les
courbes formées par les queues des oiseaux). Sur l'autre chapiteau, ce sont les formes en V qui
ressortent (les plis du vêtement, l'angle des pattes des oiseaux, l'angle des bras de l'homme).
De toute cette série de chapiteaux ornementaux, le 72 est le seul dissonant, tant par son
iconographie - des têtes de lion et des feuillages – que par l'absence d'équivalent32. Les lions y
sont, plus que dans n'importe quelle autre image du cloître, des motifs ornementaux. Les têtes
sont au nombre de huit: sur chaque volute d'angle et sur le dé central. Sur les angles, leur bouche
est ouverte, et l'on peut voir leurs dents aiguisées; sur les dés centraux, apparaît ce qui semble être
leur langue. Aux angles, les lions mordent le rinceau qui entoure une palmette, comme on peut le
voir fréquemment dans les lettrines des manuscrits, à l'instar des manuscrits produits au
scriptorium de Moissac à la fin du XIe et début du XIIe siècle33. Aux dés centraux, les lions
semblent tenir le feuillage avec leurs pattes.
Ce chapiteau occupe une place significative dans la galerie est: il interrompt la série des
chapiteaux non-historiés parfaitement symétriques par rapport au pilier central. La première
fonction de ce chapiteau est donc d'agir comme un élément perturbateur, assurant en même temps
la solidité de la séquence (les séquences, au Moyen Âge, n'étaient pas tenues d'être parfaites).
L'action des lions interrompt aussi les feuillages: ils mangent les rinceaux et se placent au milieu
des bordures-feuillages.
31
Un passage de la vie de saint Dominique dans la Légende Dorée illustre bien cette fonction de la salle capitulaire,
lorsque, dans une vision, amené par le saint, le diable refuse d'y entrer: "Je n'y entreray ja, car ce lieu m'est
malediction et est un enfer a moy, car je pers tout ycy quanque je gagne es autres lieux, car, quant j'ay fait pecher
aucuns freres par aucune negligence, il se purge tantost de celle negligence en ce lieu et s'acuse devant tous les freres,
car ilz sont cy admonnestez, cy confessez et accusez, batuz et absoux, car je pers tout ycy ce dont je me esjouyssoye
avoir gagné ailleurs." Jacques de VORAGINE, La Légende Dorée. Édition: Jean Batallier. Paris: H. Champion,
1997, p. 707.
32
C'est aussi le chapiteau le mieux conservé du cloître, car il est demeuré protégé par un contrefort jusqu'en 1830.
Adrien LAGRÈZE-FOSSAT, Études historiques sur Moissac. Paris: J. B. Dumoulin, 1870-1874, t. 3, p. 315.
33
Par exemple, de la fin du XIe siècle: BNF Lat. 1983, fol. 2v, 3r, 66r; BNF Lat. 1984, fol. 2r, 68r, 125v, 185v; BNF
Lat. 2350, fol. 3v; BNF Lat. 2838, fol. 32r; BNF Lat. 4808, fol. 89r; BNF Lat. 5056, fol. 1v, 10r, 42v; BNF Lat.
5058, fol. 104r. Et du début du XIIe siècle: BNF Lat. 52, fol. 1r, 27r, 63v; BNF Lat. 2251, fol. 2v.
8
Ce chapiteau, qui ne fait partie ni de la série de chapiteaux feuillagés ni des paires
symétriques de la galerie est, peut cependant renvoyer à un autre chapiteau isolé de la galerie est:
celui d'Adam et Ève, comme nous le verrons plus loin. Car les feuillages et les lions peuvent
également être des évocations du Paradis. La symétrie, l'ornementation de ce chapiteau, seraient
un rappel de la perfection de la Création.
3- Les associations par paires: les chapiteaux historiés
Des 11 chapiteaux historiés dont dispose la galerie est, 10 sont regroupés par paires, selon
leur localisation, leur thématique ou la composition de leurs images. Il s'agit de six épisodes tirés
du Nouveau Testament et ayant un rapport direct avec le Christ: la Parabole de Lazare et du
mauvais riche (2), les Noces de Cana (75), le Lavement des pieds (4), l'Adoration des mages et le
Massacre des Innocents (qui partagent le même chapiteau 73), et l'Annonciation et la Visitation
(76); d'un épisode de l'Ancien Testament, Samson chevauchant le lion (10); et de quatre scènes
de martyre: celui de saint Laurent (5), de saint Sernin (70), des trois saints espagnols, Fructueux,
Euloge et Augure (68), et de Pierre et Paul (9). Le nombre des chapiteaux historiés de cette
galerie étant impair, il en reste un, qui n'est pas sans relation avec les autres: c'est celui qui
représente Adam et Ève (7).
La première paire est notable en raison d'une coïncidence iconographique très précise: les
deux chapiteaux présentent une image de banquet, qui marque le début de chaque histoire. Cette
construction en parallèle attire l'attention sur le caractère antagonique des deux épisodes: sur le
chapiteau 2, le banquet donne à voir l'avarice du riche, qui se refuse à donner de quoi manger au
pauvre Lazare34. Sur le chapiteau 75, le banquet exhibe la générosité du Christ, multipliant le
vin35. Dans les deux cas, il y a donc une préoccupation plus ou moins explicite relative au don: le
refus de donner, avec ses conséquences funestes, est mis en regard de son extrême opposé, le don
comme fruit d'un miracle. Encore une fois, la proximité de la salle capitulaire et du pilier de
Durand met en relief cette fonction des images, qui est de stimuler les donations et de légitimer
les dons à l'abbaye. Le donateur se rapproche ainsi du Christ, tout en s'éloignant du mauvais
riche.
La disposition des images dans les deux chapiteaux est elle aussi comparable. Dans les
deux cas, l'image du banquet est placée sur la face nord. L'image la plus importante de chaque
chapiteau - la destinée des âmes de Lazare et du riche et le miracle réalisé par le Christ - est
toujours placée sur la face opposée à celle du banquet, sur la face sud. Quant aux deux autres
faces, elles sont utilisées de manière particulière dans chaque chapiteau, tout en ayant en commun
un caractère de transition. Sur le chapiteau 2, les images sur ces deux faces se correspondent tant
quant celles sur les faces nord et sud, conférant une forme de chiasme à l'agencement de ce
chapiteau. Il s'agit du trépas des deux personnages, l'âme de Lazare étant recueillie par un ange
(face ouest) et celle du riche, par un diable (face est). Sur le chapiteau des Noces, cette relation
est absente, la face est fait apparaître un bâtiment – pobablement la ville de Cana, faisant presque
face à la porte de la salle capitulaire – et la face ouest montre un serviteur versant le contenu d'un
vase dans une coupe, devant Marie et un disciple du Christ.
La symétrie est donc plus marquée dans le chapiteau de la Parabole, renforçant le
parallélisme négatif entre les deux personnages. On trouve également une symétrie en chiasme
entre les deux images principales de ce chapiteau. La table du banquet n'occupe pas la totalité de
la face nord, comme c'est le cas du chapiteau des Noces. Elle s'arrête sur l'axe central de l'image,
où se trouve le riche. Une part plus réduite de l'image, du côté droit, est reservée à Lazare, couché
aux pieds du porche de la maison du riche. En revanche, sur l'image de la face opposée, c'est
Lazare qui obtient le plus de place: il y apparaît au Sein d'Abraham, sur l'axe central. La
34
Lc 16, 19-31.
Jn 2, 1-11.
35
9
représentation du Paradis se developpe aussi sur la partie gauche, où se tient un ange. Et c'est au
riche, maintenant, d'être placé au coin de l'image, sur le côté droit, dans les bras d'un diable et au
milieu des flammes. L'image utilise donc toutes ses ressources pour rendre explicite cette
inversion qui avait fait la joie des commentateurs de ce passage de Luc – lequel jongle déjà avec
les termes de cette inversion: "Fili, recordare quia recepisti bona tua in vita tua, et Lazarus
similiter mala; nunc autem hic consolatur, tu vero cruciaris"36.
Dans le cas du chapiteau 2, l'utilisation d'une symétrie en chiasme, d'un parallèle entre des
éléments antagoniques ne conditionne plus la construction et l'emplacement des images. La
préoccupation principale concerne la mise en scène du miracle. Cette concentration se reflète
aussi dans la composition des deux images principales: l'axe central y assume un rôle encore plus
significatif que sur le chapiteau de la Parabole. Il est, en effet, le lieu le plus "vide" des deux
images, et cela est très significatif. Sur la face nord, même si la table traverse toute l'image, et si
le nombre de commensaux est impair - cinq -, l'axe central est vide. Il y a, au centre de l'image,
un intervalle entre les deux personnages, qui ne se touchent pas. Cet éloignement est remarquable
puisque tous les autres personnages se touchent, s'emboîtant presque les uns dans les autres.
D'autre part, le Christ n'est pas représenté. On aurait pu s'attendre à le trouver à cet endroit,
comme sur le tympan de Charlieu37 et sur une fresque de Brinay38, mais ce n'est pas le cas. On
peut cependant penser que ce vide est le lieu réservé au Christ, et qu'il y est représenté,
finalement, par son absence.
Le Christ est cependant présent sur l'image de la face sud. Mais il ne se tient pas sur l'axe.
C'est l'objet du miracle qui s'y trouve, les trois vases d'eau, posés sur une petite table. Le Christ se
place sur le côté droit de l'image et il tient sa main droite au-dessus des vases, portant de l'autre
un livre fermé. Derrière lui se tient Marie, identifiée par une inscription en haut de l'image. De
l'autre côté de la scène, un disciple tient un livre ouvert au-dessus de la main du Christ - donc,
toujours sur l'axe central. Et cet axe central se termine par des feuillages en forme de volutes
placées sur le modillon, qui en font le modillon le plus orné de tous les chapiteaux historiés. Audessus ces volutes, viennent s'étaler des rinceaux, dont on voit cinq bouts, donnant l'impression
d'un éclatement. Deux autres disciples, placés en arrière, regardent la scène. Une inscription au
milieu de celle-ci dit: "[IMPLETE] A[QVA] IDRINAS"39. L'axe central est donc vide de figure
humaine, et vide du Christ. Mais il est fondamental pour l'action qui se déroule ici, car c'est l'axe
du miracle qu'accomplit la main du Christ placée au-dessus les vases, miracle attesté et souligné
par le livre placé au-dessus la main du Christ40. Le miracle est raconté, réaffirmé et décoré par
36
"Mon enfant, souviens-toi que tu as reçu tes biens pendant ta vie, et Lazare pareillement ses maux; maintenant il est
consolé, et toi, tu es tourmenté". Lc 16, 25. On peut citer, par exemple, Jérôme, dans une lettre à Pammachium:
"Lazarus recepit mala in vita sua, et dives ille purpuratus, crassus et nitidus, fruitus est carnis bonis dum adviveret:
sed diversa post mortem tenent loca: miseriae deliciis et deliciae miseriis communtantur": "Lazare a reçu les maux
pendant sa vie, et ce riche la pourpre. Gros et resplendissant, il a joui de la bonne chair pendant qu'il vivait. Mais ils
auront des lieux différents après la mort: la misère est changée en délice et la délice en misère". HIERONYMUS,
Epistolae, epistola 48, 21 (PL 22, col. 510-511). Ou encore Ambroise, pour qui Lazare est "pauper in saeculo, sed
deo diues". AMBROSIUS, Expositio Evangelium secundum Lucam, 8, 13 (SC 52, p. 106): "pauvre dans le monde,
mais riche devant Dieu".
37
Reproduit dans: Jochen ZINK, "Moissac, Beaulieu, Charlieu - zur ikonologischen Kohärenz romanischer
Skulpturenprogramme im Südwesten Frankreichs und in Burgund", Aachener Kunstblätter 56-57, 1988-1989, p. 73182, fig. 104; 106.
38
Reproduit dans: Otto DEMUS, La peinture murale romane. Paris: Flammarion, 1970, fig. 123. Sur un chapiteau de
Santa Maria de Estany, le Christ est lui aussi attablé, mais il est placé sur l'une des extrémités. C'est l'architriclinius,
couronné, qui est placé sur l'axe central. Reproduit dans: Antoni PLADEVALL et Jordi VIGUÉ, El monestir
romànic de Santa Maria de l'Estany. Barcelona: Artestudi, 1978, fig. p. 372.
39
Idrinas pour hydrias, les urnes. Ernest RUPIN, L'abbaye et les cloîtres de Moissac. Op. cit., p. 266.
40
Le livre peut représenter la parole et la volonté divines, en même temps qu'il est un témoignage du miracle luimême, réalisé tel qu'il était prévu et écrit dans l'Évangile. Pour Ernest Rupin, ce livre est là "comme si le fait
miraculeux qui vient de se passer y était écrit" (Ernest RUPIN, L'abbaye et les cloîtres de Moissac. Op. cit., p. 266).
L'auteur semble en effet douter quelque peu de cette présence, comme si, pour lui, il y avait quelque chose
10
l'inscription transcrivant l'ordre du Christ. Le miracle est enfin glorifié et honoré par le decus
végétal ascendant placé sur le modillon, qui montre la puissance de l'acte accompli.
Sur le chapiteau 2, l'axe central joue aussi un rôle important sur les images des face sud et
nord. Mais leur rapport y est distinct, il est de l'ordre de l'antagonisme. Sur la face nord, il est
ocuppé par le riche, et sur la face sud, par Lazare. Le premier s'assoit sur une table, le second au
sein d'Abraham: le caractère transitoire de la richesse matérielle est opposé au caractère éternel de
l'accueil céleste. L'axe central participe donc de l'inversion mise en scène par ce chapiteau pour
montrer la destinée des deux personnages.
Ces deux chapiteaux établissent un dialogue qui va au-delà du choix des thèmes
représentés, et qui se donne aussi au niveau de la syntaxe des images41 et de la composition des
chapiteaux. Ce n'est plus vraiment le cas du prochain couple, formé par le chapiteau du Lavement
des pieds (4) et celui de l'Adoration des mages et du Massacre des Innocents (73). La première
différence, qui apparaît immédiatement, est le fait que le premier chapiteau ne représente qu'un
passage et que l'autre est divisé en deux épisodes distincts. En outre, sur le chapiteau 4 les images
sont organisées de façon plus ou moins linéaire, elles peuvent être regardées en faisant le tour du
chapiteau. Leur relation est donc plutôt d'ordre thématique, car ils montrent des épisodes de la vie
du Christ. De plus, ils s'occupent d'une même problématique: les rapports avec le pouvoir, les
rapports de pouvoir.
Il est clair que ces questions de pouvoir ne sont pas posées au Moyen Âge dans de tels
termes. Les termes "haut" et "bas" sont les plus employés par les commentateurs médiévaux - ce
qui se comprend aisément à partir de la topographie symbolique du christianisme, avec son
opposition entre terre et ciel. La source de pouvoir, la divinité, est en haut, et c'est ce "lieu" que
ceux qui sont en bas aspirent à gagner, pour partager sa gloire. Selon les mots de Paul, repris par
Léon I dans quelques-uns de ses sermons de l'Épiphanie: "Quae sursum sunt sapite, non quae
super terram"42. Mais, pour y parvenir, il faut reconnaître et assumer la position d'en bas, faire
preuve d'humilité. Tout essai d'atteindre une position haute, d'exercer un pouvoir, sans
reconnaître ou sans obéir aux règles édictées par le haut/divin, sans passer par l'humilité, est
considéré comme de l'orgueil - principal vice pour le christianisme et en particulier pour les
moines bénédictins43. C'est donc cette opposition entre l'humilité et l'orgueil qui va caractériser
une grande partie des rapports de pouvoir. En d'autres termes, c'est l'opposition entre deux
situations: la soumission et le refus de la soumission. Une expression très claire est donnée par la
différence d'attitude entre les rois mages et Hérode: les premiers vont adorer le Christ-enfant,
tandis qu'Hérode veut le tuer, se sentant menacé dans son pouvoir. Ainsi, tout mouvement du
haut vers le bas est valorisé, car il dénote de l'humilité. Le meilleur exemple en est donné par le
Christ lui-même, qui s'est rebaissé en s'incarnant, et se rebaisse de nouveau en lavant les pieds
des apôtres. Par contre, le mouvement du bas vers le haut dépend de toute une série de règles, et il
ne sera complètement accompli qu'à la fin des temps, quand les élus auront accès au Paradis
céleste. Quant au pouvoir terrestre, il ne peut prétendre à la même majesté que le pouvoir céleste.
Le chapiteau du Lavement des pieds, qui met en scène cet éloge de l'humilité, fait aussi
référence à une cérémonie que les moines reproduisaient regulièrement entre eux ainsi qu'avec les
pauvres. Ce rituel se trouve déjà dans la Règle bénédictine, qui précise qui doit laver les pieds
(ceux qui commençaient et ceux qui finissaient leur semaine de travail dans la cuisine), et quand
d'anachronique. Il ne semble donc guère prendre en considération la possibilité qu'ont les images de jouer avec
d'autres images. La "source" de l'image peut parfaitement être incorporée dans l'image.
41
À propos du concept de synatxe, nous renvoyons à Jean-Claude BONNE, L'art roman de face et de profil. Le
tympan de Conques. Paris: Le Sycomore, 1984, p. 18.
42
Col 3, 2: "Songez aux choses d'en-haut, non à celles de la terre". LEO I , Sermones, sermo 31, 3; 33, 5. In
Epiphaniae solemnitate (SC 22 bis, p. 216; 236).
43
La Règle bénédictine consacrait son plus long chapitre à l'humilité, examinant cette vertu sous tous ses "degrés".
Benedicti Regula monachorum, 7 (SC 181, p. 472-491).
11
(chaque samedi)44. Cela, en plus du Jeudi Saint, comme le spécifiera le Liber Tramitis45. Plus
tard, Pierre le Vénérable demandera une diminution de la fréquence des lavements des pieds,
faute de quoi les moines ne s'adonneraient plus à l'Office divin46. Ainsi, les moines réactualisaient
fréquemment une expérience vécue par les apôtres et par le Christ, soulignant leur identification
avec la vie chrétienne des origines. Cette relation de miroir entre le Lavement des pieds et le
rituel monastique est renforcée par l'inscription gravée sur la face ouest. Au lieu de "Lavement
des pieds", c'est le nom de la cérémonie, "Mandatum", qui est retenu47. En outre, la localisation
de ce chapiteau, proche de la salle capitulaire, nous rappelle que le rituel du Mandatum y pouvait
avoir lieu48. Pour Pierre Sirgant, la cérémonie du Mandatum se déroulait même devant ce
chapiteau. Il ne soutient cependant pas cette affirmation, ni n'explique pourquoi l'image du Christ
lavant les pieds de Pierre est alors tournée vers l'intérieur de la colonnade49. De toute façon, il y a
un lien entre ce chapiteau et la salle capitulaire, et si le Mandatum avait lieu à cet endroit, les
moines, y entrant ou le quittant, devaient passer devant le prototype de leur rituel sculpté dans la
pierre, et pouvaient, à tour de rôle, se voir reflétés dans l'action du Christ, dans son humilité.
Les concepteurs du cloître ont attaché davantage encore cette image à la communauté par
l'inclusion de Paul (identifié par une inscription) dans la cérémonie, alors qu'il n'était pas encore
converti à ce moment. Il y a ainsi une mise en parallèle avec le collège apostolique sculpté sur les
piliers, auquel Paul participe également. N'oublions pas, enfin, que les deux apôtres étaient les
patrons de Cluny, et que c'était donc à eux qu'une grande partie des donations était faite.
Même si l'insistance sur l'humilité est présente sur le chapiteau 73, la position du Christ
subit un changement: de sujet de l'humiliation il devient, en quelque sorte, son objet. En effet,
c'est aux rois mages de se rabaisser et d'adorer celui qui apparemment n'était qu'un enfant. Cette
humilation n'est pourtant nullement "scandaleuse", comme l'observe Jean Chrysostome, car
l'Enfant est le Seigneur50. Les rois mages reconnaissent donc le pouvoir et la dignité du Christ - et
ce à l'opposé d'Hérode. La juxtaposition de ces quatre rois, rendue possible par le chapiteau,
souligne cette différence. Voilà qui peut contribuer à expliquer l'association de ces deux images,
l'Adoration des mages et le Massacre des Innocents, sur le même chapiteau, ce qui n'était pas
fréquente dans la tradition iconographique. Ces deux épisodes sont d'ailleurs très proches
chronologiquement51, et il y a même une relation de causalité entre eux: l'ordre du massacre
résulte de la naissance du Christ. On pourrait explorer plus avant cette proximité, et voir dans les
44
Benedicti Regula monachorum, 35, 7; 9 (SC 182, p. 566-567).
Liber Tramitis aevi Odilonis abbatis, 1, 55. 7 (CCM 10, p. 77-78).
46
PETRUS VENERABILIS, Epistolae, epistola 28, ad dominum Bernardum. Édition: Giles Constable. Cambridge,
Mass: Harvard University Press, 1967, v. 1, p. 71-73.
47
Tiré d'une des phrases prononcées par le Christ à ce moment-là, et qui servait d'antienne pour le rituel du Jeudi
Saint "Mandatum novum do vobis, ut diligatis invicem; sicut dilexi vos, ut et vos diligatis invicem". Jn 13, 34: "Je
vous donne un commandement nouveau: vous aimer les uns les autres; comme je vous ai aimés; aimez-vous les uns
les autres".
48
Paul MEYVAERT, "The medieval monastic claustrum", Gesta 12, 1973, p. 53-59, 55; Susan E. von Daum
THOLL, "Life according to the Rule: a monastic modification of Mandatum imagery in the Peterborough Psalter",
Gesta 33/2, 1994, p. 151-158, p. 153. Le Liber Tramitis ne désigne pas le lieu où se passe le mandatum, mais il
insinue qu'il s'agit de la salle capitulaire, par la recommandation faite aux serviteurs d'être lavés en dehors de cette
salle: "Primum autem cum ad mandatum conuenerint, aebdomadarii qui extituri sunt de coquina sequenti dominica
pedes omnibus lauent. Postea domnus abbas, si praesens fuerit, ex una parte, prior ex altera lauent pedes, tergant et
osculentur. Quod cum fuerit impletum, ueniat domnus abbas in locum suum et duo fratres lauent illi pedes,
seruitores autem foras capitulum lauent". Liber Tramitis aevi Odilonis abbatis, 1, 55. 7 (CCM 10, p. 77). Par contre,
les Decreta Lanfranci, du XIe siècle, qui décrivent la cérémonie plus longuement, précisent qu'elle se déroule et à
l'intérieur et à l'extérieur de la salle capitulaire. Decreta Lanfranci. Édition et traduction: David Knowles. The
monastic Constitutions of Lanfranc. London: Thomas Nelson, 1951, p. 35.
49
Pierre SIRGANT, Moissac, Bible ouverte. Montauban: Color Press, 1996, p. 235.
50
JOANNES CHRYSOSTOMUS, Homiliae in Matthaeum, homilia 8, 1 (PG 57, col. 83): "eos non ut hominem purum,
sed ut Deum et beneficum ipsum adiisse. Quapropter nullo eorum quae extrinsecus videbantur offensi sunt, sed
adorarunt et dona obtulerunt" : "Ils viennent non seulement voir un homme, mais un Dieu, leur bienfaiteur. Voilà
pourquoi, ne se scandalisant pas de ce qu'ils voient, ils se prosternent devant l'enfant et lui offrent des présents".
51
Mt 2, 1-11; 2, 16-18. Ils ne sont séparés que par le récit de la fuite en Egypte.
45
12
enfants massacrés la préfiguration même du Christ - notamment du Christ de la Passion52. Ou
encore, celle de son humilité, comme l'explique Bède, car ces enfants seraient à l'image des
humbles, de ceux qui se sont fait petits pour le Christ, de ceux qui se sont rebaissés comme lui53.
Si ce chapiteau se distingue par le "jumelage" de deux scènes de l'enfance du Christ, il ne
se distingue pas de son pendant en ce qui concerne la relation avec la salle capitulaire. Encore une
fois, ce rapprochement en dit long sur les fonctions remplies par ces images. Outre l'éloge de
l'humilité, ces images font référence à la soumission au pouvoir divin - chose essentielle pour
l'accomplissement de l'une des pratiques se déroulant dans cette salle: la distribution des coulpes.
Les moines pouvaient en effet se voir figurés par les mages, soumis au Christ et - selon saint
Augustin54 - désireux de racheter leurs péchés. L'abbé qui appliquait les pénitences se verrait
ainsi investi de l'autorité venue du Christ bénissant, assis sur la Vierge-trône de sagesse. En outre,
le Christ porte un livre, ce qui est sans doute l'un de ses attributs courants dans le cloître, mais
cela peut ici être encore interprété comme une figuration de la Règle, ou même du liber capituli.
La salle capitulaire était aussi l'un des lieux du cloître les plus liés au monde extérieur.
C'était l'un de ceux où pouvaient être faites les donations de biens au monastère, comme nous
l'avons mentionné ci-dessus. Dans ce sens, la présence des rois mages, offrant de façon si
ostensible leurs cadeaux au Christ, ne pouvait qu'inciter aux donations - dont les cadeaux des
mages seraient la préfiguration55. On peut alors voir dans les rois mages un reflet des
représentants du pouvoir laïque. Leur position d'infériorité face au pouvoir divin et à ses
représentants sur la terre serait ainsi manifestée. Leur contraire résiderait dans la figure d'un autre
seigneur, Hérode, rapproché, quant à lui, du diable56.
Jusqu'à cette dernière paire, l'association binaire des chapiteaux par rapport au pilier de
Durand est symétriquement parfaite, alternant des chapiteaux historiés et ornementaux. À partir
du cinquième chapiteau de chaque côté, cet ordre est quelque peu bouleversé. Celui qui est situé à
gauche du pilier de Durand est un chapiteau historié, qui expose le martyre de saint Laurent (5),
tandis que celui de droite est un chapiteau ornemental, avec des feuillages et des têtes de lion
(72). Le prochain chapiteau historié de ce côté-là est celui du martyre de saint Sernin (70). Il
s'agit d'un chapiteau posé sur une colonne simple, comme celui de saint Laurent. Cette nouvelle
paire réunit donc le cinquième chapiteau d'un côté de la galerie et le septième chapiteau de l'autre
côté.
À cette disymétrie dans la répartition de ces chapiteaux s'ajoute une vive dissonance dans
la disposition et la composition de leurs images. Sur le chapiteau de saint Laurent l'accent est mis
sur la scène du martyre, qui occupe presque trois faces. C'est aussi la dernière scène,
chronologiquement parlant. Par contre, sur le chapiteau de saint Sernin, s'annonce la destinée du
saint après son trépas, grâce à la représentation de son âme à l'intérieur d'une mandorle. Ces
52
Cette préfiguration est déjà implicite, par exemple, chez Léon I (LEO I, Sermones, In Epiphaniae solemnitate,
sermo 18, 4. Traduction: R. Dolle, SC 22 bis, p. 282-283: "ut in Bethleem, ubi Christus natus est, geniti, per
communionem aetatis consortes fierent passionis": "nés à Bethléem comme le Christ, ils lui ont été ainsi associés et
par l'âge et par la passion"); ou chez Bède (BEDA VENERABILIS, In Matthaei Evangelium expositio, 1, 2. PL 92,
col. 14: "Interfectio parvulorum occisionem significat martyrum Christi").
53
BEDA VENERABILIS, Homiliae, homilia 9. In die festo Innocentium (PL 94, col. 50): "Quod enim parvuli occisi
sunt, significat per humilitatis meritum ad martyrii perveniendum gloriam, et quia nisi conversus fuerit quis, et
effectus ut parvulus, non possit animam dare pro Christo": "Le fait que quelques enfants furent tués signifie qu'on
doit arriver à la gloire du martyre par la grâce de l'humilité, et que si quelqu'un ne s'est pas converti et n'est pas
devenu comme un enfant, il ne peut pas donner sa vie pour le Christ".
54
AUGUSTINUS, Sermones, sermo 203, 2. In Epiphania Domini (PL 38, col. 1036).
55
On peut comparer le cas de Moissac avec la fenêtre de la salle capitulaire du cloître de Saint Aubin d’Angers, qui
présente elle aussi le Massacre des Innocents et l’Adoration des mages. Voir, à ce propos: Éric PALAZZO,
"L’iconographie du cloître de Saint Aubin d’Angers", in: Der mittelaterliche Kreuzgang: Bautyp, Funktion und
Ausstattung. Internationales Symposium, Tübingen, 11-13 juin 1999 (Annales sous presse).
56
Comme l’affirme, par exemple, Léon I: "Herodes quoque in diabolo fremit (...)": "Hérode également, dans la
personne du diable, tremble (...)". LEO I, Sermones, sermo 35, 2 In Epiphaniae solemnitate (Traduction R. Dolle. SC
22 bis, p. 256-257).
13
différences n'empêchent cependant pas l'association des deux chapiteaux: elles montrent la
flexibilité des associations binaires dans cette galerie. Il existe d'ailleurs un indéniable lien d'ordre
thématique entre ces chapiteaux. Il s'agit tout d'abord de deux seuls martyrs individuels
représentés dans cette galerie. Ce sont par ailleurs des saints contemporains: l'un et l'autre ont été
martyrisés au IIIe siècle. Mais alors que Laurent est un saint de l'Église universelle, ayant été
diacre de l'église de Rome, Sernin, qui fut le premier évêque de Toulouse, connait un culte plutôt
régional. Originaire d'Espagne, d'après la Passio Polochronii57, Laurent y était l'objet d'un culte
assez répandu. Peut-être est-ce l'un des motifs de la représentation de son martyre à cet endroit, si
l'on songe à la relation de Moissac avec le nord de la Péninsule58.
En ce qui concerne l'organisation du chapiteau, celui de Laurent s'éloigne davantage du
"pattern" des chapiteaux de martyre, car ceux des trois saints espagnols et de Pierre et Paul
présentent un arrangement similaire à celui de saint Sernin. Ce n'est pas la seule particularité de
ce chapiteau. L'acte qui est à l'origine de son martyre, et qui l'accompagne d'ordinaire dans les
représentations iconographiques - sa Charité - semble ici absent. Mais sur la face ouest un
personnage non-identifié exhibe un petit objet rond dans sa main. Il pourrait s'agir d'une monnaie,
référence à la distribution du trésor de l'Église aux pauvres par son gardien, Laurent. La proximité
de la salle capitulaire peut, là encore, soutenir cette hypothèse: la largesse de saint Laurent
pourrait être un reflet ou une incitation aux donations destinées au monastère et indirectement aux
pauvres, objet de la charité de la communauté.
Sur le chapiteau de saint Sernin, les causes de son martyre - son refus d'adorer les idoles
païens et le silence qu'il leur imposa59 - ne sont pas non plus représentées explicitement. Seul le
geste du saint (sur la face sud), la paume de la main tournée vers l'extérieur, devant sa poitrine,
pourrait évoquer ce refus. Par contre, puisque des soldats l'entourent, il pourrait également s'agir
de son arrestation, sous les ordres du proconsul de Toulouse, représenté sur la face est. Quant à
son martyre, il est figuré sur la face nord: attaché par les pieds à un taureau, il est jetté par la foule
du haut des escaliers du Capitole (représentée sur la face est). Et sur la face ouest se trouve
l'image absente du chapiteau de Laurent: l'apothéose du saint, représenté nu à l'intérieur d'une
mandorle surmontée de la main divine.
La présence d'un chapiteau dédié à saint Sernin dans cette galerie ne saurait surprendre, vu
les rapports de l'abbaye avec la ville de Toulouse. Toutefois, sa localisation dans cette même
galerie et le peu d'ornementation conféré au saint donnent également des indices sur l'état de ces
rapports. Le saint est, en effet, assez éloigné du chapiteau de Pierre et Paul, alors que son
hagiographie, dès le IVe siècle, insistait pour faire de lui, sinon l'un des apôtres, du moins l'un de
leurs disciples directs, envoyé pour évangéliser la Gaule60. C'est le saint de la communauté,
Durand, qui est promu à cette place par les concepteurs du cloître, faisant partie du du collège
apostolique sculpté sur les piliers. Si l'on compare entre elles les représentations de ces deux
évêques de Toulouse, on observe que Durand a été l'objet d'un plus grand soin ornemental,
57
Passio Polochronii, 27. Édition: Hippolyte DELEHAYE, "Recherches sur le légendier romain. La passion de saint
Polycronius", Analecta Bollandiana 51, 1933, p. 34-98, p. 91.
58
L’armarius de l’abbaye – et l’un des probables concepteurs du cloître -, le moine Gerardus, fut envoyé en Espagne
et est devenu archevêque de Braga. À son propos, voir: BERNARD DE COIMBRA, Vita beati Geraldi, 1. Lisboa:
Academicis, 1856, Scriptores I, p. 53-59.
59
Passio antiqua, 2-4. Édition: T. RUINART, Acta primorum martyrum sincera et selecta. Paris: F. Muguet, 1689, p.
110-111.
60
La première mention est de Césaire d'Arles, qui affirme que quatre disciples des apôtres furent envoyés évangéliser
la Gaule (CESARIUS ARELATENSIS, Libellus de mysterio sanctae Trinitatis, 17. Édition: G. Morin. Sancti Cesarii.
Opera omnia. Maredsous: Desclée de Brouwer, 1942, t. 2, p. 179). Cela est confirmé une cinquantaine d'années plus
tard par Grégoire de Tours (GREGORIUS TURONENSIS, Liber in gloria martyrum, 47. PL 71, col. 749). Vers 900,
à Auch-Eauze, sont composés les Gesta Saturnini, qui affirment encore plus explicitement l'apostolicité de saint
Sernin, remplaçant tous les disciples non nommés dans les Évangiles par saint Sernin. Voir, à ce props : AnneVéronique GILLES, "L'évolution de l'hagiographie de saint Saturnin de Toulouse et son influence sur la liturgie",
Cahiers de Fanjeaux 17, 1982, p. 359-379 ; Id., "Origine et diffusion du culte de saint Sernin de Toulouse", p. 47-77,
in: Saint Sernin de Toulouse. IXe centenaire. Toulouse: Association du Neuvième Centenaire, 1996.
14
honorifique. L'habit de saint Sernin n'est pas orné de motifs imitant des pierres précieuses,
comme celui de Durand; sa mandorle ne possède pas non plus de tels ornements, comme celle
des trois saints espagnols.
Toutes ces contradictions peuvent constituer des symptômes de la rivalité entre les moines
de Moissac et les chanoines de Saint Sernin de Toulouse, après la tentative manquée de
l'annexation de cette église à Moissac. Les concepteurs du cloître ne pouvaient pas se passer du
saint local le plus célèbre. L'afflux de pèlerins à Saint Sernin et l'enrichissement de son trésor
témoignent de sa popularité. Montrer que les moines, eux aussi, "avaient" saint Sernin pouvait
encore valoir comme un défi aux chanoines. Ce qui n'allait pas sans une prise de position de la
part des moines de Moissac, qui ôtaient quelque chose à la dignité de saint Sernin par son
éloignement des apôtres martyrisés, son peu d'ornamentalité, l'absence d'anges portant sa
mandorle. Tout cela ne faisait qu'augmenter le contraste entre le saint, premier évêque de
Toulouse, et son successeur moissagais, Durand, dont l'image a été traitée avec tous les honneurs
possibles et promue au rang de celle des apôtres.
La quatrième paire de chapiteaux historiés montre de nouveaux martyres; ce sont cette
fois des martyres "collectifs": ceux de l'évêque de Tarragone du IIIe siècle, Fructueux, et de ses
deux diacres, Augure et Euloge (68), et ceux de Pierre et Paul (961). Comme pour la paire
précédente, il s'agit de chapiteaux posés sur des colonnes simples. Une inversion se dessine ainsi
à partir du dernier quart des chapiteaux de cette galerie. Sur les cinq ou les quatre premiers
chapiteaux de chaque côté à partir du pilier de Durand, les scènes historiées sont placées sur des
chapiteaux doubles, et les images non-historiées, sur des chapiteaux simples. À partir de la
rupture que représente, d'un côté, le chapiteau d'Adam et Ève et, de l'autre, l'existence d'un
chapiteau non-historié supplémentaire, la distribution des colonnes s'inverse. On retrouvera des
colonnes doubles avec les deux derniers chapiteaux historiés de la galerie, ceux qui sont adossés
aux piliers d'angle. Notons qu'en dépit des apparences, la surface occupée n'implique pas une
hiérarchisation. Les chapiteaux doubles ne sont pas plus "importants" que les chapiteaux simples,
comme l'atteste l'ensemble de la galerie est, et plus particulièrement le chapiteau du martyre de
Pierre et Paul. Seul chapiteau du cloître à avoir un reliquaire, son prestige ne saurait méconnu.
Les sculpteurs n'ont pas eu de difficultés pour aménager des images très peuplées sur la petite
surface des chapiteaux simples.
Outre le support, ces deux chapiteaux possèdent en commun la localisation d'une part de
leurs images: la présentation du commanditaire des martyres (Néron, dans le cas des deux
apôtres62, et le gouverneur de Tarragone, Émilien) est toujours située sur la face est et l'apothéose
des saints martyrs, sur la face ouest. La seule différence concerne le nombre, par conséquent la
localisation des images de martyre: sur le chapiteau de Pierre et Paul elles sont deux, une pour
chaque saint, et occupent les faces sud et nord. Sur le chapiteau des trois saints il n'y a qu'une
seule image de martyre, qui se trouve sur la face sud. Mais la logique - ou les logiques internes de
chaque chapiteau sont bien spécifiques. Le chapiteau 9 est l'objet d'une organisation proche de
celle du chapiteau de la Parabole de Lazare, en chiasme. On y retrouve deux types de relation
61
Même si les deux apôtres n'ont pas été martyrisés ensemble, comme les trois saints espagnols, leurs passions sont
réputées avoir eu lieu le même jour, le 29 juin, à un an d’écart, comme le précisent, entre autres, Augustin et
Prudence. AUGUSTINUS, Sermones de sanctis, sermo 295, 7 (PL 38, col. 1352); PSEUDO-AUGUSTINUS,
Sermones de sanctis, sermo 205, 4 (PL 39, col. 2126); PRUDENTIUS, Peristephanon, 12, lin. 5. Passio apostolorum
Petri et Pauli (Traduction: M. Lavarenne. Op. cit., p. 178). Toutefois, la tradition ultérieure leur attribue le même
jour de la même année. Voir, par exemple, Jacques de VORAGINE, La Légende dorée, 84. Op. cit., p. 579.
62
D’après les Actes apocryphes de la passion de Pierre, ce ne fut pas Néron qui commanda son exécution, mais
Agrippa (Actes apocryphes de Pierre, 41. Édition: François BOVON et Pierre GEOLTRAIN. Écrits apocryphes
chrétiens. Paris: Gallimard, 1997, p. 1114). Prudence, cependant, affirme que ce fut sur ordre de Néron
(PRUDENTIUS, Peristephanon, 12, lin. 11. Passio apostolorum Petri et Pauli. Traduction: M. Lavarenne.
PRUDENCE, Le Livre des couronnes; Dittochaeon; Épilogue. Paris: Les Belles Lettres, 1963, p. 178). Quant à Paul,
ses Actes apocryphes affirment que ce fut bien Néron qui commandita sa mort (Actes apocryphes de Paul, 14, 3-4.
Édition: François BOVON et Pierre GEOLTRAIN. Écrits apocryphes chrétiens. Op. cit., p. 1174-1175).
15
entre les images, qui sont toujours placées sur des faces opposées du chapiteau: une relation
d'antagonisme (Néron et l'apothéose) et une relation de complémentarité (les deux martyres).
Le chapiteau 68 possède cependant une organisation apparemment plus linéaire. Les
images peuvent être regardées en séquence, en partant de la face nord, qui présente les saints dans
leurs habits écclesiastiques, et se succédant pour leur condamnation, puis leur martyre, et enfin
leur apothéose. Toutefois, grâce à la structure même du chapiteau, la narration peut se poursuivre.
L'image de la face nord peut aussi être interprétée comme l'apparition des saints, parés de leurs
costumes liturgiques, au gouverneur Émilien, après leur mort63. Rien dans cette image, en effet,
ne permet d'affirmer qu'ils sont vivants, ou que ce sont des revenants. L'ambivalence de cette
image peut en outre souligner la pérennité de Fructueux, exhibé avant et après sa mort en tant
qu'évêque. On aurait ainsi une réponse des moines de Moissac à la vantardise d'Émilien
condamnant Fructueux: "'Episcopus es?' Fructuosus episcopus dixit: 'Sum.' Aemilianus dixiti:
'Fuisti."64. Dans le cloître, Fructueux demeure donc évêque pour toujours.
Le prestige accordé à cet évêque, et par extension à ses diacres, se manifeste aussi par le
soin ornemental de leurs vêtements, de leur mandorle et même de l'instrument de leur martyre:
les flammes, symétriques, forment deux boucles autour de Fructueux. Ajouté à la rareté des
représentations romanes de ces trois saints, cela témoigne de l'importance des saints Fructueux,
Augure et Euloge pour les moines de Moissac. Ce fait s'expliquerait principalement par les
relations que la communauté entretenait avec la région de Tarragone: ils avaient des possessions
dans le diocèse de Gironne, comme l'abbaye de Saint Pierre de Campredon65.
Le prestige de ce chapiteau se mesure encore par son association avec celui de Pierre et
Paul, les deux apôtres et patrons de l'ecclesia clunisienne. Toutefois, ces deux chapiteaux sont
également très éloignés spatialement. C'est de celui de saint Sernin que le chapiteau des trois
saints espagnols se rapproche le plus, placé qu'il est à un seul chapiteau de distance. On observe
alors un autre système associatif, qui ragroupe les saints régionaux d'un côté, et les saints de
l'église universelle de l'autre - Pierre, Paul et Laurent. Au centre, Durand, qui ne fut pourtant pas
martyrisé, fait une sorte de transition entre eux66.
L'emplacement du chapiteau du martyre de Pierre et Paul est assez significatif: proche du
pilier de l'angle qui porte les bas-reliefs des mêmes apôtres; proche aussi du chevet de l'église.
Toutefois, c'est la présence du reliquaire qui rend ce chapiteau exemplaire des liens que l'on peut
établir entre les images et leur lieu d'emplacement. Il était encastré sur le devant d'un autel situé
sur la face sud du chapiteau, tourné donc vers l'autel de l'église de Moissac. La Passion du Christ,
quotidiennement rappelée par l'eucharistie célébrée sur l'autel de l'église, était mise en rapport
avec les Passions de Pierre et Paul, rappelées à leur tour par le reliquaire placé dans l'autel
représenté sur l'image. Selon Marguerite Vidal, la dimension liturgique de ce chapiteau serait
renforcée par les rituels accomplis devant lui (tels que son encensement, lors de la fête des deux
saints)67.
63
Martyrum gesta, 21. Fructuosi, Augurii et Eulogii, 8. Édition: A. FÁBREGA GRAU, Pasionario Hispanico.
(siglos VII-XII). Madrid: Instituto P. E. Florez, 1953, t. 2, p. 186: " Aemiliano etiam, qui eos damnauerat, Fructuosus
pariter cum diaconibus suis ostendit in stolis repromissionis, increpans pariter et insultans, nihil illi profuisse, quod
frustra exutos a corpore in terra crederet, quos cerneret glorioso.": "Aussi à Émilien, qui leur avait condamné,
Fructueux et ses diacres sont apparus vêtus des vêtements de la promesse de rédemption, lui blâmant et réprimandant
que sa méchanceté n'avait valu de rien, parce que c'était en vain qu'il croyait être dépourvus de leur corps ceux qu'il
voyait glorieux dans le ciel".
64
"'Tu es évêque?' L'évêque Fructueux répondit: 'Je le suis'. Émilien dit: 'Tu l'as été'". Martyrum gesta, 21. Fructuosi,
Augurii et Eulogii, 3. Édition: A. FÁBREGA GRAU, Pasionario Hispanico. Op. cit., t. 2, p. 184.
65
Voir, à ce propos: Axel MÜSSIGBROD, Die Abtei Moissac. 1050-1150. Zu einem Zentrum cluniacensischen
Mönchtums in Südwestfrankreich. München: Wilhelm Fink Verlag, 1988, p. 137-138.
66
Il s'agit, bien évidemment, d'une observation assez schématique, car il y a d'autres saints sur cette galerie, et même
des martyrisés, comme les saints Innocents du chapiteau 73.
67
Marguerite VIDAL, "Le culte des saints et des reliques dans l’abbaye de Moissac", O Distrito de Braga 5, 1967, p.
7-18, p. 7.
16
Le reliquaire n'est actuellement qu'une cavité carrée, vide, mais d'après Adrien LagrèzeFossat, il était jadis enclos dans un cadre vitré, laissant voir une petite châsse avec des reliques
des deux saints68. Il se trouvait au milieu de l'image, mais pas exactement sur l'axe central, entre
Paul et le bourreau qui va lui couper la tête. On peut d'ailleurs observer que le saint, les yeux
bandés, tourné vers son bourreau, joint les mains en avant, dans la direction de la cavité – ce qui
semble indiquer que les reliques sont les siennes. Plus précisément, son inclinaison donne à
supposer qu'une fois coupée, sa tête tombera dans le reliquaire.
On pourrait s'interroger sur le choix d'une image du martyre de Paul pour montrer le
reliquaire, alors que c'est Pierre le patron de Moissac. Mais, dans ce cloître, les deux apôtres sont
très liés, comme le montrent le pilier de l'angle sud-est et l'image de leur apothéose sur ce même
chapiteau, où leurs âmes sont embrassées par un ange69. D'autre part, le martyre de Pierre possède
une iconographie assez figée, de par son rapport avec la Crucifixion, et le chapiteau de Moissac
ne constitue pas une exception. La croix inversée occupe la presque totalité de l'image placée sur
la face nord, ne laissant de place que pour les bourreaux qui l'entourent, composant une image
très symmétrique. Il n'y a pas de place pour un reliquaire, d'autant moins s'il est placé à l'intérieur
d'un autel. Mais on peut aussi suggérer que le reliquaire, étant percé dans le chapiteau, il établirait
une communication entre les deux images; une communication interne, pour ainsi dire. Les deux
martyrs se rencontraient à l'intérieur de la pierre, à travers leurs reliques. Un seul reliquaire était
ainsi requis pour les deux saints.
Laura L. Franklin relève ce que devrait être la principale fonction de ce reliquaire: assurer
- et honorer - le rôle d'intercesseur des deux apôtres70. Le reliquaire conserverait ainsi de deux
façons la mémoire des saints: par leur martyre représenté sur la pierre et par leurs restes mortels.
Un double souvenir matériel honorait la mémoire de ceux qui étaient les patrons de l'ecclesia
clunisienne et les bénéficiaires d'une grande partie des donations faites à l'abbaye. Il y a donc il y
a une relation de double sens entre l'image et le reliquaire. Les reliques ajoutaient de la
matérialité à l'image. Les martyrs étaient ainsi présents non seulement en images, mais aussi
matériellement sur le chapiteau. Les reliques elles-mêmes acquièrent une matérialité par les
images à l'intérieur desquelles elles sont insérées. Elles retrouvent ainsi l'intégralité corporelle
dont leur nature même de reliques les prive, de même que leur propre identité, comme le rappelle
Patrick Geary71. Il y a une relation de complémentarité entre reliques et images.
La dernière paire de chapiteaux historiés, celui de l'Annonciation et de la Visitation (67) et
celui qui montre Samson chevauchant le lion (10), présente d'assez faibles liens. Outre le support
- car il s'agit de deux chapiteaux adossés aux piliers d'angle - tous les deux font reférence au
Christ, l'annonçant, en quelque sorte. Le premier le fait indirectement, au moyen de l'une de ses
préfigurations, Samson; le second, par l'annonce de son Incarnation. Mais la manière dont les
images ont été composées est très différente d'un chapiteau à l'autre. Il n'y a qu'une seule scène
sur le chapiteau 10, tandis qu'il y en a deux sur le chapiteau 67. Sur le premier, l'image occupe
principalement le centre du chapiteau, tandis que sur le deuxième tout le chapiteau est peuplé
d'images.
68
Adrien LAGRÈZE-FOSSAT, Études historiques sur Moissac. Op. cit., t. 3, p. 291.
Et qui tient place – par sa forme et par l’endroit qu’il occupe - de mandorle, tel que l’on retrouve sur les chapiteaux
de saint Sernin et des trois saints espagnols.
70
Laura L. FRANKLIN, "Moissac. The martyrdom of St. Peter and St. Paul", Gazette des Beaux-Arts 88, 1976, p.
219-222, p. 222. On n'a pas de texte moissagais concernant ce reliquaire, mais un passage des Gesta Karoli magni,
composés au milieu du XIIIe siècle, dans sa version en langue romane, évoque l'un des facteurs qui déterminaient
l'emplacement des reliques à l'intérieur des chapiteaux: "e totz los capitels sian caus, car pro y metrem reliquas, per
tal quel loc aquest sia guardatz de tota tempesta e de tot lam per la voluntat de Dieu": "et qu'en toute l'église les
chapiteaux soient creux, car nous y mettrons assez de reliques afin que ce lieu soit gardé de toute tempête et de toute
foudre par la volonté de Dieu". Gesta Karoli magni ad Carcassonam et Narbonam, 1. 551-553. Édition: F. E.
SCHNEEGANS, Gesta Karoli Magni ad Carcassonam et Narbonam. Genève: Slaktine Reprints, 1977, p. 45.
71
Patrick GEARY, Furta sacra. Le vol des reliques au Moyen Âge. Paris: Aubier, 1990, p. 25.
69
17
Le chapiteau 67 est de composition assez symétrique. Les deux scènes se partagent
équitablement le chapiteau, chacune correspondant à une colonne: l'Annonciation à la colonne
ouest et la Visitation à la colonne est. Le nombre de personnages est identique sur chaque moitié:
avec les deux personnages principaux, il y a toujours un témoin – une servante dans le cas de
l'Annonciation, un ange dans celui de la Visitation. L'image de la Visitation est plus symétrique
que l'autre, ce qui n'est pas surprenant si l'on considère le statut des personnages: deux femmes,
deux cousines, qui se saluent. Dans le cas de l'Annonciation, les différences entre les personnages
sont beaucoup plus importantes. Mais, là encore, il y a une recherche d'équilibre. L'ange et la
Vierge sont debout - alors que dans la tradition iconographique elle est très souvent assise. Cette
notion d'équilibre est encore soulignée par l'axe central du chapiteau, où se trouve une
construction architecturale parfaitement symétrique, composée d'un arc reposant sur deux
colonnes et d'un rideau ouvert, dont les extrémités s'enroulent autour des colonnes.
On a pu penser que ces éléments architecturaux ne servaient qu'à séparer ou à
contextualiser les scènes. Tel semble être l'avis d'auteurs ayant travaillé sur ce cloître, sans y
prêter grande attention. Le chapiteau des Noces de Cana et l'importance de son axe central
presque vide devrait faire considérer cette arcade et son rideau avec plus de soin. Le rideau qui
s'ouvre rappelle en effet l'Incarnation, quand, dans les mots de Prudence, "Caligo terrae
scinditur,/ percussa solis spiculo"72. N'oublions pas non plus que dans l'exégèse, les reférences à
la Vierge en termes architecturaux sont très fréquentes: elle est la Porte Close du Temple
d'Ézéchiel73, le "Templum Dei vivi"74. Cet ensemble architecturale est ainsi également l'annonce
de l'Incarnation, annonce qui se manifeste dans le champ de l'image75.
Cet axe central vide de personnage, mais peuplé d'objets et riche en symbolismes,
contraste fortement avec celui du chapiteau de Samson. Sur ce dernier, en effet, les objets, les
bâtiments sont absents76, il n'y a rien pour contextualiser l'image de la lutte entre l'homme et
l'animal. On ne peut pas vraiment parler d'un axe central à propos de ce chapiteau. L'image du
combat occupe la quasi-totalité de sa face principale, sans pour cela être centrée. Il ne semble pas
qu'il s'agisse d'une erreur d'encadrement du sculpteur. Samson et le lion sont placés un peu vers la
droite, laissant de la place à un ange qui se trouve près de l'angle formé avec la face est. Son aile
gauche demeure sur la face principale, devant le lion et Samson, comme si elle les avait poussés
un peu en arrière. L'ange semble donc aider Samson à dominer le lion. La présence de cet ange
est assez inhabituelle sur les images de Samson chevauchant le lion; habituellement on y voit
Dalila. Cette substitution pourrait s'expliquer par la volonté d'associer ce chapiteau à celui de
l'Annonciation, là où l'ange joue aussi un rôle assez actif.
Une autre particularité de ce chapiteau, rarement retrouvée ailleurs, réside dans les très
longs cheveux de Samson, qui se confondent avec la crinière du lion. Cet entremêlement souligne
la force du héros, comparable à celle du lion77 et exprime la dimension christique de Samson: il
peut être comparé au Christ-Lion de Juda. L'image joue alors avec l'ambiguïté propre à la figure
du lion dans le symbolisme médiéval, animal qui peut être considéré de façon positive ou
négative. Pour saint Augustin, cela dépendra de la position dans laquelle il se trouve. Le lion
conquérant joue toujours un rôle positif, tandis que le lion vaincu joue un rôle négatif78. Dans le
72
PRUDENTIUS, Cathemerinon Liber, hymnus matutinus, l. 5-6 (Traduction: M. Lavarenne. PRUDENCE, Livre
d'heures. Paris: Les Belles Lettres, 1955, p. 8): "Le voile qui couvrait la terre, frappée par la flèche du soleil, se
déchire".
73
Ez 44, 2.
74
Psautier de Zurich. Oratio cuisdam, l. 3-4. Zurich, Car. C. 161, fol. 185v-186r. Transcrite par Henri BARRÉ. Les
prières anciennes d'Occident à la mère du Sauveur. Des origines à saint Anselme. Paris : P. Lethielleux, 1963, p. 79.
75
Une autre interprétatoin peut voir dans ces éléments architecturaux la représentation matérielle de la virginité de
Marie. Voir à ce propos, notre thèse de Doctorat, pages 406-411.
76
À l'exception d'un objet aujourd'hui détruit, que le personnage de la face ouest - très probablement Samson, à cause
des longs cheveux - portait dans les mains.
77
D'après la réponse à l'énigme proposé par Samson aux trente hommes de Tamnata, il n'y aurait rien de plus fort que
cet animal (Jg 14, 18).
78
AUGUSTINUS, Enarrationes in Psalmum, 3, 21. In psalmum 103. (PL 37, col. 1374-1375).
18
cas de ce chapiteau, le lion serait un mauvais lion. C'est d'ailleurs cette interprétation du lion,
vaincu par Samson, que donnent la plupart des auteurs. Il est toujours le symbole de l'ennemi,
comme les "fils du diable", les "amis" de ce monde et les peuples impies, comme le résume un
sermon augustinien: "Catulus leonis hic mundus est, dilectores hujus saeculi, filius diaboli,
populus impiorum"79. À Moissac, cette image évoquerait donc un combat entre le bon lion - le
christique - et le mauvais.
Outre cette série, qui se conclut par les chapiteaux de l'Annonciation/Visitation et de
Samson chevauchant le lion, le chapiteau du Péché originel, le 7, ne possède pas d'équivalent
direct de l'autre côté de la galerie. Il est clair, cependant, qu'on peut l'associer à plusieurs
chapiteaux de cette galerie. Si l'on tient compte, par exemple, de son caractère moralisateur, de sa
critique à l'orgueil - qui, d'après saint Augustin, aurait engendré la tentation80 - il est possible de
le mettre en relation avec la deuxième paire, celle des chapiteaux du Lavement des pieds et de
l'Adoration des mages. Si l'on envisage la figure d'Ève, on peut opposer ce chapiteau aux trois
autres qui présentent la Vierge. Et si l'on examine plus précisement le rôle de l'ange et celui
d'Ève, on peut opposer l'Annonciation à l'Expulsion: au lieu de l'ange qui vient expulser le couple
du Paradis à cause d'Ève, un ange qui vient annoncer la venue du Christ à travers Marie, rendant
ainsi possible la réintégration de l'homme au Paradis.
En ce qui concerne la structure de ce chapiteau, il faut relever l'utilisation assez
particulière de la symétrie sur les faces sud, où l'ange expulse le couple, et ouest, où ils sont déjà
au travail. Les personnages sont placés très près de l'angle que forment ces deux faces, d'une
façon telle qu'Ève se tient exactement sur l'angle. Ainsi, au lieu d'être représentée sur ces deux
images - comme c'est le cas d'Adam - Ève peut n'y être figurée qu'une seule fois. Elle fait la
transition entre les deux scènes, l'image soulignant donc sa responsabilité dans la transition du
couple du Paradis à la Terre, de sa chute.
Ce chapiteau se distingue aussi dans cette galerie par la localisation des scènes. Il est le
seul à présenter une narration linéaire et unique81. L'histoire débute sur la face nord, avec le
Péché; elle se poursuit sur la face est, avec la Comparution d'Adam devant Dieu; puis avec
l'Expulsion (face sud); et elle se conclut par le couple au travail (face ouest). Cette linéarité des
scènes, avec la lecture facile qu'elle permet, pourrait indiquer aussi une préoccupation didactique
plus developpée dans la conception de ce chapiteau. À cela s'ajoute une certaine finalité
moralisante, manifestée par la Comparution d'Adam. Image peu fréquente dans les cycles
montrant le Péché originel, elle est de plus située sur la face du chapiteau tournée vers l'intérieur
de la galerie. Si l'on se souvient du rôle disciplinaire de cette galerie, dû à la présence de la salle
capitulaire, on comprendra mieux la disposition de cette scène sur la corbeille. Car Dieu appelle
Adam pour qu'il avoue son péché82, comme le moine est appelé à avouer les siens dans la salle
capitulaire. La présence de Dieu sur ce chapiteau - l'une des seules représentations de Dieu en
entier dans le cloître83 - viendrait renforcer la solennité de ce lieu et l'autorité des abbés qui y
appliquaient la discipline.
79
AUGUSTINUS, Sermones ineditii, sermo 1. De cereo Paschali (PL 46, col. 817).
AUGUSTINUS, De genesi ad litteram, 11, 5, 7 (Traduction: P. Agaësse et A. Solignac. BA 49, p. 240-241): "Nec
arbitrandum est, quod esset hominem deiecturus iste temtator, nisi praecessisset in anima hominis quaedam elatio
conprimenda, ut per humilationem peccati, quam de se falso praesumserit, disceret": "Il ne faut pas non plus nous
figurer que ce tentateur aurait pu faire tomber l'homme, si ne s'était d'abord élevé dans le coeur de l'homme un
sentiment d'orgueil qu'il eût dû réprimer: l'humiliation de la faute devait lui apprendre quelle était son erreur en
présumant de lui-même".
81
On pourrait aussi contempler le chapiteau de saint Sernin linéairement, mais les images de la face sud et,
partiellement, de la face est pourraient de même être envisagées comme formant une seule unité.
82
Gn 3, 11.
83
L'autre fois est sur le chapiteau de Caïn et Abel, le 32.
80
19
4- Conclusion
La présence de la salle capitulaire a sans doute été d'une importance décisive pour le choix
et l'emplacement des images dans la galerie est. En témoignent notamment les associations des
chapiteaux par paires et le grand nombre d'images représentant des thèmes en étroite relation avec
cette salle. C'est le cas des rapports de pouvoir traduits par le jeu entre l'orgueil et l'humilité; de
l'éloge de l'obéissance, de la confession et des dons; de la référence, enfin, au rituel du
Mandatum.
Évitons cependant de tomber dans une sorte de "déterminisme spatial" qui verrait
l'explication et la raison d'être de toutes les images dans la proximité de la salle capitulaire. Tout
d'abord parce que cette relation est à double sens. Les images contribuent à créer et renforcer la
fonction disciplinaire, morale, politique et symbolique de cette salle. L'exemple du pilier de
Durand est assez éloquent, par son prestige et autorité, honore et, à sa manière, participe aux
activités qui s'y déroulent. Ensuite, parce que d'autres lieux de cette galerie sont en rapport avec
les images. Ainsi du chevet de l'église et le chapiteau de Pierre et Paul avec son autel-reliquaire;
ou encore du préau, vers lequel sont tournées toutes les images d'apothéose des saints, en une
claire référence à l'idée de cloître en tant que jardin du Paradis.
Les significations que l'on peut attribuer au rapport entre les images et leur emplacement,
au-delà des influences subies par ou exercées sur les différentes portions d'espace avoisinant la
galerie, dépendent aussi de la distribution des chapiteaux, de leurs associations. Cette distribution
atteste ainsi de l'importance du principe de symétrie dans la grammaire visuelle du cloître,
principe organisateur de ce "lieu d'images" qu'est la galerie, à laquelle il confère un rythme
propre.
20

Documents pareils