le temps des "jockos"

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le temps des "jockos"
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le temps des "jockos"
par Thierry Groensteen
[Mai 2016]
En préambule, il n’est peut-être pas mauvais de rappeler que l’Europe ne découvrit les gorilles
qu’assez tardivement. Le premier squelette de gorille est étudié en Occident en 1847. Il faut attendre
1862 pour qu’un animal vivant soit abattu au Gabon, par le français Paul Du Chaillu, et ramené sur le
Vieux Continent. La sous-espèce du gorille de montagne ne sera découverte qu’en 1902, par
l’officier allemand Oscar Von Beringe.
Les chimpanzés, en revanche, sont connus depuis plusieurs siècles, même s’ils ont été affublés
d’autres noms (Barris, Pongo, pygmée…). La première description complète en fut publiée par la
Royal Society de Londres en 1699.
Le singe repoussoir, caricature, contre-modèle
Au XIXe siècle, le singe apparaît assez régulièrement dans les livres illustrés. On en trouve chez
Grandville, dans La Vie privée et publique des animaux (tome 2, 1842), qui s’adonnent à la peinture
[1]. En 1845, le romancier et historien William Maxwell fait illustrer son History of the Irish Rebellion 1798
(qui sera réédité à au moins six reprises), par George Cruikshank, lequel représente les Irlandais avec
des faces de singes.
Mais, dans les caricatures anglaises de la fin du XVIIIe siècle, c’étaient les Français qui étaient
représentés comme des singes, et la France qualifiée de monkey land. (Voir, par exemple, l’estampe
de James Gillray Etat de la guerre actuelle ou la Race de singes en danger, 1799).
Le sort réservé au singe, dans la caricature comme dans la peinture, est de servir de double
moqueur, de copie dégradée de l’homme. Il est l’emblème de la dépréciation. Rien n’est plus
vexatoire que d’être représenté en singe. Comme l’écrit Bertrand Marret, « le singe est l’image
manquée de l’homme. Par son indécente ressemblance, pratiquement inacceptable, par ses
attitudes, ses gestes, son pouce opposable aux autres doigts, ses grimaces et son don d’imitation,
l’animal est naturellement comique, du moins aux yeux des hommes dont il semble la caricature [2].
»
Quand les théories de Darwin se répandent sous la forme du fameux raccourci « l’homme descend
du singe », toute la société de l’époque prend cela comme une dégradation (Freud parle
d’humiliation).
On ne le sait que trop (souvenons-nous des déplorables insultes assimilant la ministre de la Justice
Christiane Taubira à une guenon), le singe sera aussi instrumentalisé par les théories racistes. Dans
l’Histoire naturelle du genre humain de Julien-Joseph Virey (1800 ou 1801), « le modèle [du Blanc] a
d’abord été figuré par la tête de l’Apollon du Belvédère vue de profil, puis, dans les éditions
suivantes, par celle du Jupiter Vérospi du Vatican. Quant au contre-modèle, il a toujours été
représenté par l’orang-outang et le nègre, leur proximité, pour Virey, ne faisant aucun doute :
comme nombre de ses confrères, il assimilait le visage négroïde à un museau et la race qu’il fixait au
niveau le plus bas de l’humanité était celle qui incarnait pour lui la plus grande laideur [3]
Dans l’illustré nazi Le Téméraire (No.15), on trouve deux photos comparant les femmes hottentotes à
des singes.
Le rapprochement du singe et du Noir était chose courante dans les bandes dessinées d’avant
1940, en Belgique notamment, mais aussi aux États-Unis. Comme me le souffle Danièle Alexandre-
Bidon, on trouve dans certaines scènes des Katzenjammer Kids des singes plus humains que les Noirs
(même si le roi de l’île, Bombo, est un indigène noir aux manières très civilisées). Dans son essai
Images noires : la représentation des Noirs dans la bande dessinée mondiale, Fredrik Strömberg
montre une case de 1939 tirée de l’hebdomadaire britannique Butterfly. La série, The Jolly Antics of
Smiler and Smudge, met en scène ‒ à l’instar des Blondin et Cirage de Jijé ‒ deux amis, un garçon
blanc et l’autre noir. Dans l’image incriminée, le second, Smudge, a rencontré une guenon qui s’est
amourachée de lui. Il danse avec elle, et le garçon est représenté de manière étonnamment
semblable au singe [4].
Strömberg évoque naturellement (p. 22-23) Impy, le compagnon d’aventures de Little Nemo,
rencontré dans les « Iles Candy » (et repris d’une précédente création de Winsor McCay, les Tales of
the Jungle Imps). Avec ses lèvres énormes, Impy est une représentation assez stéréotypée de
l’indigène, mais Strömberg écrit que probablement, à l’époque, « il était considéré comme
parfaitement acceptable de présenter ainsi des Africains ». Il est curieux, toutefois, qu’il ne fasse pas
mention de la page du 9 février 1908 dans laquelle les personnages se trouvent face à un livre géant
dans lequel ils sont représentés sous un aspect déformé ou caricatural. Car, bien entendu, Impy s’y
retrouve portraituré… en singe.
Petit florilège d’images simiesques
Pour en revenir aux livres illustrés du XIXe, il faut mentionner un ouvrage écrit et dessiné par Albert
Robida, le Voyage très extraordinaire de Saturnin Farandoul. Publié en 1879 par la Librairie illustrée,
ce roman monumental compte 808 pages, et quelque 450 illustrations. Ce fut un bestseller. Or, le
premier épisode, intitulé « Le roi des singes », raconte comment le héros fut, à l’âge de quatre mois,
recueilli par des orangs-outans. Élevé au milieu des singes, il partira retrouver la civilisation à l’âge de
onze ans, conscient de sa différence. Si vous pensez que Robida préfigurait Burroughs et son Tarzan,
vous n’avez peut-être pas tort.
Cartahut le matelot, d’Henri Leturque (Combet et Cie éd., 1899) est beaucoup plus anecdotique ; je
ne le mentionne ici que pour cette image étonnante, dont on ne trouvera guère d’équivalent
ailleurs, d’un gorille faisant du cheval !
Dans le fonds de l’Imagerie Quantin que possède le musée de la Bande dessinée, on trouve deux
planches intéressantes, des années 1880 : « Le singe Jack », de Louis Le Riverend, et « Beau singe »,
de Jules Maurel. Comme les documents conservés au musée ne reproduisent pas le texte, je ne
peux interpréter l’histoire qu’en me fiant aux dessins. Voici ce que je comprends de la première
planche citée : un singe coiffé d’une couronne, à l’instigation du bouffon, divertit beaucoup le roi et
sa cour, jusqu’au moment où le vrai souverain trouve que l’usurpateur en prend trop à son aise ;
l’animal finit pendu.
Et, s’agissant de la deuxième : trois enfants jouent de mauvais tours à un singe, jusqu’au moment où
celui-ci les agresse et s’approprie leurs possessions : chapeau, panier, livre, bouteille… Dans les deux
cas, la cohabitation entre le singe et l’homme se révèle conflictuelle et finit aux dépens de l’un des
deux.
Steinlen – sans doute influencé, comme l’a bien observé Antoine Sausverd, par les croquis de Paul
Renouard dans l’Illustration ou Paris illustré – a publié dans Le Chat noir No.191 (5 sept. 1885) une
planche dans laquelle deux singes, que distingue la couleur de leur pelage, règlent leurs comptes
entre eux. Ils se disputent une banane, en viennent à se battre comme des chiffonniers et tirent
tellement sur la queue l’un de l’autre qu’elles… leur restent entre les mains (arrachées, on dirait deux
serpents qui zigzaguent sur le sol).
Le Voyage de M. Blandureau autour du monde est un feuilleton dessiné qui paraît, sans nom
d’auteur, de novembre 1890 à avril 1891 dans les premiers numéros de La Terre illustrée. Empreint
d’une poésie surréaliste, le récit narre l’odyssée d’un ex-pharmacien décidé à faire le tour du
monde. Naufragé, notre homme est recueilli par un mystérieux scaphandrier qui l’attire dans sa
maison construite au fond de la mer. Là, son hôte lui présente successivement « la Phoquesse, ma
femme » et « la veuve Phoquesse, ma belle-mère ». Cette union contre nature ne fait qu’anticiper sur
une péripétie ultérieure au cours de laquelle M. Blandureau, prisonnier d’une île déserte, consentira
à épouser la guenon Gabichette, fille du roi Singe XIV.
Le fin mot de l’histoire sera que toute cette aventure – contée en vingt-cinq planches − n’était qu’un
rêve, dont le héros finit par se réveiller. En 1874 déjà, une histoire de Gilbert Randon publiée dans Le
Journal amusant obéissait au même ressort. Un savant y parcourait l’Afrique en compagnie d’une «
chimpanzéenne », pour finir par se réveiller dans son lit.
Illustrateur des animaux, Benjamin Rabier n’a évidemment pas ignoré les primates. Il signe d’abord
Caramel, histoire d’un singe (Félix Juven, 1903, avec Rodolphe Bringer), dont le protagoniste se
montre héroïque en sauvant un bébé dans un incendie puis en luttant contre des cambrioleurs, ce
qui lui vaut d’y laisser sa vie. Le préfet déclare alors : « Il n’est pas d’usage d’élever des statues, sur les
places publiques, aux animaux de la race simiesque, sans cela, je me ferais un plaisir d’ouvrir une
souscription ». Plus tard, Rabier s’attachera au personnage de Caraco, en faisant la vedette de
quatre albums chez Tallandier : Caraco touche à tout (1932 ; sur la couverture, il a la queue prise
dans un moulin à café), Caraco fait des folies (1933), Caraco plongeur (1934) et Caraco touche-àtout (1935). Le radical « ca » par lequel commencent les noms de Caramel et de Caraco vient peutêtre de la deuxième syllabe de « macaque » ?
Il faut également mentionner le singe Anatole, qui joue un rôle majeur dans Gédéon en Afrique
(1925). Son ingéniosité tire le célèbre canard de plus d’un mauvais pas comme il lui donne
opportunément une paire de lunettes de soleil pour échapper à la fascination du cobra hypnotiseur.
Et bien sûr quantité d’illustrations, dont celle-ci.
Ou cette planche datée 1906 : Le Chimpanzé échappé en carnaval.
À la même époque, deux autres illustrateurs font une place aux singes. Dans L’Arche de Noé, l’un
des albums Hachette dessiné par Félix Lorioux d’après Walt Disney (1934), les singes figurent au
premier rang des animaux « réputés pour leur habileté, leur industrie ou leur force » auxquels Noé
demande de l’aide pour la construction de la fameuse Arche. On les voit notamment peindre la
coque, en se servant de leur queue comme d’un pinceau.
C’est ici l’occasion de rappeler que, dans sa série Mount Ararat, inspirée par le thème de l’Arche de
Noé, le pionnier américain James Swinnerton, même s’il réservait ordinairement les rôles principaux
aux félins, ours, élans, éléphants et autre hippopotames, avait pour habitude de placer des petits
singes à la périphérie de la composition, en smoking, uniforme de policeman ou tenue de… femme
de ménage.
De son côté, Jean de Brunhoff publie Les Vacances de Zéphir (1936 ; il s’agit du dernier album qu’il
réalise entièrement). Vêtu d’une chemisette jaune et d’un short, le petit singe Zéphir est élève à
l’école des éléphants de Célesteville. Pour les vacances, il veut retourner dans la vallée des singes.
Le roi Babar, qui est son ami, lui a offert un bateau… et Zéphir va découvrir l’existence des sirènes.
Le site BDzoom a exhumé récemment, dans le cadre d’une étude sur le journal Fillette [5], une
planche amusante parue dans le tout premier numéro de cet hebdomadaire, en octobre 1909. Elle
est signée de Nicolson, dessinateur qui privilégiait le genre animalier. Aujourd’hui tombé dans l’oubli,
il avait pourtant « terminé sa carrière comme chef de service des dessinateurs à la S.P.E. dans les
années 1930. » Dans cette courte séquence intitulée Le Singe et la psyché, un chimpanzé du nom
de Jim se trouve confronté à un miroir dans lequel il croit voir apparaître un de ses congénères. La
confrontation tourne à ses dépens.
Cette planche peut être rapprochée de celle, Die Ünen und der Zpiegel, publiée par Emil Reinicke
dans les Münchener Bilderbogen (No.1035) en 1891, dans laquelle deux petits singes s’amusaient
avec un miroir en pied pivotant. Reinicke était l’un des dessinateurs attitrés des Fliegende Blätter,
hebdomadaire satirique dans lequel s’illustrait également Adolf Oberländer, connu pour ses talents
d’animaliers, et qui se plaisait notamment à dessiner les singes (la planche la plus connue étant, à
cet égard, Mudi, der Berräter, 1909). Un autre membre de l’équipe qui affectionnait les « singeries »
était Lothar Meggendorfer. Son œuvre la plus connue dans ce registre est une planche qui, elle
aussi, a fait l’objet d’une estampe (Münchener Bilderbogen No.960, 1886) : Der Entsprungene Jotto
(le singe qui s’est échappé ; Jotto vaut pour Jocko). Le singe en question est vêtu d’un costume à
carreaux – vêtement qui, pendant un temps, caractérisera nombre de ses congénères dessinés. On
le voit se livrer successivement à toute une série d’occupations humaines : nourrir le bébé, jouer de
la musique, tricoter… quelquefois en mimant de travers ce qu’il a vu faire, comme quand il arrose les
fleurs imprimées sur une taie d’oreiller. Il finit par provoquer une inondation en vidant un tonneau de
vin.
Le petit singe animal de compagnie
Les lecteurs de Jules Verne n’ont certainement pas oublié « maître Jup », l’orang-outan qui tient lieu
de domestique aux naufragés de L’Ile mystérieuse. Ce sont des singes de plus petite taille que
certains héros de bande dessinée vont adopter comme animal de compagnie, à l’instar, plutôt, du
Jolicoeur d’Hector Malot dans Sans famille.
Sam et Sap conte les « aventures surprenantes d’un petit nègre et de son singe ». L’histoire paraît
d’abord dans Saint-Nicolas, du 4 juin au 26 novembre 1908, puis, la même année, en album chez
Delagrave. Les dessins sont signés Rose Candide (pseudonyme adopté par le peintre Edmond
Tapissier), le texte est de Georges Le Cordier (non crédité). Il s’agit du premier album, dans l’histoire
de la BD française, à rejeter les légendes et à faire un usage exclusif de la bulle. Sam porte un
costume de groom ; Sap, le sapajou, une sorte de caleçon à rayures, une veste verte à pans et un
chapeau rouge à plume. Le garçon s’exprime en langage « petit nègre », l’animal dans un français
plus policé. Sap participe peu à l’action. Il est plutôt témoin des agissements de son maître, qui lui
inspirent des remarques souvent sarcastiques. Mais quelquefois le sapajou commet des farces,
comme d’arracher la perruque d’un maître de peinture. Le récit se signale surtout par son côté
extrêmement décousu.
Les Aventures de Cacao et de son singe Papillon sont une série extrêmement méconnu de Joseph
Pinchon, le père de Bécassine, plus que probablement scénarisée par Jean Nohain dit Jaboune. Elle
n’a pas été reprise en albums. Les articles du Collectionneur de bandes dessinées sur Pinchon
(Nos.73 et 75) ne la mentionnent même pas. Peut-être est-elle restée inédite ? Sinon, je remercie par
avance toute personne qui pourra m’éclairer sur son lieu de parution.
Si j’en fais état, c’est parce que le musée de la Bande dessinée en possède une vingtaine de
planches. Le récit débute par l’adoption, par deux explorateurs, le Commandant Niveau-Delamer
et le Docteur Microscope, d’un jeune « négrillon » vêtu de son seul pagne. L’orphelin, qu’ils baptisent
Cacao, est accompagné de son singe (qualifié – une fois – d’orang-outan mais qui n’offre aucune
ressemblance avec cette espèce, que du reste on ne trouve pas en Afrique). Le petit singe n’a pas
un rôle très actif dans cette aventure mais il imite fréquemment les attitudes de son jeune maître. Sur
le paquebot censé ramener toute la petite troupe en France, le « Tsé-Tsé », voyage une ménagerie
et Papillon va se trouver par mégarde enfermé au milieu des autres singes. Mais le bateau fait
bientôt naufrage et c’est à un ours – aussitôt baptisé Salvator – que les héros devront la vie sauve.
Du même Pinchon, Frimousset directeur de jardin zoologique (scén. Jaboune) prépublié dans L’Écho
de Paris du 27/11/32 au 8/10/33 et paru en album la même année chez Ferenczi, contient l’une des
représentations des Noirs les plus outrageantes qu’on puisse trouver dans toute la bande dessinée
française. La « peuplade des nègres Tsé-Tsé » (à nouveau !) qui installe son village dans le zoo
acheté par tante Amélonde, exhibée comme une curiosité, pille les appartements et les bureaux,
mange les animaux du parc, se distingue par ses excentricités et son sans-gêne. Mais c’est une autre
séquence – la planche XXX – qui intéresse notre sujet : des centaines de ouistitis s’échappent de leur
cage, semant la panique dans le parc. Appelée en renfort, la police découvre que le public, pour
se préserver, a cherché refuge... dans la cage libérée par les singes !
Jocko, Ranko et Cie : les singes chez Hergé
Les singes apparaissent à plusieurs reprises dans l’œuvre d’Hergé et y tiennent une place somme
toute éminente, à égalité avec les perroquets. La première rencontre a lieu dans Tintin au Congo et
elle est quelque peu brutale. Tintin ‒ dont on sait que dans cet épisode il abat sans états d’âme une
impressionnante quantité d’animaux ‒ tue un chimpanzé pour utiliser sa fourrure comme
déguisement. Toutefois, même sous cet accoutrement, il conserve son casque d’explorateur et son
fusil. Le détail le plus amusant de cette séquence est que le fait d’avoir revêtu une peau de signe
semble (inexplicablement) permettre à Tintin de comprendre le langage des primates : on le voit
discuter avec un « congénère ».
Cédant aux instances de l’hebdomadaire catholique Cœurs Vaillants qui réclame une bande
dessinée avec une « vraie » famille, Hergé crée Jo, Zette et Jocko en 1936. Il en résultera cinq albums
dont le dernier, La Vallée des cobras, sortira en 1957.
Le nom donné au petit singe qui accompagne les enfants Legrand dans leurs aventures ne sort pas
de l’imagination du maître bruxellois. Jocko était le patronyme donné au premier chimpanzé exposé
vivant à Paris, en 1740, d’après – semble-t-il – le nom donné au chimpanzé par certains habitants du
Congo. Il meurt à Londres l’année suivante. Rapporté au Muséum d’histoire naturelle, il y est
naturalisé et on peut encore aujourd’hui l’y contempler. Buffon le décrit dans son Histoire naturelle
(tome XIV).
Ce nom sera repris par l’homme de lettres Charles de Poulgens dans sa nouvelle Jocko, anecdote
détachée des Lettres inédites sur l’instinct des animaux (1824 ; dans le goût de l’époque, l’histoire est
donnée comme une « anecdote indienne, traduite d’après un manuscrit portugais »). Le texte
inspirera Edmond Rochefort pour une pièce en deux actes, Jocko ou le Singe du Brésil, qui connut
un succès de longue durée et fut presque aussitôt adapté à son tour sous forme de ballet. Dans la
pièce, Charles-François Mazurier, danseur comique, était affublé d’une peau de signe et faisait rire
par ses gambades. De nombreux produits dérivés à l’effigie de Jocko furent commercialisés. Et au
XXe siècle, on trouve encore des petits chimpanzés en peluche appelés Jocko.
Une image d’Épinal (non signée) publiée par la firme Pellerin (No.2665) a pour titre Une farce de
Jocko et met aux prises un petit singe avec son ami l’éléphant.
Pour être complet, je mentionnerai encore le dessin animé de Lortac (réalisé par Antoine Payen)
Joko le singe (1928).
Dans la décision de donner à Jo et Zette un animal familier, il entre sans doute un peu de
conformisme. En effet, le fait d’être déjà deux rend la présence d’un tiers personnage moins
nécessaire : ils peuvent se donner la réplique, se porter assistance, etc. (au contraire d’un Tintin qui,
à ses débuts, agissait seul, et auquel Milou apportait un contrepoint bienvenu). Mais Hergé s’est sans
doute souvenu des Zig et Puce d’Alain Saint-Ogan, qui étaient deux, eux aussi, et auxquels Alfred le
pingouin avait apporté un supplément de popularité très appréciable. D’un autre côté, Jo et Zette
s’annonçant comme des enfants bien sages et un peu ternes, l’idée du petit singe visait sans doute
à se ménager la possibilité de digressions plus fantaisistes.
Jocko tient le plus souvent Zette par la main mais il dort sur le lit de Jo, pelotonné à la façon d’un
chat. Il parle, mais il n’existe aucun signe tangible du fait que ses maîtres le comprennent. Il
sympathise avec les autres singes quand il en rencontre, et, à la fin de L’Éruption du Karamako, il
prononce au micro un discours en « langage chimpanzé », à l’adresse de ses pairs enfermés au
jardin zoologique.
Jocko sauve ses jeunes maîtres à plus d’une reprise : par exemple en faisant choir des bandits au
moyen d’une peau de banane, ou en attaquant une tribu d’anthropophages à coups de noix de
coco (Le « Manitoba » ne répond plus). Son intrépidité lui vaut de récolter moults plaies et bosses, et
d’avoir maille à partir avec d’autres animaux : cigogne, crabe, ours polaire, guillemots,
mangouste… Le principal morceau de bravoure à laquelle il est mêlé est sans doute cette séquence
de trois pages émaillée de gags, dans Le Testament de M. Pump, où il est emporté par un ballonsonde dont la corde s’est enroulée autour de sa cheville.
Au final, on peut estimer que Jocko a su trouver sa place dans l’univers de Jo et Zette, et y tenir son
rang ; Hergé le fait évoluer avec beaucoup d’aisance et de souplesse. La scène de L’Éruption au
cours de laquelle Jocko, qui a été mis en fourrière, est adopté par un artiste de rue et revêt un habit
rouge pour divertir les passants est une réminiscence assez claire de Sans famille.
C’est en 1907, soit dans l’année qui suit la création de Jo, Zette et Jocko, qu’Hergé introduit un singe
dans L’Île noire, la septième aventure de Tintin. Au pub "Ye Dolphin", le reporter entend parler de « la
bête qui vit sur l’île noire, dans les ruines du château de Ben More [et] qui dévore ceux qui ont la
témérité de s’aventurer par là... » Il n’en faut pas plus pour qu’il brûle de se rendre sur cette île, où il
ne tarde pas à se trouver face à l’impressionnant Ranko. Le gorille, redressé sur ses pattes arrière, se
martèle la poitrine et ouvre grand la bouche pour montrer des dents bien effilées. Tintin affronte le «
monstre » pendant cinq pages, jusqu’à ce qu’un simple aboiement de Milou le mette en déroute.
Ranko est dressé par le chef de la bande de faux-monnayeurs. Jusqu’au bout Milou le tiendra en
respect. Finalement Ranko, qui s’est cassé le bras, se fait soigner par Tintin et devient complètement
inoffensif. Il n’est plus qu’un « malheureux gorille » dont notre héros se propose de faire cadeau au
jardin zoologique de Londres.
En somme, le monstre que tous redoutent se révèle inoffensif et même sentimental dès l’instant où
on sait comment s’y prendre avec lui. Sa férocité n’était que le reflet de la nocivité de ses maîtres,
qui l’avaient dressé à faire peur.
C’est à peu près le même message qu’Hergé délivrera deux décennies plus tard dans Tintin au Tibet
: l’« abominable homme des neiges » n’a d’abominable que la réputation. C’est grâce aux soins
presque maternels prodigués par le yéti que Tchang a pu survivre, et le cri déchirant qu’il pousse
quand son protégé retourne vers les siens atteste du lien sentimental tissé entre le jeune Chinois et la
créature des neiges.
Zozo, le petit bonhomme au physique de singe
Mais revenons aux années trente. Car c’est au cours de cette décennie que paraît en France la
première série dont le héros est un singe, je veux bien sûr parler de Zozo. Écrite et dessinée par
Franchi, éditée par René Touret (maison installée à Châtellerault, spécialisée dans les livres pour
enfants), la série est publiée en sept albums de 32 pages entre 1934 à 1940 (Zozo y est tour à tour
explorateur, en Amérique, en avion, marin, inventeur, officier et roi des neiges) et fait l’objet d’un
album à colorier (édité à Liège par Protin et Vidar) en 1944. Le texte est placé sous les images,
comme dans les albums Hachette de la même époque, et chaque planche est pourvue d’un titre.
Le personnage de Zozo est également apparu dans le journal pour enfants Le Journal de Francette
et Riquet, chez le même éditeur, ainsi que dans Paris-Soir en 1936. On ignore à peu près tout de C.
Franchi, qui n’a, semble-t-il, rien publié d’autre.
Zozo, doté de grandes oreilles rondes (mais, contrairement à Mickey, on n’en voit jamais qu’une à la
fois) porte un pagne de bananes. Il est accompagné dans ses aventures par un marin, Croquefer,
puis, à partir de Zozo inventeur, par un savant, Microbus, seconds rôles stéréotypés dont le modèle
se trouve dans Pim Pam Poum. Zozo évolue au milieu d’humains, et quand d’autres animaux
apparaissent ils se comportent comme tels. Il est donc lui-même – seul de son espèce – un hybride :
apparence simiesque + comportement humain. Les autres personnages ne semblent pas prêter
attention à son apparence et le traitent comme un alter ego, un humain à part entière. Il y a bien
entendu quelque chose de foncièrement irréaliste dans ce postulat, mais après tout, un singe
humanisé n’est sans doute pas plus irréaliste qu’un adolescent sans attache ou un super-héros. Ce
petit bonhomme a l’avantage de ne pas avoir de famille, de logis, de contraintes sociales, ni
d’emploi bien défini, ce qui lui permet de les embrasser tous à tour de rôle, au gré des situations qui
se présentent.
Les aventures de Zozo se déroulent sur un tempo effréné. « J’ai une idée. Je la réalise
immédiatement », déclare-t-il à la deuxième page du premier album. Dans ce seul épisode, on le
verra découvrir un yacht abandonné par son équipage, amadouer Papion 1er, roi des «
cynocéphales », tomber entre les mains du Docteur Bigarreau, un savant fou qui fait des
assemblages d’animaux, projetant par exemple de greffer une tête d’éléphanteau sur un corps de
papillon (!), échapper à une éruption volcanique, se lier d’amitié avec Croquefer, combattre une
tribu de papous, ne leur échapper que pour tomber aux mains de pirates enturbannés, retrouver
l’équipage du yacht, battre le record de la traversée de la Manche à la nage et devenir millionnaire
!
L’historien de la littérature enfantine Raymond Perrin a jugé les albums de Zozo « médiocrement
dessinés ». Leur naïveté, l’espèce de folie douce qui les traverse, ne sont en tout cas pas sans distiller
un certain charme, qu’accentue la bichromie en rouge et bleu.
Un autre dessinateur français qui, à la même époque, fait vivre un petit singe est Rob-Vel. En 1937 il
dessine, sur un scénario de sa femme, les aventures du jeune mousse Toto dans Le Journal de Toto.
L’histoire est remarquablement décousue, les planches ne manifestant souvent aucune continuité
d’une semaine à l’autre. C’est dans le No.48 du 3 février 1938 que Toto hérite d’un compagnon en
la personne du singe Joko. Une semaine plus tard, Joko (vêtu d’un short) est devenu « la mascotte
du bateau ». Encore huit jours, et Toto et lui sont présentés comme de grands amis « inséparables ».
Pourtant la présence du singe aux côtés du mousse ne sera qu’intermittente. Joko changera
fréquemment de costume. Ainsi, il apparaît habillé en groom le 18 août 1938, quatre mois après que
Rob-Vel ait donné naissance à Spirou.
Pendant les quelques années où il anime Spirou, Rob-Vel y recycle d’ailleurs son petit chimpanzé, qui
intervient dans plusieurs épisodes à partir d’octobre 1941-42 [6] Spirou fait la connaissance de Joko
lorsqu’il prend la curieuse initiative de louer une ferme. En plus de cochons, vaches, chevaux et
poules, celle-ci a pour pensionnaires un kangourou, un pingouin, un écureuil, un perroquet, une
tortue et… notre singe (toujours vêtu d’un short, à la différence des autres animaux qui sont nus).
Quelques semaines plus tard, Joko se fait féliciter par Spirou pour ses talents de maître-queue. Il «
vaut un Vatel ». Quand Spirou se sépare de tous ses animaux, il ne garde auprès de lui que Spip et
Joko. Dans l’épisode suivant, ces derniers embarquent avec lui sur un « méchant rafiot » à
destination du Congo. Joko, désormais, porte des gants aux extrémités de ses quatre membres, et
fume la pipe. Il disparaît ensuite du récit pendant plusieurs semaines.
Mais, un peu plus tard, Spirou se met en tête de chercher, pour le compte d’un explorateur, le
mythique « singe bleu », « au pelage merveilleux » et « aussi intelligent qu’un homme ». Joko
réapparait alors pour l’accompagner dans cette quête, qui les conduit jusqu’à Cocoville, capitale
d’un peuple de singes intelligents, surdoués même. Ils piquent leurs vêtements à Spirou et ses amis
(de sorte que ce sont les humains qui sont nus et les singes vêtus) et pratiquent la chirurgie. N’ayant
pas réussi à trouver le singe bleu, notre héros peint Joko en bleu pour le présenter à l’explorateur
comme le fameux spécimen. Une averse suffira à éventer le subterfuge. Toutefois l’explorateur
garde Joko auprès de lui, qui quitte ainsi, définitivement, les aventures de Spirou.
Pour en finir avec les Jocko, autorisons-nous une anticipation : Robert Moreau anime le très
médiocre Jocko le chimpanzé dès le No.1 du journal Jocko et Poustiquet (1954-1956), dont il occupe
chaque semaine la dernière page ; il a aussi créé le singe Rikiki, ami du petit éléphant Trompette,
héros d’une série parue dans Femmes d’aujourd’hui et reprise dans quelque treize albums entre 1963
et 1976, que son style assez désuet pourrait presque faire passer pour une création d’avant-guerre.
S’il est surtout connu pour Pat’Apouf, Gervy a dessiné plusieurs histoires de singes complètement
oubliées, car non reprises en albums. Dans Les Désopilantes Facéties de Ch’nik (Ouest-Éclair, 1936,
repris dans Petits Belges, 1937), le singe est le héros titre, tandis que dans Miette et son ami Totoche
(Marie-France, 1941-1943, repris dans Bernadette en 1952-1955) et Whisky et Boule (Petits Belges,
1947-1953), il tient compagnie au protagoniste ‒ respectivement une petite fille et un gros monsieur.
Je terminerai cette première partie par l’évocation d’une histoire de Pierre Rousseau, Les Aventures
prodigieuses du petit bossu, parue en feuilleton dans Fanfan la Tulipe. Dans la planche qui figure à la
une du n° 19, le 23 septembre 1941, le bossu se fait voler son chapeau dans son sommeil par une
bande de singes. L’un d’eux s’en coiffe, contrefaisant aussi « sa bosse et ses attitudes », ce qui n’est
pas du goût de l’intéressé.
(à suivre)
Thierry Groensteen
Merci à Danielle Alexandre-Bidon, Philippe Capart et Dominique Petitfaux.
Notes
[1] Dix ans plus tôt, le dessinateur avait déjà signé des lithographies réunissant plusieurs scènes
sous le titre Singeries morales et politiques.
[2] Bertrand Marret, Portraits de l’artiste en singe. Les Singeries dans la peinture, Somogy, 2011, p.
17.
[3] Martial Guédron, « Nature, idéal et caricature. La perception des types physiques chez les
premiers anthropologues », in Histoire de l’art et anthropologie, Paris, coédition INHA / musée du
quai Branly, 2009 [en ligne]. Mis en ligne le 28 juillet 2009 ; consulté le 13 octobre 2014. URL :
http://actesbranly.revues.org/262.
[4] Éditions PLG, 2010, p. 43.
[5] http://bdzoom.com/98407/patrimoine/fillette-avant-guerre-1909-1942-premiere-partie/
[6] Voir, dans Spirou par Rob-Vel : l’intégrale 1938-1943, Dupuis, 2013, p. 200ss.

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