Mise en page 1 - Fondation Jean

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NOTE n° 73 - Fondation Jean-Jaurès - 30 novembre 2010 - page 1
Bicentenaire
des indépendances
en Amérique latine
1810-2010
Antoine Blanca*
* Ambassadeur de France (h.),
président d’honneur de la
Maison de l’Amérique latine,
conseiller du président de la
Fondation Jean-Jaurès pour
l’Amérique latine
S
ur la base de la richesse historique et sociale de l’Amérique latine, différents pays
de la région (Bolivie, Equateur, Mexique, Venezuela, Colombie, Chili et
Argentine) ont décidé il y a deux ans de créer le « Groupe Bicentenaire », afin
de célébrer le début des processus d’indépendance, en prévoyant, sur ce thème, des
programmes nationaux et des activités communes.
En France, dans le même esprit, il a été décidé d’accompagner le mouvement en
organisant un certain nombre de manifestations relayées par de nombreux universitaires
latino-américanistes avec l’appui, notamment, de l’IHEAL (Institut des hautes études de
l’Amérique latine), de la Fondation nationale des sciences politiques et de la Maison de
l’Amérique latine. Pour la Fondation Jean-Jaurès, qui a suivi avec intérêt ces activités, il
s’agit d’en retenir la part de contenu politique lié à l’actualité qui ressort de la célébration.
Car l’Amérique latine contemporaine est à la fois l’héritière des luttes d’il y a deux cents
ans et le fruit de la construction, parfois saccadée, de son propre présent.
Comment sont vécus au XXIème siècle les idéaux des Libertadores, eux-mêmes inspirés des
encyclopédistes : démocratie, souveraineté, égalité, progrès, solidarité et intégration ?
Naturellement, l’ambition politique de cette célébration unitaire a été réalisée grâce
à de fortes approximations historiques. D’une manière générale, par exemple,
l’indépendance des nouveaux Etats n’a pas été proclamée en 1810. Mais cette date
a été retenue par les promoteurs du projet parce que, du Rio de la Plata (le 25 mai)
au « grito de Dolorés », cri libertaire lancé du haut de son clocher par le curé
révolutionnaire Miguel Hidalgo au Mexique, en passant par les premières
insurrections de Caracas, l’année 1810 a marqué le début d’un processus
irréversible.
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Plusieurs raisons expliquent cette coïncidence :
- La Révolution américaine qui n’a pas manqué d’inspirer, parfois de passionner l’élite
créole du Sud du continent ;
- « La guerre d’indépendance » dans les deux métropoles (Espagne et Portugal) qui
suivit l’invasion napoléonienne, l’abdication des monarques qui en résulta, tant à
Madrid qu’à Lisbonne, contribuèrent puissamment à créer les conditions du
mouvement d’émancipation des colonies. Cet affaiblissement du pouvoir central fut
en effet mis à profit par tous ceux qui voulaient s’affranchir de la tutelle de
l’ancienne « mère-patrie » ;
- La stratégie impérialiste britannique. Quelle opportunité de se donner une nouvelle
base sur le continent dont ils avaient été chassés ? Londres fut incontestablement,
dans un premier temps, avec plus ou moins de discrétion, l’allié des Libertadores.
Dès la fin du XVIIIème siècle, les pionniers du mouvement avaient demandé au
Premier ministre, William Pitt « le jeune », l’aide de la Couronne par l’occupation
militaire britannique des principales villes du Sud du continent. Londres, encore
mal remise de la perte de ses colonies dans le Nord, ne jugea pas raisonnable de
donner suite à cette proposition quelque peu outrancière.
Partout dans les Amériques latines, les intellectuels avaient suivi avec passion les
écrits de nos philosophes encyclopédistes et les épisodes de notre Révolution de
1789. Le général José de San Martin, par exemple, lisait, à la lumière de bougies, les
œuvres de Diderot qu’il avait chargées sur une mule, lors de sa légendaire traversée
des Andes, en route pour libérer le Chili. Le « précurseur », Francisco de Miranda,
général espagnol gagné aux idées révolutionnaires, fut volontaire dans l’armée de
Dumouriez en 1792 et participa même à la bataille de Valmy. En France, il fut arrêté
plusieurs fois parce que partisan notoire des Girondins et fut contraint de s’exiler en
Angleterre avant de gagner Caracas pour prendre la tête de l’insurrection antiespagnole de 1806, premier épisode des guerres libératrices à venir.
Il est notable que, dans les programmes de cette commémoration collective, il ne soit
fait mention que de manière incidente des mouvements d’indépendance de certains
pays, dont le Brésil. Nous reviendrons sur ce cas bien singulier.
Mais comment oublier que le premier pays à proclamer sa pleine souveraineté fut Haïti,
où 40 000 planteurs régnaient sur 30 000 mulâtres (toutes nuances confondues) et un
demi-million d’esclaves noirs ? Ce furent ces derniers qui firent résonner les tambours
de la révolte. 2 000 Français furent massacrés dans la révolte. Malgré l’envoi d’un
imposant corps expéditionnaire, Napoléon finit par abandonner le terrain.
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L’indépendance fut proclamée en 1804, faisant du pays la première république noire
de la planète. Son premier président, Alexandre Pétion, donna refuge à Bolivar en
fuite (1806) après la reconquête de Caracas par les royalistes et lui donna les moyens
matériels pour reprendre le combat. La solidarité entre peuples latino-américains
venait ainsi de naître. Les Vénézuéliens ne l’ont pas oublié.
QUI
ETAIENT LES
LIBERTADORES ?
En Amérique du Sud, les Libertadores avaient tous une relation avec l’armée espagnole
– Miranda, le precursor, était général, San Martin, officier supérieur, Bolivar et Sucre
avaient été aussi formés dans l’Académie militaire royale, Bernardo O’Higgins avait
également, un moment, choisi la carrière des armes. Au Mexique pourtant, les deux
plus fortes personnalités du mouvement d’indépendance étaient des prêtres
catholiques (Miguel Hidalgo et José Maria Morelos, son ancien élève du séminaire
de Morelia dont le premier nommé était le recteur). La distance géographique qui
sépare le pays aztèque des grandes villes du Sud du continent se fait encore plus
grande quand on compare l’origine plébéienne du curé révolté aux origines
aristocratiques de la plupart de ses lointains compagnons d’armes de Caracas ou de
Buenos Aires. Le caractère du mouvement que dirigeait l’homme d’église n’était pas
qualifié de « révolutionnaire », mais de insurgente et même de realista, partisan du
Bourbon Ferdinand VII, puisque les troupes qu’il combattait obéissaient en 1810 à
un gouvernement servant le roi Joseph Bonaparte. D’ailleurs, dans son appel à
prendre les armes, lancé à Dolores le 15 septembre 1810, il s’était écrié : « Longue
vie à la Vierge de Guadeloupe [symbole de mexicanité], vive le roi Ferdinand VII
[déposé par Napoléon], à bas le mauvais gouvernement ! ». Peut-être une utilisation
tactique des circonstances, mais en contradiction apparente avec sa lecture
passionnée de la littérature des Lumières qu’il reçoit clandestinement. Sans doute
était-il franc-maçon, certainement rousseauiste et voltairien.
Mais surtout Miguel Hidalgo, à la différence de tous les autres, connaissait par sa
propre expérience la dureté du pouvoir de la métropole vis-à-vis de la population
indigène et créole : ainsi, quand il planta dans son village des mûriers pour l’élevage
de vers à soie, le gouvernement de Madrid les fit arracher afin de protéger le
monopole des soieries espagnoles. Il planta alors des vignes qui subirent le même sort.
Le prêtre insurgente fut capturé par les soldats espagnols et fusillé en 1811 dans la
ville de Guanajuato. Allergique, comme la plupart des prêtres mexicains, au vœu de
chasteté, il laissait une veuve et cinq enfants connus.
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Tous ces chefs révolutionnaires aujourd’hui glorifiés comme « pères de la patrie »
étaient créoles, c’est-à-dire Espagnols nés aux Amériques. Tous, à ma connaissance,
étaient membres de la franc-maçonnerie, à commencer par Miranda, fondateur de la
loge de los Caballeros racionales.
Cette appartenance avait créé des liens supplémentaires avec les Anglais à travers la
relation avec la loge fondatrice de la maçonnerie moderne, la très puissante « Grande
loge unie d’Angleterre ».
Il est remarquable de noter que ces généraux libérateurs avaient une relation lointaine
avec le petit peuple des colonies. Leurs amis étaient, le plus souvent, de gros
propriétaires terriens désireux, comme cela avait été le cas en Amérique de Nord, de
se défaire de la lourde tutelle de la Couronne espagnole qui limitait le choix des
produits cultivés, établissait leurs prix et imposait de lourdes taxes douanières pour
tout ce qu’ils étaient contraints d’importer du pays colonisateur. Les maîtres de
haciendas voulaient donc, dans leur majorité, leur indépendance ; mais ils étaient peu
nombreux à combattre ou à envoyer leurs enfants dans les nouvelles armées. Leur
contribution consistait le plus souvent à fournir des contingents de peones ou même,
parfois, d’esclaves noirs affranchis pour la circonstance. Les riches créoles ne
payaient que bien rarement le prix du sang, se contentant de payer le prix de la guerre.
Les fortunés la regardaient plutôt de loin, contrairement aux lettrés et autres
intellectuels qui s’étaient, quelques années auparavant, enthousiasmés pour la
Révolution française. Les gens de bien, de biens, s’efforçaient d’ailleurs de conserver
des relations utiles avec les autorités légales pour parer à toute éventualité…
COMPLEXITE DES RELATIONS ENTRE HEROS DE L’INDEPENDANCE
L’historiographie officielle de cette période a multiplié les tabous dont on commence
à peine à se libérer. Par exemple, on connaît mieux les circonstances qui ont motivé
Simon Bolivar à livrer le général Francisco de Miranda à ses ennemis espagnols qui
l’envoyèrent mourir dans les geôles militaires de Cadix. En 1812, le precursor, après
avoir conduit une insurrection victorieuse à Caracas, crut devoir signer un armistice
avec l’Espagne dont les troupes avaient contre-attaqué avec succès. A en croire les
historiens plus orthodoxes, Simon Bolivar, soit pour écarter une forte personnalité,
soit pour démontrer l’inflexibilité de sa résolution indépendantiste, n’hésita pas à
sacrifier l’ancien compagnon de Dumouriez.
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Le mouvement indépendantiste dans les Amériques est riche de luttes de pouvoir, le
plus souvent mesquines.
Ce ne fut pas le cas pour les Libertadores Bolivar et San Martin lors de leur face-àface de Guayaquil, le grand port du Pacifique aujourd’hui équatorien. Une splendide
rotonde formée de colonnes surmontées des drapeaux des nouvelles nations
représentées par le libérateur du Sud et celui du Nord a été conçue pour mettre en
valeur en son centre les statues de Bolivar et de San Martin. La rencontre historique
eut lieu le 26 juillet 1822. Le fidèle et brillant lieutenant du Vénézuélien, Antonio
José de Sucre, venait alors de prendre Quito après sa victoire de Pichincha sur les
royalistes ; San Martin avait, pour sa part, convoqué le premier Congrès constituant
de la République du Pérou. Les 79 députés qui le formaient l’avaient proclamé,
charge honorifique, « fondateur de la liberté du Pérou et généralissime des armées »
– il avait refusé les pouvoirs dictatoriaux qu’on lui offrait.
La rencontre des deux grands hommes avait pour but de décider de l’avenir du Pérou,
encore contrôlé en grande partie par les royalistes. Et surtout de la direction suprême
du mouvement, de la forme d’unité que l’on souhaitait lui imprimer.
Au terme de cette réunion qui n’eut aucun témoin, Simon Bolivar offrit un banquet
à son frère argentin. Celui partit vers le port quand on servait le dessert. Rien n’a
jamais transpiré d’une conversation qui laissa Bolivar maître du terrain. Entre francmaçons, on sait garder un secret. Investi de pouvoirs dictatoriaux, le général
vénézuélien gagna la bataille décisive d’Ayacucho – c’était en fait Sucre qui
commandait son armée.
En 1824, les guerres d’indépendance étaient terminées dans les Amériques
hispanophones.
LE REVE NON REALISE DE SIMON BOLIVAR
Les personnalités intéressantes ne manquent pas dans tous les épisodes que l’on
vient, brièvement, de décrire. Le génie militaire et l’héroïsme désintéressé de José de
San Martin, l’altruisme et la vaillance du jeune Antonio J. de Sucre, maréchal
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d’Ayacucho, fondateur de la Bolivie dont il fut le premier président (assassiné en
Colombie à l’âge de 35 ans), le patriotisme chilien de Bernardo O’Higgins qui mourut
exilé à Lima, la roublardise politicienne de Francisco de Paula Santander dans l’exNouvelle Grenade, actuelle Colombie… Mais il est incontestable que la personnalité
de Simon Bolivar a été la seule à dominer cette période de l’histoire américaine.
Il avait une autre dimension, une autre stature. Né en 1783 à Caracas, enfant d’une
famille de riches propriétaires terriens, il avait mis à profit son aisance matérielle pour
entreprendre, dès l’âge de seize ans, une sorte de tour du monde. D’excellents
précepteurs lui avaient déjà donné une convenable éducation de base et le professeur
Simon Rodriguez Carreno, son maître à penser, l’avait initié aux idées nouvelles de
cette fin de siècle qui avait bouleversé l’Europe traditionnelle.
Le jeune homme visite le Mexique, Cuba, Madrid, rencontre à Aranjuez tout ce qui
compte dans l’aristocratie espagnole, rejoint Paris par la route (1802), revient en
Espagne pour se marier. De retour à Caracas, sa ville natale, il devient un veuf
inconsolable dont les soupirs auraient pu inspirer nos poètes romantiques, même s’il
aura plus tard de fréquentes consolations.
Il s’embarque à nouveau pour Cadix, alors en pleine ébullition libérale, où il est initié
franc-maçon. Il retourne à Paris, où il rencontre Humboldt, Gay-Lussac, Cuvier,
Eugène de Beauharnais, Madame de Staël et Madame Récamier.
Il est toujours dans la capitale lors du couronnement de Napoléon 1er et en Italie
quand l’Empereur devient roi à Rome, avant de se faire aussi remettre, à Milan, la
couronne de fer des Lombards. Au pas de charge, il parcourt la péninsule : Vérone,
Vicence, Venise, Padoue, Florence. C’est à Rome que Bolivar prête son fameux
serment, sur l’Aventin, de libérer l’Amérique du joug espagnol.
Sa vie de dandy intellectuel s’arrête là et s’ouvre un nouveau chapitre. La Révolution
libertaire s’est emparée de tout son être. Il s’embarque pour son pays. Il veut tenir le
serment prêté à Rome. La victoire des insurgents d’Amérique du Nord, l’écho de notre
Révolution de 1789 et la proclamation de la République noire de Haïti ont ouvert le
chemin aux esprits éclairés des Amériques hispanophones. 1810 est l’année où tout
bascule, à Caracas, à Buenos Aires, à Santa Fé de Bogotà, à Quito et au Mexique.
Bolivar est membre de la junte de Caracas qui l’envoie à Londres demander de l’aide.
Il ne l’obtient pas. Il revient d’Europe avec Miranda qu’un congrès, réuni hâtivement
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dans la capitale vénézuélienne, nomme « dictateur et généralissime ». La suite est
une succession de fuites tactiques et de retours triomphaux. Pour Bolivar, aucun
compromis avec les royalistes n’est concevable. Miranda est ainsi sacrifié parce que,
affirme-t-il, négociateur.
La guerre à mort commence après que le Libertador ait lancé sa « Proclamation aux
peuples du Venezuela ». Un chef espagnol, le sinistre Boves, exécute des garnisons
entières qui s’étaient rendues en échange de la vie sauve. On tue, on viole. La
soldatesque de Boves n’épargne ni femmes ni enfants.
Victoires, défaites, trahisons… La Nouvelle-Grenade (Colombie aujourd’hui) est
conquise et perdue. En 1815, Bolivar doit s’exiler en Jamaïque – dans sa Lettre de la
Jamaïque, il analyse les causes de ses échecs et formule le programme sur la base
duquel il convient de reprendre la lutte. La Couronne espagnole, avec la fin des
guerres napoléoniennes, a repris des couleurs. Les populations créoles semblent
n’aspirer qu’au retour à la paix. Dure époque pour les révolutionnaires.
Bolivar entend rompre avec l’Espagne définitivement, considère l’aristocratie créole
comme seule légitime propriétaire des pays sur lesquels « l’usurpateur espagnol ne
doit plus avoir aucun droit ». Notons que dans tous ces discours aucun cas n’est prêté
aux Amérindiens autochtones, ces barbares, pas plus qu’aux noirs esclaves arrachés à
l’Afrique (majorité de la population en de nombreuses régions). Mais le visionnaire
est là qui, démuni de tout en terre étrangère, dans cette Jamaïque colonie
britannique, veut voir naître une grande Confédération américaine sur la base de la
Grande Colombie réunissant le Venezuela à la Nouvelle-Grenade. Il pensera réaliser
son rêve quand il parvint, au sommet de sa gloire, à réunir un grand congrès
unificateur à Panama en 1826. Après tant de sacrifices, tant de sang versé, d’actes
d’héroïsme, de générosité, mais aussi de traîtrises, d’ambitions mesquines et
d’égoïsmes cachés ou affichés, l’heure de la victoire, de son couronnement
républicain avait sonné. On dissimulait autant que possible les contributions
financières d’une Angleterre préoccupée de gigantesques opportunités commerciales
que la nouvelle situation pouvait offrir.
Mais ce grand rêve allait s’effondrer en peu de temps. En 1830, réfugié dans le port
de Santa Marta, en Colombie, pour y mourir, après avoir échappé à une tentative
d’assassinat à Bogotà, abandonné de presque tous (son fidèle des fidèles Maréchal
d’Ayacucho venait d’être assassiné tout près de là), celui qui s’était vu, en bonne
justice, au sommet d’une Amérique du Sud partiellement unifiée sous son autorité
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rutilante, écrivait cette dernière lettre à un ami intime : « […] Vous savez que j’ai eu
le pouvoir pendant vingt ans et je n’en ai tiré que quelques conclusions sûres.
Premièrement, l’Amérique est ingouvernable pour nous. Deuxièmement, celui qui sert
une révolution laboure la mer. Troisièmement, la seule chose que l’on puisse faire en
Amérique est d’émigrer. Quatrièmement, ce pays tombera infailliblement entre les mains
de la foule déchaînée de petits tyrans presque trop petits pour qu’on les remarque, de
toutes couleurs et de toutes races. Cinquièmement, dévorés par tous les crimes et abattus
par la férocité, nous serons méprisés par les Européens qui ne daigneront pas nous
reconquérir. Sincèrement, s’il était possible pour une partie du monde de retourner au
chaos primitif, l’Amérique le ferait […] ».
Il existe quelques bonnes biographies de Bolivar (dont celle de Gilette Saurat chez
Grasset). Mais les amoureux de Gabriel García Márquez trouveront quelques petites
heures de bonheur de bonheur avec Le général dans son labyrinthe qui fait parler le grand
homme à la fin de sa vie dans son dernier refuge du port colombien de Santa Marta.
Bolivar avait vingt ans quand il abandonna ses habits d’enfant de riche cosmopolite
pour ceux de guerrier d’une grande cause. Mais il était avant tout un stratège qui
alliait politique à lutte armée. Démocrate ? Il ne l’était certainement pas au sens où
nous l’entendons aujourd’hui en Occident. Il était cependant un vrai républicain,
c’est-à-dire qu’il ne chercha pas à devenir Napoléon après Bonaparte. Il assumait
aussi l’enseignement laïc qu’il avait reçu de son maître fils des Lumières.
S’il était parvenu à ses fins, à bâtir le nouvel Etat confédéré annoncé au congrès
panaméricain de Panama, il aurait sans doute été un César éclairé.
LA
SINGULARITE IMPERIALE DU
BRESIL
DES
BRAGANCE
Comme les autres pays d’Amérique, l’immense Brésil avait subi l’influence de la
Révolution française et les propriétaires et commerçants créoles supportaient de plus
en plus mal la discrimination exercée par la métropole, au bénéfice de la couronne de
la famille Bragance. Mais l’insurrection qui ébranla les pays hispanophones ne
rencontra que des échos lointains dans le seul pays lusophone du sous-continent. Il
se produisit pourtant, à la fin du XVIIIème siècle, un mouvement violent qui témoignait
de l’impatience des Brésiliens : mais la conjuration fut vaincue et son chef, Tiradentes
(l’arracheur de dents), de son vrai nom Xavier da Silva, fut supplicié, en 1792, sur une
place de Rio qui porte aujourd’hui le nom de celui qui est devenu un héros national.
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Mais globalement, alors que les colonies espagnoles avaient déclenché une véritable
guerre contre les troupes envoyées par la Madre Patria, le Brésil fit preuve d’une
patience que d’aucuns qualifièrent de sagesse. L’année 1810 n’évoque pas aujourd’hui
les mêmes types d’événements que ceux qui secouèrent l’Argentine, le Venezuela, le
Mexique, pour ne pas parler de la révolution victorieuse des esclaves de Haïti.
Au moment où les Libertadores chassaient de leurs palais vice-rois, corregidores et
gouverneurs, la cour de Lisbonne vint au contraire se réfugier à Rio de Janeiro pour
échapper aux troupes impériales françaises que commandait Junot et qui
approchaient, à marche forcée, du Tage.
Le roi Jean VI décida aussitôt d’ouvrir tous les ports brésiliens au libre commerce. Les
passions s’apaisèrent et l’immense pays acquit, d’une manière qui est restée inédite,
une indépendance de facto bien singulière. Napoléon avait d’une certaine manière
obligé le Portugal à se transporter aux Amériques. Quand le fils de Jean VI se proclama
empereur le 7 septembre 1822 sous le nom de Pierre 1er, il ne faisait que donner une
suite logique au cri qu’il avait lui-même poussé à Ipiranga : « L’indépendance ou la
mort ! ».
En fait d’indépendance ce fut plutôt une large autonomie, le souverain de Lisbonne
et celui de Rio appartenant l’un et l’autre à une même famille régnante. La
République ne sera proclamée qu’en 1889. Mais l’empire brésilien des Bragance
n’aura pas laissé de mauvais souvenirs, bien au contraire. Si Pierre 1er sut faire preuve
de sens politique, de mesure et de sagesse, le fils qui lui succéda sous le nom de
Pierre II (1840-1889) fut un souverain d’esprit libéral et d’une grande culture. Ainsi
plaçait-il Pasteur et Victor Hugo au-dessus de tous les hommes.
L’abolition de l’esclavage en 1888 précipita sa chute, car cela lui valut d’être
abandonné par l’oligarchie terrienne qui acceptait mal de voir fuir sa main-d’œuvre
noire à bon marché. Dans le même temps, la montée du mouvement républicain
devenait irrésistible. L’empereur ami des arts et des lettres s’embarqua pour l’Europe.
PARAGUAY
ET
URUGUAY
Si nous osons lier ces deux républiques indépendantes et ayant, chacune, leur propre
spécificité géographique, historique et humaine, c’est que l’une et l’autre ont vécu le
XIXème siècle sous la double menace de puissants voisins : l’Argentine et le Brésil.
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Le Paraguay proclama son indépendance dès 1811. L’Uruguay, qui avait vécu comme
province argentine la proclamation du 25 mai 1810 de Buenos Aires, devra attendre
trente ans, contrainte de se garder à la fois du Nord et du Sud, pour jouir de véritable
indépendance sous le regard intéressé de la Marine de sa Majesté britannique et de
ses entreprenants commerçants.
Le héros, auquel les Uruguayens donneront tardivement le titre de Libertador
– auparavant ils l’avaient laissé mourir en exil, au Paraguay, dans le plus complet
dénuement – s’appelait José Artigas. Il avait levé une petite armée de gens du peuple,
d’origine rurale pour la plupart, des gauchos davantage que des soldats.
Ainsi devait naître la « République orientale de l’Uruguay » (parce que son territoire
se situe à l’Est du fleuve du même nom). Un modèle pour les démocrates et les laïcs
du continent.
D’ailleurs, dans un de ces gestes de chevalerie républicaine dont il avait le secret,
Giuseppe Garibaldi leva une armée de volontaires pour défendre la jeune nation
menacée de tous côtés. Les fameuses « chemises rouges » des troupes garibaldiennes
avaient d’ailleurs été confectionnées à partir de lots de tissus destinés à équiper les
tueurs des abattoirs de Montevideo.
Quant au Paraguay, après la proclamation de son indépendance en 1811, il vécut ses
premières années (1814-1840) sous la férule du dictateur éclairé mais impitoyable et
incorruptible, José Gaspar Rodriguez de Francia, qui eut le mérite de défendre ses
frontières contestées de tous côtés et sut promouvoir une certaine prospérité
économique. Il forma une armée bien équipée et entraînée qui imposa le respect à
ses voisins.
Ce ne fut pas suffisant toutefois pour dissuader l’Argentine, le Brésil et l’Uruguay de
conduire une guerre atroce, interminable, au cours de laquelle plus de la moitié de la
population guaranì (les Paraguayens aiment à revendiquer l’appartenance à ce peuple
indigène) perdit la vie (80 % des hommes de plus de seize ans).
L’Amérique latine, en célébrant ensemble une date symbolique censée porter le
bicentenaire des indépendances, a voulu marquer solennellement que, au-delà de
fortes divergences politiques, de rivalités bien enracinées dans l’histoire tumultueuse
des temps modernes, l’unité prévaut dans beaucoup de domaines essentiels : unité
culturelle, sentiment profond d’appartenir à une communauté vivante et dynamique,
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volonté commune de préserver indépendance et identité, notamment contre les seuls
qui menacent vraiment leur indépendance, les Etats-Unis d’Amérique.
Nous n’avons pas évoqué ici les conditions dans lesquelles les nations de l’Amérique
centrale et des Caraïbes ont accédé au statut de républiques indépendantes (ou
d’« Etat libre associé » pour Puerto Rico). C’est que dans tous les cas on trouve la main
de Washington manœuvrant dans ce qu’il considérait comme son « arrière-cour ».
La République de Panama, province colombienne à l’origine, fut fondée en 1903,
faisant sécession pour permettre aux Etats-Unis de contrôler la zone du Canal qui
venait d’être construit.
Cuba mériterait, elle, une étude particulière approfondie. Dernière terre espagnole
aux Amériques, elle proclama son indépendance en 1898 après que la flotte yankee
ait détruit dans la baie de La Havane ce qu’il restait de l’autrefois glorieuse Grande
Armada. Ils empêchaient ainsi les Cubains de se libérer par eux-mêmes (ils étaient à
la veille de le faire) et profitèrent de la situation pour imposer un amendement à la
Constitution de la République de Cuba (amendement Pratt) qui leur donnait le droit
d’intervenir à tout moment dans les affaires intérieures et extérieures de la Grande île
caraïbe. Elle ne sera vraiment indépendante qu’après la victoire des guérilleros de
Fidel Castro le 1er janvier 1959.
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