Mise en page 1 - Fondation Jean
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NOTE n° 73 - Fondation Jean-Jaurès - 30 novembre 2010 - page 1 Bicentenaire des indépendances en Amérique latine 1810-2010 Antoine Blanca* * Ambassadeur de France (h.), président d’honneur de la Maison de l’Amérique latine, conseiller du président de la Fondation Jean-Jaurès pour l’Amérique latine S ur la base de la richesse historique et sociale de l’Amérique latine, différents pays de la région (Bolivie, Equateur, Mexique, Venezuela, Colombie, Chili et Argentine) ont décidé il y a deux ans de créer le « Groupe Bicentenaire », afin de célébrer le début des processus d’indépendance, en prévoyant, sur ce thème, des programmes nationaux et des activités communes. En France, dans le même esprit, il a été décidé d’accompagner le mouvement en organisant un certain nombre de manifestations relayées par de nombreux universitaires latino-américanistes avec l’appui, notamment, de l’IHEAL (Institut des hautes études de l’Amérique latine), de la Fondation nationale des sciences politiques et de la Maison de l’Amérique latine. Pour la Fondation Jean-Jaurès, qui a suivi avec intérêt ces activités, il s’agit d’en retenir la part de contenu politique lié à l’actualité qui ressort de la célébration. Car l’Amérique latine contemporaine est à la fois l’héritière des luttes d’il y a deux cents ans et le fruit de la construction, parfois saccadée, de son propre présent. Comment sont vécus au XXIème siècle les idéaux des Libertadores, eux-mêmes inspirés des encyclopédistes : démocratie, souveraineté, égalité, progrès, solidarité et intégration ? Naturellement, l’ambition politique de cette célébration unitaire a été réalisée grâce à de fortes approximations historiques. D’une manière générale, par exemple, l’indépendance des nouveaux Etats n’a pas été proclamée en 1810. Mais cette date a été retenue par les promoteurs du projet parce que, du Rio de la Plata (le 25 mai) au « grito de Dolorés », cri libertaire lancé du haut de son clocher par le curé révolutionnaire Miguel Hidalgo au Mexique, en passant par les premières insurrections de Caracas, l’année 1810 a marqué le début d’un processus irréversible. www.jean-jaures.org NOTE n° 73 - Fondation Jean-Jaurès - 30 novembre 2010 - page 2 Bicentenaire des indépendances en Amérique latine 1810-2010 Plusieurs raisons expliquent cette coïncidence : - La Révolution américaine qui n’a pas manqué d’inspirer, parfois de passionner l’élite créole du Sud du continent ; - « La guerre d’indépendance » dans les deux métropoles (Espagne et Portugal) qui suivit l’invasion napoléonienne, l’abdication des monarques qui en résulta, tant à Madrid qu’à Lisbonne, contribuèrent puissamment à créer les conditions du mouvement d’émancipation des colonies. Cet affaiblissement du pouvoir central fut en effet mis à profit par tous ceux qui voulaient s’affranchir de la tutelle de l’ancienne « mère-patrie » ; - La stratégie impérialiste britannique. Quelle opportunité de se donner une nouvelle base sur le continent dont ils avaient été chassés ? Londres fut incontestablement, dans un premier temps, avec plus ou moins de discrétion, l’allié des Libertadores. Dès la fin du XVIIIème siècle, les pionniers du mouvement avaient demandé au Premier ministre, William Pitt « le jeune », l’aide de la Couronne par l’occupation militaire britannique des principales villes du Sud du continent. Londres, encore mal remise de la perte de ses colonies dans le Nord, ne jugea pas raisonnable de donner suite à cette proposition quelque peu outrancière. Partout dans les Amériques latines, les intellectuels avaient suivi avec passion les écrits de nos philosophes encyclopédistes et les épisodes de notre Révolution de 1789. Le général José de San Martin, par exemple, lisait, à la lumière de bougies, les œuvres de Diderot qu’il avait chargées sur une mule, lors de sa légendaire traversée des Andes, en route pour libérer le Chili. Le « précurseur », Francisco de Miranda, général espagnol gagné aux idées révolutionnaires, fut volontaire dans l’armée de Dumouriez en 1792 et participa même à la bataille de Valmy. En France, il fut arrêté plusieurs fois parce que partisan notoire des Girondins et fut contraint de s’exiler en Angleterre avant de gagner Caracas pour prendre la tête de l’insurrection antiespagnole de 1806, premier épisode des guerres libératrices à venir. Il est notable que, dans les programmes de cette commémoration collective, il ne soit fait mention que de manière incidente des mouvements d’indépendance de certains pays, dont le Brésil. Nous reviendrons sur ce cas bien singulier. Mais comment oublier que le premier pays à proclamer sa pleine souveraineté fut Haïti, où 40 000 planteurs régnaient sur 30 000 mulâtres (toutes nuances confondues) et un demi-million d’esclaves noirs ? Ce furent ces derniers qui firent résonner les tambours de la révolte. 2 000 Français furent massacrés dans la révolte. Malgré l’envoi d’un imposant corps expéditionnaire, Napoléon finit par abandonner le terrain. www.jean-jaures.org NOTE n° 73 - Fondation Jean-Jaurès - 30 novembre 2010 - page 3 Bicentenaire des indépendances en Amérique latine 1810-2010 L’indépendance fut proclamée en 1804, faisant du pays la première république noire de la planète. Son premier président, Alexandre Pétion, donna refuge à Bolivar en fuite (1806) après la reconquête de Caracas par les royalistes et lui donna les moyens matériels pour reprendre le combat. La solidarité entre peuples latino-américains venait ainsi de naître. Les Vénézuéliens ne l’ont pas oublié. QUI ETAIENT LES LIBERTADORES ? En Amérique du Sud, les Libertadores avaient tous une relation avec l’armée espagnole – Miranda, le precursor, était général, San Martin, officier supérieur, Bolivar et Sucre avaient été aussi formés dans l’Académie militaire royale, Bernardo O’Higgins avait également, un moment, choisi la carrière des armes. Au Mexique pourtant, les deux plus fortes personnalités du mouvement d’indépendance étaient des prêtres catholiques (Miguel Hidalgo et José Maria Morelos, son ancien élève du séminaire de Morelia dont le premier nommé était le recteur). La distance géographique qui sépare le pays aztèque des grandes villes du Sud du continent se fait encore plus grande quand on compare l’origine plébéienne du curé révolté aux origines aristocratiques de la plupart de ses lointains compagnons d’armes de Caracas ou de Buenos Aires. Le caractère du mouvement que dirigeait l’homme d’église n’était pas qualifié de « révolutionnaire », mais de insurgente et même de realista, partisan du Bourbon Ferdinand VII, puisque les troupes qu’il combattait obéissaient en 1810 à un gouvernement servant le roi Joseph Bonaparte. D’ailleurs, dans son appel à prendre les armes, lancé à Dolores le 15 septembre 1810, il s’était écrié : « Longue vie à la Vierge de Guadeloupe [symbole de mexicanité], vive le roi Ferdinand VII [déposé par Napoléon], à bas le mauvais gouvernement ! ». Peut-être une utilisation tactique des circonstances, mais en contradiction apparente avec sa lecture passionnée de la littérature des Lumières qu’il reçoit clandestinement. Sans doute était-il franc-maçon, certainement rousseauiste et voltairien. Mais surtout Miguel Hidalgo, à la différence de tous les autres, connaissait par sa propre expérience la dureté du pouvoir de la métropole vis-à-vis de la population indigène et créole : ainsi, quand il planta dans son village des mûriers pour l’élevage de vers à soie, le gouvernement de Madrid les fit arracher afin de protéger le monopole des soieries espagnoles. Il planta alors des vignes qui subirent le même sort. Le prêtre insurgente fut capturé par les soldats espagnols et fusillé en 1811 dans la ville de Guanajuato. Allergique, comme la plupart des prêtres mexicains, au vœu de chasteté, il laissait une veuve et cinq enfants connus. www.jean-jaures.org NOTE n° 73 - Fondation Jean-Jaurès - 30 novembre 2010 - page 4 Bicentenaire des indépendances en Amérique latine 1810-2010 Tous ces chefs révolutionnaires aujourd’hui glorifiés comme « pères de la patrie » étaient créoles, c’est-à-dire Espagnols nés aux Amériques. Tous, à ma connaissance, étaient membres de la franc-maçonnerie, à commencer par Miranda, fondateur de la loge de los Caballeros racionales. Cette appartenance avait créé des liens supplémentaires avec les Anglais à travers la relation avec la loge fondatrice de la maçonnerie moderne, la très puissante « Grande loge unie d’Angleterre ». Il est remarquable de noter que ces généraux libérateurs avaient une relation lointaine avec le petit peuple des colonies. Leurs amis étaient, le plus souvent, de gros propriétaires terriens désireux, comme cela avait été le cas en Amérique de Nord, de se défaire de la lourde tutelle de la Couronne espagnole qui limitait le choix des produits cultivés, établissait leurs prix et imposait de lourdes taxes douanières pour tout ce qu’ils étaient contraints d’importer du pays colonisateur. Les maîtres de haciendas voulaient donc, dans leur majorité, leur indépendance ; mais ils étaient peu nombreux à combattre ou à envoyer leurs enfants dans les nouvelles armées. Leur contribution consistait le plus souvent à fournir des contingents de peones ou même, parfois, d’esclaves noirs affranchis pour la circonstance. Les riches créoles ne payaient que bien rarement le prix du sang, se contentant de payer le prix de la guerre. Les fortunés la regardaient plutôt de loin, contrairement aux lettrés et autres intellectuels qui s’étaient, quelques années auparavant, enthousiasmés pour la Révolution française. Les gens de bien, de biens, s’efforçaient d’ailleurs de conserver des relations utiles avec les autorités légales pour parer à toute éventualité… COMPLEXITE DES RELATIONS ENTRE HEROS DE L’INDEPENDANCE L’historiographie officielle de cette période a multiplié les tabous dont on commence à peine à se libérer. Par exemple, on connaît mieux les circonstances qui ont motivé Simon Bolivar à livrer le général Francisco de Miranda à ses ennemis espagnols qui l’envoyèrent mourir dans les geôles militaires de Cadix. En 1812, le precursor, après avoir conduit une insurrection victorieuse à Caracas, crut devoir signer un armistice avec l’Espagne dont les troupes avaient contre-attaqué avec succès. A en croire les historiens plus orthodoxes, Simon Bolivar, soit pour écarter une forte personnalité, soit pour démontrer l’inflexibilité de sa résolution indépendantiste, n’hésita pas à sacrifier l’ancien compagnon de Dumouriez. www.jean-jaures.org NOTE n° 73 - Fondation Jean-Jaurès - 30 novembre 2010 - page 5 Bicentenaire des indépendances en Amérique latine 1810-2010 Le mouvement indépendantiste dans les Amériques est riche de luttes de pouvoir, le plus souvent mesquines. Ce ne fut pas le cas pour les Libertadores Bolivar et San Martin lors de leur face-àface de Guayaquil, le grand port du Pacifique aujourd’hui équatorien. Une splendide rotonde formée de colonnes surmontées des drapeaux des nouvelles nations représentées par le libérateur du Sud et celui du Nord a été conçue pour mettre en valeur en son centre les statues de Bolivar et de San Martin. La rencontre historique eut lieu le 26 juillet 1822. Le fidèle et brillant lieutenant du Vénézuélien, Antonio José de Sucre, venait alors de prendre Quito après sa victoire de Pichincha sur les royalistes ; San Martin avait, pour sa part, convoqué le premier Congrès constituant de la République du Pérou. Les 79 députés qui le formaient l’avaient proclamé, charge honorifique, « fondateur de la liberté du Pérou et généralissime des armées » – il avait refusé les pouvoirs dictatoriaux qu’on lui offrait. La rencontre des deux grands hommes avait pour but de décider de l’avenir du Pérou, encore contrôlé en grande partie par les royalistes. Et surtout de la direction suprême du mouvement, de la forme d’unité que l’on souhaitait lui imprimer. Au terme de cette réunion qui n’eut aucun témoin, Simon Bolivar offrit un banquet à son frère argentin. Celui partit vers le port quand on servait le dessert. Rien n’a jamais transpiré d’une conversation qui laissa Bolivar maître du terrain. Entre francmaçons, on sait garder un secret. Investi de pouvoirs dictatoriaux, le général vénézuélien gagna la bataille décisive d’Ayacucho – c’était en fait Sucre qui commandait son armée. En 1824, les guerres d’indépendance étaient terminées dans les Amériques hispanophones. LE REVE NON REALISE DE SIMON BOLIVAR Les personnalités intéressantes ne manquent pas dans tous les épisodes que l’on vient, brièvement, de décrire. Le génie militaire et l’héroïsme désintéressé de José de San Martin, l’altruisme et la vaillance du jeune Antonio J. de Sucre, maréchal www.jean-jaures.org NOTE n° 73 - Fondation Jean-Jaurès - 30 novembre 2010 - page 6 Bicentenaire des indépendances en Amérique latine 1810-2010 d’Ayacucho, fondateur de la Bolivie dont il fut le premier président (assassiné en Colombie à l’âge de 35 ans), le patriotisme chilien de Bernardo O’Higgins qui mourut exilé à Lima, la roublardise politicienne de Francisco de Paula Santander dans l’exNouvelle Grenade, actuelle Colombie… Mais il est incontestable que la personnalité de Simon Bolivar a été la seule à dominer cette période de l’histoire américaine. Il avait une autre dimension, une autre stature. Né en 1783 à Caracas, enfant d’une famille de riches propriétaires terriens, il avait mis à profit son aisance matérielle pour entreprendre, dès l’âge de seize ans, une sorte de tour du monde. D’excellents précepteurs lui avaient déjà donné une convenable éducation de base et le professeur Simon Rodriguez Carreno, son maître à penser, l’avait initié aux idées nouvelles de cette fin de siècle qui avait bouleversé l’Europe traditionnelle. Le jeune homme visite le Mexique, Cuba, Madrid, rencontre à Aranjuez tout ce qui compte dans l’aristocratie espagnole, rejoint Paris par la route (1802), revient en Espagne pour se marier. De retour à Caracas, sa ville natale, il devient un veuf inconsolable dont les soupirs auraient pu inspirer nos poètes romantiques, même s’il aura plus tard de fréquentes consolations. Il s’embarque à nouveau pour Cadix, alors en pleine ébullition libérale, où il est initié franc-maçon. Il retourne à Paris, où il rencontre Humboldt, Gay-Lussac, Cuvier, Eugène de Beauharnais, Madame de Staël et Madame Récamier. Il est toujours dans la capitale lors du couronnement de Napoléon 1er et en Italie quand l’Empereur devient roi à Rome, avant de se faire aussi remettre, à Milan, la couronne de fer des Lombards. Au pas de charge, il parcourt la péninsule : Vérone, Vicence, Venise, Padoue, Florence. C’est à Rome que Bolivar prête son fameux serment, sur l’Aventin, de libérer l’Amérique du joug espagnol. Sa vie de dandy intellectuel s’arrête là et s’ouvre un nouveau chapitre. La Révolution libertaire s’est emparée de tout son être. Il s’embarque pour son pays. Il veut tenir le serment prêté à Rome. La victoire des insurgents d’Amérique du Nord, l’écho de notre Révolution de 1789 et la proclamation de la République noire de Haïti ont ouvert le chemin aux esprits éclairés des Amériques hispanophones. 1810 est l’année où tout bascule, à Caracas, à Buenos Aires, à Santa Fé de Bogotà, à Quito et au Mexique. Bolivar est membre de la junte de Caracas qui l’envoie à Londres demander de l’aide. Il ne l’obtient pas. Il revient d’Europe avec Miranda qu’un congrès, réuni hâtivement www.jean-jaures.org NOTE n° 73 - Fondation Jean-Jaurès - 30 novembre 2010 - page 7 Bicentenaire des indépendances en Amérique latine 1810-2010 dans la capitale vénézuélienne, nomme « dictateur et généralissime ». La suite est une succession de fuites tactiques et de retours triomphaux. Pour Bolivar, aucun compromis avec les royalistes n’est concevable. Miranda est ainsi sacrifié parce que, affirme-t-il, négociateur. La guerre à mort commence après que le Libertador ait lancé sa « Proclamation aux peuples du Venezuela ». Un chef espagnol, le sinistre Boves, exécute des garnisons entières qui s’étaient rendues en échange de la vie sauve. On tue, on viole. La soldatesque de Boves n’épargne ni femmes ni enfants. Victoires, défaites, trahisons… La Nouvelle-Grenade (Colombie aujourd’hui) est conquise et perdue. En 1815, Bolivar doit s’exiler en Jamaïque – dans sa Lettre de la Jamaïque, il analyse les causes de ses échecs et formule le programme sur la base duquel il convient de reprendre la lutte. La Couronne espagnole, avec la fin des guerres napoléoniennes, a repris des couleurs. Les populations créoles semblent n’aspirer qu’au retour à la paix. Dure époque pour les révolutionnaires. Bolivar entend rompre avec l’Espagne définitivement, considère l’aristocratie créole comme seule légitime propriétaire des pays sur lesquels « l’usurpateur espagnol ne doit plus avoir aucun droit ». Notons que dans tous ces discours aucun cas n’est prêté aux Amérindiens autochtones, ces barbares, pas plus qu’aux noirs esclaves arrachés à l’Afrique (majorité de la population en de nombreuses régions). Mais le visionnaire est là qui, démuni de tout en terre étrangère, dans cette Jamaïque colonie britannique, veut voir naître une grande Confédération américaine sur la base de la Grande Colombie réunissant le Venezuela à la Nouvelle-Grenade. Il pensera réaliser son rêve quand il parvint, au sommet de sa gloire, à réunir un grand congrès unificateur à Panama en 1826. Après tant de sacrifices, tant de sang versé, d’actes d’héroïsme, de générosité, mais aussi de traîtrises, d’ambitions mesquines et d’égoïsmes cachés ou affichés, l’heure de la victoire, de son couronnement républicain avait sonné. On dissimulait autant que possible les contributions financières d’une Angleterre préoccupée de gigantesques opportunités commerciales que la nouvelle situation pouvait offrir. Mais ce grand rêve allait s’effondrer en peu de temps. En 1830, réfugié dans le port de Santa Marta, en Colombie, pour y mourir, après avoir échappé à une tentative d’assassinat à Bogotà, abandonné de presque tous (son fidèle des fidèles Maréchal d’Ayacucho venait d’être assassiné tout près de là), celui qui s’était vu, en bonne justice, au sommet d’une Amérique du Sud partiellement unifiée sous son autorité www.jean-jaures.org NOTE n° 73 - Fondation Jean-Jaurès - 30 novembre 2010 - page 8 Bicentenaire des indépendances en Amérique latine 1810-2010 rutilante, écrivait cette dernière lettre à un ami intime : « […] Vous savez que j’ai eu le pouvoir pendant vingt ans et je n’en ai tiré que quelques conclusions sûres. Premièrement, l’Amérique est ingouvernable pour nous. Deuxièmement, celui qui sert une révolution laboure la mer. Troisièmement, la seule chose que l’on puisse faire en Amérique est d’émigrer. Quatrièmement, ce pays tombera infailliblement entre les mains de la foule déchaînée de petits tyrans presque trop petits pour qu’on les remarque, de toutes couleurs et de toutes races. Cinquièmement, dévorés par tous les crimes et abattus par la férocité, nous serons méprisés par les Européens qui ne daigneront pas nous reconquérir. Sincèrement, s’il était possible pour une partie du monde de retourner au chaos primitif, l’Amérique le ferait […] ». Il existe quelques bonnes biographies de Bolivar (dont celle de Gilette Saurat chez Grasset). Mais les amoureux de Gabriel García Márquez trouveront quelques petites heures de bonheur de bonheur avec Le général dans son labyrinthe qui fait parler le grand homme à la fin de sa vie dans son dernier refuge du port colombien de Santa Marta. Bolivar avait vingt ans quand il abandonna ses habits d’enfant de riche cosmopolite pour ceux de guerrier d’une grande cause. Mais il était avant tout un stratège qui alliait politique à lutte armée. Démocrate ? Il ne l’était certainement pas au sens où nous l’entendons aujourd’hui en Occident. Il était cependant un vrai républicain, c’est-à-dire qu’il ne chercha pas à devenir Napoléon après Bonaparte. Il assumait aussi l’enseignement laïc qu’il avait reçu de son maître fils des Lumières. S’il était parvenu à ses fins, à bâtir le nouvel Etat confédéré annoncé au congrès panaméricain de Panama, il aurait sans doute été un César éclairé. LA SINGULARITE IMPERIALE DU BRESIL DES BRAGANCE Comme les autres pays d’Amérique, l’immense Brésil avait subi l’influence de la Révolution française et les propriétaires et commerçants créoles supportaient de plus en plus mal la discrimination exercée par la métropole, au bénéfice de la couronne de la famille Bragance. Mais l’insurrection qui ébranla les pays hispanophones ne rencontra que des échos lointains dans le seul pays lusophone du sous-continent. Il se produisit pourtant, à la fin du XVIIIème siècle, un mouvement violent qui témoignait de l’impatience des Brésiliens : mais la conjuration fut vaincue et son chef, Tiradentes (l’arracheur de dents), de son vrai nom Xavier da Silva, fut supplicié, en 1792, sur une place de Rio qui porte aujourd’hui le nom de celui qui est devenu un héros national. www.jean-jaures.org NOTE n° 73 - Fondation Jean-Jaurès - 30 novembre 2010 - page 9 Bicentenaire des indépendances en Amérique latine 1810-2010 Mais globalement, alors que les colonies espagnoles avaient déclenché une véritable guerre contre les troupes envoyées par la Madre Patria, le Brésil fit preuve d’une patience que d’aucuns qualifièrent de sagesse. L’année 1810 n’évoque pas aujourd’hui les mêmes types d’événements que ceux qui secouèrent l’Argentine, le Venezuela, le Mexique, pour ne pas parler de la révolution victorieuse des esclaves de Haïti. Au moment où les Libertadores chassaient de leurs palais vice-rois, corregidores et gouverneurs, la cour de Lisbonne vint au contraire se réfugier à Rio de Janeiro pour échapper aux troupes impériales françaises que commandait Junot et qui approchaient, à marche forcée, du Tage. Le roi Jean VI décida aussitôt d’ouvrir tous les ports brésiliens au libre commerce. Les passions s’apaisèrent et l’immense pays acquit, d’une manière qui est restée inédite, une indépendance de facto bien singulière. Napoléon avait d’une certaine manière obligé le Portugal à se transporter aux Amériques. Quand le fils de Jean VI se proclama empereur le 7 septembre 1822 sous le nom de Pierre 1er, il ne faisait que donner une suite logique au cri qu’il avait lui-même poussé à Ipiranga : « L’indépendance ou la mort ! ». En fait d’indépendance ce fut plutôt une large autonomie, le souverain de Lisbonne et celui de Rio appartenant l’un et l’autre à une même famille régnante. La République ne sera proclamée qu’en 1889. Mais l’empire brésilien des Bragance n’aura pas laissé de mauvais souvenirs, bien au contraire. Si Pierre 1er sut faire preuve de sens politique, de mesure et de sagesse, le fils qui lui succéda sous le nom de Pierre II (1840-1889) fut un souverain d’esprit libéral et d’une grande culture. Ainsi plaçait-il Pasteur et Victor Hugo au-dessus de tous les hommes. L’abolition de l’esclavage en 1888 précipita sa chute, car cela lui valut d’être abandonné par l’oligarchie terrienne qui acceptait mal de voir fuir sa main-d’œuvre noire à bon marché. Dans le même temps, la montée du mouvement républicain devenait irrésistible. L’empereur ami des arts et des lettres s’embarqua pour l’Europe. PARAGUAY ET URUGUAY Si nous osons lier ces deux républiques indépendantes et ayant, chacune, leur propre spécificité géographique, historique et humaine, c’est que l’une et l’autre ont vécu le XIXème siècle sous la double menace de puissants voisins : l’Argentine et le Brésil. www.jean-jaures.org NOTE n° 73 - Fondation Jean-Jaurès - 30 novembre 2010 - page 10 Bicentenaire des indépendances en Amérique latine 1810-2010 Le Paraguay proclama son indépendance dès 1811. L’Uruguay, qui avait vécu comme province argentine la proclamation du 25 mai 1810 de Buenos Aires, devra attendre trente ans, contrainte de se garder à la fois du Nord et du Sud, pour jouir de véritable indépendance sous le regard intéressé de la Marine de sa Majesté britannique et de ses entreprenants commerçants. Le héros, auquel les Uruguayens donneront tardivement le titre de Libertador – auparavant ils l’avaient laissé mourir en exil, au Paraguay, dans le plus complet dénuement – s’appelait José Artigas. Il avait levé une petite armée de gens du peuple, d’origine rurale pour la plupart, des gauchos davantage que des soldats. Ainsi devait naître la « République orientale de l’Uruguay » (parce que son territoire se situe à l’Est du fleuve du même nom). Un modèle pour les démocrates et les laïcs du continent. D’ailleurs, dans un de ces gestes de chevalerie républicaine dont il avait le secret, Giuseppe Garibaldi leva une armée de volontaires pour défendre la jeune nation menacée de tous côtés. Les fameuses « chemises rouges » des troupes garibaldiennes avaient d’ailleurs été confectionnées à partir de lots de tissus destinés à équiper les tueurs des abattoirs de Montevideo. Quant au Paraguay, après la proclamation de son indépendance en 1811, il vécut ses premières années (1814-1840) sous la férule du dictateur éclairé mais impitoyable et incorruptible, José Gaspar Rodriguez de Francia, qui eut le mérite de défendre ses frontières contestées de tous côtés et sut promouvoir une certaine prospérité économique. Il forma une armée bien équipée et entraînée qui imposa le respect à ses voisins. Ce ne fut pas suffisant toutefois pour dissuader l’Argentine, le Brésil et l’Uruguay de conduire une guerre atroce, interminable, au cours de laquelle plus de la moitié de la population guaranì (les Paraguayens aiment à revendiquer l’appartenance à ce peuple indigène) perdit la vie (80 % des hommes de plus de seize ans). L’Amérique latine, en célébrant ensemble une date symbolique censée porter le bicentenaire des indépendances, a voulu marquer solennellement que, au-delà de fortes divergences politiques, de rivalités bien enracinées dans l’histoire tumultueuse des temps modernes, l’unité prévaut dans beaucoup de domaines essentiels : unité culturelle, sentiment profond d’appartenir à une communauté vivante et dynamique, www.jean-jaures.org NOTE n° 73 - Fondation Jean-Jaurès - 30 novembre 2010 - page 11 Bicentenaire des indépendances en Amérique latine 1810-2010 volonté commune de préserver indépendance et identité, notamment contre les seuls qui menacent vraiment leur indépendance, les Etats-Unis d’Amérique. Nous n’avons pas évoqué ici les conditions dans lesquelles les nations de l’Amérique centrale et des Caraïbes ont accédé au statut de républiques indépendantes (ou d’« Etat libre associé » pour Puerto Rico). C’est que dans tous les cas on trouve la main de Washington manœuvrant dans ce qu’il considérait comme son « arrière-cour ». La République de Panama, province colombienne à l’origine, fut fondée en 1903, faisant sécession pour permettre aux Etats-Unis de contrôler la zone du Canal qui venait d’être construit. Cuba mériterait, elle, une étude particulière approfondie. Dernière terre espagnole aux Amériques, elle proclama son indépendance en 1898 après que la flotte yankee ait détruit dans la baie de La Havane ce qu’il restait de l’autrefois glorieuse Grande Armada. Ils empêchaient ainsi les Cubains de se libérer par eux-mêmes (ils étaient à la veille de le faire) et profitèrent de la situation pour imposer un amendement à la Constitution de la République de Cuba (amendement Pratt) qui leur donnait le droit d’intervenir à tout moment dans les affaires intérieures et extérieures de la Grande île caraïbe. Elle ne sera vraiment indépendante qu’après la victoire des guérilleros de Fidel Castro le 1er janvier 1959. www.jean-jaures.org