Qu`est-ce qu`une loi juste ?

Transcription

Qu`est-ce qu`une loi juste ?
QU’EST-CE QU’UNE LOI JUSTE ?
I - UNE LOI JUSTE EST UNE LOI ACCEPTABLE PAR TOUT ÊTRE RAISONNABLE
La position originelle
« L'idée qui nous guidera est […] que les principes de la justice valables pour la structure de base de
la société sont l'objet [d'un] accord originel. Ce sont les principes mêmes que des personnes libres et
rationnelles, désireuses de favoriser leurs propres intérêts, et placées dans une position initiale
d’égalité, accepteraient et qui, selon elles, définiraient les termes fondamentaux de leur association.
[…] [La] position originelle n'est pas conçue, bien sûr, comme étant une situation historique réelle,
encore moins une forme primitive de la culture. Il faut la comprendre, comme étant une situation
purement hypothétique, définie de manière à conduire à une certaine conception de la justice. Parmi
les traits essentiels de cette situation, il y a le fait que personne ne connaît sa place dans la société, sa
position de classe ou son statut social, pas plus que personne ne connaît le sort qui lui est réservé
dans la répartition des capacités et des dons naturels, par exemple l'intelligence, la force, etc. J'irai
même jusqu'à poser que les partenaires ignorent leurs propres conceptions du bien ou leurs
tendances psychologiques particulières. Les principes de la justice sont choisis derrière un voile
d'ignorance. Ceci garantit que personne n'est avantagé ou désavantagé dans le choix des principes
par le hasard naturel ou par la contingence des circonstances sociales. Comme tous ont une situation
comparable et qu'aucun ne peut formuler des principes favorisant sa condition particulière, les
principes de la justice sont le résultat d'un accord ou d'une négociation équitables. »
John RAWLS, Théorie de la justice, §3. « L'idée principale de la théorie de la justice », Seuil, p.37–38
La répartition des biens sociaux premiers
« Comme première étape, supposons que la structure de base de la société répartisse certains biens
premiers, c'est-à-dire que tout homme rationnel est supposé désirer. Ces biens, normalement, sont
utiles, quel que soit notre projet de vie rationnel. Pour simplifier, posons que les principaux biens
premiers à la disposition de la société sont les droits, les libertés et les possibilités offertes à
l'individu, les revenus et la richesse. (Plus loin, dans la troisième partie, le respect de soi-même,
comme bien premier, a une place centrale.). Tels sont les biens sociaux premiers. D'autres biens
premiers, comme la santé et la vigueur, l'intelligence et l'imagination sont des biens naturels; bien
que leur possession soit influencée par la structure de base, ils ne sont pas aussi directement sous son
contrôle. »
John RAWLS, Théorie de la justice, §11. « Les deux principes de la justice », Seuil, p.93–94
Les principes de justice
« Prenons maintenant le point de vue de quelqu'un placé dans la position originelle. Il n'y a pas
moyen pour lui de se procurer des avantages particuliers. Il n'y a pas non plus de raisons pour qu'il
accepte des désavantages particuliers. Etant donné qu'il ne peut raisonnablement obtenir plus qu'une
part égale à celle des autres dans la répartition des biens sociaux premiers et qu'il ne peut, d'un point
de vue rationnel, accepter moins, le bon sens commande en premier lieu d'admettre un principe de
justice qui exige une répartition égale pour tous. En fait, ce principe est si évident, étant donné la
symétrie des partenaires, qu'il viendrait immédiatement à l'esprit de tout le monde. Ainsi les
partenaires débutent avec un principe qui exige des libertés de base égales pour tous ainsi qu'une
juste égalité des chances et un partage égal des revenus et de la fortune.
Mais, même en insistant bien sur la priorité des libertés de base et de la juste égalité des chances, il
n'y a pas de raison pour que cette reconnaissance initiale soit définitive. La société doit prendre en
considération l'efficacité économique et les exigences de l'organisation et de la technologie. S'il y a
des inégalités de revenus et de fortune, des différences d'autorité et des degrés de responsabilité qui
tendent à améliorer la situation de tous par rapport à la situation d'égalité, pourquoi ne pas les
autoriser ? […] Ainsi la structure de base devrait autoriser les inégalités aussi longtemps qu'elles
améliorent la situation de tous, y compris des plus désavantagés, et à condition qu'elles soient
compatibles avec la liberté égale pour tous et une juste égalité des chances. […] Si on prend l'égalité
comme la base de la comparaison, ceux qui ont gagné le plus doivent le faire en termes justifiables
pour ceux qui ont gagné le moins. »
John RAWLS, Théorie de la justice, §26. « Le raisonnement conduisant aux deux principes », Seuil, p.
182–183
II - L’OBJECTION LIBERTARIENNE : UNE LOI JUSTE EST UNE LOI QUI RESPECTE LES DROITS DE PROPRIÉTÉ LÉGITIMES
Les individus ont des droits
« Mais pourquoi n’a-t-on pas la permission de violer les droits d’autres personnes en vue d’atteindre
un bien social plus grand ? Sur le plan individuel, chacun de nous choisit quelquefois de subir
quelque douleur ou de pratiquer quelque sacrifice pour en tirer un bénéfice plus grand ou pour éviter
un mal plus grand : nous allons chez le dentiste pour éviter une souffrance plus grande par la suite ;
nous nous livrons à quelque travail déplaisant en vue d’obtenir des résultats ; d’aucuns jeûnent pour
améliorer leur santé ou leur apparence ; d’autres économisent de l’argent pour leurs vieux jours.
Dans chaque cas, on paye un certain prix pour sauver le bien général. Pourquoi, de façon similaire,
ne dirait-on pas que certaines personnes doivent supporter certains coûts qui peuvent bénéficier à
d’autres, pour sauver le bien social général ? Mais il n’existe pas d’entité sociale ayant un bien qui
subisse quelque sacrifice par son propre bien. Il n’y a que des individus, des individus différents, avec
leur vie individuelle propre. Utiliser l’un de ces individus pour le bénéfice d’autres, c’est l’utiliser et
en faire bénéficier les autres. Rien de plus. Ce qui arrive, c’est que quelque chose lui est fait, pour le
bien des autres. Parler de bien social général, c’est dissimuler cela. (Intentionnellement ?) Utiliser une
personne de cette façon ne respecte pas suffisamment ni ne prend en considération le fait qu’elle est
un individu séparé, que c’est la seule vie qu’elle ait. Elle ne tire aucun bénéfice marquant de son
propre sacrifice, et personne n’est en droit de l’y forcer »
Robert NOZICK, Anarchie, État et utopie, 1re partie, ch.3, « Pourquoi des contraintes secondaires ?
», PUF, p.52
L’argument du champion de basket-ball
« Je ne vois pas bien comment les défenseurs de ces conceptions alternatives de la justice distributive
peuvent rejeter [la théorie des droits de propriété légitimes]. Supposons en effet qu’un état de
distribution favorisé par une de ces conceptions soit réalisé. Admettons qu'il s'agisse, d'après vous,
de la meilleure distribution possible, et appelons-la D1 ; supposons que tout le monde y bénéficie
d'une part égale, ou que les inégalités relatives y obéissent à un critère que vous jugez essentiel.
Maintenant, supposons que Wilt Chamberlain soit fortement demandé par les équipes de basketball, parce qu'il attire un nombreux public […]. Il signe la sorte de contrat suivant : pour chaque
match à domicile, il recevra vingt-cinq cents sur le prix de chaque ticket d'entrée […]. La saison
commence, et le public se précipite allègrement pour assister aux matchs de son équipe ; les gens
achètent leurs tickets en glissant séparément à chaque fois vingt-cinq cents dans une urne spéciale
portant le nom de Chamberlain. Ils sont tout excités de le voir jouer ; selon eux, cela vaut largement
la totalité du prix d'entrée. Supposons qu'en une saison un million de personnes assistent aux
matchs à domicile de son équipe, et que Wilt Chamberlain se retrouve au bout du compte
propriétaire de 250 000 dollars, une somme beaucoup plus importante que le revenu moyen, et plus
d'argent que quiconque n'en possède. A-t-il légitimement droit à ce revenu ? Cette nouvelle
distribution, que nous appellerons D2, est-elle injuste ? Si oui, pourquoi ? Personne ne met en doute
le droit légitime de tout un chacun d'utiliser comme bon lui semble les ressources qu'il détenait sous
D1, puisque c'était la distribution (la meilleure selon vous) que (pour les besoins de notre
argumentation) nous estimions acceptable. Chacune de ces personnes a choisi de donner vingt-cinq
cents de son argent à Wilt Chamberlain. Elles auraient pu les dépenser en séances de cinéma, en
sucreries […]. Mais ils ont tous décidé, ou du moins un million d'entre eux, de les donner à Wilt
Chamberlain en échange de sa prestation sportive. Si D1 était une distribution juste et que les gens
sont volontairement passés de D1 à D2, transférant une partie de la part qu'on leur avait donnée
dans D1 […] est-ce que D2 n'est pas également juste ? Si les gens avaient le droit légitime de disposer
des ressources qu'ils possédaient légitimement (sous D1), cela n'incluait-il pas leur droit de les
donner ou de les échanger avec Wilt Chamberlain ? Quelqu'un peut-il se plaindre au nom de la
justice ? »
Robert NOZICK, Anarchie, État et utopie, 2e partie, ch.7, section 1, in Will KIMLICKA, Les théories de
la justice, une introduction, La Découverte, p.114 (traduction modifiée)
III - LE RÉPUBLICANISME : UNE LOI JUSTE EST UNE LOI QUI MAXIMISE LA NON-DOMINATION
Penser la politique en terme de non-domination
« Le fait de penser la politique en termes de demande de la liberté comme non-domination donne
une image complète et convaincante de ce qu’il est raisonnable d’attendre d’un État et d’une société
civile dignes de ces noms.
Le grief auquel je pense vise le fait de vivre à la merci d'un autre, d'avoir à vivre d'une façon qui
nous expose à des maux que cet autre est en position de nous infliger arbitrairement […]. C'est ce
grief qu'exprime la femme battue par son époux, sans possibilité de recours, celui que manifeste
l'employé qui n'ose se plaindre de son employeur et subit toute une série d'abus, des plus mesquins
aux plus dramatiques, que ce dernier peut choisir de perpétrer […]. La pensée contemporaine
suggère que les individus vivant des situations de ce type gardent leur liberté dans la mesure où ils ne
subissent pas de coercition ou d'obstruction active. Que des interférences leur soient ou non
épargnées, il n'en demeure pas moins vrai qu'ils ont des motifs de se plaindre. Ils vivent dans l'ombre
d'un autre, quand bien même rien n'est directement entrepris contre eux. Ils vivent dans l'incertitude
de ce que seront les réactions de cet autre, obligés de surveiller l'évolution de son humeur. Ils se
trouvent dans une position de vulnérabilité qui les abaisse, parce qu'ils ne peuvent lui tenir tête et
qu'ils devront même peut-être recourir, de manière servile, à la flatterie et à la flagornerie, afin de
s'insinuer dans ses bonnes grâces. […] Partout où il y a domination, il y a absence de liberté, même si
l'agent s'abstient d'exercer sa domination. Être non-libre ne consiste pas à être contenu dans
l'action ; en effet, les limites qu'impose un système équitable de lois - selon un régime non arbitraire
- ne rendent pas non libre. Être tel, c'est bien plutôt subir une emprise arbitraire […]. La liberté
suppose d'être soustrait à une telle subordination, d'être arraché à une telle dépendance. Elle requiert
que l'individu ait la capacité de tenir tête à ses concitoyens, dans la conscience partagée que
personne n'a la possibilité d'exercer sur un autre son pouvoir d'interférence. »
Philip PETTIT, Républicanisme, éd. Gallimard, p.22-23
Comment réduire la domination ?
« Quelles relations contemporaines pourraient illustrer cette domination de certains individus sur
d'autres, ainsi que les effets qui lui sont associés sur la subjectivité et le statut de chacun ? Nous
avons déjà idée de quelques exemples. En l'absence d'une culture des droits de l'enfant et de mesures
de protection visant à prévenir la maltraitance, les parents, individuellement ou ensemble, jouiront
du pouvoir d'assujettir leurs enfants. En l'absence d'une culture d'égalité des droits permettant de
protéger les femmes des violences conjugales, les maris posséderont également un tel pouvoir sur
leurs épouses. En l'absence d'autres possibilités d'emplois et de contrôles appropriés — du type de
ceux qu'un syndicat peut, par exemple, exercer —, les employeurs et les managers disposeront du
pouvoir d'assujettir leurs employés. […] S'il n'existe pas de possibilité d'appel ou de contrôle, les
bureaucrates et la police détiendront certainement un tel pouvoir sur les individus. En l'absence de
forums et de procédures destinés à recevoir les plaintes des minorités, un gouvernement, fort de sa
majorité, pourrait fort bien exercer une domination sur les membres de groupes marginalisés. »
Philip PETTIT, Républicanisme, éd. Gallimard, p.88
Comment faire en sorte que l’État n’exerce pas une domination sur les citoyens ?
« [Q]u’est-ce qui peut nous permettre de reconnaître une décision publique comme nôtre ? Qu’est-ce
qui permet à une telle décision de ne pas avoir l'aspect d'un acte ou d'une interférence arbitraire ?
Voici la réponse qui s'impose : c'est le fait que, dans une certaine mesure, nous soyons capables de
contester cette décision lorsque nous considérons qu'elle n'est pas conforme à nos intérêts et à nos
idées dans le domaine considéré. […] Ce n'est pas parce que les décisions publiques satisfont à la
condition de trouver leur origine et d'avoir émergé en vertu d'une procédure impliquant le
consentement qu'elles sont dépourvues de tout caractère arbitraire, mais parce qu'elles satisfont à la
condition exigeant que les citoyens soient effectivement capables de les contester lorsqu'elles sont en
conflit avec leurs intérêts et leurs idées tels qu'ils les perçoivent. […] Dans ce modèle, on dira qu'un
gouvernement est démocratique et qu'il représente une forme d'autorité contrôlée par le peuple à la
condition que le peuple jouisse, individuellement et collectivement, de la possibilité permanente de
contester les décisions de ce gouvernement. »
Philip PETTIT, Républicanisme, éd. Gallimard, p.244-245

Documents pareils

La star du basket

La star du basket 2. Imaginons maintenant que Wilt Chamberlain, star du basketball, est courtisé par toutes les équipes de renom – qui veulent profiter de son talent et de sa popularité. Chamberlain signe avec une é...

Plus en détail