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Chapitre 10
Verbes
10.1. Formes verbales synthétiques et formes verbales analytiques
10.1.1. La notion d’auxiliaire
A côté d’un ensemble bien délimité de formes synthétiques (traditionnellement
désignées comme temps simples), qui réunissent en un mot unique lexème et
éléments flexionnels, la description du système verbal des langues mentionne
généralement un ensemble de formes analytiques (traditionnellement désignées
comme temps composés 1) dont la délimitation est souvent beaucoup plus floue. Les
formes verbales analytiques sont typiquement formées d’un auxiliaire, qui a les
caractéristiques morphologiques d’une forme verbale simple indépendante, et d’une
forme intégrative d’un autre verbe, qu’on peut désigner comme auxilié. Ce qui
justifie de reconnaître qu’on a affaire à une combinaison auxiliaire + auxilié plutôt
que simplement à deux verbes dans une relation de dépendance, c’est que
l’auxiliaire ne manifeste aucune propriété prédicative d’assignation de rôles
sémantiques à des arguments, seul intervenant à ce niveau l’auxilié.
Par exemple, en français, avoir en tant que verbe plein est un verbe transitif qui
assigne à son sujet et à son objet les rôles de possesseur et de possédé, mais en tant
qu’auxiliaire de l’accompli, il ne fait que transmettre à son sujet le rôle sémantique
que l’auxilié assigne en principe à son sujet, et les termes qu’on peut trouver dans la
construction de avoir + participe passé sont les mêmes que dans la construction
d’une forme synthétique de l’auxilié (cf. par exemple Il pleut / Il a plu, Jean court /
Jean a couru, Jean m’offre un livre / Jean m’a offert un livre).
1 La décision de parler de formes verbales analytiques plutôt que composées est motivée
par le fait que ces formes ne relèvent pas de la composition au sens de procédé de
formation de lexèmes composés (comme ouvre-boîte ou savoir-faire). En outre, cette
utilisation du terme d’analytique est conforme à la valeur qu’il a en typologie
morphosyntaxique, où analytique / synthétique renvoie à la concurrence entre
constructions syntaxiques et variations morphologiques des mots pour exprimer les mêmes
distinctions sémantiques.
162
Syntaxe générale, une introduction typologique
10.1.2. Formes verbales analytiques et structure en constituants
La définition de la notion d’auxiliaire ne préjuge pas de la structure en
constituants de l’unité phrastique, et notamment n’implique pas que la séquence
auxiliaire + auxilié soit un constituant ; elle laisse ouverte la possibilité d’analyser
différemment, d’un cas à l’autre, la structure en constituants des unités phrastiques
comportant une forme verbale analytique.
A l’origine des formes verbales analytiques, on a des constructions dans
lesquelles ce qui deviendra ultérieurement un auxiliaire est un verbe indépendant
qui régit un complément phrastique, comme en français dans Jean propose à Marie
[d’aller au cinéma]. La réanalyse d’une construction verbe régisseur + verbe
subordonné comme auxiliaire + auxilié suppose que, dans les emplois où il
s’auxiliarise, le verbe régisseur perd à la fois la possibilité d’assigner un rôle
sémantique à son sujet (auquel il ne fait que transmettre un rôle assigné par le verbe
subordonné) et celle d’avoir dans sa construction d’autres termes que le sujet et le
groupe verbal dont la tête est le verbe subordonné.
Par exemple, en tswana, mhero ‘mauvaise herbe’ est difficilement acceptable
comme sujet de aga ‘construire’ – ex. (1a), mais est par contre parfaitement
acceptable comme sujet de tlhoga ‘pousser’ – ex. (1b). Or, (1c) est tout aussi
acceptable que (1b), car aga en (1c) fonctionne comme auxiliaire aspectuel (‘faire
quelque chose continuellement’), en dépit du fait que, superficiellement, la forme
verbale analytique de l’ex. (1c) ne se distingue en rien d’une construction dans
laquelle deux unités phrastiques dans une relation de subordination auraient
respectivement pour tête un verbe au présent de l’indicatif et un verbe à la forme
circonstancielle du présent2.
(1)
a. *Mhero
3mauvaise herbe
o
a
aga
S3:3
DISJ
construire.FIN
litt. ‘La mauvaise herbe construit’
b. Mhero
3mauvaise herbe
o
a
tlhoga
S3:3
DISJ
pousser.FIN
‘La mauvaise herbe pousse’
c. Mhero
3mauvaise herbe
o
aga
o
tlhoga
S3:3
construire.FIN
S3:3
pousser.FIN
‘La mauvaise herbe n’arrête pas de pousser’
(litt. ‘La mauvaise herbe construit en poussant’)
2 La forme circonstancielle du verbe tswana (cf. 10.7.2) s’utilise dans des subordinations de
type circonstanciel. Ici, la forme circonstancielle que prend le verbe ‘pousser’ en (c) et la
forme indépendante de présent qui apparaît en (b) se distinguent à la fois par le ton et par
le fait qu’à la forme indépendante du présent, a (glosé DISJ ‘disjoint’) apparaît
automatiquement si le verbe est le dernier mot de l’unité phrastique dont il est la tête (cf.
10.4.4), alors que rien de semblable ne se produit à la forme circonstancielle.
Verbes
163
Au stade où l’auxiliaire reste formellement analysable comme un verbe ayant
pour complément un groupe verbal dont la tête est une forme intégrative de
l’auxilié, on parle parfois de ‘semi-auxiliaires’ pour marquer la distinction avec des
combinaisons plus intégrées, dans lesquelles il n’est plus possible d’analyser le verbe
auxilié comme tête d’un groupe verbal complément de l’auxiliaire – situation dont
les auxiliaires d’accompli des langues romanes fournissent un bon exemple, comme
nous le verrons en 37.3.
10.1.3. Formes verbales analytiques
et renouvellement de la morphologie verbale
Même entre des langues qu’on sait être apparentées de très près, il n’est pas rare
d’observer des différences importantes dans les distinctions qui s’expriment dans la
morphologie verbale et les marques qui servent à les exprimer (la morphologie
nominale présentant généralement plus de stabilité). Mais d’autre part, les
distinctions encodées dans la morphologie verbale sont souvent étonamment
semblables dans des langues très éloignées géographiquement et génétiquement.
Ceci suggère, d’une part que les processus historiques qui renouvellent la
morphologie verbale opèrent généralement à une cadence relativement rapide, et
d’autre part que ces processus obéissent à l’échelle des langues du monde à des
régularités dont l’explication serait à chercher au niveau cognitif.
Les processus aboutissant à modifier la morphologie verbale se situent
généralement dans le prolongement des processus d’auxiliarisation qui donnent
naissance à des formes verbales analytiques, l’auxiliaire ayant souvent tendance à
s’attacher à l’auxilié pour former avec lui un mot unique. Il est fréquent que des
formes verbales analytiques se transforment ainsi en formes synthétiques dont l’un
des formatifs provient d’un ancien auxiliaire.
L’histoire des formes de futur des langues romanes illustre ce processus :
– le latin classique avait une forme synthétique de futur, qui pour certains types
de conjugaison au moins (notamment celui illustré par cantabo ‘je chanterai’), était
probablement issue d’une forme analytique du proto-indo-européen ;
– dans toutes les langues romanes, la forme synthétique de futur du latin a été
très tôt remplacée par une forme analytique, le plus souvent issue d’une
construction infinitif + présent de habere ‘avoir’ (cantare habeo) ; cette
construction avait initialement une valeur modale (un peu comme j’ai à chanter en
français), mais elle est devenue synonyme de la forme synthétique de futur, qu’elle a
ensuite éliminée ;
– en se morphologisant, cette forme analytique a donné naissance aux formes
synthétiques de futur des langues romanes : la ressemblance entre les terminaisons
du futur roman et le présent du verbe avoir s’explique par le fait que ces
terminaisons sont le réflexe de l’ancien auxiliaire avoir : (je) chanter-ai, tu chanteras, etc. ; un processus semblable affectant la périphrase infinitif + imparfait de
habere a donné naissance parallèlement au conditionnel des langues romanes, qui
quant à lui ne se substituait pas à une forme du latin classique, et représente au
contraire une innovation romane relativement au système verbal latin.
Le portugais présente la particularité d’attester une étape de l’évolution où la
réanalyse de avoir auxiliaire du futur et du conditionnel comme une désinence
164
Syntaxe générale, une introduction typologique
verbale n’est pas achevée. En effet, en portugais, les pronoms conjoints objets et
datifs s’insèrent au futur et au conditionnel (et seulement à ces deux formes) entre
la base verbale (qui coïncide avec l’infinitif) et la terminaison – ex. (2)3. Dans la
mesure où les pronoms conjoints du portugais ne semblent pas avoir atteint le stade
d’évolution où on pourrait considérer qu’ils sont devenus des affixes, une analyse à
la fois simple et cohérente est que le futur et le conditionnel du portugais ne sont
pas des formes verbales synthétiques au même titre que le futur et le conditionnel
des autres langues romanes, mais des formes en quelque sorte semi-analytiques,
dans lesquelles ce qui est devenu la désinence de futur ou de conditionnel dans les
autres langues romanes reste un auxiliaire, mais un auxiliaire qui a le même statut
d’enclitique que le pronom conjoint qui peut s’insérer entre lui et l’auxilié.
(2)
a. Cham-av-as
appeler-IMPARF-S2S
o
João
DEF
João
/
‘Tu appelais João’
b. Chamar=ei
appeler.INF=AUX.PRES.1S
‘J’appellerai João’
Chama-av-a=lo
appeler-IMPARF-S2S=O3S
‘Tu l’appelais’
o
João /
Chama=lo=ei
DEF
João
appeler.INF=O3S=AUX.PRES.1S
‘Je l’appellerai’
Mais alors même que l’évolution aboutissant à la morphologisation du futur
roman infinitif + avoir n’est pas achevée dans la totalité du domaine, plusieurs
langues ont développé une nouvelle forme analytique de futur (français : (je) vais
chanter) tendant à concurrencer le futur roman ; la tendance à exprimer le futur par
la nouvelle forme analytique aller + infinitif est particulièrement avancée en
espagnol, où le futur roman issu de infinitif + habere s’utilise largement comme
forme à valeur modale de probabilité mais s’emploie encore moins qu’en français
avec une véritable valeur de futur. La grammaticalisation d’une ancienne périphrase
aller + infinitif est attestée en catalan aussi, mais dans cette langue, les formes en
question ont rapidement perdu la valeur de futur qu’elles ont eue initialement pour
prendre une valeur de passé narratif – cf. 11.4.
L’histoire du verbe russe illustre un autre scénario qui aboutit à transformer une
forme verbale analytique en forme verbale synthétique, mais d’une façon différente,
et qui affecte plus le système, puisqu’elle touche à la nature même des distinctions
exprimées dans la flexion verbale. En russe moderne, une forme synthétique de
présent-futur fléchie selon la personne du sujet s’oppose à une forme synthétique de
passé fléchie selon le genre et le nombre du sujet mais ne portant aucune marque de
3 Exceptionnellement dans la présentation de cet exemple, compte tenu de l’importance de
cette distinction pour une analyse cohérente des données du portugais, le symbole ‘=’ a
été utilisé pour indiquer spécifiquement le rattachement d’une forme liée ayant le statut
de clitique plutôt que celui d’affixe. Pour une bonne compréhension de cet exemple, il
convient de savoir que, si du point de vue combinatoire les pronoms conjoints du portugais
conservent des propriétés qui suggèrent de les analyser comme clitiques plutôt que comme
affixes, par contre, en termes d’interaction phonologique, leur comportement en position
d’enclise est plutôt celui qui est considéré comme typique d’affixes. En effet, leur présence
peut avoir pour effet de modifier la finale de la base à laquelle ils s’attachent.
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165
personne. L’origine de cette dissymétrie est qu’à une époque où les formes verbales
finies slaves étaient uniformément fléchies selon la personne du sujet, le russe,
comme les autres langues slaves, a créé une forme analytique de passé présent du
verbe être + participe. A ce stade, l’auxiliaire de cette forme analytique de passé
était fléchi selon la personne du sujet, et l’auxilié, en tant que participe, était fléchi
en genre et en nombre. Ensuite, le russe a éliminé le présent du verbe être, à la fois
dans sa fonction de copule et dans sa fonction d’auxiliaire du passé. Il n’est donc
resté de l’ancienne forme analytique de passé que le participe, qui par conséquent a
été réanalysé comme forme synthétique finie, avec comme résultat la dissymétrie
entre la flexion du passé et celle du présent-futur.
10.1.4. Formes verbales semi-analytiques
Il est utile dans certaines langues de reconnaître des formes verbales semianalytiques comportant un élément grammatical qui a des propriétés de forme liée
tout en étant moins intégré au mot verbal que les affixes flexionnels que comportent
les formes verbales synthétiques de la même langue. A l’exemple du portugais
évoqué en 10.1.3 on peut ajouter celui du turc.
Certaines formes verbales du turc portent des marques personnelles identiques
aux clitiques pronominaux attachés au nom en fonction prédicative (cf. 20.4), alors
que d’autres ont des jeux différents de marques personnelles ayant le statut de
suffixes. Les deux types de marques personnelles manifestent leur différence de
nature dans l’interrogation et la coordination. Le clitique interrogatif mi ~ mı ~ mu
~ mü 4 précède en effet les clitiques pronominaux mais succède aux marques de
personne qui ont le statut de suffixes – ex. (3). Dans la coordination, un seul clitique
pronominal peut marquer le sujet commun à deux verbes coordonnées, alors que
dans les mêmes conditions, une marque de personne suffixée doit être répétée – ex.
(4).
(3)
a. Gel-iyor=mu=sunuz?
/
*Gel-iyor-sunuz-mu
/
*Gel-di-mi-niz
venir-PROG=INTERR=S2P
‘Est-ce que vous venez ?’
b. Gel-di-niz=mi?
venir-ACP-S2P=INTERR
‘Est-ce que vous êtes venus ?’
(4)
a. [Bulașık yıkı-yor, temizlik
yap-ıyor]=um
vaisselle laver-PROG propreté
faire-PROG=S1S
‘Je lave la vaisselle et je fais le ménage’
4 Le marqueur d’interrogation totale mi ~ mı ~ mu ~ mü est un enclitique qui s’attache
soit au verbe (si la question porte globalement sur la phrase), soit au dernier mot du
constituant qui précède immédiatement le verbe (avec pour effet de restreindre à ce
constituant la portée de l’interrogation – ce qui est cohérent avec le fait que la position
immédiatement à gauche du verbe est en turc une position de focus) ; par exemple : Hasan
geldi=mi? ‘Est-ce que Hasan est venu ?’ / Hasan=mı geldi? ‘Est-ce Hasan qui est venu ?’.
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Syntaxe générale, une introduction typologique
b. Bulașık
vaisselle
yıka-dı-m,
temizlik yap-tı-m
laver-ACP-S1S propreté
faire-ACP-S1S
‘J’ai lavé la vaisselle et j’ai fait le ménage’
c. *[Bulașık yıka-dı,
temizlik yap-tı]-m
vaisselle laver-ACP propreté
faire-ACP-S1S
impossible au sens de ‘J’ai lavé la vaisselle et fait le ménage’5
Une partie des formes verbales du turc qui s’attachent des marques personnelles
clitiques identiques à celles des prédicats non verbaux sont d’ailleurs formées sur
une base qui existe par ailleurs comme participe, et peuvent donc être reconnues
comme issues d’une prédication adjectivale.
Dans d’autres formes verbales semi-analytiques du turc, une copule cliticisée
joue le rôle d’auxiliaire – ex. (5)6.
(5)
a. Bekli-yor=du-k
attendre-PROG=COP.PAS-S1P
< Bekli-yor
attendre-PROG
i-di-k
COP-PAS-S1P
‘Nous attendions’
b. Yıkan-acak=tı-m
se laver-FUT=COP.PAS-S1S
< Yıkan-acak
se laver-FUT
i-di-m
COP-PAS-S1S
‘J’allais me laver’, ‘Je me serais lavé’
Pour comprendre ces phénomènes, il est utilise d’observer dans des langues
proches le degré de séparabilité de l’auxiliaire et de l’auxilié dans les formes
verbales analytiques. Le français a des formes verbales analytiques qui autorisent de
larges possibilités d’insertion (cf. par exemple Il a certainement encore une fois tout
oublié ). Dans les autres langues romanes, les mêmes formes analytiques ont
généralement des possiblités d’insertion plus réduites, le cas limite étant celui de
l’espagnol, qui ne tolère aucune insertion. La contiguïté nécessaire de l’auxiliaire et
de l’auxilié dans des formes verbales analytiques telles que celles de l’espagnol crée
les conditions pour que l’auxiliaire développe des propriétés de forme liée.
10.2. Verbes obligatoirement accompagnés d’un auxiliaire
Dans la majorité des langues, les verbes peuvent donner naissance à des phrases
indépendantes en se combinant seulement avec des constituants nominaux, et en
plus de leur distribution caractéristique, présentent des variations morphologiques
5 Bulașık yıka-dı, temizlik yap-tı-m est possible, mais à condition de considérer yıka-dı
comme une forme de 3ème personne, et non pas sous la portée de la marque de 1ère
personne suffixée au deuxième verbe : ‘Il/elle a fait la vaisselle, j’ai fait le ménage’.
6 Pour plusieurs de ces formes semi-analytiques (notamment celles citées ici) la cliticisation
de la copule est considérée comme la norme en turc standard, et sa réalisation comme un
mot à part, bien que théoriquement possible, tend à être vue comme un trait dialectal.
Verbes
167
qui les rendent immédiatement reconnaissables. Il y a toutefois des langues où les
mots que la définition retenue ici permet de reconnaître comme verbes (ou une
partie d’entre eux) s’accompagnent obligatoirement d’un élément grammatical qui
ne leur est pas morphologiquement attaché, mais dont les variations expriment des
distinctions sémantiques qui dans la majorité des langues tendent à s’exprimer à
travers la flexion verbale.
Parfois, cet élément grammatical à la fois nécessaire à la prédication verbale et
morphologiquement distinct du verbe a par ailleurs par lui-même un
fonctionnement prédicatif autonome, ce qui permet de le reconnaître comme un
verbe ayant, en plus de son emploi proprement verbal, un emploi d’auxiliaire. Dans
une telle langue, seuls quelques verbes ont des formes synthétiques indépendantes,
les autres n’ayant comme formes synthétiques que des formes intégratives.
Par exemple, en basque, seuls quelques verbes ont une conjugaison synthétique
avec des formes indépendantes dont les variations marquent la distinction
présent/passé et l’accord en personne et en nombre avec un, deux ou trois
arguments (selon la valence du verbe). La plupart des verbes n’ont comme formes
synthétiques que des formes non finies dont les variations sont limitées à
l’expression de l’aspect, et leur emploi en phrase indépendante exige la présence
d’un auxiliaire. Le choix de l’auxiliaire dépend de la valence du verbe, et ses
variations marquent des distinctions de temps et de personne. L’ex. (6) illustre le cas
d’un verbe transitif typique, hartu ‘prendre’, construit avec un auxiliaire qui en
emploi prédicatif autonome signifierait ‘avoir’, et qui marque l’accord avec deux
termes nominaux. On notera que la place de l’auxiliaire dans les phrases négatives
est cruciale pour montrer qu’il s’agit bien d’un mot distinct de l’auxilié, et non pas
d’un suffixe.
(6)
a. Liburua hartzen
livre.SG
prendre.INACP
dut
AUX.PRES.S1S.O3S
‘Je prends le livre’
cf. Liburua dut ‘J’ai un livre’
b. Ez
NEG
dut
liburua
hartzen
AUX.PRES.S1S.O3S
livre.SG
prendre.INACP
‘Je ne prends pas le livre’
c. Liburua hartzen
livre.SG
prendre.INACP
nuen
AUX.PAS.S1S.O3S
‘Je prenais le livre’
cf. Liburua nuen ‘J’avais un livre’
d. Liburua hartu
livre.SG
prendre.ACP
dut
AUX.PRES.S1S.O3S
‘J’ai pris le livre’
e. Liburua hartu
livre.SG
prendre.ACP
dugu
AUX.PRES.S1P.O3S
168
Syntaxe générale, une introduction typologique
‘Nous avons pris le livre’
cf. Liburua dugu ‘Nous avons un livre’
f. Liburuak hartu
livre.PL
ditut
prendre.ACP
AUX.PRES.S1S.O3P
‘J’ai pris les livres’
cf. Liburuak ditut ‘J’ai des livres’
Dans d’autres langues ayant ce fonctionnement, l’élément grammatical
nécessaire à la prédication verbale bien que non attaché au verbe n’est pas
reconnaissable de manière aussi évidente comme verbe auxiliaire, et les données
comparatives confirment qu’il n’est pas nécessairement d’origine verbale. On peut
alors s’en tenir à un terme comme marqueur prédicatif, qui de manière générale
peut servir à désigner tout élément grammatical directement impliqué dans la
manifestation des propriétés prédicatives d’un mot plein7. Par exemple, on trouve
en Afrique de l’ouest des langues qui utilisent à des degrés divers un schème de
construction de la phrase verbale qu’on peut figurer comme S p (O) V (X), avec
immédiatement après le sujet (et donc susceptible d’être séparé du verbe par l’objet
si le verbe est transitif) un marqueur prédicatif dont les variations peuvent indiquer
des distinctions de temps-aspect-mode, de polarité (positif / négatif), et parfois aussi
la personne du sujet8. Parmi ces langues, le zarma9 illustre le cas limite où il n’y a
aucune variation morphologique du verbe en fonction prédicative, des distinctions
comme accompli / inaccompli et positif / négatif apparaissant exclusivement dans le
marqueur prédicatif postposé au constituant nominal sujet – ex. (7)10.
(7)
a. Muusaa
Moussa
na
feejoo
wii
ACP.POS
mouton.DEF
tuer
‘Moussa a tué le mouton’
7 Le terme de marqueur prédicatif est couramment utilisé dans la description des langues
mandé, qui présentent typiquement ce type d’organisation, mais son emploi n’a rien de
général. Par exemple, les descriptions de langues couchitiques désignent souvent comme
sélecteurs ces mots grammaticaux qui dans certaines langues accompagnent
obligatoirement le verbe et expriment des distinctions qui à l’échelle des langues du
monde tendent plutôt à apparaître dans les variations du verbe lui-même.
8 On laisse ici ouverte la question de savoir si ces marqueurs prédicatifs sont des mots
autonomes, des clitiques attachés au dernier mot du groupe sujet ou des clitiques attachés
au premier mot du groupe verbal. Les descriptions disponibles ne donnent généralement
pas les informations qui permettraient de décider, la seule chose claire étant qu’ils ont un
sémantisme typique des affixes verbaux sans être morphologiquement attachés au verbe.
9 En zarma, la phrase verbale transitive se présente usuellement avec l’objet antéposé au
verbe, mais la postposition de l’objet au verbe est possible, et c’est même la seule
construction autorisée avec un nombre limité de verbes transitifs. Dans d’autres langues
ouest-africaines (langues mandé, langues sénoufo), le contraste entre objet antéposé au
verbe et obliques postposés au verbe constitue une règle qui ne souffre aucune exception.
10 Il importe de préciser que dans les phrases de cet exemple, on pourrait substituer à feejoo
un constituant nominal quelconque, ce qui exclut une analyse en termes d’incorporation.
Verbes
b. Muusaa
Moussa
mana
feejoo
wii
ACP.NEG
mouton.DEF
tuer
169
‘Moussa n’a pas tué le mouton’
c. Muusaa
Moussa
ga
feejoo
wii
INACP.POS
mouton.DEF
tuer
‘Moussa va tuer le mouton’
d. Muusaa
Moussa
si
feejoo
wii
INACP.NEG
mouton.DEF
tuer
‘Moussa ne va pas tuer le mouton’
Cette situation est toutefois exceptionnelle, et dans la plupart des langues, le
verbe présente une flexion plus complexe que celle des autres espèces de mot.
10.3. Indices pronominaux dans la flexion verbale
Il y a quelques langues (notamment les langues sara) dont la flexion verbale
consiste uniquement en indices pronominaux représentant un ou plusieurs
arguments du verbe. Il s’agit toutefois d’une situation exceptionnelle.
Inversement, il y a des langues dont la flexion verbale exprime des distinctions de
temps-aspect-mode, de polarité, etc., mais où aucun indice pronominal n’apparaît,
ni au niveau du verbe lui-même, ni au niveau d’un marqueur prédicatif
morphologiquement distinct du verbe. Sans être exceptionnelle, cette situation n’est
toutefois pas la plus courante.
Dans la majorité des langues du monde, la flexion verbale met en jeu à la fois des
indices pronominaux représentant un ou plusieurs arguments du verbe et des
marques d’autres types de distinctions sémantiques. Dans les langues où la
prédication verbale nécessite un marqueur prédicatif morphologiquement distinct
du verbe, des indices pronominaux représentant les arguments du verbe peuvent
s’attacher au marqueur prédicatif plutôt qu’au verbe lui-même.
Le degré d’intégration morphophonologique des indices pronominaux attachés
au verbe est très variable, ainsi que leurs conditions d’apparition (ils peuvent
constituer un élément nécessaire du mot verbal, ou n’apparaître que dans certaines
conditions). Nous reprendrons cette question dans les ch. 16 à 18, car l’existence
d’indices pronominaux correspondant à certains termes nominaux de la
construction d’un verbe contribue à caractériser leur rôle syntaxique.
10.4. Autres types de distinctions encodées dans la flexion verbale
10.4.1. Temps-aspect-mode
Les types les plus communs de distinctions sémantiques encodés dans les
variations morphologiques du verbe sont ceux pour lesquels on utilise couramment
les termes de temps, aspect et mode. L’étude approfondie du système de temps-
170
Syntaxe générale, une introduction typologique
aspect-mode constitue un aspect délicat de la description des langues, sur lequel le
ch. 11 s’efforcera d’apporter quelques clarifications.
10.4.2. Evidentialité
Il est universellement possible de nuancer l’assertion au moyen d’adverbes
(paraît-il, apparemment, etc.) ou de constructions phrastiques complexes (on dit
que …, on dirait bien que …, je suis bien obligé d’admettre que …, etc.) qui
explicitent la façon dont l’énonciateur a accès à l’information qu’il livre. Dans
certaines langues, les variations morphologiques du verbe contribuent aussi à
l’explicitation de telles distinctions. Par exemple, le turc distingue deux formes
d’accompli dont l’une (la forme en -mIș) peut selon le contexte s’interpréter comme
‘il paraît que …’, ‘de ce que je constate je déduis que …’ ou ‘je m’aperçois soudain
que …’, alors que l’autre (la forme en -dI ) ne véhicule aucune implication de ce
type. Le terme le plus répandu pour de telles distinctions est celui d’évidentialité 11.
A côté de langues comme le turc qui ont une forme verbale évidentielle
relativement polysémique, d’autres ont un répertoire varié de formes verbales à
valeur évidentielle qui indiquent chacune un type particulier d’accès à l’information
(par inférence, par ouï-dire, etc.). On parle parfois de mirativité pour des formes qui
marquent la surprise devant un événement inattendu (ce qui est l’une des valeurs
possibles de la forme en -mIș du turc).
On peut se demander si l’évidentialité ne pourrait pas être considérée comme un
type particulier de signification modale, car la valeur du terme de mode tel que
l’utilisent traditionnellement les grammairiens est suffisamment vague pour pouvoir
inclure l’évidentialité. Mais si on précise la notion de mode en s’inspirant de la
définition logique de la modalisation comme quantification sur un ensemble de
mondes possibles délimités selon des critères de conformité à la connaissance que
nous avons de l’univers (modalités épistémiques) ou à un ensemble de normes
(modalités déontiques), alors il est clair qu’il n’y a pas lieu de ranger l’évidentialité
parmi les significations modales.
10.4.3. Négation
Il est très courant dans les langues du monde que les marques de la négation
soient intégrées à la flexion verbale, comme l’illustre l’ex. turc (8).
(8)
a. yap-tı
/
yap-ma-dı
faire-ACP.3S
faire-NEG-ACP.3S
‘il/elle a fait’
‘il/elle n’a pas fait’
b. gel-di
/
gel-me-di
venir-ACP.3S
venir-NEG-ACP.3S
‘il/elle est venu(e)’
‘il/elle n’est pas venu(e)’
11 Ce terme est un calque de l’anglais evidentiality, et on ferait un contresens en voulant
l’expliquer à partir du sens qu’a en français évidence.
Verbes
171
10.4.4. Marques de modalité énonciative
Il est courant que les langues aient des formes verbales spéciales d’impératif, et il
n’est pas rare que les phrases de type interrogatif soient signalées par une
conjugaison spéciale du verbe, comme dans l’ex. groenlandais (9).
(9)
Piniar-puq
/
Piniar-pa?
/
Kina piniar-pa?
chasser-S3S.DECL
chasser-S3S.INTERR
qui?
‘Il chasse’
‘Est-ce qu’il chasse ?’
‘Qui est-ce qui chasse?’
chasser-S3S.INTERR
10.4.5. Marques de l’articulation discursive de la phrase
Des variations morphologiques du verbe peuvent contribuer à signaler des
changements dans l’articulation discursive de la phrase, comme en sérère – ex. (10),
où des formes verbales spéciales signalent la focalisation du sujet, et d’autres, la
focalisation d’un objet ou d’un oblique.
(10)
a. Jeen anyaama
Diène manger.ACP.S3S
maalo
riz
‘Diène a mangé du riz’
b. JEEN nyaamu
maalo
Diène manger.ACP.S3S.FOCS riz
‘C’est Diène qui a mangé du riz’
c. MAALO Jeen anyaamu
riz
Diène manger.ACP.S3S.FOCO/X
‘C’est du riz que Diène a mangé’
Il convient de soulever ici la question de distinctions parfois signalées dans la
morphologie verbale selon que le verbe est ou non en fin de phrase, comme en
k’ichee’ et dans un certain nombre de langues d’Afrique subsaharienne (notamment
bantoues). Dans les langues bantoues, cette distinction entre des formes verbales
disjointes apparaissant automatiquement en fin de phrase et des formes verbales
conjointes impossibles en fin de phrase n’est pas aussi automatique qu’elle peut le
sembler à un examen superficiel, et constitue plutôt une marque d’articulation
discursive. En tswana, on peut trouver les formes verbales disjointes en position
interne, non suivies de pause12, ce qui signale que les constituants qui suivent, tout
en étant sémantiquement incidents au verbe, n’apportent pas véritablement une
information nouvelle, et ne font que préciser ou rappeler une information supposée
connue. L’utilisation d’une forme verbale disjointe produit ainsi un effet de
focalisation du verbe, alors qu’une forme conjointe implique un focus postverbal.
En particulier, un objet succédant à une forme verbale disjointe doit être représenté
12 Du point de vue des règles tonales postlexicales du tswana, la jonction entre une forme
verbale disjointe et ce qui lui succède peut être traitée comme n’importe quelle autre
limite de mots, et pas forcément comme la limite finale d’une phrase.
172
Syntaxe générale, une introduction typologique
dans la forme verbale par un indice d’objet, alors que la présence d’un indice d’objet
est incorrecte lorsque l’objet succède à une forme conjointe – ex. (11).
(11)
a. Ke
S1S
thusa
Kitso
aider.FIN
1Kitso
/
*Ke mo thusa Kitso
/
*Ke a thusa Kitso
‘J’aide Kitso’
b. Ke
S1S
a
mo
thusa
Kitso
DISJ
O3:1
aider.FIN
1Kitso
‘Je l’aide, Kitso’
10.4.6. Marques de respect / familiarité intégrées à la morphologie verbale
Le verbe japonais inclut des marques de la nature de la relation entre
interlocuteurs, avec une opposition entre formes neutres ou familières et formes de
respect – ex. (12).
(12)
a. Reiko-wa
Reiko-TOP
kinoo eiga-o
mi-ta
hier
voir-PAS
film-ACC
‘Reiko a vu un film hier’ (neutre ou familier)
b. Reiko-wa
Reiko-TOP
kinoo eiga-o
mi-mash-ita
hier
voir-RESP-PAS
film-ACC
‘Reiko a vu un film hier’ (poli)
Le verbe coréen marque de manière indépendante le respect de l’énonciateur à
la fois envers l’allocutaire et envers le référent du sujet.
Un phénomène du même genre s’observe en basque, où indépendamment de
l’accord du verbe en personne avec un, deux ou trois arguments, des formes verbales
spéciales (souvent désignées comme ‘allocutives’) sont obligatoirement utilisées
lorsque l’interlocuteur est quelqu’un à qui on s’adresserait par le pronom de 2ème
personne familier hi (et non pas par le pronom de 2ème personne non marqué
zu 13). Par exemple, Jon etorri da ‘Jon est venu’ devient Jon etorri duk si
l’interlocuteur est une personne de sexe masculin avec laquelle on est dans une
relation de familiarité, et Jon etorri dun si l’interlocuteur est une personne de sexe
féminin avec laquelle on est dans une relation de familiarité ; de même, Jon ikusi
dut ‘J’ai vu Jon’ devient Jon ikusi diat si on s’adresse à une personne de sexe
masculin avec laquelle on est dans une relation de familiarité, et Jon ikusi dinat si on
s’adresse à une personne de sexe féminin avec laquelle on est dans une relation de
familiarité.
13 Cette distinction entre deux pronoms de 2ème personne du singulier en basque n’est que
partiellement comparable à la distinction entre tu et vous pour s’adresser à un
interlocuteur unique en français, car la 2ème personne familière du basque hi est utilisée
dans des conditions beaucoup plus restrictives que le tutoiement du français, et elle peut à
la limite être totalement absente de l’usage de certains locuteurs.
Verbes
173
10.5. Marques d’opérations sur la valence verbale (voix)
On désigne ici par voix toute relation régulière entre un changement
morphologique du verbe et un changement dans sa construction.
L’ex. tswana (13) illustre le fait que certains changements de construction de
l’équivalent tswana du verbe français descendre impliquent des changements
morphologiques, alors que rien de semblable ne se produit avec le verbe descendre
du français. On reconnaît en (b) une dérivation causative – cf. ch. 24, et la phrase (c)
illustre un emploi particulier des formes dites applicatives – cf. ch. 25, qui peuvent
servir en tswana à modifier le rôle sémantique qu’un verbe de déplacement assigne à
son complément locatif.
(13)
a. Batho
ba
2personne S3:2
fologa
terena
descendre.FIN 9train
‘Les gens descendent du train’
b. Batho
ba
2personne S3:2
folosa
merwalo mo
loring
descendre.CAUS.FIN
4bagage
9camion.LOC
PREP
‘Les gens descendent les bagages du camion’
c. Batho
ba
2personne S3:2
fologela
ko
nokeng
descendre.APPL.FIN
PREP
9rivière.LOC
‘Les gens descendent à la rivière’
Les variations morphologiques du verbe corrélées à des changements de
construction relèvent dans l’ensemble clairement de la morphologie dérivationnelle
plutôt que flexionnelle. Les exceptions à cette régularité semblent concerner
essentiellement l’encodage d’opérations sur la valence de type moyen (cf. ch. 22) ou
passif (cf. ch. 23), qui dans certaines langues mettent en jeu des marques dont le
statut flexionnel est difficilement contestable, car elles amalgament une valeur de
voix avec d’autres types de distinctions sémantiques typiquement exprimées dans la
flexion verbale (personne et/ou temps-aspect-mode).
10.6. Le ‘pluriel verbal’
La notion de pluriel verbal doit être distinguée de l’accord du verbe en nombre
avec un ou plusieurs termes de sa construction. Cette notion recouvre des procédés
de dérivation plus ou moins systématiques qui marquent que l’événement est conçu
comme pluriel au sens où, ou bien un même événement se répète, ou bien un
événement met en jeu une pluralité de participants assumant un même rôle.
L’existence de dérivations verbales signifiant la répétition de l’événement est un
phénomène bien connu, traditionnellement rattaché à la notion d’aspect. Par
exemple, en hausa, Naa aikèe su (où le verbe aikèe ‘envoyer’ est à la forme non
dérivée), et Naa a’’àikee sù (où a’’àikee est la forme pluractionnelle de aikèe)
peuvent se rendre également en français par ‘Je les ai envoyés’. Mais la première
174
Syntaxe générale, une introduction typologique
phrase suggère l’interprétation ‘Je les ai envoyés tous en même temps au même
endroit’, alors que la forme pluractionnelle implique, soit que chacune des
personnes envoyées s’est rendue à un endroit différent, soit que chacune des
personnes envoyées est partie à un moment différent.
L’existence de verbes dont le sens lexical implique une pluralité de participants
est probablement un phénomène universel (cf. par exemple en français tuer /
massacrer, ou donner / distribuer), et on conçoit aisément que cela puisse donner
lieu à un phénomène plus ou moins systématique de dérivation.
Il n’est par contre pas évident qu’il y ait lieu de rapprocher les deux
phénomènes, c’est-à-dire de reconnaître une notion de pluralité verbale englobant
pluralité d’événements et pluralité de participants. Cette reconnaissance s’impose
toutefois du fait de l’existence de langues dans lesquelles la même forme
morphologique est apte à encoder indifféremment, soit la répétition d’un
événement qui n’implique pas forcément une pluralité de participants, soit une
pluralité de participants dans un événement qui ne se répète pas forcément.
Le pluriel verbal s’exprime de manière iconique dans des langues où le
redoublement du verbe peut signifier indifféremment répétition de l’événement ou
pluralité de participants. On notera d’ailleurs (cf. exemple ci-dessus) que les verbes
pluractionnels du hausa comportent une réduplication de l’initiale qui suggère la
grammaticalisation d’un ancien procédé iconique de redoublement.
10.7. Marques d’intégration
Un constituant phrastique à l’intérieur d’une phrase complexe peut avoir pour
tête une forme verbale qui ne porte aucune marque morphologique d’intégration14,
des marques de l’intégration du constituant phrastique pouvant alors être présentes
à la marge du constituant, comme la conjonction que dans J’ai déjà dit [que [j’irai au
cinéma avec Jean]]. Mais l’insertion d’un constituant phrastique à une structure
phrastique complexe peut aussi mettre en jeu des marques morphologiques
d’intégration localisées au niveau du verbe. Trois types de situations sont à
distinguer.
14 C’est volontairement qu’on parle ici d’intégration plutôt que de dépendance, et qu’on
désigne comme intégratives les formes verbales plus couramment désignées comme
dépendantes. Le terme de forme verbale dépendante évoque une relation de tête à
dépendant (ou si on préfère, de subordination) et peut donc s’avérer ambigu si on
l’applique à des formes verbales qui sont certes dépendantes au sens où elles ne font pas
de l’unité phrastique dont elles sont la tête une unité autonome d’énonciation, mais qui
n’impliquent pas non plus que cette unité phrastique entre dans une relation de
dépendance au sens le plus étroit du terme (c’est-à-dire puisse être reconnue comme
subordonnée). Ceci vaut notamment pour les formes verbales entrant dans les
constructions séquentielles du type qui sera évoqué en 31.2.3. En désignant de telles
formes comme intégratives plutôt que comme dépendantes, on marque clairement qu’on
laisse ouverte la question de la nature précise des constructions phrastiques complexes où
elles entrent.
Verbes
175
10.7.1. Marques d’intégration ajoutées à une forme verbale indépendante
Il peut arriver qu’une marque d’intégration s’ajoute à une forme verbale déjà
constituée, qui pourrait telle quelle figurer dans une phrase indépendante. Le
basque a plusieurs marques de ce type : la phrase (a) de l’ex. (14) illustre l’emploi de
-ela attaché au verbe d’une subordonnée complétive de type déclaratif, et la phrase
(b) illustre l’emploi de -en attaché au verbe d’une interrogative indirecte.
(14)
a. Maitek
[hor
Maite.ERG là
dago-ela
Edurne]
se trouver.PRES.S3S-SUB
Edurne
uste
du
croyance
avoir.PRES.S3S.O3S
‘Maite croit que Edurne est là’
b. Maitek
[non dago-en
Maite.ERG où?
se trouver.PRES.S3S-SUB
galdetu
du
demander.ACP
AUX.PRES.S3S.O3S
egunkaria]
journal .SG
‘Maite a demandé où est le journal’
10.7.2. Formes verbales intégratives
ne présentant aucune déficience morphologique
Un constituant phrastique peut aussi avoir pour tête une forme verbale spéciale,
mais dont la structure morphologique est comparable à celle d’une forme verbale
indépendante. Par exemple, les formes traditionnellement désignées comme
subjonctifs dans les descriptions des langues d’Europe ne sont pas toujours
strictement intégratives (les subjonctifs présents des langues romanes peuvent par
exemple figurer en phrase indépendante avec une valeur de type exhortatif), mais
même les subjonctifs strictement dépendants (comme le subjonctif imparfait du
français classique, ou le subjonctif futur du portugais) ont une flexion en personne
semblable à celle des formes verbales indépendantes15.
Les formes circonstancielles du verbe tswana fournissent un autre exemple de ce
type de forme verbale intégrative : ces formes s’utilisent exclusivement dans des
subordonnées circonstancielles se référant à un événement qui a une relation
logique ou temporelle avec celui auquel se réfère le verbe principal, mais à la
15 Selon son étymologie, le terme de subjonctif, ainsi que son équivalent dans d’autres
langues européennes (italien congiuntivo, etc.), convient pour étiqueter des formes
propres à des unités phrastiques subordonnées. Or le subjonctif français s’emploie dans
des phrases comme Que tout le monde se lève ! qu’on ne peut ramener à une construction
phrastique complexe qu’en admettant un recours à la notion d’ellipse qu’il est permis de
juger abusif, car l’interprétation d’une telle phrase ne nécessite aucun recours au contexte
pour rétablir un verbe principal sous-entendu. De manière générale, les formes
couramment appelées ‘subjonctifs’ n’ont pas seulement les emplois subordonnés qui
justifient leur dénomination, mais aussi des emplois indépendants qui pourraient justifier
des dénominations comme optatif, exhortatif ou jussif.
176
Syntaxe générale, une introduction typologique
différence des participes ou gérondifs qu’on peut trouver avec une fonction
semblable dans les langues d’Europe, leur flexion reproduit exactement les
distinctions qui se manifestent dans la flexion des formes verbales indépendantes
(elles incluent obligatoirement un indice de sujet, et expriment exactement les
mêmes distinctions de temps-aspect-mode), et elles se construisent avec un sujet
exactement comme les formes verbales indépendantes, comme l’illustre l’ex. (15)16.
(15)
a. Kitso o
1Kitso S3:1
tsamaile
[kítsɔ́ 'ʊ́tsámàìlè]
partir.PARF
‘Kitso est parti’
b. Mpho o
1Mpho S3:1
gorogile
Kitso a
tsamaile
arriver.PARF
1Kitso S3:1
partir.CIRC.PARF
[kítsɔ́ átsàmáílè]
‘Mpho est arrivé alors que Mpho était parti’
Diachroniquement, de telles formes sont souvent d’anciennes formes verbales
indépendantes qui ont perdu la faculté de s’utiliser comme tête de phrases simples
indépendantes, et ne subsistent que dans certains types de constructions phrastiques
complexes. C’est ainsi que la forme de subjonctif passé de l’espagnol caractérisée
par le formant -ra- a pour origine le plus-que-parfait du latin, qui employé dans des
unités phrastiques subordonnées est devenu en espagnol synonyme du subjonctif en
-se- hérité du latin, et dont les emplois comme forme verbale indépendante n’ont
plus qu’un caractère résiduel (le plus-que-parfait s’exprimant de manière productive
par la forme analytique imparfait de l’auxiliaire haber + participe passé).
Toutefois, le développement d’une flexion personnelle de l’infinitif en portugais
(l’infinitif fléchi en personne étant pour une partie des verbes portugais homonyme
du subjonctif futur) montre que des formes verbales intégratives présentant les
mêmes caractéristiques flexionnelles que des formes verbales indépendantes
doivent pouvoir aussi se développer à partir d’anciennes formes verbales non finies.
10.7.3. Formes verbales intégratives morphologiquement déficientes
Un constituant phrastique peut enfin diffèrer d’une phrase indépendante par
l’utilisation de formes verbales qui ont par rapport aux formes indépendantes une
morphologie réduite (infinitifs, participes ou gérondifs, regroupés sous le terme de
formes verbales non finies), comme dans J’aimerais [aller au cinéma avec Jean],
[Marie étant allée au cinéma avec Jean], Nathalie s’est retrouvée seule, ou encore
[En allant au cinéma avec Jean], je suis sûr que je passerais une soirée agréable.
Nous reviendrons en détail sur les formes verbales non finies au ch. 13, où nous
examinerons notamment la question de la distinction entre formes verbales non
finies et formes non verbales dérivées de verbes.
16 La distinction entre la forme indépendante du parfait du verbe ‘partir’ de la phrase (a) et
la forme circonstancielle du parfait de la phrase (b) se manifeste ici dans la forme de
l’indice de sujet de 3ème pers. cl. 1 (o à la forme indépendante, a à la forme
circonstancielle) et dans le contour tonal de la forme verbale.
Verbes
177
10.7.4. Marques de changement de sujet (switch-reference)
On peut rattacher à la question générale de la présence de marques
d’intégration à une construction phrastique complexe au niveau du verbe un type
d’enchaînement d’unités phrastiques dont l’interdépendance se concrétise par le fait
que la morphologie du premier verbe indique systématiquement si son sujet est
identique à celui du deuxième verbe ou différent. Ce phénomène, connu sous le
nom de switch-reference 17, a été identifié principalement dans des langues
amérindiennes et dans les langues papoues de Nouvelle-Guinée.
Les phénomènes de ‘switch-reference’ ont une affinité indéniable avec la
logophoricité – cf. 5.2.2, mais il y a aussi des différences qu’il ne faudrait pas sousestimer, notamment dans le fait qu’ils semblent concerner exclusivement des
langues à verbe final, n’impliquent pas une subordination au sens strict du terme et
s’expriment par un marquage morphologique du verbe, alors que la logophoricité
n’est pas réservée à des langues ayant un type particulier d’ordre des constituants, se
manifeste seulement dans des structures de subordination, et s’exprime au niveau de
formes pronominales qui ne sont pas nécessairement des formes liées pouvant être
analysées comme affixes.
10.8. Formes verbales non marquées comme indépendantes ou intégratives
Parmi les langues qui mettent en défaut une application brutale de la dichotomie
entre formes verbales indépendantes et intégratives, un cas intéressant est celui de
langues où on a une distinction ternaire plutôt que binaire, avec à la fois :
(a) des formes verbales qui répondent pleinement à la notion de forme verbale
finie, car elles s’utilisent comme tête de phrases indépendantes, et leur utilisation
comme tête de constituants phrastiques non autonomes est soumise à des
restrictions (le cas le plus net étant celui où la perte d’autonomie de telles formes
doit toujours se concrétiser par la présence d’une marque d’intégration, que ce soit
sur la forme verbale elle-même ou ailleurs dans la construction) ;
(b) des formes verbales intégratives, que leur morphologie permet plus ou moins
de caractériser comme non finies, mais qui en tout cas ne s’emploient pas comme
tête de phrases indépendantes (sinon éventuellement dans le cadre de formes
verbales analytiques où elles se combinent avec un auxiliaire) ;
(c) des formes verbales qui peuvent de manière totalement productive être la
tête d’une phrase indépendante, mais qui diffèrent des formes finies les plus
typiques par le fait qu’elles fonctionnent de façon également productive, sans
l’adjonction d’une quelconque marque d’intégration, dans des contextes typiques de
formes verbales non finies, et avec des comportements typiques de formes verbales
non finies.
L’anglais permet d’imaginer ce que peuvent être de telles formes. En effet, en
anglais, la distinction entre forme finie de passé et participe passé n’apparaît
qu’avec les verbes forts (ou ‘irréguliers’). Pour les autres verbes, ces deux formes
17 Il n’existe pas de traduction communément admise de ce terme en français. Un terme
comme disjonction référentielle pourrait constituer un équivalent acceptable.
178
Syntaxe générale, une introduction typologique
sont homonymes, et il suffirait donc que les verbes forts de l’anglais alignent par
analogie leur flexion sur celle des verbes faibles pour avoir un système dans lequel
une forme unique, marquée par un suffixe -ed, assumerait avec une égale
productivité des emplois de forme assertive finie et des emplois de type participial.
La forme d’accompli négatif de l’akhvakh, caractérisée par un suffixe -iɬa, est un
cas typique de forme pouvant s’employer aussi bien comme forme verbale
indépendante – ex. (16a) – que comme participe – ex. (16b) ; l’ex. (16c) montre
qu’en tant que participe, cette forme présente le comportement typique des
adjectifs de l’akhvakh, qui est de pouvoir se substantiviser à condition de s’attacher
un suffixe de genre-nombre – cf. 12. 4.2.
(16)
a. me-de
PRO2S-ERG
kitabi b-eχ-iɬa
livre
SNH-prendre-ACP.NEG
‘Tu n’as pas pris le livre’
b. me-de
PRO2S-ERG
b-eχ-iɬa
kitabi
SNH-prendre-ACP.NEG
livre
‘le livre que tu n’as pas pris’
b. me-de
PRO2S-ERG
b-eχ-iɬa-be
SNH-prendre-ACP.NEG-SNH
‘celui que tu n’as pas pris’
L’observation de l’évolution des formes verbales analytiques permet d’imaginer
un scénario selon lequel peuvent apparaître des formes verbales présentant cette
dualité de fonctionnement. Les formes analytiques auxiliaire + forme non finie de
l’auxilié évoluent souvent dans le sens de la morphologisation, le résultat ultime
étant l’apparition d’une nouvelle forme synthétique finie dont la flexion est le
réflexe de l’ancien auxiliaire. Mais une autre évolution possible, attestée notamment
dans l’histoire du russe, est la disparition de l’auxiliaire, la forme non finie
initialement combinée à l’auxiliaire devenant de ce fait une forme synthétique
indépendante (cf. 10.1.3). Dans le cas précis du russe, cette évolution n’a pas
débouché sur l’instauration d’une forme présentant la même dualité de
fonctionnement que la forme d’accompli négatif de l’akhvakh, car parallèlement, le
participe en question a cessé de s’utiliser productivement dans les autres emplois
qu’il avait initialement. Le résultat est donc en russe une forme finie dont la flexion
atypique (en genre et en nombre, mais pas en personne) constitue la seule trace de
sa nature participiale originelle. Mais si une forme analytique auxiliaire + forme
non finie de l’auxilié voit disparaître ainsi son auxiliaire sans que la forme non finie
de l’auxilié perde par ailleurs ses emplois de forme non finie, on aura au terme de
l’évolution une forme synthétique non marquée comme indépendante ou
intégrative18.
18 A ce qui a été dit ci-dessus sur la possibilité qu’une forme verbale semi-finie apparaisse en
anglais par confusion entre la forme finie de passé et le participe passé, on peut ajouter
qu’il existe dans des usages non standards de l’anglais une tendance à effacer l’auxiliaire
de la forme analytique de progressif. Cet effacement aboutit à faire de la forme en -ing,
Verbes
179
Notice bibliographique
Steele 1999 offre un panorama succinct de la question de l’auxiliation. A consulter
aussi sur cette question Benveniste 1974, Heine 1993, Creissels 1998a, Creissels 1998b,
Kuteva 2004.
Sur la morphologisation des auxiliaires, cf. Andersen 1987.
Creissels 1997b discute un scénario diachronique possible de conversion d’adpositions en
marqueurs prédicatifs.
Sur les marqueurs prédicatifs des langues couchitiques (ou ‘sélecteurs’) évoqués en 10.2,
cf. Mous 2005.
Sur la personne, cf. Mithun 1999 (p. 69-78), Cysouw 2003, Siewierska 2004. Cf. Creissels
2006b pour un scénario inhabituel d’émergence d’un accord en personne en akhvakh.
Pour la présentation détaillée d’un système verbal bantou présentant une complexité
morphologique particulière, avec notamment une distinction entre formes verbales
conjointes et formes verbales disjointes encodée principalement dans la morphologie tonale,
cf. Creissels 1996a, Creissels, Chebanne & Nkhwa 1997, Creissels 1999b.
Comrie 1999, Dahl 1999, Lehmann 1999, Miller 1999, Palmer 1999a et Palmer 1999b
donnent une première orientation concise sur temps, aspect et mode. Pour approfondir, cf. la
notice bibliographique du ch. 11.
Sur l’évidentialité, Blakemore 1999 peut fournir une première orientation. Pour
approfondir, on pourra consulter Chafe & Nichols (éds.) 1986, Guentchéva (éd.) 1996,
DeLancey 1997, Lazard 1999a, Johanson & Utas (éds.) 2000.
Pour une information générale sur la grammaticalisation de marques de respect ou de
familiarité, cf. Shibatani 1999b.
Sur la voix, Shibatani 1999c fournit une première orientation. Pour approfondir, cf. les
notes bibliographiques des ch. 21 à 26.
Le ch. 8 de Corbett 2000 donne un panorama général de la question du pluriel verbal. A
consulter aussi Newman 1990 sur les langues tchadiques, Tiffou & Patry 1995 sur le
bourouchaski, Mithun 1999 (p. 83-93) sur les langues amérindiennes, Yu 2003 sur le
tchétchène. Durie 1986 et Frajzyngier 1997 abordent la question sous l’angle de la
grammaticalisation.
Sur le mécanisme de ‘switch-reference’, cf. pour une première orientation Stirling 1999b,
Mithun 1999 (p. 269-271). La référence essentielle dans ce domaine est Haiman & Munro
(éds.) 1983.
dans les usages en question, une forme verbale non marquée comme indépendante ou
intégrative.
180
Syntaxe générale, une introduction typologique