Au Danemark, des bébés sur catalogue

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Au Danemark, des bébés sur catalogue
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mardi 9 avril 2013
Sciences&éthique
Dossier Une législation libérale a favorisé la multiplication des dons de sperme et le profilage des donneurs.
Avec ses clients, ses techniques de marketing, la procréation médicalement assistée est un vrai marché
Au Danemark,
des bébés sur catalogue
commentaire
Dominique
Quinio
Derrière toutes les réformes
de la législation française
en matière de procréation
humaine, envisagées
par l’actuel gouvernement,
interviennent aussi
des questions économiques,
voire commerciales :
s’ouvrent des « marchés »,
s’installe une concurrence,
se fixent des tarifs…
Quand la procréation
médicalement assistée
fait appel à des donneurs,
tous les pays ne se donnent
pas des règles aussi strictes
que la France, notamment
en termes de gratuité
ou de nombre maximal
de dons. Un reportage
dans une entreprise danoise
– car il s’agit bien d’une
entreprise –, qui « collecte »
du sperme, illustre
comment les limites de la loi
peuvent être contournées,
jusqu’à permettre
à des femmes de choisir
leur donneur sur catalogue.
Des femmes désireuses
d’y avoir recours
mesurent-elles les enjeux
de leur décision ?
Elles témoignent. Au travers
de ce dossier se manifeste
l’évolution inquiétante
de nos sociétés vers un droit
à l’enfant, un enfant
de plus en plus « formaté ».
Jean-Michel Clajot / Reporters-REA
Un marché
C
La réglementation européenne n’interdit pas l’exportation des cellules (dont les gamètes). Cryos exporte ainsi 90 % de sa «collecte ».
onrad ferme la porte de la
cabine, ajuste son sac à dos
sur l’épaule et se dirige vers
la réception. Blouse blanche,
cheveux argentés en brosse
d’un côté, au carré de l’autre,
la secrétaire de Cryos International Sperm Bank offre
une mise plus soignée que l’échalas à la tignasse
rousse qui lui remet un petit bocal. Derrière
elle s’ouvre un laboratoire sans cloison où, dans
un silence maîtrisé, une employée plonge une
pince dans une grosse cuve d’acier fumante.
Son échantillon déposé, Conrad se livre
d’une voix éraillée, qui détonne dans ce hall
situé au cinquième étage d’un banal immeuble
de briques d’Aarhus, deuxième ville du Danemark. « Je donne mon sperme depuis le mois
de novembre, dit-il en triturant la manche d’un
pull trop grand pour lui. Si ce n’était pas payé,
je ne le ferais pas. C’est pour mon loyer. »
Âgé de 22 ans, originaire de Londres et en
échange à l’université d’Aarhus, Conrad étudie
en première année de mastère de management
des conflits. Cherchant un petit boulot, il s’est
laissé tenter par une annonce sur Internet.
« ça disait : ‘‘Vous voulez gagner beaucoup
d’argent ?’’ » Depuis, comme de nombreux
étudiants dans cette ville qui en compte 40 000,
il fait escale ici deux à trois fois par semaine
sur le chemin de la fac. Une halte rapide – dix
minutes – et lucrative.
Première banque de sperme du Danemark,
avec plus de 21 000 naissances à son actif depuis 1991 et un stock permanent d’échantillons
provenant de 400 donneurs, « Cryos » (« froid »
en grec ancien) verse en moyenne 250 couronnes danoises (33 €) à ses « fournisseurs »
pour un échantillon. S’ils acceptent que leur
identité soit révélée à leur progéniture une fois
celle-ci majeure, le gain peut s’élever à 500 couronnes. « J’ai choisi de ne pas être anonyme
pour gagner plus d’argent, dit Conrad, mais
c’est aussi moral. C’est difficile de ne pas savoir
d’où on vient. Je le sais, je n’ai connu mon père
qu’à 17 ans. » Et si, dans vingt ans, une flopée
de descendants le sollicitait ? « Je n’y pense
pas », lâche-t-il dans un grand rire. Sans plus.
Selon la loi danoise, un donneur de sperme
ne peut être à l’origine de plus de douze grossesses dans le pays. Mais le royaume scandinave n’est pas le principal marché de Cryos,
qui exporte 90 % de sa « collecte » ppp
(Lire la suite page 14.)
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mardi 9 avril 2013
TTAu Danemark,
des bébés sur catalogue
(Suite de la page 13)
vées ou à des particuliers. France, Pologne, Espagne, Thaïlande… La multiplicité des destinations contrebalance le manque à gagner
qu’entraînent les quotas fixés par les législations
nationales.
Pragmatique, ce raisonnement est celui d’Ole
Schou, patron et fondateur de Cryos. Âgé de
58 ans, il se dit « amateur de sports extrêmes » et
auteur d’un essai de 400 pages sur le sperme –
« 200 pages scientifiques, 200 pages de business
plan ». Mais, diplômé d’une école de commerce,
Ole Schou est surtout un professionnel du marketing et le chef d’une entreprise de 40 employés,
dont il tait le chiffre d’affaires. « Il s’agit de fournir
de la qualité, mais aussi une gamme variée de
services », explique-t-il doctement derrière son
bureau, entouré de photos de bébé tout sourires
en couche-culotte et d’une toile qu’il affectionne –
un fond marin peuplé de spermatozoïdes rouges.
Ces dernières années, les femmes célibataires
sont de plus en plus nombreuses dans sa clientèle (40 % aujourd’hui). « Elles veulent une trace,
la possibilité d’une identité pour leur enfant »,
poursuit-il. Qu’à cela ne tienne. Ole Schou a
adapté son offre en proposant des profils de
donneurs de plus en plus précis.
Sur un site Internet multilingue, les clientes
peuvent combiner les caractéristiques afin de
dénicher le géniteur idéal, et commander en
ligne. Outre les critères classiques – couleur de
la peau, groupe sanguin, diplômes –, il y a les
« Plus vous ‘‘profilez’’un enfant,
plus vous en faites un objet. »
options : arbre généalogique, entretien avec le
donneur sur ses souvenirs d’enfance, reproduction d’un message manuscrit, « test d’intelligence
émotionnelle », photo de monsieur lorsqu’il était
bébé. Les tarifs varient de 45 à 600 € selon que
le profil est « basique », « étendu », anonyme ou
non, et selon la « qualité » du sperme. Des ristournes sont pratiquées dans certaines cliniques
d’insémination recommandées par Cryos.
« Mon métier, c’est de montrer une personne
comme elle est dans la vie réelle, théorise Ole
Schou. Si nous pouvions reproduire l’odeur ou
montrer la peau du donneur, nous le ferions. C’est
très beau, parce que c’est ainsi que l’on trouve un
partenaire dans la vraie vie. On cherche quelqu’un
qui nous ressemble. » Père d’un garçon de 13 ans,
il ne voit pas dans la sélection précise de critères
le risque d’un destin forcé pour l’enfant. Ses
arguments : « Un homme et une femme, quand
ils font un enfant, ont aussi des aspirations pour
lui. Mon fils, je l’accompagne au piano une fois
par semaine. »
Au Danemark, les restrictions à la procréation
médicalement assistée ont surtout été appliquées
aux médecins. Avant une loi de 2007 leur permettant de traiter les femmes célibataires et
homosexuelles, les sages-femmes ont, elles, pro-
REPÈRES
EN EUROPE, DES RÈGLES VARIABLES
PPUne directive européenne de 2004
établit des normes de qualité et de sécurité
pour les tissus et les cellules – dont les gamètes
– destinés à des applications humaines.
N’interdisant pas leur exportation, elle fixe ou
reprend certains grands principes, comme la
nécessité pour les États membres de garantir les
informations non identifiantes sur le donneur,
le volontariat et la non-rémunération des dons.
Enrico Fantoni/HH-REA
ppp dans plus de 70 pays, à des cliniques pri-
Une majorité de Danois considère que chacun, quelles que soient son orientation sexuelle et sa situation, a droit à la PMA.
fité, dès les années 1990, d’une absence de législation les concernant. Et pratiqué une sorte
de « PMA pour tous » dans des cliniques de traitement de l’infertilité, qui se sont multipliées. La
question des publics pouvant y avoir accès n’en
est donc plus une, et de longue date. Une majorité considère que chacun, quelles que soient
son orientation sexuelle et sa situation, y a droit.
Les interrogations portent davantage sur les
origines. « Au cours d’un débat, on s’est demandé
si un récit sur les origines pouvait aider l’enfant,
ou si c’était une démarche dangereuse conduisant
à vouloir créer un enfant idéal, explique Stine
Willum Adrian, anthropologue à l’université de
Aalborg, à Copenhague. La loi laisse la responsabilité aux futurs parents. »
Ce choix préoccupe Thomas Ploug, membre
du Conseil d’éthique et professeur de philosophie
à l’université d’Aalborg. « Une tendance inquiétante se dessine, relève-t-il. Nous passons d’une
conception de l’enfant comme un don à une
conception de l’enfant comme une donnée que
l’on contrôle. Plus vous le profilez, plus vous en
faites un objet. Ce ne peut qu’avoir des conséquences sur la façon dont les parents se comportent avec lui, sur leur dévouement. Bien sûr, c’est
infime et, dans la plupart des cas, cela se passe
bien. Mais c’est une question de dignité. Un objet,
on peut s’en lasser et s’en débarrasser. »
Marianne Meunier
PP« Les donneurs peuvent recevoir
une indemnité », précise cependant le texte.
C’est en se fondant sur cette nuance que des
établissements versent un pécule aux donneurs.
PPLe choix des conditions de dons et d’accès
aux gamètes incombe en revanche aux États
membres. Au Royaume-Uni, aux Pays-Bas
ou en Suède, les enfants doivent pouvoir
connaître l’identité du donneur. Les États
peuvent aussi fixer des quotas. En Finlande,
un donneur ne peut être à l’origine de plus de
cinq inséminations, contre six en Belgique.
En couple depuis quatre ans, les deux jeunes
femmes privilégieraient la PMA
Sarah et Juliane, un désir
d’enfant et des questions
Elles ne sont sûres que d’une chose :
vouloir un enfant. Pour Sarah et Juliane,
la vingtaine, en couple depuis quatre ans,
ce désir n’est pas tabou. Pour le reste, les
deux jeunes femmes ont plus de questions
que de réponses. Elles ont déjà réfléchi à
de nombreuses hypothèses. Adopter ? S’il
est définitivement voté, le projet de loi
sur le « mariage pour tous » les y autorisera. Du moins en théorie : l’adoption
internationale restera un parcours du
combattant. « C’est déjà difficile pour les
couples hétéros, alors pour nous… » soupire
Sarah, employée à Paris. L’idée l’aurait
pourtant séduite de recueillir un enfant,
de l’aider à se construire, tout en évitant
la délicate question du père d’origine.
Juliane, elle, voit de toute façon les choses
différemment. Cette brindille au francparler voudrait porter l’enfant et privilégie donc une insémination avec donneur.
De là à recourir à une banque de
sperme, via un site Internet (lire notre
reportage), il y a un pas qu’elle n’est pas
prête à franchir. « On ne choisit pas un
enfant comme une paire de chaussures ! »
relève la jeune femme, qui écarte cette
« solution extrême par laquelle on opte
pour le diplôme ou la couleur des yeux
d’un géniteur. Cela va trop loin. » L’idée
de recevoir le sperme du donneur sous
pli, chez elle, sans suivi médical, lui
semble également aberrante. « On a beaucoup d’interrogations lorsqu’on se lance
dans une telle démarche, il faut être accompagnée », la conforte Sarah, qui sou-
ligne l’importance des professionnels de
santé dans un tel parcours. Elle sait bien,
cependant, que l’AMP (aide médicale à
la procréation) n’est pas accessible aux
couples de femmes aujourd’hui en France.
Parmi les questions
majeures, le fait
de concevoir et d’élever
un enfant sans père.
Toutes deux le regrettent et se disent
disposées à partir en Belgique. Ce qui ne
résout pas d’autres questions majeures,
en premier lieu le fait de concevoir et
d’élever un enfant sans père. « Il aura sans
doute un manque », concède Sarah, qui
veut croire que « bien entourées, avec tout
l’amour qu’on a à donner », ce ne sera pas
insurmontable : « Vous en connaissez
beaucoup, vous, des familles idéales ? Dans
mon entourage, en tout cas, je côtoie surtout des couples divorcés. Moi, j’ai grandi
sans père à la maison et je n’en ai pas souffert tant que cela », conclut-elle.
Il n’est pas question pour les deux
femmes de « s’arranger avec un ami ».
L’une et l’autre ont trop peur de se retrouver un jour au tribunal pour partager la
garde de l’enfant, des histoires vécues par
des couples homosexuels autour d’elles.
Avec franchise, elles reconnaissent ainsi
vouloir l’impossible, un enfant « à elles
deux », sans tiers.
MARINE LAMOUREUX

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