Il existe une dimension au-delà de ce qui est connu de l`Homme. C

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Il existe une dimension au-delà de ce qui est connu de l`Homme. C
« Il existe une dimension au-delà de ce qui est connu de l'Homme. C'est une
Dimension aussi vaste que l’Espace et aussi démesurée que le Temps. Elle est un
reflet changeant entre l’ombre et la lumière. Un champ d’hypothèses entre la
science et la superstition. Un terrain glissant entre l’abîme de nos frayeurs et la
cime de nos connaissances. Sublimant l’imagination, faisant éclater l’irrationnel,
ce domaine, nous l’avons baptisé... La Quatrième Dimension ! »
Rod Serling, 1959
Dans les vidéos présentées, l’impression de basculement ou de renversement est
toujours latente. Le suspense est sourd et pesant. Il naît d’une forme d’inquiétante
étrangeté surgissant de la banalité quotidienne. Un tourne-disque prend l’allure d’une
soucoupe volante ou d’une immense lame de scie circulaire. Le jardin d’une villa devient le
décor d’un théâtre étrange. Un célèbre film de Samuel Fuller est projeté à travers les
yeux d’un autre (ceux de l’artiste). De splendides paysages côtiers basculent dans le
domaine de la surveillance omnipotente. Un artiste se prend pour un savant fou sorti
tout droit des années cinquante et fait de son modèle un sujet d’expériences.
Ici, l’étrange rejoint le fantastique. On y voit des expériences surnaturelles et des
phénomènes paranormaux… L’imagination, l’émerveillement et la divagation sont sans
cesse sollicités. La foi dans la connaissance et dans les sciences exactes est mise à
l’épreuve chez Stéphane Graff par une série de tests occultes. Méthodiquement
orchestrées, les actions irrationnelles du Professore sont aussi bien des tours de passepasse rappelant les prémices du cinéma que ceux de l’univers de la magie. De manière
plus discrète, Julien Crépieux s’immisce dans une œuvre préexistante jusqu’à opérer un
glissement de sens qui porte atteinte au principe d’originalité et de véracité. Ce fait en
apparence banal devient très vite troublant. Dans Half Moon de Stéphane Thidet, le
magnétisme de la demi-lune exerce son pouvoir phagocytaire sur le monde, les
sculptures maléfiques complotent sur le destin de l’univers et les animaux sauvages
prennent possession du monde des humains. L’influence des phénomènes cosmiques ou
météorologiques est récurrente et parfois teintée d’animisme : la nuit, la pluie et le vent
attisent la curiosité de Stéphane Thidet, Laurent Grasso s’intéresse aux éclipses,
Bertrand Lamarche recrée des vortex, des brouillards et des tourbillons, etc.
Mais la Quatrième Dimension, c’est aussi celle du Temps. Le temps semble ici suspendu
ou plutôt distendu. Rien ne nous ramène à l’immédiateté de notre société. Tout est hors
du temps. Il est d’ailleurs difficile d’assimiler ces vidéos à une époque. Réalisées entre
2010 et 2012, elles renvoient toutes au passé : par le noir et blanc, par des objets, des
architectures ou une esthétique désuets, etc. ; et évoquent en même temps un futur,
mais un futur qui prend ses sources dans le passé. Ce futur non advenu puis oublié suite
à l’avortement des grands mythes de la modernité, ce futur moderne et utopique dans
lequel il était encore possible de rêver, est réactivité par les artistes en quête de
merveilleux. Par l’interpolation de différentes temporalités, entre regards sur le passé
et anticipation, ces œuvres brouillent notre rapport à l’espace-temps.
Cette forme de rétro-futurisme rend finalement poreuse la frontière entre le réel et le
surnaturel tout en mettant en abyme le pouvoir des images et notre volonté de
gouvernance. Dans cette culture du soupçon –dans laquelle on retrouve aussi Le Temps
désarticulé de Dick (1959), le film Matrix (1999), le jeu-vidéo Mass Effect (2007) et les
installations plastiques et vidéos de Markus Schinwald par exemple- les dispositifs de
contrôle et de surveillance sont repris, réutilisés pour mieux être dénoncés. Le
contrôle et la surveillance sont omniprésents chez Laurent Grasso. À la manière d’un
George Orwell qui crée le personnage de Big Brother dans 1984 (1949), Laurent Grasso
met en place un dispositif panoptique 1. Cette impression d’omniscience invisible qui
permet de « tout observer sans être vu » est au cœur des réflexions de Laurent Grasso.
Les constructions militaires, les mouvements de caméra et le dispositif scénique
participent à cette observation scrupuleuse et insistante qui renvoie à notre société de
plus en plus sécuritaire et intrusive. Tout semble nous regarder et nous manipuler
comme dans la retranscription de ce film de Fuller par Julien Crépieux ou comme dans
cette sorte d’écran de surveillance à caméra infrarouge mis en place par Stéphane
Thidet. Tout savoir sur tout, c’est aussi ce que semble nous dire l’œil de ce gigantesque
disque rotatif, de Bertrand Lamarche, sorti tout droit d’un film de science-fiction, ou
les tentatives inexplicables du Professore qui joue sur les systèmes de perception.
Il est toujours difficile de présenter des œuvres vidéographiques, même dans une
enceinte muséale, même à une époque dominée par les images animées, tant la question
de la visibilité et du temps de lecture d’une œuvre est problématique. Ces contraintes
sont assimilées par les artistes qui proposent des dispositifs scéniques et s’interrogent
dans leurs réalisations sur les codes de perception. À l’image des arts de la scène, la
vidéo s’appréhende dans le temps et dans l’espace. La durée et le lieu conditionnent sa
réception. Des aménagements particuliers favorisant des états d’attentions privilégiés
ont été réalisés. Des Black Box facilitent l’immersion du spectateur et le coupent de
l’extérieur. En écho à l’intériorité de ces salles de projection juxtaposées les unes aux
autres, d’autres s’ouvrent sur l’architecture et invitent à la déambulation. Chaque
univers est différent de l’autre et pourtant de nombreuses arborescences les
connectent.
Comme en écho à la théorie de la relativité ou au rayonnement de l’énergie fossile, cette
sélection vidéo jette le trouble sur son ancrage temporel et spatial et parasite nos
repères. La déclaration de la fin du monde, d’un état de crises et de bouleversements
irréversibles, tout cela est révélateur de nos difficultés à habiter le monde tel qu’il
nous est donné. Ainsi, un futur mais avec des effets Low Tech et une iconographie
mêlant les époques et les univers se fait jour. Face à la dématérialisation, à la virtualité
croissante de notre société et à sa volonté de transparence totale, la magie, le
merveilleux et la cosmologie reviennent au devant de la scène.
1
Le panoptique désigne en premier lieu les architectures carcérales érigées à la fin du XVIIIe de telle façon qu’à partir d’un point du
bâtiment on puisse en voir tout l’intérieur tout en restant à couvert. Michel Foucault dans Surveiller et punir (1975) analyse cette vision en
regard de notre société.