l`armée au centre du pouvoir

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l`armée au centre du pouvoir
DIPLOMATIE
N° 15 - mai 2014
1
ER
MENSUEL INTERNATIONAL DIGITAL EN AFRIQUE
lesafriques.com
NIGÉRIA
DIRECTEUR DE LA PUBLICATION : ABDERRAZZAK SITAIL
L’ARMÉE AU CENTRE
DU POUVOIR
AMBASSADEUR
DOSSIER
DOSSIER
DOSSIER
Ghislain Ondias
Okouma
Un regard africain
sur la crise en
Ukraine
Nigéria :
l’armée au
centre du pouvoir
Interview :
Interview : L’équipe de
Gilles Yabi
l’Institut Thomas More
Une influence limitée, Nigéria,
malgré des atouts
le défi sécuritaire
géopolitiques
POINT DE VUE
L’Union africaine
toujours
en quête
de légitimité
DIPLOMATIE
Groupe Les Afriques Edition &
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Les Afriques DIPLOMATIE
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SOMMAIRE
3
N°15
MAI 2014
3
UN REGARD
AFRICAIN SUR LA
CRISE EN UKRAINE
Ghislain Ondias Okouma est
docteur en droit public et
consultant international. Il
nous livre son analyse d’un
point de vue africain, sur la
crise ukrainienne.
GHISLAIN ONDIAS OKOUMA
Un regard africain sur la crise en Ukraine
4
NIGÉRIA :
L’ARMÉE AU CENTRE
DU POUVOIR
5
Le Nigéria est désormais la première puissance économique
du continent. Mais le pays fait
face à des problèmes sécuritaires très graves qui affectent sa
puissance économique et son
influence géopolitique. Analyse.
5
UNE INFLUENCE
LIMITÉE, MALGRÉ
DES ATOUTS
GÉOPOLITIQUES
Dans cette interview, Gilles Yabi,
directeur du bureau Afrique de
l’Ouest de l’ONG International
Crisis Group, décrypte les enjeux du nouveau leadership du
Nigéria en Afrique.
GILLES YABI
Une influence limitée, malgré des atouts géopolitiques
7
9
NIGÉRIA, LE DÉFI
SÉCURITAIRE
Michel Luntumbue et Pauline
Guibbaud de l’Institut Thomas More répondent à nos
questions concernant la menace sécurité qui fragilise le
Nigéria depuis ces dernières
années. Les experts de l’Institut Thomas More évoquent le
risque terroriste et les réponses
des autorités locales pour tenter d’enrayer le problème.
9
NOUVEAU REPRÉSENTANT DU MAROC
À L’ONU
OMAR HILALE
Nouveau représentant du Maroc à l’ONU
L’ambassadeur Omar Hilale est
le nouveau représentant permanent du Royaume du Maroc
auprès de l’Organisation des
Nations unies à New York.
9
Nada Benayad
Commercial :
[email protected]
Abonnements :
Abonnement : Tél. : +221 33 889 90 85
E-mail : [email protected]
Crédit photos :
AFP, DR
9
S.E. YO TIEMOKO REPRÉSENTANT DE LA
FAO AU BÉNIN
S.E. Yo Tiemoko est désormais
le représentant résident de
l’Organisation des Nations
unies pour l’alimentation et
l’agriculture (FAO) au Bénin.
Edition internationale
10
© Reproduction interdite sans l’accord écrit
de l’éditeur
L’UNION AFRICAINE
TOUJOURS EN QUÊTE
DE LÉGITIMITÉ
2 • MAI 2014
S.E. YO TIEMOKO
Représentant de la FAO au Bénin
AMBASSADEUR
Un regard africain
sur la crise en Ukraine
Ghislain Ondias Okouma est docteur en droit public et consultant international. Il nous livre son
analyse d’un point de vue africain, sur la crise
ukrainienne.
es milliers d’individus, pour des
raisons qui sont les leurs, et non
partagées par tout le peuple, ont
occupé la rue des semaines durant,
rejeté l’autorité de l’État et écarté violemment l’institution présidentielle en place. En
réaction, l’Europe occidentale et l’Oncle Sam
ont indirectement qualifié cette situation de
«changement de régime légitime», tout en
incitant les «autorités de fait et non de droit»
à poursuivre judiciairement l’ancien chef
d’État ! Mais en quel nom et au nom de
quoi ? «Le peuple a le droit de changer (tout
gouvernement oppressif) ou de l’abolir et
d’instituer un nouveau», ont tous hurlé les
faiseurs de ces nouveaux rois d’Ukraine !
Soit ! Quelques jours plus tard, de milliers
d’autres personnes, moins nombreuses toutefois, en «Crimée», République autonome
(les mots ont un sens !), jouent la même partition, en se fondant sur des motifs tout autant compréhensifs. Et là, qu’entend-on de la
part de la même Europe occidentale ? Inacceptable violation de la souveraineté et de
l’intégrité territoriale de l’Ukraine.
Et pourtant la Crimée, faisant écho à Thomas Jefferson, n’a fait que défendre des principes et une forme de gouvernance qui lui
paraissaient correspondre le mieux aux exigences de sa sécurité et de son bonheur.
Ne vous y trompez pas, ce classique deux-poids
deux mesures des Occidentaux ne m’émeut
guère ! C’est bien normal, ils défendent leurs intérêts et, trivialement, protègent leur pain ! Essoufflée, vieillissante, peu compétitive, l’Europe
occidentale pour se régénérer doit inéluctablement se tourner vers l’Est… et donc s’opposer
frontalement, un jour ou l’autre, à la Russie.
Bonne chance à elle ! Je suis par contre fasciné
par la férocité de la propagande médiatique menée par les amis des «bons Ukrainiens», ceux de
Kiev, particulièrement ceux de la place Maïden!
Parce que ce groupe-là veut se rapprocher de
l’Union européenne, le voilà drapé des atours de
grands défenseurs de la liberté, de démocrates
patentés et d’humanistes inégalés... dont les effigies mériteraient d’être placardées aux grilles en
fer du Siège New Yorkais des Nations unies (sic).
Chaque jour qui passe, comme vous à travers
l’Afrique, je n’y échappe point. Esclave de
D
l’Infotainement que je suis, je subis le matraquage manichéen des éternels CNN, BBC, I24, France 24, The Guardian, et autres
hebdomadaires dits de renom. Le processus
est simple et classique, la «méchante» Russie
occupe la Crimée et viole le droit international, tandis que la «gentille» Ukraine, avec à sa
tête des hommes légitimes, est sortie de la
dictature avec dignité et défend toutes ses
composantes ethniques et linguistiques (sic).
Présenter avec autant de simplifications une situation historiquement complexe est dangereux. Qu’importe, les grands médias européens
ont choisi de façonner les opinions publiques
sur la question ukrainienne, comme sur bien
d’autres, dans l’unique objectif de nous
illégale et anticonstitutionnelle comme
l’avait souvent rappelé l’Union européenne
à l’ancien président de la transition de Madagascar Andry Rajoelina. En mars 2009, la
prise de pouvoir par ce dernier «avec le peuple» avait été considérée comme un coup
d’État par une grande partie de l’opinion internationale, dont l’Union européenne.
• La communauté internationale, l’Europe
en premier, aurait donc dû automatiquement condamner cette prise illégale de pouvoir en Ukr aine, comme l’exigent les
multiples conventions internationales qui
cimentent les rapports internationaux.
• Comme partout ailleurs, le retour à l’ordre
constitutionnel antérieur aurait dû être la
première exigence de l’Europe occidentale et
des États-Unis. Cette idée leur semble aujourd’hui inimaginable ! En cette seconde
décennie du XXIème siècle, et singulièrement
depuis l’irruption du «Printemps arabe», les
grandes puissances de notre communauté
internationale semblent consacrer le principe selon lequel dorénavant tout changement de régime politique pourrait s’opérer
non plus uniquement par la voie électorale,
mais aussi par l’entremise de la rue. Tout
cela, au détriment du respect des règles
constitutionnelles établies de façon consensuelle et acceptées par tout le peuple.
Cette approche qui s’ancre de plus en plus
est non seulement douteuse, mais porteuse
de dangers et d’instabilité, particulièrement
pour les États fragiles encore trop nombreux
en Afrique.
Ghislain Ondias Okouma
conduire tous à accepter les grandes directions
et les politiques que propose l’élite politico-médiatique de ce continent. L’argumentaire est
prenant, mais peu convaincant !
Je doute d’ailleurs fort que cette constante stratégie d’influer inconsciemment sur les opinions, à travers ce clivage prenne indéfiniment
racine. N’en déplaise à certains, et sans sous-estimer la profondeur des aspirations de milliers
d’Ukrainiens à un mieux vivre, allant bien audelà du cirque politique actuel, le vrai débat sur
la situation post-Viktor Ianoukovitch en
Ukraine se pose en des termes clairs :
• La destitution du président ukrainien est
BIO-EXPRESS
Ghislain Ondias Okouma est docteur
en droit public, diplômé de l'Université Montpellier I en France. Il a été
auditeur à l'académie de droit international de la Haye. De 2007 à 2012, il
a été fonctionnaire des Nations unies
au département de l'information à
New York. Ondias Okouma dirige le cabinet juridique et médias «ONOK
Consulting & Strategy» basé à Libreville, et intervient comme conseiller à
la présidence du Gabon.
MAI 2014 • 3
DOSSIER
Nigéria : l’armée au centre du pouvoir
Le Nigéria est désormais la première puissance économique du continent. Mais le
pays fait face à des problèmes sécuritaires très graves qui affectent sa puissance économique et son influence géopolitique. Analyse.
epuis que la base de calcul de son
PIB a été mise à jour en avril dernier,
le Nigéria est devenu la première
économie africaine surclassant ainsi
l’Afrique du Sud. En effet, le PIB du pays a atteint 510 milliards de dollars en 2013 et 453,9
milliards de dollars en 2012, contre seulement
384 milliards de dollars pour l’Afrique du Sud
en 2012. Le Nigéria qui est aussi le premier producteur de pétrole du continent détrône ainsi
l’Afrique du Sud. Mais ce nouveau leadership
implique aussi de nouveaux enjeux, aussi bien
économiques, géopolitiques que sécuritaires.
Le Nigéria est déstabilisé depuis quelques années
par les multiples violences attribuées au groupe
djihadiste Boko Haram et aux activistes dans le
delta du Niger. Mais malgré tout, le Nigéria parvient à développer son influence progressivement au-delà de ses frontières, notamment en
Afrique de l’Ouest, et pourrait à terme étendre
son leadership sur toute l’Afrique.
D
Puissance économique
Le PIB du Nigéria qui se chiffre à quelque 510
milliards de dollars en 2013 est dominé par les
services qui représentent 52% (services financiers et assurances, logement, commerce),
l’industrie 25,7%, l’agriculture 22% et les télécommunications 8,69%. La structure de
l’économie nigériane dominée historiquement par le secteur des hydrocarbures (avec
une production d’environ 2,5 millions de barils de pétrole par jour) a évolué ses dernières
années. Puisque le poids des services devance
désormais celui de l’industrie notamment.
La croissance économique du pays a atteint
6,4% en 2013. Pour l’année 2014, le Fonds monétaire international (FMI) table sur un taux
de croissance de 7,4%. Et l’inflation, galopante
estimée à 8% commence à baisser. En fin de
2013, les réserves de change ont atteint 45 Mrds
de dollars, soit environ 6 mois d’importation.
Donc sur le plan économique, le pays a
d’énormes atouts. Mais à ce niveau, le principal
défi reste la question de l’impact de cette croissance sur la réduction de la pauvreté et la modernisation des infrastructures. À titre
d’exemple, 70% de la population du pays (170
millions d’habitants) dépendent encore du bois
pour leur énergie. La capacité de production
électrique du pays ne dépasse pas 4 000 MW
(alors que l’Afrique du Sud avec une population
de 48 millions d’habitants dispose d’une capacité de production supérieure à 36 000 MW).
4 • MAI 2014
Problème sécuritaire
Le problème sécuritaire est le défi majeur que
doit relever le Nigéria. Les autorités font face
à une grave crise sécuritaire dans le nord du
pays, depuis janvier 2010. En effet, cette zone
est le théâtre d’un cycle de violences perpétrées par la secte islamiste Boko Haram, qui
cherche à instaurer la charia sur l’ensemble
du territoire nigérian. La secte ensanglante le
pays à coup d’attentats, d’enlèvements et
d’assassinats. L’un des derniers épisodes
porte sur l’enlèvement de 129 lycéennes par
des islamistes de Boko Haram en avril 2014.
Et presque dans cette même période, le pays
connaît une vague d’attentats, y compris à
Lagos et Abuja (la capitale), ayant fait des dizaines de morts en quelques semaines.
L’état d’urgence déclaré en mai 2013 dans
trois États du nord-est du pays (Yobé, Borno,
Adamawa) n’a pas empêché Boko Haram de
continuer à ensanglanter le pays.
Par ailleurs, dans la région du delta du Niger,
les autorités sont également confrontées à
l’insécurité maritime, à des enlèvements et
des prises d’otages, mais aussi à des actes de
sabotage contre les installations pétrolières.
Un climat de violence instauré dans cette
zone par les communautés locales qui demandent une meilleure redistribution des richesses issues de leur sous-sol.
Donc, malgré une armée bien équipée (par rapport aux autres pays de la région) et qui compte
plus de 130 000 soldats, le Nigéria a du mal à
maintenir la sécurité sur son sol. Même si parallèlement l’armée nigériane participe à de multiples missions de maintien de la paix de l’ONU
au Liban (FINUL), au Liberia, à la Sierra Leone,
au Congo (Monuc), au Soudan, etc. Plus récemment, le Nigéria a envoyé des troupes au Mali (1
200 hommes) dans le cadre de l’Union africaine
(Misma) pour mettre fin à l’insurrection touareg et islamiste qui a frappé ce pays.
Influence géopolitique
Sur le plan international, le Nigéria s’est imposé progressivement comme un acteur diplomatique de premier plan en Afrique de
l’Ouest et au sein de l’Union africaine. Ainsi,
il contribue à promouvoir la Cedeao, dont le
siège est à Abuja. Cette organisation sous-régionale constitue d’ailleurs l’un des principaux instruments de l’influence du Nigéria
en Afrique et dans le monde. À titre d’exemple, en 2007, le Nigéria a pesé de tout son
poids au sein de la Cedeao pour que celle-ci
refuse de signer dans des délais courts un Accord de partenariat économique (APE) avec
l’Union européenne.
Le Nigéria exerce son influence aussi sur le
continent à travers les initiatives en matière de
résolution des conflits depuis les années 1990
d’ailleurs. Dans ce sens, le pays s’est particulièrement investi dans la sortie de crise du Libéria en
participant à l’Ecomog. Il a joué un rôle important dans la médiation au Soudan, en RDC ou
encore au Zimbabwe. Le Nigéria a aussi joué un
rôle clé dans les crises ivoirienne et malienne.
Par ailleurs, le Nigéria exerce une influence
importante au niveau régional grâce à son
poids démographique et l’importance de sa
diaspora, à la puissance économique de ses
banques et les exportations massives de ses
entreprises (vers les pays voisins notamment), mais aussi grâce au soft Power générée
par le rayonnement de sa production audiovisuelle (troisième producteur de films au
monde après les États-Unis et l’Inde).
Un autre point, non négligeable, porte sur le
pouvoir économique et énergétique, puisque le
pays participe à l’Association des pays africains
producteurs de pétrole (APPA en anglais) et au
bloc des non-alignés. Il a assumé la présidence
de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP). Le Nigéria a même réussi à réunir
autour de lui, en 1987, un groupe de treize pays
influents, américains, africains, européens et
asiatiques, qualifié forum de Lagos.
La question qui se pose aujourd’hui est de savoir jusqu’à quel niveau le nouveau statut de
dans le monde. Wait and see.
Ibrahim Souleymane
LE NIGÉRIA EN CHIFFRES
Population : 170 millions d’habitants
PIB : 510 Mrds de $ (estimation FMI
2013) (PIB recalculé le 6 avril 2014)
PIB par habitant :
2 688 dollars (FMI 2014)- 121ème position dans le classement mondial
Taux de croissance : 6,4% (FMI 2013)
Classement Doing Business 2014 :
147ème sur 189
Transparency International :
144ème sur 177
Indice de développement humain :
153ème sur 186 (PNUD 2013)
Effectif militaire :
130 000 hommes environ
DOSSIER
Une influence limitée, malgré
des atouts géopolitiques
Dans cette interview, Gilles Yabi, directeur du bureau
Afrique de l’Ouest de l’ONG International Crisis Group,
décrypte les enjeux du nouveau leadership du Nigéria en
Afrique.
L
es Afriques Diplomatie : Le Nigéria est
désormais la première économie du
continent africain. Sur quoi repose la
puissance économique de ce pays ?
Gilles Yabi : Le Nigéria est devenu la première
économie du continent à la suite d’un travail
de révision statistique qui a permis de prendre en compte à la fois les changements dans
la structure économique du pays et le retour à
une croissance forte dans la plupart des secteurs depuis plusieurs années. Cela veut dire
que le Nigéria était déjà la première économie
africaine depuis un certain temps, mais son
produit intérieur brut était largement sousestimé. Cette puissance économique actuelle
repose fondamentalement sur deux éléments :
ses ressources pétrolières toujours aussi importantes après des décennies d’exploitation
intense et la taille de sa population estimée à
177 millions d’habitants en 2014. La taille de
la population implique que le pays dispose
d’un marché intérieur immense qui permet
de réaliser des économies d’échelle importantes dans les processus de production et
d’augmenter la rentabilité des investissements.
Le retour à une certaine stabilité politique, en
dépit de niveaux de violence élevés, l’amélioration du cadre macroéconomique, le renouvellement générationnel au niveau des
entrepreneurs petits, grands et très grands,
permettent enfin au pays de sortir progressivement du piège de l’économie de la rente pétrolière, de profiter des avantages
économiques de la taille du marché et d’attirer des investissements étrangers bien plus diversifiés qu’auparavant. Mais les défis restent
immenses, parce que le niveau de revenu par
habitant et le niveau de l’indice de développement humain ne sont pas du tout à la hauteur
d’une puissance économique continentale.
LAD : Ce nouveau statut de première puissance économique africaine, aurait-il des
conséquences ?
G.Y. : A nouveau, réaliser du jour au lendemain que le pays est la première puissance
économique du continent ne change pas
grand-chose à la vie quotidienne des populations et à la vitalité économique du pays. Il y
a sans doute essentiellement un impact posi-
tif sur l’image internationale du Nigéria, en
particulier sur les marchés financiers et au niveau des investisseurs de l’économie mondialisée qui n’auraient pas encore perçu
l’importance du Nigéria comme marché en
croissance plus prometteur par exemple que
l’économie sud-africaine où les besoins d’infrastructures et de biens de consommation de
toutes sortes seront moins importants parce
qu’il s’agit d’une économie plus développée.
Sur le plan purement financier, la révision à la
hausse du PIB implique une baisse significative des indicateurs d’endettement du pays par
exemple et cela peut permettre au Nigéria de
bénéficier de conditions plus avantageuses sur
les marchés internationaux.
LAD : Quelle analyse faites-vous de l’influence du Nigéria en Afrique et sur la
scène internationale ? Quels sont les leviers de cette influence ?
G.Y. : L’influence du Nigéria sur le continent
me semble limitée, ou pas en tout cas à la
hauteur du poids démographique et économique du pays. Cette influence est naturellement plus forte en Afrique de l’Ouest que
dans les autres régions du continent, mais
même en Afrique de l’Ouest, le Nigéria ne
prend pas vraiment en charge les problèmes
majeurs régionaux comme pourrait le faire
une vraie puissance régionale et continentale.
On l’a vu dans la gestion des crises les plus
graves au cours des dernières années, au Mali
et en Côte d’Ivoire notamment. Le Nigéria
avait été beaucoup plus actif et décisif au sein
et en dehors de la Cedeao dans les années
1990 au moment des conflits au Liberia et en
Sierra Leone. Il y a d’une part un certain
manque d’intérêt et peut-être un déficit de
compétences depuis quelques années pour
définir et animer une diplomatie d’influence
au niveau continental et une vraie difficulté
pour le pays de prétendre revêtir le costume
de puissance régionale alors qu’il est
confronté lui-même à d’immenses problèmes
sécuritaires internes. Le Nigéria peut jouer un
rôle beaucoup plus important sur la scène
continentale, en s’appuyant bien sûr sur ses
ressources financières, nécessaires à l’action
diplomatique, mais aussi sur une légitimité à
défendre les intérêts de l’Afrique conférée par
sa taille démographique et maintenant sur sa
puissance économique.
LAD : Peut-on parler de leadership
du Nigéria en Afrique ?
G.Y. : Le Nigéria a le potentiel pour prétendre
à jouer ce rôle, mais ce n’est pas une réalité en
ce moment. Il y a quelques années, une personnalité comme l’ancien président Olusegun
Obasanjo avait une forte présence dans les affaires africaines et comme porte-voix du
continent sur la scène mondiale, mais le leadership d’un pays ne peut reposer seulement
sur quelques personnalités fortes qui, à un
moment de l’histoire, sont au pouvoir et réussissent à consacrer du temps et de l’énergie à
des dossiers régionaux et continentaux malgré l’ampleur des défis de politique intérieure.
Le Nigéria n’a pas encore le système politicoadministratif qu’il faut pour jouer un rôle de
leader au niveau continental. De plus, son
image reste associée à des niveaux de violence
et de corruption très élevés, ce qui ne peut
faire du pays un modèle pour le reste du
continent et ne peut pas convaincre les autres
pays de se soumettre à son leadership.
LAD : Peut-on qualifier le Nigéria de puissance émergente ? Quels sont les principaux défis du pays ?
G.Y. : Le Nigéria, avec sa combinaison d’immense population et ses dotations en hydrocarbures, devrait naturellement peser de plus
en plus significativement dans l’économie
mondiale, à l’instar des puissances démographiques et économiques d’Asie et d’Amérique.
De ce point de vue, le Nigéria est certainement
une puissance émergente, mais une puissance
qui a perdu beaucoup de temps à vivre de la
rente pétrolière et à utiliser l’énergie, la créativité et la masse de ses ressources humaines
dans un jeu à somme nulle au lieu de les mobiliser pour diversifier l’économie, renforcer la
cohésion sociale et réduire la violence dans
toutes ses formes. Si la diversification et le dynamisme économique sont prometteurs, tout
est encore à faire dans le domaine des politiques publiques, dans la réduction de l’insécurité et de la corruption pour les ramener à
MAI 2014 • 5
DOSSIER
des niveaux décents. Il ne faut pas oublier
qu’une immense population signifie une importante capacité de production de richesses,
mais également des besoins massifs en termes
d’emplois, d’infrastructures, de logements, de
structures sanitaires et éducatives… Le Nigéria est une puissance émergente particulièrement fragile et friable.
LAD : Le problème sécuritaire met régulièrement le pays sous le feu des projecteurs.
Le Nigéria a-t-il les moyens pour faire face
à la menace des groupes terroristes qui le
déstabilisent, tels que Boko Haram ?
G.Y. : Le Nigéria ne s’est pas donné les moyens
de répondre à la menace de Boko Haram au
moment où elle était encore relativement facile à contenir. Aujourd’hui, le terrorisme de
Boko Haram s’est enraciné dans une partie
importante du territoire et dans des zones
frontalières particulièrement difficiles à maîtriser par des forces nigérianes dont les capacités opérationnelles ne sont pas à la hauteur
de la complexité de la menace et des attentes
des populations civiles les plus affectées. Malheureusement, l’absence de transparence dans
l’usage des ressources publiques touche autant le secteur de la sécurité nationale que les
autres secteurs, ce qui semble se traduire par
un certain décalage entre les moyens financiers alloués officiellement aux forces de sécurité et les moyens qui sont effectivement
mis en œuvre sur le terrain. Mais le Nigéria
peut faire beaucoup mieux dans la lutte
contre Boko Haram et d’autres sources d’insécurité s’il donne autant d’importance à
6 • MAI 2014
l’objectif de stabilisation sécuritaire, mais
aussi sociale et économique des régions les
plus pauvres et isolées qu’à celui de devenir
une puissance incontestable.
LAD : Quelle solution préconisez-vous
pour résoudre le problème sécuritaire au
Nigéria ?
G.Y. : Le problème est que le Nigéria est
confronté depuis de longues années à une
grande variété de sources et de types de violences. Boko Haram est venu ajouter la forme
terroriste aux nombreux types de violences préexistantes, qu’il s’agisse de conflits intercommunautaires sur fond de compétition foncière,
particulièrement sérieux dans l’État du Plateau,
de rébellions récurrentes dans les États du delta
du Niger où se concentre la production pétrolière ou de violences politiques graves au moment des élections. Il n’y a d’autant plus de
solution miracle à ces problèmes que les fonctionnements politique, économique, social et
culturel qui sont à la base de ces problèmes ont
eu le temps de s’enraciner. Il faudra non seulement du temps pour stabiliser les zones les plus
exposées à l’insécurité, mais il faudra surtout
une prise de conscience par les élites dirigeantes,
politiques et économiques, de l’extraordinaire
vulnérabilité des progrès économiques aux
chocs provenant des évolutions sécuritaires.
LAD : Comment voyez-vous l’évolution du
Nigéria sur la scène africaine et internationale dans les années à venir ?
G.Y. : Le Nigéria devrait rester pendant longtemps la première puissance économique du
continent, à nouveau essentiellement du fait
de sa population et de ses ressources naturelles. Mais la poursuite de la diversification
de son économie dépendra largement de sa
stabilité politique et de sa capacité à contenir l’insécurité. Le renforcement de son
poids sur la scène africaine et de son influence internationale dépendra des mêmes
facteurs. Il est très difficile de projeter le Nigéria sur plusieurs années, à cause de la récurrence des incertitudes et des peurs à
chaque grande échéance électorale. Les élections générales de 2015 s’annoncent tendues,
et les conséquences incertaines sur les perspectives économiques et sécuritaires. Ceci
dit, il ne faut pas oublier d’où vient le Nigéria, les épreuves traversées par le passé, aussi
bien la guerre civile du Biafra que la succession de régimes militaires corrompus. La période actuelle est de ce point de vue plus
prometteuse que de nature à désespérer de
cette puissance africaine.
Propos recueillis par Ibrahim Souleymane
BIO-EXPRESS
Gilles Yabi est consultant et chercheur
dans les domaines de la paix, de la sécurité et de la gouvernance politique
en Afrique de l’Ouest. Il dirige le bureau Afrique de l’Ouest de l'International Crisis Group, une ONG qui
œuvre pour la prévention et la résolution des conflits armés. Gilles Yabi a
également été journaliste à Paris en
2003 et 2004.
DOSSIER
Nigéria, le défi sécuritaire
Michel Luntumbue et Pauline Guibbaud de l’Institut Thomas
More répondent à nos questions concernant la menace sécurité
qui fragilise le Nigéria depuis ces dernières années. Les experts
de l’Institut Thomas More évoquent le risque terroriste et les réponses des autorités locales pour tenter d’enrayer le problème.
L
es Afriques Diplomatie : Quel but le
groupe Boko Haram poursuit-il ?
L’équipe de l’Institut Thomas More : Le nom
du groupe (ndlr. «L’éducation occidentale est
un pécher») exprime l’hostilité envers toute influence occidentale au Nigéria. Il s’agit ici sans
doute de l’identité première de Boko Haram.
Le groupe islamiste remet également en question le système politique nigérian jugé corrompu et l’instauration de la charia au Nigéria,
ou du moins dans le nord du pays, est souvent
brandie par la secte comme une réponse aux
problèmes de corruption morale et de pauvreté qui gangrènent la société.
LAD : Quelle évaluation faites-vous de la
menace liée à ce groupe terroriste ?
L.I.T.M. : Le groupe nigérian Boko Haram semble pour l’instant circonscrire ses actions et ses revendications au territoire national, même si de
temps en temps des activistes sont parfois
contraints à des replis tactiques sur les zones frontalières (comme récemment au Cameroun). Il
n’existe pas véritablement d’élément démontrant
un projet d’exportation d’un combat djihadiste à
l’extérieur des frontières du Nigéria. Les liens supposés avec d’autres mouvements djihadistes, y
compris dans l’espace sahélien, sont sans doute le
fait de quelques individus isolés ou de branches
dissidentes de Boko Haram. Il n’existe cependant
pas de positionnement clair démontrant une volonté ni même une capacité de régionalisation de
l’action de Boko Haram. Si au niveau du leadership central incarné par Abubakar Shekau il n’y a
pas cette affirmation de régionalisation, il y a sans
doute des groupes dissidents qui pourraient passer des alliances d’opportunité avec d’autres
forces. En effet, la structure de Boko Haram est
très éclatée et les différentes branches jouissent
d’une grande autonomie, ce qui rend le groupe
perméable à une grande diversité de postures. Des
combattants de Boko Haram semblent par exemple s’être rendus au Mali pour participer au
conflit aux côtés des islamistes locaux et d’AQMI.
Ces éléments ont sans doute pu s’engager de
façon individuelle dans le conflit malien.
LAD : Comment Boko Haram parvient-il à
recruter ? Existe-t-il des chiffres disponibles
sur ses effectifs et ses moyens ?
L.I.T.M. : Il est impossible d’obtenir des données
et des chiffres précis en ce qui concerne les effectifs de Boko Haram du fait du caractère très secret du noyau de la secte. Cet anonymat suppose
que c’est dans des liens de proximité que recrute
Boko Haram, puisque cela induit un degré très
élevé de confiance entre les individus et une
connaissance des réseaux et des membres. Il faut
ajouter à cela que la structure très distendue du
groupe ne permet pas une connaissance approfondie de la secte ni de ses membres, qui restent
dans la clandestinité depuis la grande répression
de 2009 lors de laquelle le fondateur Mohammed
Yusuf a été exécuté de façon arbitraire par la police nigériane lors de sa garde à vue.
Les militants de Boko Haram sont sans doute
pour la plupart issus de la jeunesse du Nord qui
souffre du chômage et vit dans une extrême
pauvreté. Les Almajirai, jeunes enfants issus de
milieux ruraux défavorisés venant étudier les
préceptes coraniques, sont des cibles faciles
pour les leaders de Boko Haram qui usent quotidiennement de l’endoctrinement. Certaines
données récentes font également mention
d’une nouvelle source de recrutement au NordCameroun, et notamment chez les milliers de
civils nigérians réfugiés dans le pays voisin. Il
semblerait que les villageois et les réfugiés dénoncent même des enlèvements et des recrutements forcés chez les populations.
En ce qui concerne les moyens, Boko Haram
s’arme et se finance tout d’abord en interne, notamment avec les attaques récurrentes de
banques et de poste de sécurité au Nigéria. La
secte bénéficie également des filières de trafic international d’armes. Par exemple, la zone NordEst avoisinant le Lac Tchad est une plaque
tournante du trafic d’armes légères et de petits
calibres (ALPC). Maiduguri, la ville dont est originaire Boko Haram est frontalière du Lac Tchad
et est au centre d’une circulation d’armes, issues
des conflits soudanais et tchadien. Des armes destinées aux différentes filières de trafic ont également été saisies dans la région du Delta et à
Lagos. Un rapport de l’ONU datant de 2011 fait
également état d’une importante circulation des
armes libyennes dans la région d’Afrique de
l’Ouest et notamment auprès des groupes terroristes islamistes. Boko Haram aurait bien pu bénéficier de certaines livraisons d’armes libyennes.
Il y a donc une grande circulation des armes
dans la région, dont Boko Haram profite sans
aucun doute, comme en témoigne l’amélioration rapide de l’arsenal de la secte.
LAD : Boko Haram peut-il étendre son champ
d’action à tout le Nigéria ? Aux pays voisins ?
L.I.T.M. : Le contexte socio-économique du sud
du Nigéria est très peu propice à l’extension de
l’idéologie et du combat de Boko Haram. En
effet, les zones du sud sont très urbanisées, cosmopolites et jouissent d’un certain brassage socioculturel qui rend très difficile le travail
d’embrigadement idéologique de Boko Haram.
Les villes du Sud, comme Lagos, sont par définition ouvertes sur le monde et il serait très compliqué pour Boko Haram d’étendre son
idéologie reposant sur une culture du repli, niant
la modernité. Les obstacles sont donc tout à la
fois politiques, religieux, socio-économiques et
culturels. Notons tout de même un certain étalement des attentats perpétrés par Boko Haram
sur le territoire national. La capitale Abuja, située
à peu près au centre du Nigéria, a été victime
pour la première fois d’un attentat terroriste en
août 2011, perpétré contre le bureau des Nations
unies. Récemment, au mois d’avril 2014, un
nouvel attentat à la bombe a ensanglanté Abuja
faisant un bilan de 75 morts. Il y a donc une capacité logistique certaine à étendre la zone géographique visée par les attentats. L’absence d’une
implantation durable dans certaines régions
n’exclut pas des actions de terreur ailleurs dans le
pays, et même assez loin des bases de la secte.
En ce qui concerne l’étalement de l’action de
Boko Haram vers les pays voisins, il s’agit certainement plus aujourd’hui d’un repli des militants
islamistes face à la répression menée par le NordEst par le gouvernement plutôt que l’établissement véritable d’une base arrière avec un ciblage
politique des populations des pays voisins.
LAD : En dehors de Boko Haram, on évoque
aussi la naissance d’un autre groupe islamiste
au Nigéria dénommé «Ansaru». Quelle est la
différence entre ces deux mouvements ?
L.I.T.M. : Ansaru est officiellement créé le 26 janvier 2012 par Abu Usamatul Ansari’, mais c’est le
2 juin 2012 qu’Ansaru se fait réellement connaître au travers d’une vidéo de son leader qui annonce la création du groupe et définit ses
objectifs. Il s’agit d’une branche dissidente de
MAI 2014 • 7
DOSSIER
Boko Haram qui s’est officiellement séparée de
la cellule centrale en revendiquant des objectifs
différents. Tout d’abord comme le prouve son
nom arabe Jama'atu Ansarul Musilimina Fi Biladis Sudan qui signifie «l’avant-garde pour la
protection des musulmans en Afrique noire»,
Ansaru est porteuse d’un projet de régionalisation de l’islamisme. Le but affirmé du groupe est
de défendre la communauté musulmane en
Afrique noire et s’inscrit ainsi dans une certaine
volonté de régionalisation de l’idéologie. Ansaru
reproche d’ailleurs souvent à Boko Haram de
s’en prendre à des musulmans innocents qui,
selon eux, ne doivent pas être la cible des attaques. Leur but est réellement la défense des
musulmans contrairement à Boko Haram qui
s’en prend aux musulmans considérés comme
trop modérés. Ansaru se fait véritablement
connaître aux yeux des Occidentaux en décembre 2012 lorsque le groupe revendique l’enlèvement du Français Francis Collomp à Rimi. Puis
le 18 février 2013, le groupe revendique l’enlèvement de sept ingénieurs de la société Setraco
dans l’Etat de Bauchi. Il s’agit ici de la prise
d’otage la plus importante jamais réalisée au
Nord-Nigéria par les groupes islamistes. Le 9
mars 2013, les sept otages sont exécutés. Il semblerait enfin que l’enlèvement du prêtre français
Georges Vandenbeusch en novembre 2013 ait été
coordonné par les groupes Boko Haram et Ansaru. Il y aurait donc ici pour la première fois une
revendication commune avec Boko Haram et,
semblerait-il, le maintien d’une certaine collaboration et d’une alliance tactique de circonstance
entre les deux groupes.
LAD : État fédéral, le Nigéria semble impuissant pour éradiquer la menace terroriste sur
son sol. Le fédéralisme du Nigéria est-il un
handicap pour la lutte antiterroriste ?
L.I.T.M. : Il n’y a pas vraiment de lien entre l’efficacité de la lutte antiterroriste et la structure fédérale de l’État nigérian. Il faut d’abord rappeler
que l’on a ici affaire à un conflit asymétrique caractérisé par une inégalité des forces et des équipements entre une armée nigériane très équipée
et un ennemi invisible qui a recours à la terreur
de masse pour rétablir le rapport de force à son
avantage. Dans ce contexte, les exactions des
forces de sécurité nigérianes à l’encontre des populations civiles du Nord-Nigéria sont régulièrement dénoncées par les organisations de défense
des droits de l’homme. Amnesty International et
Human Rights Wtach ont d’ailleurs appelé à la
saisine de la CPI face aux violations des droits de
l’homme tant par les forces de sécurité que par
les activistes de Boko Haram. La Joint Task force
(armée et forces de sécurité interne) est régulièrement accusée de brutalité tandis que l’enlisement de l’offensive lancée en mai 2013 contre
Boko Haram a motivé la constitution et l’appui
8 • MAI 2014
à des milices civiles locales. L’offensive de mai
2013 s’est aussi accompagnée par l’interruption
des réseaux de communication dans les Êtas du
Nord, les forces de sécurité voulant régler le
conflit à huis clos. Depuis la fin des régimes militaires et le retour formel à la démocratie, les actions des autorités sont davantage soumises au
regard critique d’une société civile en émergence
ainsi que de la communauté internationale. Le
gouvernement nigérian est donc aussi sous la
pression d’un regard extérieur. L’impuissance
apparente du Nigéria face aux groupes islamistes
ne réside cependant pas dans le système fédéral,
mais dans le fait qu’il s’agit d’un conflit asymétrique qui impacte directement les populations
civiles. L’attitude du gouvernement oscille ainsi
entre l’offre d’une amnistie sur le modèle de la
démarche suivie dans le Delta du Niger et la
poursuite de l’usage de la force.
LAD : Comment éradiquer les groupes djihadistes au Nigéria ?
L.I.T.M. : L’éradication de ces groupes djihadistes
réside sans doute dans la diversité et la flexibilité
des réponses apportées. Il est certes important
d’apporter une réponse militaire et sécuritaire,
mais elle ne doit pas être la seule et surtout elle
doit être proportionnée. La solution réside également dans une réponse aux griefs socio-économiques de la population du Nord. Il faut que
le gouvernement lutte contre la déscolarisation
des jeunes, il faut instaurer une revitalisation des
structures d’encadrement en commençant par
l’école. Il faudrait sans doute utiliser le poids
moral des sages, des savants et des aînés pour tenter d’apaiser et de reconnecter la jeunesse à une
approche pratique quiétiste de la religion musulmane. Il y a vraiment un besoin de reconquête
culturelle en termes de valeurs et d’imaginaire
pour ces jeunes exclus de la croissance. Il est nécessaire de pratiquer un recentrage éthique de la
vie publique et de répondre à cette crise des institutions d’encadrement. Il n’y a certainement
pas de recette miracle, il faut reconstruire le vivre
ensemble et désamorcer le délitement des structures de cohésion sociale dans le Nord.
LAD : L’autre problème sécuritaire de taille
concerne les séparatistes du Delta du Niger.
Quelles sont leurs principales revendications ? Et que fait le Nigéria pour résoudre
le problème ?
L.I.T.M. : Le Delta du Niger connaît un calme
précaire, un apaisement relatif depuis le processus d’amnistie et de réinsertion débuté en 2009.
Les militants qui ont déposé les armes ont pu bénéficier d’un programme de réinsertion visant
notamment la création d’emploi dans le secteur
pétrolier. La pérennité de cette accalmie dépend
de l’amélioration concrète de la situation socioéconomique adossée à la redistribution plus
équitable de la rente pétrolière. Le développement des infrastructures et des opportunités économiques doivent permettre d’absorber un
nombre croissant de jeunes qui arrivent sur le
marché de l’emploi chaque année. Au lendemain
du processus d’amnistie, une nouvelle génération
de militants, qui se surnomme les militants de la
troisième vague et s’estime laissée pour compte a
de nouveau menacé la paix précaire en exigeant
un élargissement du programme d’insertion.
Bien qu’il s’agisse d’une paix fragile, elle a été obtenue grâce à un processus de négociation. À l’inverse, le processus de dialogue envisagé avec
Boko Haram s’avère beaucoup plus complexe, en
raison de la nature clandestine du mouvement et
de la radicalité et l’imprécision de ses demandes.
Qui plus est, il est difficile pour le gouvernement
de faire une offre puisque Boko Haram ne dispose pas d’une représentation, d’un ou de plusieurs leaders qui incarneraient les objectifs et les
demandes de la secte. Ce manque de lisibilité et
de représentativité rend très difficile le dialogue.
Bien que le MEND repose aussi au départ sur
une structure clandestine, le mouvement disposait aussi d’un leadership identifiable qui a pu
prendre part au processus de négociation avec le
gouvernement. Ces revendications reposaient sur
un cahier des charges très précis: une meilleure
répartition des ressources pétrolières et l’amélioration des conditions de vie dans le Delta.
LAD : À court ou à moyen terme, le Nigéria
peut-il retrouver une stabilité durable face à
tous ces défis sécuritaires ?
L.I.T.M. : À très court terme, il semble que le Nigéria connaîtra une nouvelle montée des tensions
en raison des prochaines élections présidentielles
qui risquent d’agiter encore la scène politique du
pays. Le leadership de Goodluck Jonathan reste en
partie contesté au sein même de sa formation, certains leaders du Nord lui reprochant de ne pas
avoir respecté la règle de l’alternance entre le Nord
et le Sud. En effet, le président actuel aurait dû, à
la mort de son prédécesseur Umaru Yar'Adua,
céder la place à un président venu du Nord, selon
la règle implicite de l’alternance définie au sein du
parti dominant…
Propos recueillis par Ibrahim Souleymane
A PROPOS DE
L’INSTITUT THOMAS MORE
Fondé en 2004, l’Institut Thomas More
est un think-tank d’opinion et un centre
de recherches indépendant basé à
Bruxelles et Paris. Il diffuse des notes,
des rapports, des recommandations et
des études réalisées par des spécialistes et organise des conférences, des
rencontres et des séminaires sur ses
thèmes d’études.
MOUVEMENTS
ET NOMINATIONS
Nouveau
représentant du
Maroc à l’ONU
L’ambassadeur Omar
Hilale est le nouveau représentant permanent
du Royaume du Maroc
auprès de l’Organisation des Nations unies à
New York. Depuis novembre 2008, S.E. Omar
Hilale était ambassadeur, représentant per-
manent du Maroc
auprès de l’office des
Nations unies à Genève.
Omar Hilale est un diplomate chevronné. Il
a été notamment secrétaire du ministère des
Affaires étrangères
(2005-2008). De 1976 à
2005, il a servi dans les
ambassades du Maroc
à Alger, Monrovia,
Addis-Abeba et a été
ambassadeur en Australie, à Singapour et
en Nouvelle-Zélande.
S.E. Yo Tiemoko représentant de la FAO au Bénin S.E.
Yo Tiemoko est désormais le
représentant résident de l’Organisation des Nations unies
pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) au Bénin. Dr Yo
Tiemoko a été directeur général du Centre de recherche agronomique (Cnra) de Côte d’Ivoire. Yo
Tiemoko compte plus de 25 années d’expérience dans le domaine du
développement agricole. Il a été notamment président du Forum
pour la recherche agricole en Afrique (Fara), de 2010 à 2013. Titulaire d’un doctorat de l’université de Rennes (France) et d’un master
en agriculture tropicale de l’université de Witzenhausen (Allemagne),
Yo Tiemoko parle couramment français, anglais et allemand.
Nomination de
l’ambassadeur du
Burkina au Koweït
Nouvel ambassadeur
du Bénin aux ÉtatsUnis
Nouvel ambassadeur
du Mali à Paris
S.E. Boubacar Koté a
été nommé ambassadeur extraordinaire et
plénipotentiaire du
Burkina Faso au Koweït. L’ambassadeur
Koté, diplomate de
formation, est un bon
connaisseur du pays.
En effet, il a été précédemment chargé d’affaires du Burkina au
Koweït. Il aura la
lourde mission de redynamiser la coopération entre les deux
pays, marquée depuis
quelques années.
S.E. Omar Arouna a été
nommé ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire du Bénin aux
États-Unis. Cette nomination est vue par certains
comme une offensive diplomatique qui vient donner un nouveau souffle à la
diplomatie béninoise au
pays de l’Oncle Sam. Le
nouvel ambassadeur est
bien introduit à la MaisonBlanche, au Congrès américain et dans les lobbys
américains. Il a une bonne
connaissance de l’environnement américain.
La diplomatie malienne
change de tête en
France. Les autorités
maliennes ont nommé
au poste d’ambassadeur
Cheick Mouctary
Diarra pour défendre
les intérêts du pays en
France. Rompu aux
rouages de la communication, Cheick Mouctary Diarra avait déjà
été ambassadeur au Sénégal. Il s’est fait un
nom dans son pays
comme rédacteur en
chef de l’Essor et en tant
que défenseur de la démocratie et de la presse.
que nous voulons».
Du 22 au 24 mai
4ème Conférence annuelle
de l’Union africaine
pour la renaissance, à
Pretoria
Thème : «Cinquantenaire
de l’Organisation de
l'Unité africaine / Union
africaine (OUA/UA) et son
avenir : A la recherche de
solutions africaines aux
problèmes africains».
Du 23 au 25 mai 2014
3ème édition New York
Forum Africa à Libreville, Gabon
La 3ème édition du New
York Forum Africa se
tiendra du 23 au 25 mai
2014 à Libreville, au
Gabon. Le thème de cette
année sera la Transformation du continent.
Du 5 au 7 juin 2014
Sommet mondial des
femmes, Paris
La France accueille le
Sommet mondial des
femmes, à Paris du 5 au 7
juin 2014.
Du 17 au 18 juin
Réunion de haut niveau
sur les droits de
l’homme et l’État de
droit à New York
Nouvelle
représentante
de l’UA à
Madagascar
La Djiboutienne
Hawa Ahmed Youssouf vient d’être
nommée par la Commission de l’Union
africaine en janvier
dernier, comme nouvelle chef du bureau
de l’UA pour la Communauté de développement d’Afrique
australe (Sadc), à
Madagascar.
Hawa Ahmed Youssouf a été ministre de
la Promotion de la
femme et des affaires sociales à Djibouti, puis ministre
de la Coopération internationale. Elle a
occupé le poste de représentante spéciale
de l’UA en République
centrafricaine, de
2010 à 2013. Titulaire
d’une maîtrise en relations internationales obtenue à
l’université de Reims
en France, l’ex-ministre a été en 1999 la
première femme à
occuper des fonctions
ministérielles en
Djibouti.
AGENDA DIPLOMATIQUE
Du 6 au 9 mai
ONU/Commission économique pour l’Afrique,
Addis-Abeba
La réunion de groupe
spécial d’experts sur les
statistiques du commerce extérieur de
l’Afrique se tiendra à
Addis-Abeba, Éthiopie
du 6 au 9 mai.
Du 19 au 23 mai 2014
Sommet mondial sur la
société de l’information, Genève, Suisse
Le Sommet mondial sur
la société de l’information (ou SMSI) est un
forum mondial organisé
par l’Union internationale
des télécommunications
(UIT), une agence de
l’ONU. Il vise à réduire
l’inégalité vis-à-vis de l’accès à l’information à travers les NTIC et l’Internet.
Du 19 au 23 mai 2014
Assemblée annuelle du
Groupe de la BAD, Kigali,
Rwanda
La prochaine assemblée
annuelle du Groupe de la
BAD se tiendra à Kigali au
Rwanda. Le thème de la
rencontre est «Les 50 années à venir : l’Afrique
Du 19 au 22 juin 2014
Forum Crans Montana,
en juin à Rabat
La 25ème session annuelle du Forum Crans
Montana aura lieu à
Rabat du 19 au 22 juin.
Près de 1 000 décideurs
du monde entier sont
attendus à ce grand
rendez-vous.
Du 5 au 6 août 2014
Sommet Etats-UnisAfrique, à Washington
Washington abritera les
5 et 6 août prochain le
premier «Sommet USALeaders africains».
MAI 2014 • 9
POINT DE VUE
L’Union africaine toujours
en quête de légitimité
rès d’une décennie après sa création (sur les cendres de l’OUA),
l’Union africaine peine à faire entendre sa voix sur la scène internationale. Entre multiplication des conflits
politiques et forte dépendance financière
extérieure, l’organisation continentale est
toujours en quête de légitimité. Tout porte à
croire que l’évolution du continent n’est pas
en phase avec celle de ses institutions. Les
nouvelles perspectives notamment économiques de l’Afrique engendreront sans
doute de nouveaux défis pour l’UA.
Avec ses 53 membres (excepté le Maroc qui
s’est retiré de l’ex-OUA depuis 1984), l’Union
africaine est l’une des plus grandes organisations internationales du monde par le nombre
de pays qu’elle rassemble. Pourtant, son influence sur la scène internationale n’est pas à
la hauteur de sa taille. La parfaite illustration
de cette faiblesse en matière d’influence internationale est le faible poids du continent au
sein de l’ONU et des autres organismes internationaux. Pourtant, c’était l’une des ambitions affichées par les auteurs de l’initiative
ayant mis fin à l’OUA pour créer l’UA. Un
changement de cap opéré au début des années
2000 à travers de nouveaux mécanismes et une
nouvelle organisation institutionnelle, lesquels devraient permettre au continent de
parler d’une seule voix et de prendre la place
qui lui sied au sein de la communauté internationale. Plus d’une décennie après, l’UA n’a
pas encore apporté le changement attendu. La
voix de l’Afrique peine à s’imposer sur la scène
internationale et, le comble, même sur des
questions internes au continent.
P
Échec
Il faut dire que l’UA dont le but prioritaire
est de promouvoir l’intégration africaine
sous tous ses aspects n’était pas partie sur de
bonnes bases. Les luttes de leadership au niveau continental, la multiplication des
conflits nationaux et parfois régionaux ainsi
que la faiblesse des moyens financiers propres constituent autant de facteurs qui limitent l’action de l’UA aussi bien sur le
continent que sur la scène internationale. Le
symbole de cette dépendance aux bailleurs
de fonds extérieurs s’illustre par la création
même du siège de la Commission de l’UA à
Addis-Abeba en Éthiopie, puisque le complexe a été financé par la Chine. En 2012,
l’organisation a peiné à boucler son budget
10 • MAI 2014
interne qui dépend pour plus de 60% des
partenaires étrangers (Union européenne,
États-Unis, Japon...). On comprend pourquoi, l’UA n’a pas encore réellement les
moyens de ses ambitions. Selon certains observateurs, c’est l’absence de réelle volonté
politique à l’échelle des leaders du continent qui explique cette situation. Autant
dire que, dès le départ, l’UA a été prise en
otage par le scepticisme de certains dirigeants de l’époque, qui redoutaient que la
création d’une puissante organisation panafricaine vienne mettre en péril leur pouvoir ou réduire leur influence. Sur le
continent, son efficacité reste encore à
prouver. Jusque-là, en effet, les actions de
Certains relient cette
influence grandissante de
l’UA au poids grandissant
du continent dans l’économie
mondiale. C’est un fait,
et toutes les statistiques
le confirment, l’Afrique
constitue l’un des principaux
moteurs de croissance
de l’économie mondiale.
l’organisation ont plus été concentrées sur
la résolution de conflits politiques ou sécuritaires qui affectent le continent. Sur le terrain de l’éducation ou de la santé par
exemple, le bilan de l’UA se résume pour
l’essentiel à de nombreuses résolutions parfois sans effet. Même sur la résolution des
crises, le bilan de l’UA est peu reluisant. Les
échecs des tentatives de médiation menées
par l’organisation dans plusieurs pays et les
lenteurs dans la prise de décisions ont mis à
nu cette faiblesse de l’influence de l’UA. La
répétition des changements anticonstitutionnels ces dernières années, la récurrence
des crises électorales ou le retard pris dans
la résolution des conflits malien et centrafricain constituent autant d’exemples qui
étayent ce constat. Le blocage que connaît
par exemple le début des opérations de la
Force africaine en attente pour pallier dans
Ibrahim Souleymane
Rédacteur en chef
Les Afriques DIPLOMATIE
l’urgence les conflits et protéger les populations civiles est un autre exemple de l’échec
de l’UA en la matière. Résultat, c’est les autres organisations basées sur le même mod è l e co m m e l ’ Un i o n e u ro p é e n n e o u
certaines puissances extérieures (USA,
Chine…) qui volent au secours des pays
africains en cas de crise politique, sécuritaire ou même humanitaire.
Nouvelles ambitions
Ces dernières années pourtant, l’Union africaine commence à sortir un peu «sa tête de
l’eau» et à s’affirmer sur la scène internationale. La voix de l’organisation semble porter de plus en plus notamment dans la
gouvernance mondiale même si le poids
n’est pas à la hauteur de la taille ou de l’économie du continent. Même si elle n’a pas les
moyens de ses actions, l’UA est de mieux en
mieux prise en compte dans les organisations internationales comme un interlocuteur qui représente l’ensemble de ses
membres. Les missions de médiation ainsi
que les interventions militaires sont menées
de plus en plus sous l’égide ou avec l’accord
de l’organisation (Misca, Misma,...).
Mais certains relient cette influence grandissante de l’UA au poids grandissant du continent dans l’économie mondiale. C’est un
fait, et toutes les statistiques le confirment,
l’Afrique constitue l’un des principaux moteurs de croissance de l’économie mondiale.
Cette tendance est appelée à se poursuivre
dans les prochaines années au vu de l’immense potentiel du continent et de la montée en puissance de la classe moyenne. Mais
ces perspectives qui s’offrent à l’Afrique ne
seront qu’un mirage si le continent ne relève
pas certains défis prioritaires, comme la paix
et la sécurité, préalables de tout développement socioéconomique. Consciente de cette
urgente nécessité, l’UA fait désormais de ces
aspects ses défis prioritaires. Elle étend désormais ses actions aussi vers la promotion
de l’intégration économique qui semble
donner plus de résultats tangibles que l’approche purement politique. Dans le
contexte mondial actuel où le poids économique constitue un atout stratégique, les
pays africains n’ont d’autres choix que de
s’inscrire dans la voie de l’intégration. L’économie constitue donc une seconde chance
offerte à l’UA pour étendre son influence
pour exister pleinement.

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