Motivation et psychanalyse. À la croisée des chemins
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Motivation et psychanalyse. À la croisée des chemins
Revue thématique : Motivation et sujet âgé Motivation et psychanalyse. À la croisée des chemins DANIEL WIDLÖCHER Hôpital de la Salpêtrière, Paris Tirés à part : daniel.widlö[email protected] Résumé. Le concept de pulsion répond en psychanalyse à la question de la motivation. Ceci tient à la méthodologie de la psychanalyse qui repose sur un mode de communication spécifique, l’écoute et l’interprétation de la subjectivité et de ses racines inconscientes. Cette spécificité explique que la psychologie psychanalytique concerne les pulsions d’attachement et d’aversion (d’un côté la sexualité au sens large, incluant ce que l’on appelle sexualité infantile, et de l’autre les expressions de l’agressivité et de la destructivité). Au niveau inconscient, ces pulsions se matérialisent dans des fantasmes ou représentations d’actions, qui s’imposent, inconsciemment, dans la vie psychique consciente et donnent matière aux conflits intrapsychiques et aux traits de personnalité pathologiques que la psychanalyse a la charge de soigner. Mots clés : pulsion, désir, inconscient, fantasme, réalité psychique Summary. The concept of drive in psychoanalysis corresponds to the question of motivation. This is related to the psychoanalytical methodology that is founded up on a specific process of communication, the listening and the interpretation of subjectivity and its unconscious origins. This specificity explains why psychoanalytic psychology deals with attachment and aversion drive (on one side sexuality, broadly speaking, including infantile sexuality, and on the other side aggressivity and destructivity). In the unconscious part of the mind, these drives are materialized in fantasies, action representations, that impose themselves unconsciously upon the conscious mind and give rise to intrapsychic conflicts and to personnality disorders that are treated by psychoanalysis. Key words: drive, desire, unconscious, fantasy, psychical reality L e terme de motivation n’a guère cours dans le langage psychanalytique, et ceci pour deux raisons. La première est qu’il s’agit d’un terme de la psychologie générale qui se réfère à un ensemble très complexe de causes s’appliquant aux comportements, alors que la psychanalyse explore deux mobiles élémentaires qui animent notre vie psychique et notre comportement, les mobiles d’amour et de haine, les tendances qui nous poussent à rechercher autrui ou à le rejeter. La seconde est que, paradoxalement, si la psychologie générale étudie d’abord le comportement et n’en recherche que secondairement et indirectement les causes, la psychanalyse interroge directement la subjectivité pour saisir ce que celle-ci appréhende des raisons qui poussent le sujet à agir. Les termes ici sont importants. La psychologie générale recherche des causes et des mécanismes ; la psychanalyse explore la subjectivité, c’est-à-dire des désirs. Des désirs aux pulsions La psychologie du sens commun s’intéresse aussi aux désirs, elle pose la question du pourquoi au sujet : Psychol NeuroPsychiatr Vieillissement 2004 ; vol. 2, n° 4 : 235-40 « Pourquoi faites-vous ceci ? Pourquoi voulez-vous faire cela ? » La psychanalyse y procède mais moins directement. Elle s’appuie sur le principe qu’une partie au moins des souffrances psychiques et des gênes intérieures et sociales tiennent aux difficultés que rencontre le sujet à maîtriser le monde de ses pulsions. Cette maîtrise peut aller du contrôle nécessaire à la tolérance ou à l’usage clairement assumé de nos désirs et de leur satisfaction. Ces principes pourraient s’appliquer à une hygiène de vie très générale, et la société humaine n’a pas manqué depuis les origines de proposer aux individus qui la composent des méthodes propres à libérer l’individu de ses passions excessives ou destructrices. La méthode psychanalytique s’adresse à des objectifs plus précis et propose des moyens plus spécifiques. Certes, le psychanalyste prête attention aux désirs conscients de l’autre. Mais il développe une vue plus objective de ces désirs. Ce qui intéresse la psychanalyse ce ne sont ni toute forme de besoin, ni toute écoute de désir. Elle se situe dans un cadre bien particulier de besoins et de désirs, un champ particulier auquel se réfère le concept de pulsions. Les pulsions d’amour et de haine constituent des forces innées, mais remode- 235 D. Widlöcher lées par l’histoire personnelle du sujet et son environnement. Instincts élémentaires, certes, mais qui se construisent et évoluent avec le temps. L’opposition entre pulsions d’amour et de haine constituent un dualisme fondamental dans la vie affective de l’individu. Freud [1] a proposé de le conceptualiser par une opposition entre instinct de vie et instinct de mort, entre les pulsions qui poussent l’individu à développer et reproduire la vie et les pulsions de mort qui tendraient à ramener l’individu vivant vers l’inanimé, vue jugée par beaucoup très spéculative. La perspective clinique prend davantage en compte les pulsions d’attachement à autrui et les mouvements ou pulsions qui conduisent à écarter, supprimer d’une manière ou d’une autre la source d’une frustration ou d’une agression. L’approche clinique des pulsions Contrairement à l’approche comportementale de la motivation, la psychanalyse interroge la subjectivité du désir mais, contrairement à la question naïve du pourquoi, elle interroge plus indirectement le sujet. Elle demande à ce dernier de laisser s’exprimer en lui, de manière toute passive, pensées et sentiments. Elle explore un monde de représentations mentales, avec la qualité affective qui les colore, tel qu’il occupe la vie de notre esprit quand nous ne sommes pas engagés dans une tâche concrète répondant à un but précis. La question « À quoi pensez-vous ? » quand elle est laissée ouverte à toutes les réponses, à toutes les associations de pensée, laisse ainsi émerger un monde de désirs qui est l’objet spécifique de la psychanalyse. « À quoi rêvez-vous ? » pourrait-on dire tant ce à quoi invite la psychanalyse rejoint l’activité du rêve. Cette proximité tient aux conditions dans lesquelles la psychanalyse interroge la motivation. Dans la vie ordinaire, celle-ci est recherchée comme une cause ou une raison à partir de l’acte observé (que ce dernier soit une conduite observable ou un souhait exprimé par la parole). Ceci tient au fait qu’à chaque instant la situation suscite une excitation particulière et une réponse. La psychanalyse, en invitant le sujet à laisser sa pensée se développer en dehors de tout stimulus externe, comme dans un état de rêverie éveillé ou au cours du rêve, crée en quelque sorte une scène vide susceptible d’être occupée par n’importe quelle pensée, à la condition que celle-ci ait une certaine force d’activation. L’esprit peut être occupé ainsi par des pensées qui n’auraient jamais eu lieu d’être si la situation présente mobilisait un désir fort d’agir ou de penser comme réponse aux conditions matérielles de cette situation ou en écho aux conditions vécues dans la réalité. L’esprit est ainsi invité à « diva- 236 guer », au sens fort du terme, c’est-à-dire à laisser flotter ses associations de pensée, comme au moment de l’endormissement. La question est ainsi inversée. Elle n’est plus : « Quelle raison avez-vous d’agir ainsi ? » mais « Quels désirs envahissent le champ de votre pensée quand vous êtes isolés du monde extérieur ? » Cette situation permet à des désirs qui n’auraient aucune raison naturelle d’être activés d’émerger dans le cours des associations de pensée, à la manière, pense-t-on, dont le rêve s’empare du sommeil. Une différence toutefois : la présence d’autrui, le psychanalyste, mobilise ou réactive certains désirs au détriment d’autres, d’où la porte ouverte aux phénomènes de transfert. Les sources La théorie freudienne classique est fondée sur l’origine corporelle des pulsions [2]. Freud a, dans un premier temps, mis en évidence le rôle joué par des souvenirs traumatiques inconscients dans la genèse de certains comportements ou symptômes. Dans un second temps, il a progressivement introduit le concept de pulsion pour identifier la source de la motivation. Il a eu recours à une origine somatique, aussi bien pour expliquer les instincts de conservation (sur le modèle de la faim) que les pulsions sexuelles (à partir des zones cutanées érogènes). En effet, à l’origine, les pulsions s’étayent sur une excitation corporelle. Les pulsions se définissent par leur source (corporelle), leur but et leur objet. Les pulsions peuvent donner naissance aux formes les plus élevées de la créativité intellectuelle et des attachements sociaux (sublimation). La satisfaction de la pulsion obéit au principe de la réduction de tension. Le modèle de la pulsion est en effet une variété de modèle homéostatique où le but est d’obtenir une réduction de tension, d’éviter tout accroissement d’énergie. Deux ordres d’arguments rendent maintenant ce point de vue inacceptable. Les uns tiennent à la neurophysiologie, les autres à la biologie du comportement [3]. Nous savons désormais que les ensembles neuronaux ne sont pas des structures inertes. Ils sont en permanence dans un état d’activité, prêts à exécuter un programme comportemental si la situation s’y prête. Ils gardent en mémoire des patterns comportementaux grâce à des systèmes câblés. Certains d’entre eux sont sensibles à des indicateurs physiologiques (la faim ou la soif pour les comportements alimentaires), mais tous répondent à des indicateurs externes. La sexualité humaine est sans doute dépendante d’un certain état physiologique, mais surtout réactive à des stimuli exter- Psychol NeuroPsychiatr Vieillissement 2004 ; vol. 2, n° 4 : 235-40 Motivation et psychanalyse nes. La psychanalyse met l’accent sur le lien entre la sexualité et de nombreux comportements intellectuels et sociaux qui ne doivent rien à des pré-conditions de nature physiologique. La biologie du comportement, depuis les travaux des éthologistes, parle de l’instinct en terme de répertoire comportemental génétiquement programmé et plus ou moins sensible à l’apprentissage. En dépit des apparences (issues du modèle de la soif et de la faim), ce n’est pas la seule satisfaction du besoin qui met un terme au comportement mais l’exécution même de ce dernier. C’est pour expliquer que l’acte inconscient est à la fois doté d’un sens et pourtant susceptible d’être étudié dans une perspective naturaliste que Freud a eu recours au concept de pulsion. Il faut expliquer par un mécanisme biologique la force motivante qui génère et dirige les mouvements de l’esprit tout en reconnaissant à ceux-ci une intentionnalité qu’il s’agit de comprendre. Le désir conscient ou inconscient trouve en définitive son mobile dans une exigence pulsionnelle programmée. C’est alors de manière métaphorique que le concept de pulsion emprunte la plupart de ses traits à la physiologie nerveuse. Pour Freud, comme pour toute la physiologie de l’époque, on ne pouvait admettre un quelconque retour au vitalisme. L’idée que les représentations tireraient leur énergie d’elles-mêmes était impensable. On devait donc convenir d’un appareil mental inerte au départ. Ce serait une excitation extérieure à lui qui viendrait le mettre en mouvement, comme l’influx nerveux qui pénètre et parcourt le neurone. La théorie psychanalytique de la sexualité, et en particulier en ce qui concerne les origines infantiles de la sexualité, est actuellement à l’origine de débats qui illustrent bien la faiblesse de la théorie classique freudienne de la pulsion [4]. Origines infantiles des pulsions sexuelles La théorie de Freud reposait sur le fait qu’il existe une organisation pulsionnelle, précurseur de la sexualité, qui gouvernerait chez le jeune enfant des rapports que l’on peut qualifier d’érotiques, liés à des excitations corporelles, et qui trouveraient dans la mère un objet susceptible de les gratifier en prenant appui, en s’étayant, sur des soins corporels donnés au bébé par la mère. La critique majeure qui a été adressée à ce modèle de développement tient à l’existence, indéniable, d’un Psychol NeuroPsychiatr Vieillissement 2004 ; vol. 2, n° 4 : 235-40 attachement primaire à la mère qui serait indépendant de cet érotisme infantile. Bowlby, psychiatre et psychanalyste anglais, a publié en 1969 un ouvrage, L’Attachement, dans lequel il a fait la proposition que le maintien de la proximité par rapport à des figures d’adultes protecteurs, en particulier la mère, représente le mécanisme principal dans la régulation de la sécurité et de la survie du bébé [5]. Les schèmes de comportement dont l’issue est d’accroître la proximité entre le bébé et la personne chargée d’en prendre soin sont dus à l’activité d’un système inné, instinctuel, modulé par l’environnement, le système de comportement d’attachement. Pleurer, appeler, poursuivre du regard, s’accrocher, etc. sont autant de comportements qui s’inscrivent dans ce système. Bowlby en était venu à cette perspective à partir de l’observation de jeunes enfants privés de soins maternels, victimes de séparation précoce, de situations traumatiques liées à la guerre (carence de soins, hospitalisme, etc.). Elle remettait en cause la théorie freudienne classique selon laquelle l’amour dirigé vers la mère résulte d’une pulsion sexuelle infantile qui serait étayée sur la satisfaction des besoins vitaux de l’enfant (nourrissage, protection physique, etc.). Ces travaux s’inspiraient du courant éthologique (Lorenz), en particulier des effets des séparations précoces chez les primates non humains (Harlow). La position de Bowlby n’était pas entièrement nouvelle en psychanalyse. Dès les années trente, les psychanalystes de l’école hongroise avaient récusé l’idée avancée par Freud selon laquelle, à l’origine, le bébé est entièrement tourné sur lui-même, cet état narcissique pur constituant l’état initial de la pulsion sexuelle infantile. Imre Hermann avait souligné l’importance de l’agrippement comme mode d’attachement initial à la mère. Michaël Balint avait conçu l’idée d’un amour primaire dirigé vers la mère ou son substitut [6]. Ces idées avaient influencé certains psychanalystes d’enfant, dont Winnicott. Or, comment évoluent les relations entre l’amour dirigé vers les personnes réelles de l’entourage (en particulier la mère) et les fantasmes sexuels liés à l’activité autoérotique de l’enfant ? En schématisant à l’extrême, deux points de vue opposés peuvent donc être considérés. D’un côté, avec Freud, la pulsion sexuelle est considérée comme primaire, tirant son origine de l’excitation des zones érogènes. Mais il n’y a pas de place dans cette perspective pour un amour d’objet primaire indépendant des besoins d’autoconservation. De l’autre côté, après Balint et Bowlby, l’amour de l’objet peut être considéré comme primaire. Mais com- 237 D. Widlöcher ment s’articule cet attachement avec l’expérience du plaisir autoérotique étayé sur le besoin d’autoconservation ? Le risque, selon moi, est alors de réduire la sexualité infantile à un simple schème comportemental. Dans un cas, dans la perspective de Freud, la fonction de l’autoérotisme est une conséquence du narcissisme primaire de la libido. Dans l’autre, selon Balint, l’attachement, en tant qu’expression d’une relation à la mère réelle, est la source des fantasmes sexuels. Il est nécessaire d’articuler les deux perspectives, et on ne peut les réduire l’une à l’autre. Amour de l’objet et autoérotisme coexistent tout au long de l’enfance. Les conditions de satisfaction ne sont pas les mêmes. L’amour de l’objet est dirigé vers une personne réelle, un « autre » du proche entourage. Cette interaction interpersonnelle donne matière à des représentations mentales et à des comportements interactifs. Le but consiste en la réponse d’autrui, l’intention finale étant d’être aimé par l’autre. À la différence de l’amour de l’objet, la sexualité infantile se construit à partir d’une exigence interne et obtient sa satisfaction dans une activité autoérotique psychique et/ou physique. L’objet représente seulement ici l’acteur appelé à tenir un rôle dans le scénario imaginaire. Il est interchangeable et le même objet peut jouer différents rôles dans le même scénario. L’accomplissement du désir est le but recherché et la source du plaisir. On voit comment on doit reconsidérer le processus d’étayage. Il ne s’agit plus d’une condensation sur un même objet et vers un même but de deux pulsions distinctes, l’une sexuelle, l’autre liée aux instincts de conservation, mais d’un processus en deux temps. Dans un premier temps, la relation d’attachement s’exprime seule ou s’associe éventuellement à la satisfaction d’un besoin physiologique. Dans un second temps, il y a reprise imaginaire de l’expérience de satisfaction. Ce contrepoint, nous le voyons déjà à l’œuvre avec le suçotement du bébé et il culmine avec les fantasmes œdipiens. En fait, on est en droit de penser que toute expérience réelle pourrait donner matière à une reconstruction autoérotique. Il existerait, en somme, dans l’économie du plaisir de la sexualité infantile, contrairement à celle de la sexualité génitale adulte, une coïncidence temporelle entre l’émergence du fantasme et sa satisfaction. Cette dernière, qui ne tient pas à une rencontre réelle avec l’objet du besoin, ne se réalise que dans la surprise, dans la rencontre entre le fantasme et certaines conditions de décharge qui sont celles aussi bien de la masturbation, de l’expression ludique que, plus générale- 238 ment, de toutes les expériences qui résultent du « principe de plaisir préliminaire ». La richesse de la fantasmatique qui sous-tend à cette phase l’autoérotisme psychique infantile tient sans doute au fait qu’elle devient moins directement dépendante des gratifications directes des parents et tout particulièrement de la mère. L’intérêt curieux porté aux relations intimes entre le père et la mère, et plus généralement entre hommes et femmes, explique l’intensité des excitations autoérotiques qu’il suscite et la diversité des formes que ces dernières revêtent. L’orientation sexuée des fantasmes se précise à mesure que l’identité sexuée joue un rôle croissant. C’est bien là ce que Freud découvrit et identifia sous le terme de complexe d’Œdipe. La sexualité infantile ne constitue donc pas une exigence pulsionnelle parmi d’autres. Elle ne relève pas des programmes innés qui organisent les patterns relationnels entrant en interaction avec l’environnement social. Elle relève de la pure subjectivité propre à l’activité fantasmatique. Celle-ci traite après coup les expériences vécues qui ont accompagné les interactions sociales. Elle reprend sur le mode imaginaire ce qui a dépendu des patterns relationnels et des réponses de l’entourage. Elle traite ces scènes sur le mode de l’illusion de leur réalisation, expérience illusoire qui revêt, lorsque la scène fantasmatique s’inscrit dans le registre inconscient, un caractère proprement hallucinatoire. Elle devient alors une véritable hallucination d’action (Wunscherfüllung – accomplissement de désir). De la sexualité infantile à une théorie générale de la pulsion On voit que ces vues sur la théorie psychanalytique des pulsions d’attachement ouvrent la voie à une approche nouvelle d’une théorie des pulsions élémentaires. Une activité mentale se répète, qui se reproduit de manière continue et organise sur le mode de la satisfaction imaginaire un scénario fantasmatique. Cette activité trouve son origine dans des expériences précoces. Notre appareil psychique est constitué par l’ensemble des interactions potentielles qui sont en mesure d’être activées en ce lieu que constitue le sujet. L’énergie psychique définit la pression qu’exercent ces scénarios sur l’ensemble de l’activité mentale. L’inconscient proprement dit, l’inconscient du Ça pour reprendre le terme freudien, est bien dans cette perspective la source du pulsionnel, non comme expression du somatique ou du biologique mais, à l’inverse, comme le Psychol NeuroPsychiatr Vieillissement 2004 ; vol. 2, n° 4 : 235-40 Motivation et psychanalyse siège d’actions potentielles particulières qui tendent à leur répétition. Le psychanalyste américain, Loewald [7] a très bien montré cette articulation entre le Ça et les réactions infantiles précoces : « Contrairement à l’opinion exprimée par Freud dans Pulsion et destin des pulsions, je ne parle pas de stimuli venant solliciter un « appareil psychique » tout constitué et au sein duquel seraient créés leurs représentants psychiques, mais de processus biologiques d’interaction qui trouvent une organisation plus élaborée à des niveaux que nous avons l’habitude d’appeler la vie psychique. Les instincts, conçus comme des phénomènes ou des représentations psychiques, se développent à partir des interactions précoces qui structurent la relation entre la mère et l’enfant. Ils forment le niveau le plus primitif de l’activité mentale et des motivations humaines ... » L’autre scène psychique On peut donc dire que la psychanalyse explore un monde de désirs qui occupent l’esprit de l’individu, indépendamment de toute situation de stimulation particulière. Cette condition particulière d’exploration a pour effet de révéler différentes formes d’accès à la conscience des représentations de désir, et c’est en ce sens qu’elle éclaire d’un jour particulier la subjectivité des motivations. Si, pour une part, ces représentations sont accessibles à la conscience, ce qui permet au sujet d’en rendre compte, d’autres demeurent inaccessibles à la conscience. Certes, la caractéristique inconsciente des motivations déborde le domaine de la psychanalyse. Pensons à tous les déterminants sociaux, en particulier, qui à notre insu motivent nos désirs comme ils inspirent nos jugements. Le propre de l’inconscient psychanalytique est double. Ce qui est inconscient peut être un mobile refoulé, c’est-à-dire masqué à notre connaissance par nos propres stratégies mentales conscientes. Les mobiles inconscients d’amour et de haine obéissent ainsi à des exigences pulsionnelles issues des relations primaires à autrui. Il s’agirait là d’un fond de pulsions, de fantasmes inconscients, dont on ne sait que repérer des expressions indirectes dans la conscience. D’où la métaphore d’une autre scène psychique, agissant sur nous à notre insu. On comprend que c’est dans le rêve nocturne, dans les activités imaginatives et dans le cadre d’une psychanalyse que ces déterminants inconscients, ces fantasmes inconscients, exercent une pression plus visible que dans l’ordinaire de la vie réelle où les contraintes de la réalité et les désirs et craintes mieux adaptés à cette réalité du monde pèsent plus sur notre vie psychi- Psychol NeuroPsychiatr Vieillissement 2004 ; vol. 2, n° 4 : 235-40 que. Le terme de réalité psychique s’applique bien à ce monde pulsionnel privé dans la mesure où il pèse sur notre vie psychique, même si c’est dans des conditions particulières, celles de la rêverie et de l’imaginaire, qu’il se laisse voir. Son emprise sur la vie psychique serait aussi forte que la réalité matérielle. Pulsions et conflits internes La psychanalyse est avant tout un instrument utile pour l’étude (et le traitement) des conflits internes qui ne dépendent pas seulement d’un état de concurrence mais expriment l’existence de deux formes différentes et incompatibles d’attachement au même objet. On parle de relation ambivalente quand, au même moment, deux pulsions contradictoires quant à leur but se dirigent vers le même objet. La forme la plus exemplaire de l’ambivalence est l’association de l’amour et de la haine. Celle-ci toutefois prend, dans les faits, des formes extrêmement diverses et mérite d’être décrite avec beaucoup de nuances. Chez l’un, l’ambivalence caractérise l’amour idéalisé et l’envie haineuse suscitée par cette idéalisation de la personne aimée ; chez l’autre, l’ambivalence correspond à l’impossibilité d’être satisfait tant les exigences d’amour sont intenses. En outre, l’ambivalence amour-haine ne résume pas les conflits internes. De nombreuses paires opposées de pulsions peuvent également être décrites. Oppositions entre tendances masculines et féminines, entre l’activité et la passivité, entre le plaisir de la domination et celui de la soumission, entre retenir et donner, etc. Le conflit interne est bien permanent et insoluble puisque c’est le même objet, dans la même situation, qui appelle les mouvements pulsionnels contradictoires. Un tel conflit est source d’affects pénibles de qualité variée : honte ou culpabilité quand un jugement de valeur intervient, angoisse dans tous les autres cas. L’appareil mental dispose donc de tout un jeu d’attitudes destinées à empêcher que soit éprouvé l’ensemble du système de représentations qui caractérise le conflit. Certaines de ces représentations écartées systématiquement de la conscience ne peuvent être traitées que selon le mode du processus primaire. Elles demeurent sous la forme de fantasmes inconscients, scènes fortement investies, s’inscrivant dans une pensée faite d’images tronquées, aptes à des combinatoires associatives identiques à celles du rêve. La pulsion qui soutenait ces représentations n’est pas abolie. Elle subsiste mais elle n’active que les éléments d’une vie mentale inconsciente. De celle-ci nous ne connaissons que certaines expressions privilégiées que permet la 239 D. Widlöcher régression (rêves, fantaisies de la vie diurne, pensée régressive dans la situation analytique). Ce destin de la pulsion n’est pas la marque du pathologique. On l’observe dans le fonctionnement mental de chaque individu. Ce qui varie ici c’est l’intensité des conflits, des charges pulsionnelles et le degré de tolérance du sujet. L’expérience psychanalytique nous laisse penser que l’idéal de normalité tiendrait à une capacité de tolérance aussi parfaite que possible face à notre monde de représentations et de désirs. Il nous faut supporter les effets pénibles de tensions que provoque l’incapacité où nous nous trouvons de décharger cette tension par un acte efficace ou en développant une activité imaginative. C’est d’ailleurs ce but que se donne le travail thérapeutique. But qui n’est pas directement lié au traitement d’une anomalie psychologique particulière, mais dont on sait que la réalisation, même par- tielle, a des effets thérapeutiques sur un certain nombre de situations psychopathologiques, en particulier les névroses [8]. Ce qui s’oppose au conflit pulsionnel et aux mécanismes de défense, ce n’est pas la résolution du conflit, la découverte d’une vérité qui nous en libérerait en dissolvant certaines fausses exigences pulsionnelles. Il s’agit là d’une exception. Rien ne détruit le conflit, il est une dimension anthropologique de la vie pulsionnelle. Ce qui importe, c’est la manière dont l’appareil mental réagit à sa présence, soit en l’évitant par la méconnaissance (grâce aux mécanismes de défense), soit en l’affrontant, en se dégageant des pressions contradictoires, en acquérant vis-à-vis d’elles une certaine indépendance. Aux mécanismes de défense, on opposera les mécanismes de dégagement qui assurent l’autonomie de la conduite vis-à-vis du monde des représentations et des exigences pulsionnelles. Références 1. Freud S. Au delà du principe de plaisir. Traduction française, OC : XV : 273-338. Paris : Presses Universitaires de France, 1996. 5. Bowlby J. L’attachement. Traduction française, Kalmenovich J. Paris : Presses Universitaires de France, 1978. 2. Freud S. Pulsions et destins des pulsions. Traduction française, OC ; XIII : 167-85. Paris : Presses Universitaires de France, 1988. 6. Balint M. Primary love and psychoanalytic technique. Londres : Tavistock Publications, 1952. 3. Widlöcher D. Les nouvelles cartes de la psychanalyse. Paris : Odile Jacob, 1996. 4. Widlöcher D. Amour primaire et sexualité infantile : un débat de toujours. In : Sexualité infantile et attachement. Paris : Presses Universitaires de France, 2000. 240 7. Loewald HW. On the therapeutic action of psychoanalysis. Int J Psychoanal 1960 ; XLI : 16-33. 8. Widlöcher D. Affect et empathie. Rev Fr Psychanal 1999 ; 1 : 197-210. Psychol NeuroPsychiatr Vieillissement 2004 ; vol. 2, n° 4 : 235-40