Philippe Sollers : François Mauriac et l`énigme Don Juan

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Philippe Sollers : François Mauriac et l`énigme Don Juan
Philippe Sollers : François Mauriac
et l’énigme Don Juan
Un grand écrivain religieux comme François Mauriac fut toute
sa vie hanté par l'énigme de Don Juan. La découverte de
Mozart, lorsqu'il entre dans le silence lié à sa perte de la voix,
donne plus de relief encore à cette figure mythique. « Avant
l'âge de cinquante ans, écrit-il, je ne connaissais pas Mozart.» li
faudrait écouter Mozart, relire Molière en son-geant au pari de
Pascal. Car la question que pose Don Juan est une question
métaphysique. «La plupart des hommes, écrit Mauriac, font les
braves contre Dieu, c'est qu'ils ne croient pas en Lui, ils se
moquent d'un Dieu qui pour eux n'existe pas. Mais il en est
d'une autre race, celle que Don Juan représente, qui touche à
chaque instant le surnaturel et qui pourtant refuse de courber
le front.» Spectre volant armé d'une faux, voix mystérieuse,
statue qui bouge. L'autre monde frappe à la porte. «Non, non, il
ne sera pas dit, quoi qu'il arrive, que je sois capable de me
repentir. » « Scélérat, scélérat », tonne le Commandeur dans la
scène finale de l'opéra de Mozart. « Vieil infatué », répond Don
Juan avec son épée à la main. Ce Commandeur, père mort
d'une fille séduite, ne s'inscrit pas dans un schéma oedipien
classique, n'en déplaise à tous les analystes qui ont voulu
soumettre Don Juan à l'oedipe. Vous désirez votre mère, vous
voulez tuer votre père, tel est le sort commun auquel nul
n'échappe. li vous sera recommandé d'éviter toutes les femmes
et de vénérer votre mère à distance. Le clergé fonctionne
comme ça. On fait l'économie des femmes au profit d'une seule
qui reste inaccessible. C'est un modèle possible. Et il a fait ses
preuves. li en est un autre où les hommes se débrouillent entre
eux. Ce n'est pas gênant, s'ils ne touchent pas aux femmes.
« On n'a pas besoin de lumière, quand on est conduit par le Ciel
», dit le Commandeur, sépulcral. « Donc repens-toi, repens-toi.
- Non. » François Mauriac croit entendre dans cette voix du
Commandeur ce que Pascal appelle une « voix sainte et terrible
», Personne ne semble soupçonner que cette voix est la seule
manière de sortir de cette affaire, sans quoi elle durerait
éternellement. Il faut donc que l'au-delà se manifeste, mais
sous la forme la plus farcesque qui soit. C'est du théâtre de
marionnettes. C'est une figure pour les enfants, cette statue
qui fait boum boum et qui crie. Pourquoi serait-ce la voix de
Dieu? Pourquoi Dieu crierait-il? Pourquoi Dieu donnerait-il de la
voix pour sommer le pécheur de se repentir sur ce ton
comminatoire? Non. C'est une voix militaire, une voix qui
donne des ordres, c'est la voix d'un Commandeur. « Repens-toi,
repens-toi. » Ce n'est pas un raisonnement, c'est son envers.
Soit les raisonnements sont absurdes, soit la demande de
repentance est la violence même. C'est l'un ou c'est l'autre, les
gens déraisonnent ou vous tuent. Ce n'est pas tout à fait ce
qu'on peut attendre d'une démonstration transcendantale. Et
pourtant, dans ces injonctions, Mauriac entend la voix de Dieu :
« Dépendait-il de Don Juan d'avoir la révélation ? Don Juan
serait-il devenu un autre que Don Juan ? Pouvons-nous être un
autre que nous-même ? C'est à une question aussi simple que
celle-là qu'un vieux chrétien donne aisément la réponse, mais à
condition de ne pas songer à tel ou tel de ceux qu'il a le mieux
connus. Comment imaginer que Jean Cocteau ou qu'André Gide
eussent pu jouer un autre personnage que celui qu'ils ont
incarné ? » On est surpris de constater que Mauriac associe le
cas de Don Juan dans sa réflexion à Cocteau et à Gide. Il faut
par ailleurs se souvenir que, si Mozart est proche d'abord d'un
Beaumarchais, son Don Juan ouvre sur un autre univers. Cette
musique, on l'entend déjà chez Laclos, on l'entendra bientôt
sous une forme exacerbée, que l'on peut refuser, chez Sade. De
tout cela la raison raisonnante ne sortira pas intacte, sauf si la
censure l'emporte. On associe aujourd'hui cette censure au XIX'
siècle, à ses procès datés - Madame Bovary, Les Fleurs du Maldont se rit notre époque prétendument libertaire. On rit et on a
tort. Le jugement condamnant Les Fleurs du Mal a été cassé
seulement en 1949. La censure a changé de forme. Comment
s'exerce-t-elle aujourd'hui ? Peut-être par profusion - ce serait
une manière de noyer le poisson. Au procès trop dangereux on
préfère la multiplication des livres, une forêt de livres pour de
rares lecteurs. Imaginons qu'un jour plus rien ne fasse trace.
Imaginons que plus personne ne sache lire. Le meilleur des
mondes, en somme. Il y aurait des livres partout et puis les
gens au bout d'une page seraient déjà fatigués, à supposer
qu'ils aient le temps d'ouvrir un livre. Ou alors ils seraient
tellement occupés qu'ils ne sauraient même plus, le soir venu,
ce qu'ils ont lu dans la journée. Ou ils ne se souviendraient pas
d'avoir lu. Ils sauraient déchiffrer les signes mais n'en auraient
nulle mémoire. Il y aurait des livres partout et personne pour
les lire. C'est une possibilité. Est-ce un mirage? Pas sûr.
Dans Les Folies Françaises, je me suis attaché à récrire le mythe
sous forme de synopsis d'opéra que j'ai appelé Don Juan de
nouveau. « Qui est Don Juan ? Avant tout quelqu'un qui tient sa
position de bout en bout avec une force d'affirmation nue,
continue. […]
Philippe Sollers
In Eloge de l’Infini, p. 820-822 (Folio)