D. H. Lawrence défense de lady chatterley
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D. H. Lawrence défense de lady chatterley
ce-Défense-144.indd 5 D. H. Lawrence Défense de Lady Chatterley traduit de l’anglais par Jacques Benoist-Méchin et présenté par Claire Fourier Minos La Différence 18/05/2016 15: ce-Défense-144.indd 33 En raison de l’existence de diverses éditions de contrebande1 de l’Amant de Lady Chatterley, je me décidai à publier en 1929 une édition populaire de ce livre, mise en vente en France, et offerte au public au prix de soixante francs. J’espérais satisfaire ainsi la demande des lecteurs européens. Mais les contrefacteurs, – aux États-Unis tout au moins, – furent aussi prompts qu’actifs. Un mois à peine après l’arrivée en Amérique des premiers exemplaires expédiés de Florence, 1. Pirated editions : on appelle ainsi, en anglais, les éditions faites et vendues à l’insu de l’auteur, et sans son autorisation (N.d.T.). 18/05/2016 15: ce-Défense-144.indd 34 34 la première édition volée était déjà en vente à New York. Celle-ci, – une reproduction en fac-similé de l’édition originale, – était obtenue par le procédé photographique, et même les libraires sérieux la vendaient au public non averti, comme s’il se fût agi de la véritable originale. Ces exemplaires se payaient géné ralement quinze dollars, alors que le prix de l’édition originale était de dix dollars ; et l’acheteur était laissé dans une douce ignorance de la fraude dont il était victime. Cette prouesse héroïque ne tarda pas à être imitée. On m’affirme qu’il y a eu une autre édition en fac-similé, fabriquée à New York ou à Philadelphie, et je possède moimême un livre repoussant, relié en toile orange d’une couleur sale et fanée, portant une étiquette verte, malproprement reproduit par la photographie et revêtu de ma signature contrefaite par le petit garçon de la famille des pirates. Cette édition fit son apparition à Londres vers la fin de 1928, 18/05/2016 15: ce-Défense-144.indd 35 35 et fut offerte au public pour la somme de trente shillings ; je résolus alors de faire paraître à Florence ma petite édition, – la seconde, – tirée à deux cents exemplaires au prix d’une guinée. J’aurais désiré la garder par-devers moi pendant un an encore, mais je fus contraint de la lancer, pour mettre un terme aux méfaits du pirate orange. Hélas, le nombre d’exemplaires s’avéra insuffisant : le pirate orange persista. J’ai eu ensuite entre les mains un livre vraiment funèbre, relié en noir et dont on avait allongé le format pour lui donner l’aspect lugubre d’une bible ou d’un anti phonaire. Cette fois-ci le pirate n’était pas seulement sobre ; il était austère. Il ne se contente pas d’une seule page de titre, il en a deux ; et chacune d’elles est rehaussée d’une vignette représentant l’aigle américaine, la tête ceinte de six étoiles, la foudre dardée dans ses serres, le tout entouré d’une couronne de laurier pour commémorer son plus récent exploit en matière de cambrio- 18/05/2016 15: ce-Défense-144.indd 36 36 lage littéraire. À vrai dire, c’est un bouquin sinistre, qui évoque la figure noircie du Capitaine Kidd, lisant un sermon à ceux qu’il est sur le point de précipiter à la mer. Je ne comprends pas la raison qui a poussé le contrefacteur à allonger la page en lui rajoutant un en-tête, car l’effet produit est particulièrement déprimant et prétentieux. Ce livre fut obtenu, lui aussi, par le procédé photographique. Toutefois la signature fut omise. Et je me suis laissé dire que ce volume hideux se vend dix, vingt, trente et même cinquante dollars, suivant la fantaisie du libraire et la crédulité de l’acheteur. Ceci élève à trois, le nombre indiscutable des éditions de contrebande parues aux ÉtatsUnis. On m’en a encore signalé une quatrième, reproduite également en fac-similé, d’après l’édition originale. Mais comme je ne l’ai jamais vue, je préfère l’ignorer. Il existe, en outre, une édition européenne de contrebande, tirée à quinze 18/05/2016 15: ce-Défense-144.indd 37 37 cents exemplaires par une association de libraires parisiens, et qui porte la mention : Imprimé en Allemagne. Que cette édition ait été imprimée en Allemagne ou non, ce qui est certain c’est qu’elle fut imprimée et non photographiée, car un grand nombre de coquilles, contenues dans l’édition originale, ont disparu. C’est un volume d’ailleurs très respectable, et, quoique non signé par moi, une réplique fidèle de l’original, dont il ne se distingue que par l’on glet de soie jaune et vert qui orne le dos de la reliure. Cette édition est vendue cent francs aux marchands, qui la revendent au public trois cents, quatre cents, et même cinq cents francs. On prétend que certains libraires particulièrement peu scrupuleux, ont imité ma signature et ont offert ce livre à leurs clients, en leur affirmant que c’était bien la véritable originale, revêtue de ma signature autographe. Espérons que ce n’est pas vrai. Mais tout cela paraît bien noir, et n’est guère à l’honneur de 18/05/2016 15: ce-Défense-144.indd 38 38 la corporation. Néanmoins, l’on apprend avec soulagement que certains libraires se refusent catégoriquement à mettre en vente l’édition de contrebande. Des scrupules à la fois sentimentaux et commerciaux les retiennent. Et il saute aux yeux qu’ils préféraient tous vendre l’édition autorisée. De sorte que ce sentiment vient peser dans la balance, pour lutter contre les pirates, sans être toutefois assez puissant pour leur barrer la voie. Aucune de ces éditions frauduleuses n’a reçu mon autorisation, sous quelque forme que ce soit, et aucune d’elles ne m’a rapporté un centime. Toutefois un libraire de New York à demi repentant me fit parvenir un jour quelques dollars qui représentaient, disait-il, les droits d’auteur me revenant, sur tous les exemplaires vendus dans sa maison. « Je sais », m’écrivait-il, « que ce n’est qu’une goutte d’eau dans la mer ». Il voulait dire, évidemment, une goutte puisée dans la mer. Et comme, pour une goutte, c’était une 18/05/2016 15: ce-Défense-144.indd 39 39 somme rondelette, j’en déduisis que la mer avait dû être belle pour les pirates. Je reçus une offre tardive des pirates européens, qui, après s’être heurtés à l’hostilité obstinée des libraires, s’engageaient à me verser un pourcentage sur tous les exemplaires vendus et à vendre, pourvu que je consente à autoriser leur édition. Ma foi, me dis-je en moi-même, dans un monde où la règle est de profiter des autres, si l’on ne veut pas qu’ils profitent de vous, – pourquoi pas ? – Cependant lorsque le moment fut venu de m’exécuter, mon orgueil se cabra. Il est entendu que Judas vous attend toujours avec un baiser. Mais me forcer à le lui rendre, c’était vraiment trop ! De sorte que je réussis à publier la petite édition française à soixante francs. Les éditeurs anglais me pressent aujourd’hui d’en faire une version expurgée, me promettant, en échange, des ristournes magnifiques, voire des seaux d’or – un de ces petits seaux sans doute, comme en ont les enfants sur les 18/05/2016 15: ce-Défense-144.indd 40 40 plages, – et ils insistent pour que je montre au public qu’il s’agit en somme d’un roman splendide, tout « érotisme » et toute « obscénité » mis à part. Alors je me laisse tenter et je commence à expurger. Hélas, c’est impossible. Autant vouloir tailler mon nez avec des ciseaux. Le livre saigne. * Et pourtant, malgré tous ces antago nismes, je déclare que ce roman est un livre honnête et sain, et qu’il répond aux besoins des hommes d’aujourd’hui. Les mots qui semblaient choquants au premier abord, au bout d’un moment ne choquent plus du tout. Faut-il en conclure que l’esprit est dépravé par l’habitude ? Nullement. C’est que les mots choquaient uniquement notre œil, mais n’avaient jamais choqué notre esprit. Peut-être les gens sans esprit continuerontils à être choqués, mais ceux-là ne comptent pas. Les gens d’esprit, eux, s’aperçoivent qu’ils ne sont pas choqués, qu’au fond ils 18/05/2016 15: ce-Défense-144.indd 41 41 ne l’ont jamais été..., et ils en éprouvent une sensation de soulagement. Et c’est là le point capital. En tant qu’êtres humains, nous sommes parvenus aujourd’hui à un degré d’évolution qui a largement dépassé les « tabous » inhérents à notre culture. C’est un fait qu’il importe de saisir clairement. Il est probable que les mots les plus simples contenaient, pour les hommes des Croisades, une puissance d’évocation que nous ne pouvons plus imaginer. Le pouvoir évocateur des mots prétendus obscènes, a dû être infiniment dange reux pour les natures primitives, obscures et bornées du Moyen Âge. Il est possible que ces mots soient encore trop capiteux pour les mentalités incultes, lentes et non évoluées d’aujourd’hui. Mais la vraie culture nous apprend à n’attribuer aux mots que les réactions mentales et imaginatives qui sont le propre de l’esprit. Elle nous sauve ainsi des réactions physiques, violentes et irraisonnées, susceptibles de ruiner toute... 18/05/2016 15: DU MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE Sous l’étoile du Chien, coll. « Orphée », 2e éd. 2015. Gallimard ce-Défense-144.indd 4 © Gallimard, 1932, pour la traduction en langue française. © SNELA La Différence, 30, rue Ramponeau, 75020 Paris, 2016, pour la présente édition. 18/05/2016 15: