Médium d`écriture et écriture littéraire

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Médium d`écriture et écriture littéraire
PLANE S. 2006 « Médium d’écriture et écriture littéraire ». Le français Aujourd’hui, 153
Médium d’écriture et écriture littéraire
Sylvie PLANE
IUFM de Paris – LEAPLE – GDR 2657
Lorsqu’on parle de l’écriture d’un élève, le plus souvent on pense à la manière qu’il a de tracer des
caractères sur une feuille. Autrefois le cahier d’écriture était un document réservé à des exercices
de calligraphie, tandis que le cahier de rédaction recevait quant à lui des textes.
Lorsqu’on parle de l’écriture d’un écrivain, on pense avant toute chose à son style, de sa manière
d’agencer les phrases, de choisir ses mots. Ainsi, on peut dire par exemple de Huysmans qu’il a une
écriture apprêtée, et d’Eugène Sue que son écriture est fluide, alors que si on observe les manuscrits
de ces deux écrivains, on est frappé de l’extrême lisibilité du tracé de Huysmans et de l’angulosité
de celui de Sue.
Partant de l’ambiguïté de ce mot « écriture », mon propos portera sur la porosité entre ces deux
composantes de l’écriture : je m’interrogerai sur la fragile distinction entre la dimension graphique
et la dimension scripturale de l’écriture, et j’essaierai de montrer leur interdépendance en prenant
des exemples dans des écrits d’écrivains et dans leurs propos.
La matérialité de l’écriture contribue au rapport entre le sujet et son œuvre
Partons de ce postulat : l’écriture est à la fois un acte graphique et un acte scriptural. Acte
graphique : il s’agit de tracer des signes sur un support au moyen d’un instrument ; acte scriptural :
il s’agit de produire un texte, c’est-à-dire un objet linguistique. Disjoindre les deux est une nécessité
pour l’analyste. Il n’en est pas de même pour le scripteur : généralement quand on écrit – à quelques
exceptions près dont je parlerai plus loin – l’aspect graphique et l’aspect scriptural sont aussi
intimement liés que le recto et le verso d’un même feuille, car l’écriture se déploie simultanément
dans un espace à plusieurs dimensions, les dimensions sémiotiques, cognitives, linguistiques et
affectives, qui sont mouvantes et sensibles aux influences les unes des autres.
Je vais donc défendre l’idée d’une hétérogénéité constitutive de l’écriture, et essayer de montrer que
l’écriture littéraire est plus que toute autre sensible à l’entrecroisement de ces différents aspects, car
elle engage affectivement le scripteur et le sollicite sur le plan cognitif d’une façon spécifique.
D’une façon générale, l’écriture est une activité qui engage le sujet. Mais elle le fait à des degrés
différents selon la nature de l’écrit. Les écrits littéraires sont ceux dans lesquels on s’expose le plus,
car on y montre sa capacité d’être à la fois soi et un autre en accordant au signe le pouvoir de faire
exister quelque chose qui ne tire sa substance que des mots qui lui donnent vie. Ce sont donc des
écrits qui puisent leur matière dans ce qui est propre au sujet scripteur, dans les expériences
intellectuelles ou affectives qui l’ont façonné, dans les discours qui le traversent et lui fournissent la
matière de sa propre parole. Ils font donc transiter le discours de l’intime au public. J’en veux pour
preuve le caractère délicat du moment où un auteur soumet au jugement de ses proches un écrit
littéraire qu’il est en train de rédiger. Autant ce geste est considéré comme une simple étape
technique dans la rédaction lorsqu’il s’agit d’écrits ordinaires – on fait relire par une personne
experte ou par un « naïf » une notice, un article, voire une lettre ou un mémoire afin d’avoir un avis
représentant celui du lecteur universel – autant ce même geste est sensible lorsqu’il s’agit d’un écrit
littéraire. Certains auteurs ne donnent à voir leurs écrits que lorsqu’ils estiment les avoir terminés :
selon les anciens, Virgile aurait demandé à ses amis Tucca et Varius de détruire les manuscrits de
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l’Énéide qu’il estimait inachevée. D’autres, au contraire, tyrannisent leurs proches en leur imposant
la lecture régulière de chaque variante. Ce n’est donc pas un acte anodin, et il faut nous en souvenir
lorsque nous faisons écrire des élèves. L’atelier d’écriture est un espace où l’on se met en grand
danger ; et il faut beaucoup d’habileté à celui conduit l’atelier pour amener les apprentis à prendre
les risques qui leur permettront de s’aventurer le plus loin possible.
La question du rapport à l’écriture se joue donc à la fois dans le registre de la sémiotique – il s’agit
de produire du sens à l’aide de traces graphiées – et dans le registre de l’affectif : ces traces sont en
quelque sorte les empreintes, la projection de ce que l’auteur veut donner à voir de lui. Autrement
dit, il y a quelque chose de charnel dans l’écriture, et plus encore dans l’écriture intime ou littéraire.
Au moment où l’écrit littéraire est publié il échappe à sa corporéité, mais tant qu’il est entre les
mains de son concepteur il est encore son oeuvre, son enfant, sa chair.
L’instrument d’écriture : plus qu’un objet, un partenaire de l’écriture
Les objets matériels utilisés dans l’écriture, qu’elle soit manuscrite ou informatisée, ne sont pas de
simples accessoires inertes. A première vue ils paraissent interchangeables : les stylos sont jetables,
un stylo en remplace un autre. Mais ce n’est qu’une apparence. Chaque scripteur a un instrument
d’écriture qu’il réserve à tel type de circonstance : selon qu’on utilise une pointe fine ou épaisse,
souple ou ferme, les mots ne se donnent pas à voir de la même façon. Écrire avec un crayon ou avec
un stylo ce n’est pas la même chose, et on ne dit pas les mêmes choses, ou on ne les dit pas de la
même façon selon l’instrument. Ce n’est pas qu’une simple question de commodité : c’est dû au
fait que les instruments d’écriture sont des objets précieux chargés d’une forte valeur symbolique,
Un témoignage éclaire les rapports complexes qui unissent le sujet écrivant à l’écriture et à
l’instrument d’écriture, celui de la philosophe Sarah Kofman1. Son ultime ouvrage s’ouvre par ces
lignes :
De lui, il me reste seulement le stylo. Je l’ai pris dans le sac de ma mère où elle le
gardait avec d’autres souvenirs de mon père. Un stylo comme on n’en fait plus, et qu’il
fallait remplir avec de l’encre. Je m’en suis servie pendant toute ma scolarité. Il m’a
« lâchée » avant que je puisse me décider à l’abandonner. Je le possède toujours, rafistolé
avec du scotch, il est devant mes yeux sur ma table de travail et il me contraint à écrire,
écrire.
Mes nombreux livres ont peut-être été des voies de traverse obligées pour parvenir à
raconter « ça ».
Dans cet ouvrage Sarah Kofman évoque l’arrestation et la déportation de son père. Le stylo qui est
là, sous ses yeux, dans sa matérialité ordinaire et décevante, n’est pas un simple instrument. Il est ce
qui reste de son père et de la parole de son père. Il est le symbole de l’écriture en tant qu’elle est ce
qui permet de survivre au-delà de sa propre disparition physique. Cassé, il est aussi la marque de
l’indicible.
Peu après l’écriture de cet ouvrage, Sarah Kofman, comme Primo Levi, Paul Celan, Bruno
Bettelheim, tous marqués par cette sorte de culpabilité qui hante les survivants de l’Holocauste,
s’est suicidée.
De ce lien à la fois charnel et intellectuel avec l’instrument d’écriture, certains sont obligés de se
passer. Ce fut le cas de Milton, qui, devenu aveugle, dicta ses grands poèmes à ses filles. De même
le héros du Miracle secret, de Borges compose un long texte minutieusement travaillé sans pouvoir
lui donner forme écrite : ce personnage, au moment d’être mis à mort, obtient que le temps s’arrête
pour lui permettre de finir l’œuvre dont il porte en lui le germe, On ne s’étonne pas de trouver sous
la plume d’un écrivain, lui aussi aveugle, de surcroît fasciné par le travail méandreux de la mémoire
– Funes ou la mémoire n’est pas, quoiqu’en dise Borges2, qu’une simple allégorie de l’insomnie –
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ce récit métaphorique dans lequel est mis en scène la production d’un texte qui aboutit
conceptuellement sans passer par la réalisation matérielle.
D’autres acceptent cette privation de contact sans voir en elle une contrainte. Ainsi certains
scripteurs ont pu s’adapter à la dématérialisation de l’écriture et s’adapter aux exigences des
logiciels transcripteurs qui transforment la voix en signes graphiques. Mais, cette pratique est dans
l’ensemble réservée à la production de textes techniques dont l’organisation et le contenu sont
hautement prévisibles.
D’autres enfin ont un vrai besoin de contact avec l’objet scripteur. C’était le cas de Mitterand qui a
déclaré dans un entretien accordé à Jean Daniel :
« Je ne suis pas comme Diderot, je ne sais pas dicter. Je n’ai jamais voulu apprendre à taper à la machine et les
modernes ordinateurs me sont étrangers. Si je ne sens pas la résistance du papier sous ma plume, c’est peu de
dire que je ne puis pas écrire : je ne peux pas penser. Or pendant trois longs mois, je n’ai pas pu écrire. Des
douleurs dans les mains, les commandes du cerveau n’étaient plus obéies par les doigts, que sais-je ? En tout
cas, ma seule vraie joie, ces derniers temps, c’est d’avoir récupéré l’écriture. Dès que j’ai commencé à rédiger
le texte dont vous me parlez, je ne me suis pas un seul instant arrêté. »
François Mitterrand, propos rapportés par Jean Daniel Le Nouvel Observateur n°1642 - 25
avril-1° mai 1996
Ce lien charnel avec l’instrument, contrairement à ce qu’on pourrait penser, peut s’exercer à propos
d’un instrument apparemment aussi froid que la machine à écrire ou l’ordinateur. Ainsi, selon
Nancy Huston3, les rapports passionnels de Romain Gary avec son double Paul Pavlowitch, et avec
les différentes versions de son manuscrit/tapuscrit se transfèrent dans ceux qu’entretient
Pavlowitch, soumis à l’obligation de dactylographier le texte qu’on lui dicte, avec la machine qui
lui sert d’instrument de torture ; ce qui lui fait dire : « Je tapais sur la vieille Olympia comme si
c’était sur sa figure ». Et dans l’ouvrage que Lejeune4 a consacré aux journaux intimes écrits sur
ordinateur, bon nombre de témoignages recueillis comportent des récits relatant la rencontre avec
l’ordinateur comme ayant été un événement bouleversant, parce qu’en changeant la manière
d’écrire l’ordinateur change en quelque sorte la manière de penser et d’être. De même l’écrivain
Benchétrit5 témoigne des rapports passionnels qu’il entretient avec ses instruments d’écriture :
J’ai commencé d’abord avec une machine à écrire puis avec un ordinateur puis à la main ça
m’a tellement troublé que j’ai pris des notes c’était il y a sept ans je savais que mon corps se souvenait
du cancer de mon père l’ordinateur se souvient de tout je tapais aussi vite que je pensais j’ai imaginé
des textures de livres différentes écrites avec un ordinateur une machine un stylo le rythme la
respiration n’est plus le même écrire c’est se tenir proche de l’endroit idéal pour tomber rien à voir
avec l’effacement la rature plutôt à voir avec le soulignement
A Benchétrit. (débat à la Maison des écrivains, 16 novembre 2000)
Dans ce témoignage, la fascination, positive ou négative, exercée par l’instrument est reliée à deux
phénomènes : d’une part elle provient d’une contamination exercée par les émotions qui imprègnent
l’auteur et colorent en quelque sorte l’univers dans lequel il se situe pour écrire ; d’autre part elle se
nourrit de la frustration qu’engendre le puissant sentiment de décalage temporel entre la fulgurance
de la pensée, le rythme irrégulier de la mise en mots et la lenteur irréductible de la graphie.
On sait que la question du rythme d’écriture est profondément liée à l’instrument utilisé, et qu’elle
influe sur la production textuelle. En cela l’instrument peut faciliter la fluidité de l’expression ou
bien l’embourber ou encore contribuer à marquer sa cadence. Ainsi dans l’ouvrage qu’il a consacré
à Henry James, L’auteur ! l’auteur !, David Lodge 6 rapporte que cet écrivain avait choisi, malgré la
complexité de sa syntaxe, de ne pas écrire mais de dicter son texte à une dactylo parce qu’il
appréciait que le bruit de la machine rythmât son écriture. Lodge décrit ainsi la collaboration,
inégale, entre Henri James, Théodora sa secrétaire et la Remington, seule marque de machine à
écrire agréée par le maître :
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Au fil des ans, il s’était accoutumé au cliquetis caractéristique de son clavier ; en fait, on aurait dit
que c’était devenu pour lui une aide essentielle au travail de rédaction.Lorsque le travail se passait
bien et qu’il se trouvait en plein élan, une sorte de rythme se créait entre la lumineuse diction d’HJ et,
en contrepoint, le staccato de Theodora sur son clavier, si bien qu’elle se faisait l’effet d’une pianiste
accompagnant un chanteur virtuose.
Ce choix de dicter le texte au fur et à mesure de sa génération est un trait partagé avec d’autres
écrivains de cette époque – on s’échangeait entre écrivains des recommandations de secrétaires
sténodactylographes – mais aussi le signe d’une manière d’être particulière à Henri James : cette
distance d’avec l’écriture est en corrélation avec l’absence de corps de HJ, sa virginité préservée
sans que cela lui impose le moindre sacrifice.
L’instrument d’écriture : un outil intellectuel qui influe sur le texte
Si nous nous en tenons aux travaux des premiers paléontologues, l’instrument serait une sorte de
prolongement du corps qui lui permettrait d’effecteur la commande dictée par le cerveau et qu’il ne
pourrait réaliser sans cette prothèse. Mais d’autres travaux plus récents nous ont montré que
l’instrument n’est pas que cela : Leroi-Gourhan, et avec lui les psychologues spécialistes de
l’ergonomie ont mis en évidence le fait que l’instrument, au contraire, tire en quelque sorte le corps
vers l’action, en lui offrant des possibilités qu’il ne pourrait concevoir, et l’entraîne ainsi à
découvrir des gestes possibles et les schèmes qui leur sont associés. C’est pourquoi la manière
d’écrire change selon l’instrument utilisé
Ainsi l’écriture sur traitement de texte entraine le scripteur à réaliser des opérations différentes de
celles qu’il effectue en écriture manuscrite. On sait bien que l’aisance avec laquelle on déplace ou
remplace des segments autorise une plus grande mobilité du texte lorsqu’on utilise l’informatique.
Mais l’influence de l’instrument s’exerce doublement sur la manière dont se linéarise l’énoncé : la
linéarisation dépend d’une part de ce que permet le matériel utilisé, d’autre part du traitement
mémoriel opéré par le scripteur. Or ce traitement, d’ordre cognitif, dépend du médium :
- l’oral ne permet pas le retour en arrière. Il fait se succéder les tentatives de formulations, donnant
ainsi à entendre le travail de sélection paradigmatique : on tente un mot, et s’il ne convient pas on
en propose un autre, qui ne le remplace pas puisqu’on ne peut retirer ce qui a été dit ; mais l’un et
l’autre mot, celui qui est venu en premier, et celui qu’on lui préfère, s’effacent aussitôt qu’ils ont été
dits. Il existe cependant des moyens de les raviver : les improvisations poétiques utilisent les
récurrences phonétiques pour réactiver les mots qui se sont enfuis. Et l’enregistrement d’une
production orale peut en conserver les traces. Mais il ne fait que figer un discours qui n’était pas fait
pour demeurer tel quel, et qui, privé de sa dynamique propre, ne peut servir que de substrat à
retravailler. Certes un texte peut se donner à lire comme s’il résultait d’un simple enregistrement.
Mais il s’agit là en général d’un artifice littéraire exigeant une grande virtuosité : Le Cul de Judas
d’Antonio Lobo Antunes qui se présente comme une sorte de confession logorrhéique, ou l’Origine
de Thomas Bernhard qui nous donne l’impression de suivre le fil d’une pensée tout au long de ses
ruminations sont en fait des textes très travaillés, très écrits, et non des transcriptions. L’expérience
inaboutie d’Ismaïl Kadaré nous confirme d’ailleurs la difficulté du passage d’un substrat oral à un
texte écrit : dans L’invitation à l’atelier de l’écrivain, il nous raconte quelle fut sa déception
lorsqu’il tenta de prendre comme point de départ la production orale du texte enregistré au fur et à
mesure de sa génération, séduit par l’idée trompeuse que cette technique lui permettrait de produire
du texte à la vitesse de la pensée.
- l’écriture manuscrite enregistre au fur et à mesure du flux scriptural l’avancée du texte et conserve
la trace des changements mais aussi de l’ordre de la production : ce qui a été écrit demeure sur le
papier même si on surcharge graphiquement le texte ; un mot ajouté ne se fond pas dans le texte
déjà écrit, un mot raturé ne disparaît pas de l’espace de la page qui ne peut se rénover. Peut-être estce là l’une des raisons qui faisaient que Georges Brassens lorsqu’il écrivait le texte de ses chansons
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préférait recopier son texte plutôt que de le raturer : il lui est arrivé de recopier jusqu’à quinze fois
un texte pour parvenir à la forme qui lui convenait. Mais il se peut aussi que ce soit parce qu’en
recopiant son texte il se le réappropriait et pouvait profiter de l’élan que lui donnait cette recopie
pour aller plus loin. De même il a fallu neuf feuillets à Pierre Michon7, commençant tous par la
recopie manuscrite de la même phrase pour parvenir à écrire le premier chapitre de la Garde Brune.
Au contraire, lorsque Gide recopie son manuscrit de la Porte étroite, il signale les passages
supprimés en les remplaçant par « … » et par des sauts de paragraphe, pour garder mémoire des
sacrifices qu’il s’impose, et dont son texte porte désormais la cicatrice.
- l’écrit sur ordinateur permet le retour en arrière. Le traitement de texte devrait permettre de
délinéariser le flux scriptural, de donner au texte une épaisseur virtuelle qui l’inscrirait dans
plusieurs dimensions, en autorisant véritablement la mobilité de l’écriture. Mais le scripteur perd la
trace des changements qui pourraient lui servir de points de repère. Cela toutefois n’est pas propre
au traitement de texte. Ainsi, Nancy Huston8 relève dans les écrits de Romain Gary de nombreux
passages où il se répète, oubliant qu’il avait déjà raconté telle scène quelques pages auparavant. La
spécificité du traitement de texte tient au fait qu’il multiplie le risque que de tels incidents se
produisent en installant le scripteur dans un mode particulier de travail l’obligeant à garder en lui
les traces des tentatives inabouties, tout en rendant éternellement possible par le couper-coller la
migration des segments textuels déjà graphiés.
Comment l’espace et l’écrit se configurent réciproquement
Le texte s’inscrit dans l’espace de la page, et il découpe l’espace, le structure. Mais l’espace offert,
lui aussi, impose en retour ses règles à l’écrit. La disposition spatiale est donc signifiante. La poésie
nous le montre à l’évidence : un poème dont la mise en page a été altérée en raison de contraintes
éditoriales nous devient étranger.
Lors de la création, l’étendue de la page est un champ de lutte : il s’agit d’affronter cet espace de le
percer, de l’occuper, de le saturer, ou au contraire d’en préserver des zones dédiées à tel segment
textuel à venir. On parle souvent, dans une tradition mallarméenne, de la page blanche comme signe
du refus des mots de venir se poser. Mais cette étendue vierge peut être au contraire un espace qui,
en offrant sa vastitude, appelle les mots. Ainsi l’espace offert peut aussi être utilisé par l’auteur pour
se contraindre lui-même à créer. Une note que Victor Hugo fait figurer à la fin du manuscrit de
L’Homme qui rit en témoigne. Il écrit en effet : « 29 avril 1865 j’écris la dernière page de ce livre
sur la dernière feuille de ce lot de papier Charles 1846. Ce papier aura commencé et fini avec ce
livre ». Autrement dit c’est la quantité de papier disponible qui a conditionné la longueur de
l’ouvrage. De même le manuscrit du plaisir du texte9 de Barthes, qui se présente sous la forme de
fragments ou de petites sections, une par page, montre que l’offre spatiale et la production du texte
sont liées : Barthes a sciemment disloqué son écriture, recourant à segmentation ou à la suppression,
animé du souci de ne pas disserter et de ne pas céder à la tentation de la rondeur polie de
l’aphorisme.
Inversement l’espace déroulant de la page d’ordinateur paraît à la fois infini, et limité, car les pages
ne s’affichent qu’une à une. On l’a souvent comparé à celui du volumen antique en soulignant la
gêne que procure le fait de n’avoir pas sous les yeux une étendue suffisante de texte. Ainsi Gérard
Mordillat10 signale le besoin qu’il a de disposer d’une étendue suffisante de texte, et la frustration
engendrée par l’ordinateur :
La lecture sur l’écran ça n’a rien à voir avec la lecture sur une feuille
On n’a pas le même statut de lecteur : le fameux coupé collé apparente le travail de lecture à un travail de
montage
Je relis debout et j’ai besoin de voir sept huit pages ; dans l’ordinateur on n’a pas de vision de la page
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Le fait d’imprimer ce qu’on écrit avec un ordinateur représente un grand danger ou peut-être faut-il imprimer
sans cesse
D’autres au contraire apprécient cette mouvance du support. C’était le cas de Jack Kerouac, qui,
avant l’écriture sur ordinateur avait installé du papier en rouleau dans sa machine à écrire pour aller
vite, plus vite sur la route, aboutissant ainsi à un impubliable manuscrit de 35 m de long qu’il dut
recouper.
Des pistes de réflexion pour l’école
De cette brève exploration je retiendrai trois pistes de réflexion pour l’enseignement de l’écriture:
- il nous faut désormais prendre en considération la diversité des modalités offertes au scripteur et
proposer aux élèves d’expérimenter les différentes possibilités graphiques jusqu’à ce qu’ils trouvent
celle qui leur convient pour tel ou tel écrit ;
- à l’époque où coexistent traitement de texte et écriture manuscrite, les notions de travail d’écriture,
d’authenticité, de création, de plagiat, et même de texte pourraient être revisitées à partir d’une
réflexion incluant la prise en compte des spécificités de l’instrument d’écriture.
- quelle que soit la valeur des écrits pour nous, quelle que soit la valeur des ses instruments pour le
scripteur, il nous faut être méfiant à l’égard de tout ce qui est sacralisation de l’écrivain. Aimer la
littérature, ce n’est pas se prosterner devant ses prêtres ni devant les objets de culte dont elle peut
s’entourer.
Sylvie PLANE
1
Sarah Kofman Rue Ordener Rue Labat Éditions Galilée 1994.
Le miracle secret et Funes ou la mémoire sont publiés dans le recueil intitulé Fictions.
3
Nancy Huston Tombeau de Romain Gary. Actes sud 1995
4
Lejeune Ph. (2000) Cher écran Journal personnel, Ordinateur, Internet. Paris Seuil
5
Auteur de Le ventre (P.OL.) et Impasse marteau (actes Sud)
6
David Lodge L’auteur ! L’auteur ! Rivages 2005
7
Il n’utilise l’ordinateur que pour la mise au propre terminale.
8
Voir note 5.
9
Barthes Le plaisir du texte, Le Seuil 1973
10
Gérard Mordillat, scénariste de Corpus Christi (film, 1997) et auteur de Attraction universelle (Calmann Lévy).
Débat à La maison des écrivains, 53 rue de Verneuil Paris 7° le 16 novembre 2000
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