L`écriture épique chez Claudien : sauver l

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L`écriture épique chez Claudien : sauver l
UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
ÉCOLE DOCTORALE 1 Mondes anciens et médiévaux
Laboratoire d’études sur les monothéismes
THÈSE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
Discipline : Lettres latines
Présentée et soutenue par :
Delphine MEUNIER
le : 19 novembre 2016
L’écriture épique chez Claudien :
Préserver l’épopée au IVe siècle ap. J.-C.
Sous la direction de :
M. Vincent ZARINI , Professeur, Université Paris-Sorbonne
M. Jean-Louis CHARLET, Professeur, Université d’Aix-Marseille
Membres du jury :
Mme. Franca Ela CONSOLINO, Professeur, Università de L’Aquila, Italie
Mme. Sylvie FRANCHET D’ESPEREY, Professeur, Université Paris-Sorbonne
M. Benjamin GOLDLUST, Professeur, Université de Franche-Comté
M. François PLOTON-NICOLLET, Professeur, École Nationale des Chartes
Delphine MEUNIER
Position de thèse
L’écriture épique chez Claudien :
préserver l’épopée au IVème siècle.
Claudien, poète alexandrin venu à la cour de Milan, est l’auteur d’une épopée mythologique, de
deux épopée historiques, de six panégyriques, et de quelques dizaines de pièces de circonstance, les
carmina minora – soit environ dix mille vers. Hormis quelques fragments en langue grecque, l’essentiel
de son œuvre est en latin.
Ses poèmes peuvent être exploités comme documents historiques pour la période allant de
395 à 4041. Cependant, cette approche tend à négliger la forme poétique, considérée comme un
obstacle à supprimer pour atteindre à la vérité historique2. Les études rhétoriques ne manquent pas
non plus, à propos de ce poète officiel qui s’est illustré dans le genre du panégyrique et du blâme3.
L’ouvrage le plus décisif de ce point de vue demeure l’étude d’A. Cameron, Poetry and Propaganda at the
Court of Honorius4. Mais là encore, la poésie est envisagée comme un biais déformant, dont il faut
savoir décrypter les effets (exagérations, distorsions, omissions) pour retrouver la vérité au-delà de la
propagande.
Ces deux approches, quoique parfaitement légitimes, négligent donc la dimension
proprement poétique de l’œuvre de Claudien, traditionnellement considéré comme le dernier poète
païen classique. Claudien, qui écrit l’essentiel de son œuvre en hexamètres dactyliques, fut pourtant
perçu comme poète épique dès son vivant. L’inscription grecque qui accompagne la statue érigée en
son honneur sur le forum de Trajan en fait l’héritier d’Homère et de Virgile : Εἰν ἑνὶ Βιργιλίοιο νόον
καὶ μοῦσαν Ὀμήρου / Κλαυδιανὸν ῾Ρώμη καὶ βασιλῆς ἔθεσαν
(CIL, vi, 1710 = Dessau ILS 2949). Les
analyses poétiques sont actuellement dispersées, souvent limitées au format de l’article et partielles
Par exemple : J.H.E. Cress, Claudian as an Historical Authority, Cambridge, 1908 ; S. Döpp, « Claudian’s Invective against
Eutropius as a Contemporary Historical Document », WJA 4, 1978, p. 1-20, ou encore I. Gualandri, « Alla corte
imperiale di Milano nel IV secolo d.C. Riflessi politici del classicismo claudianeo », ASL 115, 1989, p. 9-35.
2 S. Döpp, Zeitgeschichte in Dichtungen Claudians, Wiesbaden, 1980, p. 5.
3 Citons pour mémoire : A. Parravicini, Studio di retorica sulle opere di Claudio Claudiano, Milano, 1905 ; L. B. Struthers, The
Rhetorical Structure of the Encomia of Claudius Claudianus, HSPh 30, 1919, p. 49-87 ; H. H. Levy, Claudian’s « In Rufinum » and
the Rhetorical « Psogos », TAPhA 77, 1946, p. 57-65.
4 Oxford, at the Clarendon Press, 1970.
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dans leur thématique5. Il convient toutefois de signaler l’importante étude d’A. Fo, Studi sulla tecnica
poetica di Claudiano6. Mais cette étude, si riche soit-elle, n’envisage pas l’ensemble de l’œuvre de
Claudien, et se limite à quelques aspects seulement de l’épopée. L’auteur appelle de ses vœux de
nouvelles études poétiques. Le récent ouvrage de C. Ware, Claudian and The Roman Epic Tradition7
n’apporte pas, en dépit de son titre, de nouvel éclairage : l’auteur adopte elle aussi l’attitude qui
consiste à faire de l’écriture poétique un simple procédé rhétorique.
Par ailleurs, le principe de fusion des genres (épopée et panégyrique) a donné lieu à un
magistral article d’H. Hofmann8 et à une précieuse étude de C. Schindler9. Sans remettre en cause les
résultats obtenus à ce sujet, notre travail se concentre sur la dimension poétique de l’œuvre de
Claudien, et plus précisément sur la dimension épique – la satire a également influencé l’auteur des
invectives contre Eutrope ou Rufin. Il est important d’envisager cette composante sans la
subordonner immédiatement à une finalité rhétorique, qui la réduit au simple rang de procédé
littéraire. Notre travail s’inscrit dans la lignée des travaux les plus récents, qui sont plus sensibles à
l’aspect unifié du corpus claudianéen 10. Notre hypothèse de lecture est que l’écriture épique pourrait
être le dénominateur commun des différents poèmes de Claudien. La veine épique permettrait alors
de dépasser le difficile débat sur l’assignation générique des différents poèmes en conférant une
unité, si ce n’est à l’œuvre intégrale, du moins aux pièces principales.
L’influence de l’épopée peut s’exercer par différents biais : lexique, style, structure du texte,
thèmes abordés, posture de l’auteur. Par ailleurs, l’épopée n’est pas un genre totalement unifié : on
distingue ainsi l’épopée mythologique et l’épopée historique. Enfin, l’œuvre de Claudien est
elle-même variée : le Rapt de Proserpine est une épopée mythologique, carmina maiora et carmina minora
forment deux ensembles, dont la définition repose sur des critères formels mais aussi sur la tradition
manuscrite, alors que certains des minora se rapprochent parfois grandement des maiora, tant par leur
nature que par leur longueur (Éloge de Sérène, Épithalame de Palladius et Célérine, Gigantomachie). Cette
En témoignent R.T. Bruère, « Lucan and Claudian : The Invectives », Cph, 59, N. 4, October 1964, The university of
Chicago Press, p. 223-256 ; C.L. Bracelis, « La influencia literaria de Virgilio sobre Claudio Claudiano. Imitacion formal »,
REC 10, 1966, p. 37-100, et « La influencia literaria de Virgilio sobre Claudio Claudiano. Imitacion del contenido », REC
11, 1967, p. 65-105 ; M. Dewar, « Multi-ethnic armies in Virgil, Lucan and Claudian : intertextuality, war, and the ideology
of romanitas », Syllecta Classica, 14, 2003, p. 143-159.
6 Catania, 1982.
7 Cambridge, 2012.
8 « Überlegungen zu einer Theorie der nichtchristlichen Epik der lateinischen Spätantike », Philologus, 132, 1988, p. 101154.
9 Per Carmina Laudes. Untersuchungen zur spätantiken Verspanegyrik von Claudian bis Coripp, Berlin, 2009.
10 « La poesia di Claudiano tra mito e storia », Cultura latina pagana fra terzo e quinto secolo dopo Cristo. Atti del Convegno,
Mantova, 9-11 ottobre 1995, Firenze, 1998, p. 116.
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complexité dans la définition de l’épopée et la variété qui règne dans l’œuvre de Claudien invitent à
ne pas se contenter d’un examen sommaire ou ponctuel, limité à un poème ou à tel aspect du genre
épique.
Pour étudier l’influence de l’épopée dans l’œuvre de Claudien, il faut donc confronter le
corpus à une définition du genre épique. Les définitions antiques ne sont guère nombreuses ni
développées (reges et proelia Virg. Buc. 6, 3 ; arma uirumque Virg. En. 1, 1 ; res gestae regumque ducumque et
tristia bella Hor. Ars. 73), mais le corpus épique (Homère, Ennius, Virgile, Ovide, Stace, Lucain, Silius
Italicus, Valerius Flaccus) permet de dégager un certain nombre de critères définitionnels, que nous
mettons à l’épreuve du texte claudianéen, dans les quatre premières parties de notre thèse.
1/ On peut dégager l’ethos du poète grâce aux préfaces, proèmes, et invocations à la Muse,
mais aussi par l’étude des indications d’ordre méta-littéraire qui esquissent une théorie littéraire
propre à Claudien. Notre poète se pose explicitement en héritier des grands poètes épiques –
Homère, Ennius, Virgile – qu’il aborde à travers quatre notions (laudator, doctus, tenuis, testes). Le
concept de miraculum, que l’on retrouve dans les différentes parties du corpus, permet d’en penser
l’unité et de redéfinir la matière épique, en excluant la légende au profit de la réalité.
2/ Nous étudions la langue épique en retenant deux critères : le lexique et une figure de style
emblématique de l’épopée, la comparaison épique. La dictio de Claudien reprend en effet un certain
nombre de traits épiques (adjectifs composés, gloses, expressions formulaires pour introduire le
discours…). La construction raffinée et l’insertion, parfois sophistiquée, des comparaisons épiques
révèle la parfaite maîtrise par Claudien du stylème le plus emblématique du genre épique, tout en
soulignant ce qui est propre à notre auteur : une tendance à l’autonomisation de l’image.
3/ La poésie de Claudien est parcourue et structurée par des motifs épiques, tels que la
thématique guerrière, ou les songes, prophéties, présages et prodiges, ce qui nous amène également à
interroger l’absence ou le devenir incertain de certains motifs comme la catabase, les jeux, ou la
tempête. Si le motif épique du catalogue joue un rôle important, le traitement de la thématique
guerrière déjoue les attentes du lecteur qui est privé d’un récit épique en bonne et due forme. La
guerre demeure en revanche le lieu de définition du héros – et de l’anti-héros – et permet, à travers le
thème de la gigantomachie, de penser l’ordre du monde et la menace du chaos.
Les songes, présages et prodiges viennent mettre en valeur certains éléments cruciaux de la
narration, tandis que la prophétie, remodelée au contact des vœux finaux du panégyrique, instaure un
nouveau mode de communication entre le poète et son auditoire et souligne l’importance du passé,
tant historique que littéraire, pour comprendre le présent et appréhender le futur.
Claudien est suffisamment habile pour donner l’impression de reprendre les motifs épiques
attendus que sont la catabase, les jeux et l’ira deorum. Néanmoins, ceux-ci sont largement remaniés et
retravaillés : si Claudien parvient à convoquer un certain nombre de souvenirs littéraires associés à
ces motifs, ceux-ci ne sont pas véritablement présents dans son œuvre et nous touchons ici aux
limites de notre hypothèse de lecture.
4/ La conception du monde exprimée par les poèmes peut être abordée sous deux angles : la
morale héroïque construite par le poète, et la place accordée aux dieux et aux scènes mythologiques.
Les concepts qui nourrissaient l’éthique des épopées précédentes trouvent chez Claudien un emploi
relativement simplifié et appauvri. Le poète reprend toutefois des figures importantes de l’univers
épique (Jupiter, Mars, Hercule), qu’il adapte aux grands thèmes de la politique impériale, ainsi que la
thématique dynastique qui trouve un écho important dans son propos. Le personnel supra-humain
joue un rôle important dans les poèmes de Claudien : les personnifications, devenues majoritaires,
sont les seules à être véritablement en contact avec les mortels, tandis que les dieux olympiens sont
conservés pour actualiser, dans des scènes peu nombreuses mais très significatives, le souvenir des
grands textes de la tradition épique.
Notre étude s’achève sur une ultime question qui occupe la cinquième et dernière partie :
l’œuvre de Claudien peut-elle, ou doit-elle, se lire comme une épopée, des épopées ou des poèmes
épicisants ? Il s’agit de relire le corpus claudianéen en prenant en compte son hétérogénéité (carmina
maiora, carmina minora, Rapt de Proserpine) ainsi que celle du genre épique – épopée mythologique,
didactique, historique… ou politique. Ce dernier adjectif se révèle le plus juste pour rendre compte
des poèmes officiels de Claudien. Ceux-ci sont en effet profondément marqués par l’épopée, tant
dans la forme, que dans les buts poursuivis : célébrer la vision d’une Roma aeterna – au-delà des
exploits de Stilicon – dans un chant national destiné à survivre au contexte qui l’a vu éclore. Mais il
convient tout autant de mettre en lumière la profonde originalité de Claudien qui, contrairement à ses
prédécesseurs, ne chante pas un passé mythologique ou historique lointain, mais les événements les
plus contemporains, pour y déceler l’expression de la romanitas telle qu’elle a été construite et
transmise par les épopées dont il est l’héritier.
Le héros de cette épopée politique n’est pas si aisé à définir. Théodose et Honorius sont
indubitablement des figures importantes dans l’œuvre de Claudien, mais Stilicon l’emporte
nettement, en dépit de sa position au sein de la famille impériale et de son statut de semibarbarus. Plus
profondément, deux personnifications peuvent prétendre au titre d’héroïne : Roma aeterna, incarnée
dans une longue succession de héros qui conduit jusqu’à Stilicon, et Natura. Ces deux figures
expriment, sur le plan historique et cosmique, la suprématie de l’éternité sur le temps et la victoire de
l’ordre sur le chaos.
Notre thèse s’attache ainsi à dégager le principe d’unité et la cohérence d’un corpus trop
souvent décrit comme disparate, et à en revaloriser la composante épique : celle-ci n’est pas
simplement la reprise stérile et purement ornementale de procédés ennoblissant un texte rhétorique,
mais la seule façon possible de transmettre un passé, tant historique que littéraire, qui informe le
présent. L’épopée, qu’elle soit mythologique ou politique, qu’elle s’exprime ponctuellement à travers
un simple mot, ou massivement, apparaît comme le dénominateur commun le plus important dans
l’œuvre de Claudien que l’on peut aborder comme une épopée politique (carmina maiora), assortie
d’une épopée mythologique (Rapt de Proserpine) et de poèmes épicisants (carmina minora).

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