In : La Population du monde, Géants démographiques et défis

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In : La Population du monde, Géants démographiques et défis
In : La Population du monde, Géants démographiques et défis internationaux, sous la direction de JeanClaude Chasteland et Jean-Claude Chesnais, Les Cahiers de l’INED, Cahier n° 149, 2002
Préface
----Thierry de MONTBRIAL
Chacun sait que la démographie est la plus fiable des sciences sociales, celle dont les fondements
statistiques sont les mieux assurés et dont les projections à moyen terme sont les plus exactes. C'est
pourquoi l'on peut s'étonner que l'ignorance des faits relatifs à la population - qu'Alfred Sauvy dénonçait
jadis avec fougue - soit encore aussi répandue, notamment chez les économistes et les politologues. Le
présent ouvrage, réalisé sous la direction hautement compétente de Jean-Claude Chasteland et JeanClaude Chesnais, a pour objectif de faire le point sur les grandes tendances en la matière et les problèmes
qu'elles soulèvent à l'échelle de la planète. Il fournit aux non-spécialistes un cadre fiable auquel ils peuvent
se référer.
L'explosion démographique est l'une des caractéristiques majeures du XX
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siècle. Au siècle
précédent, la population mondiale (I milliard en 1804, 2 milliards en 1927) a augmenté de moins d'un milliard
d'individus. Dans la période actuelle (5 milliards en 1987), elle s'accroît d'un milliard tous les douze ou treize
ans. Un ralentissement devrait se produire à partir de 2010 environ, à cause de l'achèvement du
phénomène universel de la transition démographique, c'est-à-dire le passage d'un « quasi-équilibre ancien»,
caractérisé par une mortalité basse et une fécondité basse. La population planétaire devrait donc se
stabiliser, dans quelques décennies, autour de 8 à 10 milliards.
Le siècle qui s'achève, écrit justement Jean-Claude Chesnais, aura été pour l'homme celui de
l'apprentissage de la maîtrise de son destin. Cette remarque s'applique par exemple à l'organisation des
relations internationales, certes encore très imparfaite, mais où des progrès considérables ont été accomplis
depuis l'expérience avortée de la Société des Nations. On verra dans ce livre, sous la plume de JeanClaude Chasteland, comment s'est constitué le « Groupe Population» aux Etats-Unis à la fin des années
1940, et comment l'ONU a progressivement fédéré la réflexion sur les problèmes démographiques
mondiaux. Aujourd'hui encore, nous sommes loin du consensus- sur le contenu des politiques, mais les
idées et même les pratiques ont considérablement évolué dans une matière extrêmement sensible,
puisqu'elle touche non seulement à la science, mais évidemment aussi à l'éthique et à l'idéologie.
Parmi les sujets généraux traités dans ce volume, on lira avec un intérêt particulier tout ce qui a trait
aux rapports entre la population et l'économie mondiale. Le modèle malthusien de l'incapacité des
ressources, notamment alimentaires, à suivre la croissance démographique, est largement dépassé. Un
passionnant chapitre de Jean-Claude Chesnais, ainsi que certaines des monographies par pays, détruisent
bien des mythes et donnent des indications plutôt réconfortantes sur la réalité du développement
économique. En fait, les grandes questions pour l'avenir concernent plutôt les contraintes globales (relations
entre l'activité économique et l'écosystème) et les problèmes de transition. Alfred Sauvy avait inventé
l'expression d'«investissement démographique » désignant ainsi les dépenses nécessaires pour faire face à
la poussée démographique ( enseignement, logement, santé, équipement, infrastructure, etc.) tout en
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maintenant le niveau de vie. Dans le même ordre d'idée, des investissements considérables seraient
indispensables pour que le mouvement d'urbanisation - l'une des tendances majeures de notre époque, à
laquelle est consacré un chapitre -, ne se traduise pas par la multiplication de gigantesques bidonvilles. De
même en ce qui concerne l'eau et l'énergie, dont la « rareté » inquiète les spécialistes du développement.
Là encore, il s'agit moins de pénurie physique que d'un problème d'investissement. Au bout du compte, la
seule pénurie réelle est celle de l'épargne par rapport aux besoins d'investissement.
On doit aussi mettre un accent particulier sur le problème du chômage. À l'intérieur de la Chine,
rappelle Michel Cartier, la masse de plusieurs dizaines, voire d'une centaine de millions de migrants
temporaires (la « population flottante ») constitue l'un des sujets de préoccupation les plus épineux pour les
dirigeants. En Inde, également, en trente années d'expérience sur le terrain, ce n'est que bien rarement
qu'un informateur a pointé du doigt le problème de la population comme premier problème de l'Inde. La
réponse la plus habituelle sonnait ainsi: le chômage est le problème numéro un. Or, si une croissance
démographique trop rapide peut être source de désordres, elle n'est pas, en tant que telle, nécessairement
cause de chômage. Schunichi Inoue rappelle que la population du Japon est passée de 72 millions en 1940
à 100 millions en 1967, et à 127 millions aujourd'hui. Or le chômage n'a jamais été un problème pour le
pays du Soleil levant. Bien au contraire, et malgré l'exiguïté du territoire et plus encore du territoire utilisable,
la population .fut un facteur essentiel de la réussite économique du Japon, qui a su pleinement bénéficier
des effets d'échelle associés à un grand marché. De son côté, l'auteur du chapitre sur l'Indonésie, loin de se
lamenter de l'effectif de la population dans un pays qui a d'ailleurs remarquablement « réussi » sa transition
démographique, conclut sur cette note optimiste: « Un demi-siècle après les années 1950, l'Indonésie
pourrait bien rééditer le miracle coréen (ou taiwanais) mais à une échelle démographique cinq fois plus
importante ».
Parmi les sujets qui préoccupent le plus nos contemporains, du moins dans le monde industriel,
figurent évidemment les migrations. Il faut attirer particulièrement l'attention du lecteur sur le chapitre de
David Coleman qui montre que, dans ce domaine également, nous faisons face à un problème de transition.
Nos difficultés actuelles proviennent largement de l'incohérence de nos analyses et de nos politiques.
L'intérêt de ce livre tient à la diversité des questions abordées, mais aussi à celle des auteurs, quitte
à accepter une certaine hétérogénéité dans les approches. Les responsables de la publication se sont
efforcés de faire appel à des spécialistes originaires des pays dont ils avaient à traiter. Cela enrichit
considérablement la perspective. Quant au choix des États analysés, Jean-Claude Chasteland et JeanClaude Chesnais ont retenu ceux dont la population devrait atteindre ou dépasser 100 millions d'habitants
vers 2025. A part les États-Unis et le Japon, il ne reste ainsi que des pays actuellement dits « en voie de
développement ». Aucun État européen (si l'on met la Russie à part) ne figure dans la liste. Il ne faudrait
d'ailleurs pas en conclure hâtivement au déclin de l'Europe, dont l'avenir dépendra essentiellement de sa
capacité à progresser dans la voie de l'intégration et des réformes structurelles.
Une remarque, pour terminer. Par scrupule, les auteurs n'ont pas voulu sortir de leur domaine de
compétence. C'est ainsi que les conséquences politiques des phénomènes démographiques ne sont
abordées qu'incidemment, par exemple à propos de la nouvelle distribution géographique des inégalités et
de l'« exclusion ». Parmi les questions plus générales que l'on ne peut que poser en lisant ce livre, j' en
retiendrai deux, qui sont évidemment liées.
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Tout d'abord, existe-t-il un effet d'échelle en matière de démocratisation ? En d'autres termes, le
modèle de la transition démocratique qui s'est appliqué à des « petits » pays comme la Corée du Sud et
Taiwan a-t-il une chance de valoir pour un « grand » pays comme la Chine continentale ? J'aurais
personnellement tendance à faire le pari d'une réponse positive, dans la mesure où la pression pour la
démocratisation vient toujours des élites urbaines, et donc d'une sous-population restreinte.
Deuxième question: quels seront les effets des tendances démographiques décrites dans ce livre
sur le phénomène de la guerre et de la paix entre les nations ? Là aussi, je serais plutôt optimiste, tout en
admettant la vraisemblance de l'extension des formes de violence liées aux inégalités et à l'injustice à
l'intérieur des États, et en reconnaissant que les « guerres civiles » ont inévitablement de lourdes
conséquences internationales. S'il reste encore bien des querelles de voisinage à régler, notamment en
Asie, le temps n'est cependant plus où les problèmes de ressources se réglaient par des conquêtes
territoriales et par la soumission de peuples étrangers. L'évolution technologique est par ailleurs telle que le
nombre des hommes mobilisables .ne constitue plus un élément déterminant dans le rapport de forces.
Enfin, il faut compter avec le progrès de l'éducation et ses conséquences modératrices sur les idéologies et
leur diffusion.
La lecture de ce livre, ce n’est pas le moindre de ces mérites, donne aussi des raisons d'aborder le
présent siècle avec confiance.
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