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jann-marc rouillan
infinitif présent
LITTÉRATURE
ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
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Avertissement
En accord avec ses éditeurs et agents, l’auteur a
rendu invisibles les récits des actions relatives à la période 1981-1987 ; ne sont maintenus que les faits antérieurs et ceux qui relèvent du quotidien de militant vivant
dans la clandestinité.
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Qui peut dire où la mémoire commence
Qui peut dire où le temps présent finit
Où le passé rejoindra la romance
Où le malheur n’est qu’un papier jauni.
Aragon
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Les cellules pénitentiaires sont dotées d’un tableau
d’affichage, il s’agit souvent d’un cadre vissé de guingois sinon un élémentaire carré de contreplaqué. Ici,
l’encadrement d’un mètre sur soixante centimètres chevillé entre l’armoire et la fenêtre aux larges barreaux
de béton se compose d’une dizaine de carreaux de liège
que ceinture une fine baguette vernie. Autour, la peinture épouse les scarifications du coffrage. À quelques
détails près, le mobilier carcéral est immuable. Dans
les centrales de sécurité, le lit métallique est fixé au
sol, comme la haute armoire où dans certaines prisons,
faute de place, nous rangeons côte à côte nourriture et
vêtements. La nôtre comprend cinq étagères de rangements et une penderie à double battant. L’ameublement est complété par une chaise en plastique gris et
une table d’un modèle identique depuis les années
soixante-dix, fabriquée à la chaîne à l’atelier de menuiserie du centre de détention de Muret.
Dans les établissements de haute sécurité où règne un silence monacal, les taulards enfilent des bal11
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les de tennis aux pieds de la chaise et parfois à ceux
de la table. Ainsi un maladroit peut à loisir les traîner
sans qu’elles produisent le crissement sinistre qui
mettra en pétard les voisins un étage plus bas.
Au contraire, à toute heure du jour et de la nuit,
les grandes maisons d’arrêt bourdonnent, pareilles à
des ruches. Le brouhaha des télés répond en écho aux
arpèges orientaux dégoulinant des radios. Pour un oui
et pour un non, les gars s’interpellent aux fenêtres,
parfois d’un bâtiment à l’autre. « T’as du tabac ? »,
« Mets-moi ce que tu sais dans le yoyo », « J’ai vu
Yasmina au parloir ». Les rondes entraînent les files
d’arrivants traînant leurs baluchons sur le dos comme
les escargots transbahutent leurs coquilles. Les
verrous claquent. La tournée des infirmiers livre les
poudres de perlimpinpin et la came estampillée
marchand de sable. « Bonne nuit, les petits ! » En
guise de Nounours, le gaffe veille à ce que le gars ne
planque pas ses cachets de Tranxène sous la langue
pour mieux en recracher quelques mesures dans un
flacon et ainsi la refourguer dans la cour de
promenade à un plus junkie que lui. Avec la dose
qu’ils lui ont refilée, il ne verra pas le jour avant le
repas de midi.
Dans les centrales à effectif limité, le silence agit
sur le défilement du temps et son oubli. L’été passe,
l’automne, l’hiver en suivant, un nouvel été et un troisième…, il semble que nous venons de débarquer et
simultanément que nous avons toujours été entre ces
quatre murs. Que nous sommes les ombres à peine
troublées d’un reliquat de vie.
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La dissolution des êtres se conjugue au calme impavide et trompeur de leur cohabitation obligatoire.
Existe-t-il en prison un principe existentiel tel le principe d’Archimède ? Tout corps plongé au profond d’un
cachot reçoit une poussée de haut en bas d’intensité
égale au poids de son inexistence de condamné.
Pour le reste de l’aménagement, il n’est question
que de débrouille et de patience. Les plus habiles bricolent des rayonnages de carton ou de bois. Lorsqu’une cellule se vide, une silhouette récupère le
placard mobile. Le plus malin emporte en douce la
table informatique et les deux ou trois planches servant d’étagères. Il suffit alors de colle à chaussure,
de bouts de fil de fer et de ficelle pour agencer le
tout. Même dans la plus moderne des prisons, ils
n’empêcheront jamais les ratiers de passer des heures à visser et à clouer, comme si cet aménagement
de bidonville nous permettait de rendre le lieu moins
carré, moins clapier, moins boîte de conserve à viande
humaine.
Coller des photos en dehors du tableau d’affichage
est plus ou moins toléré. C’est selon le régime intérieur. Comme au temps des anciens QHS, dans certains QI, les matons prennent un malin plaisir à
déchirer les photos de famille débordant de ce cadre
réglementaire. Bien sûr, ils ne préviennent jamais le
nouvel arrivant. Ils le laissent s’installer et coller une
ou deux photos. Et un jour, ils sévissent. Au retour
de promenade ou d’une instruction au Palais de Justice, les photos ont été arrachées. Le gars les retrouve
posées sur la table quand la chance lui sourit. Autre13
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ment il fouille la poubelle et passera des heures à les
recomposer parce qu’elles ont été déchirées avec une
minutie de dentellière. Les surveillants espèrent ainsi
une réaction de colère, peut-être des injures ou pire.
Ils pousseront l’avantage jusqu’à l’expédier manu militari au quartier disciplinaire.
Cette idée de devoir afficher là où ils nous le commandent, m’a toujours fait enrager. Quelquefois, j’ai
passé outre en prenant un malin plaisir à placarder
des affiches politiques. Mais le plus souvent, j’évitais la moindre décoration. Décoration, ce n’est peutêtre pas le mot qui convienne ici. Décorer son lieu de
supplice, quelle idée saugrenue ! Comme ceux qui
se croyaient obligés de graver leur nom sur les murs
des promenades et des salles d’attente. Cette tradition se perd. Les noms de famille s’absentent des graffiti de zonzon et cette rareté renvoie à l’exclusion
des êtres eux-mêmes et à leur disparition. Ceux des
temps anciens s’honoraient de leur passage, de leur
surnom, de leur coin de rue, de leur spécialité criminelle. Ils joignaient les clefs du cambrioleur, le couteau de l’assassin, le poisson du mac… et parfois leurs
cris de haine, « mort aux traîtres », « mort aux juges », « que la société crève ! ». Et leurs désespoirs,
« Adieu aux amis », « Adieu à ma femme », « Je pars
au bagne, je vous laisse Paname et la rue de la Chapelle ». Les hommes d’aujourd’hui s’habituent à
n’être rien, plus rien que le seul goutte-à-goutte des
heures perdues, inutiles et vaines. De nos jours à
Fleury comme à Fresnes, on s’encourage au nom de
son quartier. Et parfois la poétique est au rendez-vous.
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À « La banane en force ! » répond « Les musiciens
nous rejoignent dans la danse ! ». Et dans un coin de
la salle d’attente de l’infirmerie du D4 de Fleury, je
découvre un littéraire « Les petits princes de SaintEx te saluent » et, sur le mur opposé, un fameux
« Jean Moulin entre en résistance ! ».
Je n’affiche jamais les photos de mes proches ou
des camarades. Je les conserve dans un album laissé
en cadeau par un jeune Marocain des Minguettes.
(Quelques mois après son expulsion, Driss a été liquidé dans un règlement de compte entre trafiquants
de chichon près de Benidorm.)
Depuis (pendant treize ans), l’album m’a suivi
dans mon voyage carcéral. Son épiderme de plastique part en lambeau. Sa silhouette s’est empâtée.
Quelques photos de Nathalie, d’autres de mes enfants
encore enfants alors qu’à cette heure ils sont adultes
et que je suis grand-père. Des photos de Joëlle en
jeune collégienne au lycée Balzac, porte Clichy. Sur
l’une d’elles, trois filles en jeans pattes d’éph discutent en riant, une copine chevauche un Solex. C’était
l’époque des grèves contre les lois Debré, en 1973.
Les moments de première politisation. En vrac, un
tas d’autres tirages au fil des années dans les diverses prisons jusqu’à la dernière, le quartier des femmes du CD de Bapaume.
À chaque page, je retrouve différents visages de
prisonniers et de prisonnières politiques. Une vingtaine de camarades à la prison spéciale des femmes
de Latina au sud de Rome. Plus bas les mêmes, cinq
années plus tard. Je reconnais Caterina, Maria-Pia,
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Rosa, Susanna, Ana et Gloria… Des hommes aussi
nombreux à Trani sur les rives de l’Adriatique. Et
encore de nouvelles femmes à Francfort, Eva entre
Ingrid et Gisela assises sur un tapis oriental, d’autres
à Cologne installées sur des coussins de velours marron et vert, Krista, Kristine, Sieglinde et Ingrid…
Au printemps, quelques semaines avant qu’ils n’arrêtent Ingrid, je la rencontrais régulièrement. Une des
dernières fois, nous nous sommes retrouvés sur la place
Sainte-Catherine à Bruxelles où nous mangions à midi
dans un restaurant indou à l’ombre des hautes maisons pointues. Elle venait de se couper les cheveux si
court que j’ai passé ma main dans son cou pour retrouver la sensation enfantine d’une nuque à poils ras.
Sur l’ultime photo, Ingrid est seule sur une plage
de la Baltique. Le ciel, la mer et le sable concourent
à un dégradé de gris nostalgique. Elle sourit en écartant les bras comme pour embrasser le monde. Au
dos, l’écriture bleue d’Eva. « Ingrid went to the sea
as soon as she was released… »
Je feuillette parfois ce temps passé ayant le goût
de l’eau claire pareil au courant du torrent. Quand serat-il pour moi l’aboutissement du présage d’Aragon ?
Toute mémoire est une eau trouble.
Que voulez-vous que l’on y voie.
Si lentement que l’on s’y noie…
Mon passé est à vif. Il se conjugue à l’interminable saison carcérale et se projette sur l’écran noir des
cachots. Il ne trouve aucun repos – « Celui qui est
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éliminé est mis au repos, mais ne trouve pas le repos » (Brecht). Il agite ses chaînes et son linceul immaculé pareil à un ectoplasme.
Quelques pages plus loin, je tombe sur des vues
de l’appartement de la rue Sale i Ferré que j’occupais avec Salvador Puig Antich sur les hauteurs de
Barcelone. Les volets des fenêtres du dernier étage
sont clos, comme si nous venions de quitter la planque ou quand, les jours de canicule, torse nu, nous
prenions le café dans des tasses de porcelaine bleue.
La photo au-dessous est une vue de l’escalier longeant le Manicomio (l’asile psychiatrique) – l’angle
de vue de la fenêtre de ma chambre. Quelques instants après la fusillade de l’avenue Fabra i Puig, je le
dégringole quatre à quatre, vêtu d’un pull écarlate à
col roulé. Les deux sacs militaires dissimulant les
armes du commando pèsent leur poids d’acier et
fleure la poudre brûlée. Le lendemain, les journaux
me baptisent « l’homme au pull rouge ». Pour Salvador et moi, cette affaire s’est conclue un an plus tard
devant un conseil de guerre : la peine de mort. De ce
temps, on m’appelle Sebas, je suis en cavale et je
survivrai. Par contre, un matin de mars, en 1974,
Salvador sera garrotté.
Au verso, dans sa cellule de Novara, Natalia, originaire de l’Alguer (la petite plaine côtière à la pointe
nord de la Sardaigne où l’on parle catalan) porte au
cou un keffieh et sur ses frêles épaules un pull rouge.
Finalement Natalia a épousé Vittorio, prisonnier à
Trani, et quelques mois plus tard, ils ont été libérés
comme la plupart de leurs camarades des Brigades
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rouges – Parti de la Guérilla. Sur le panneau d’affichage au-dessus de sa table de métal blanc, elle a
épinglé une mappemonde, un drapeau palestinien et
une minuscule photo du Che, si petite qu’elle pouvait passer pour la photo d’un proche ou d’un fiancé.
Plus les guérilleros ont marché dans les pas du camarade Guevara et plus la photo qu’ils affichent est
graduellement modeste. Exception faite du Chibani,
à l’autre rive de la coursive du deuxième sud de la
centrale de Lannemezan ; il a fixé derrière son lit une
immense tenture carmin frappée du visage christique de notre Comandante. Il prétend que c’est pour
masquer le mur délabré, les taches et les fissures à
peine colmatées de plâtre clair. Wallid, un gremlin
du quartier du Mirail, l’a dégottée à l’atelier des chiffons et l’a remontée sous son blouson. Répondant aux
prénoms chrétien de Georges et musulman d’Ibrahim, le camarade est originaire d’une petite ville du
Nord-Liban à quelques kilomètres de la frontière syrienne. Il a toujours été du camp du peuple dans les
multiples guerres qui ravagèrent le Moyen-Orient
dans les années soixante-dix. Avec les Palestiniens
quand ils furent attaqués par la réaction libanaise et
avec la gauche dans l’interminable guerre civile.
Celle-ci n’était pas conclue lorsqu’il fut arrêté et depuis il tourne dans les centrales de sécurité, bientôt
vingt-trois ans. Sur le carrelage, des piles de Safir (le
quotidien de Beyrouth) s’amoncellent. Et sa cellule
est un savant dosage entre espace vital et papier accumulé. Il déplace deux énormes paquets de brochures pour que je m’assoie sur le bord du lit.
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« Rien de neuf ? » Le rituel de la question fait
que nous n’y mettons plus aucune intonation. L’immobilité de nos situations nous a transformés en vampires d’informations.
« J’ai téléphoné à mon frère de Tripoli, il me dit
que tout va bien. »
Alors que je m’apprête à saisir la cafetière dont
le gargouillement annonce la fin de l’opération, il interrompt mon geste.
« Non, non… laisse-la chanter ! »
Sa voix couvre les crachotements de la radio. Perpétuellement, le Chibani est à l’écoute des programmes de la BBC en arabe et me fait penser aux mots
de Nazim Hikmet :
Comme dans les grands bouquins
Il y a des choses cachées en lui.
Il a de l’intérêt pour les hommes intelligents,
Les nouvelles à la radio
Et pour les devinettes…
Hier le speaker a annoncé une nouvelle fois la
possibilité d’une transaction pour sa libération.
« Ils ne comprennent rien, pourtant il n’y a pas
trente-six solutions. Nous n’effectuons pas une peine
judiciaire, il s’agit d’une peine d’extermination. Soit
nous nous repentons et nous tuons nous-mêmes le
pourquoi nous avons combattu. Nous, les guérilleros, mais aussi notre génération entière, celle de 68,
de Septembre noir, du Vietnam, de l’Angola… Soit
ils nous gardent jusqu’à ce que nous ne tenions plus
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debout. Que nous soyons tout juste bons à aller crever dans un hôpital. »
Et il s’en fallut de peu qu’il en soit ainsi, un matin pluvieux du mois d’avril. Pris d’un malaise, le
Chibani est tombé à la renverse. Sa tête en frappant
le goudron a émis le son d’une noix de coco qui se
brise.
À son retour de l’hôpital, Txistor l’a embrassé et,
comme le Basque a survécu à une tumeur cérébrale,
il a conclu avec son accent de Bayonne :
« On est beau, moi je suis trépané et toi t’es fêlé ! »
Dans les deux tasses sur la table, près du clavier
de l’ordinateur, le Chibani verse le contenu de la cafetière italienne, puis reprend sa lugubre litanie.
« La prison jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ils ne
peuvent plus supporter que nous vivions à l’extérieur
avec nos idées révolutionnaires. »
J’acquiesce en tendant la main vers le liquide brûlant.
« Parce que nos idées portent toujours l’axiome
du primat de la pratique. Tu te souviens, “le devoir
des révolutionnaires est de faire la révolution”. Nous
n’affichons pas nos idées, nous n’avons pas une opinion pour mieux nous en servir comme alibi à ne rien
faire, nous sommes entièrement l’idée. Nous la vivons comme partie d’elle-même. »
Je porte la tasse de café à mes lèvres. Sur le vernis clair, mon prénom (en calligraphie scolaire de
pleins et de déliés) est surmonté d’une étoile rouge
et à l’opposé une faucille et un marteau complètent
la décoration. Travaillant à l’atelier de poterie, Ra20
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chid nous a tourné un service sur mesure. « Des communistes comme vous, ils méritent d’avoir de belles
tasses communistes ! »
Aux murs de sa cellule, dans la sinistre prison de
Stammheim – pour certains événements, le nom du
lieu est indispensable – Eva a pendu tête en bas des
bouquets de fleurs séchées. Sur la tablette au-dessus
du miroir, elle range un pot d’Ovomaltine. Je souris à
ce cylindre de carton orangé. De retour des commissions au Suma de Fontainebleau – maintenant je n’ai
plus peur des détails –, je devais toujours en ramener
une boîte.
« Ah vatch, tu as oublié !
– Quoi ?
– La Ovomaltine ! » Elle me scrutait au fond des
yeux et comme je mentais très mal, en riant, elle me
bourrait l’épaule de coups de poing.
Sur la photo, un T-shirt aux rayures bleu et jaune
est étendu sur le radiateur. Je le reconnais. Une aprèsmidi, elle le portait allongée sur l’herbe au bord de
l’étang de notre ferme du Pont-aux-Dions. Nat péchait d’affreux poissons-chats. Eva lisait au soleil.
Pendant que je m’étais endormi, elles avaient parlé
d’un arrangement pour nos vies quotidiennes. Et dès
mon réveil, complices, elles se taisaient.
Sous la couverture translucide de l’album, une
tresse de cheveux roux, Joëlle me l’a envoyée au début de notre détention, façon de m’accompagner au
cours de ces années. Dix-sept ans après, en mai dernier, ils l’ont libérée de la prison de Bapaume pour
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une suspension de peine ayant des airs de « Va crever
ailleurs, on t’a assez vue traîner par ici ». Depuis mon
retour à Lannemezan, je lui téléphone autant que je le
peux, tous les jours et deux fois quand j’en ai la possibilité, le matin et en fin d’après-midi vers 5 heures
après que les gars remontant de l’atelier se sont précipités dans les cabines et y ont dépensé leur quota d’unités. Je n’ai toujours pas intégré l’idée qu’elle va mourir.
Elle habite désormais dans la maison de ses parents
en Bourgogne. Je connais l’endroit. Il a servi à diverses réunions générales après l’amnistie de 81. Des
groupes étaient venus du Sud, de Lyon et du Nord.
Nous avions revu des camarades de la vieille gauche
prolétarienne, des autonomes des années 77-78, des
anti-impérialistes, des proches des prisonniers allemands et des communistes italiens. Avec Joëlle, nous
sommes si proches depuis tellement longtemps et nous
ne faisions qu’un dans la résistance que nous leur avons
opposée, dans la clandestinité et aujourd’hui dans la
prison. Avec Nat et Georges, ils nous présentaient
comme les « quatre d’Action directe ». Nous qu’ils ont
engloutis dans les QI pour nous briser et casser cette
communauté politique et humaine.
Je compose sur le cadran de la cabine mon code
personnel : O23. Le règlement me donne droit à vingt
numéros. Le dix-neuvième est celui de Joëlle. L’ordinateur pénitentiaire fait le reste. J’entends distinctement le clac du branchement de l’enregistrement.
« Salut toi. » Sa voix est claire.
Et à mon interrogation à propos de son état de
santé, elle cite un extrait du Talon de fer : « L’évolu22
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tion sociale est désespérément lente, n’est-ce pas ma
chérie ? » Ce n’est pas la première fois qu’elle aborde
ainsi sa maladie. Quel est le rapport ? La libération
sociale et la guérison ? Le corps-à-corps avec la mort.
Un combat, agûnia en grec (Mit dem Tode ringen).
Semaine après semaine, le cancer ronge ses poumons
et son cerveau. Mais elle se bat encore. Elle gobe à
heure fixe les cachets de chimio comme les anciens
tiraient les dernières cartouches sur des barricades
parisiennes.
Dans la guérilla, nous l’appelions Pascale ou encore Belette. Au cœur de l’album, j’ai découvert au
verso d’une des premières photos qu’elle m’a fait parvenir par la bande, trois lignes au crayon à peine lisibles. J’ai dû me lever et m’approcher de la lumière
du jour pour les déchiffrer.
« Nat a eu ce commentaire. Je ressemble désormais à un panda éclatant à force d’efforts pour te
plaire… Et je n’ai plus une tête de belette… »
Le 21 décembre, Claude est libéré et je récupère
sa cellule. En vieux ratier, il porte haut son statut d’ancien. Il arbore une toison argentée, quelques cicatrices et l’œil gauche à l’iris pâle. Discret, jamais il ne
nous a raconté comment il fut éborgné.
« Je te la laisse, j’espère qu’elle te portera chance !
Et puis je l’abandonne à un bon mec, et ça me – il
cherche ses mots – non pas que ça me fasse plaisir…
enfin tu me comprends… je préférerais te savoir
dehors. »
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DU MÊME AUTEUR
AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
Les Viscères polychromes de la peste brune (avec 21 interventions de Dado), 2009.
CHEZ D’AUTRES ÉDITEURS
Le Prolétaire précaire (avec Nathalie Ménigon, Joëlle Aubron
et Régis Schleicher), Acratie, 2001.
Je hais les matins, Denoël, 2001.
Paul des Épinettes ou la Myxomatose panoptique, L’Insomniaque/Agnès Viénot, 2002.
Le Roman du Gluck, L’Esprit frappeur, 2003.
Lettre à Jules suivi de Les Voyages extraordinaires des enfants
de l’Extérieur, Agone, 2004.
La Part des loups, Agone, 2005.
Le Capital humain, L’Arganier, 2007.
De mémoire (1), Les jours du début : un automne 1970 à
Toulouse, Agone, 2007.
Chroniques carcérales, 2004-2007, Agone, 2008.
De mémoire (2), Le deuil de l’innocence : un jour de septembre
1973 à Barcelone, Agone, 2009.
Paul des Épinettes et moi. Sur la maladie et la mort en prison,
Agone, 2010.
© SNELA La Différence, 30, rue Ramponeau, 75020 Paris, 2010.
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