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jann-marc rouillan infinitif présent LITTÉRATURE ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE Infinitif présent.indd 5 02/11/2015 14:59:29 Avertissement En accord avec ses éditeurs et agents, l’auteur a rendu invisibles les récits des actions relatives à la période 1981-1987 ; ne sont maintenus que les faits antérieurs et ceux qui relèvent du quotidien de militant vivant dans la clandestinité. Infinitif présent.p65 7 03/09/2010, 10:26 Infinitif présent.p65 8 03/09/2010, 10:26 Qui peut dire où la mémoire commence Qui peut dire où le temps présent finit Où le passé rejoindra la romance Où le malheur n’est qu’un papier jauni. Aragon Infinitif présent.p65 9 03/09/2010, 10:26 Infinitif présent.p65 10 03/09/2010, 10:26 Les cellules pénitentiaires sont dotées d’un tableau d’affichage, il s’agit souvent d’un cadre vissé de guingois sinon un élémentaire carré de contreplaqué. Ici, l’encadrement d’un mètre sur soixante centimètres chevillé entre l’armoire et la fenêtre aux larges barreaux de béton se compose d’une dizaine de carreaux de liège que ceinture une fine baguette vernie. Autour, la peinture épouse les scarifications du coffrage. À quelques détails près, le mobilier carcéral est immuable. Dans les centrales de sécurité, le lit métallique est fixé au sol, comme la haute armoire où dans certaines prisons, faute de place, nous rangeons côte à côte nourriture et vêtements. La nôtre comprend cinq étagères de rangements et une penderie à double battant. L’ameublement est complété par une chaise en plastique gris et une table d’un modèle identique depuis les années soixante-dix, fabriquée à la chaîne à l’atelier de menuiserie du centre de détention de Muret. Dans les établissements de haute sécurité où règne un silence monacal, les taulards enfilent des bal11 Infinitif présent.p65 11 03/09/2010, 10:26 les de tennis aux pieds de la chaise et parfois à ceux de la table. Ainsi un maladroit peut à loisir les traîner sans qu’elles produisent le crissement sinistre qui mettra en pétard les voisins un étage plus bas. Au contraire, à toute heure du jour et de la nuit, les grandes maisons d’arrêt bourdonnent, pareilles à des ruches. Le brouhaha des télés répond en écho aux arpèges orientaux dégoulinant des radios. Pour un oui et pour un non, les gars s’interpellent aux fenêtres, parfois d’un bâtiment à l’autre. « T’as du tabac ? », « Mets-moi ce que tu sais dans le yoyo », « J’ai vu Yasmina au parloir ». Les rondes entraînent les files d’arrivants traînant leurs baluchons sur le dos comme les escargots transbahutent leurs coquilles. Les verrous claquent. La tournée des infirmiers livre les poudres de perlimpinpin et la came estampillée marchand de sable. « Bonne nuit, les petits ! » En guise de Nounours, le gaffe veille à ce que le gars ne planque pas ses cachets de Tranxène sous la langue pour mieux en recracher quelques mesures dans un flacon et ainsi la refourguer dans la cour de promenade à un plus junkie que lui. Avec la dose qu’ils lui ont refilée, il ne verra pas le jour avant le repas de midi. Dans les centrales à effectif limité, le silence agit sur le défilement du temps et son oubli. L’été passe, l’automne, l’hiver en suivant, un nouvel été et un troisième…, il semble que nous venons de débarquer et simultanément que nous avons toujours été entre ces quatre murs. Que nous sommes les ombres à peine troublées d’un reliquat de vie. 12 Infinitif présent.p65 12 03/09/2010, 10:26 La dissolution des êtres se conjugue au calme impavide et trompeur de leur cohabitation obligatoire. Existe-t-il en prison un principe existentiel tel le principe d’Archimède ? Tout corps plongé au profond d’un cachot reçoit une poussée de haut en bas d’intensité égale au poids de son inexistence de condamné. Pour le reste de l’aménagement, il n’est question que de débrouille et de patience. Les plus habiles bricolent des rayonnages de carton ou de bois. Lorsqu’une cellule se vide, une silhouette récupère le placard mobile. Le plus malin emporte en douce la table informatique et les deux ou trois planches servant d’étagères. Il suffit alors de colle à chaussure, de bouts de fil de fer et de ficelle pour agencer le tout. Même dans la plus moderne des prisons, ils n’empêcheront jamais les ratiers de passer des heures à visser et à clouer, comme si cet aménagement de bidonville nous permettait de rendre le lieu moins carré, moins clapier, moins boîte de conserve à viande humaine. Coller des photos en dehors du tableau d’affichage est plus ou moins toléré. C’est selon le régime intérieur. Comme au temps des anciens QHS, dans certains QI, les matons prennent un malin plaisir à déchirer les photos de famille débordant de ce cadre réglementaire. Bien sûr, ils ne préviennent jamais le nouvel arrivant. Ils le laissent s’installer et coller une ou deux photos. Et un jour, ils sévissent. Au retour de promenade ou d’une instruction au Palais de Justice, les photos ont été arrachées. Le gars les retrouve posées sur la table quand la chance lui sourit. Autre13 Infinitif présent.p65 13 03/09/2010, 10:26 ment il fouille la poubelle et passera des heures à les recomposer parce qu’elles ont été déchirées avec une minutie de dentellière. Les surveillants espèrent ainsi une réaction de colère, peut-être des injures ou pire. Ils pousseront l’avantage jusqu’à l’expédier manu militari au quartier disciplinaire. Cette idée de devoir afficher là où ils nous le commandent, m’a toujours fait enrager. Quelquefois, j’ai passé outre en prenant un malin plaisir à placarder des affiches politiques. Mais le plus souvent, j’évitais la moindre décoration. Décoration, ce n’est peutêtre pas le mot qui convienne ici. Décorer son lieu de supplice, quelle idée saugrenue ! Comme ceux qui se croyaient obligés de graver leur nom sur les murs des promenades et des salles d’attente. Cette tradition se perd. Les noms de famille s’absentent des graffiti de zonzon et cette rareté renvoie à l’exclusion des êtres eux-mêmes et à leur disparition. Ceux des temps anciens s’honoraient de leur passage, de leur surnom, de leur coin de rue, de leur spécialité criminelle. Ils joignaient les clefs du cambrioleur, le couteau de l’assassin, le poisson du mac… et parfois leurs cris de haine, « mort aux traîtres », « mort aux juges », « que la société crève ! ». Et leurs désespoirs, « Adieu aux amis », « Adieu à ma femme », « Je pars au bagne, je vous laisse Paname et la rue de la Chapelle ». Les hommes d’aujourd’hui s’habituent à n’être rien, plus rien que le seul goutte-à-goutte des heures perdues, inutiles et vaines. De nos jours à Fleury comme à Fresnes, on s’encourage au nom de son quartier. Et parfois la poétique est au rendez-vous. 14 Infinitif présent.p65 14 03/09/2010, 10:26 À « La banane en force ! » répond « Les musiciens nous rejoignent dans la danse ! ». Et dans un coin de la salle d’attente de l’infirmerie du D4 de Fleury, je découvre un littéraire « Les petits princes de SaintEx te saluent » et, sur le mur opposé, un fameux « Jean Moulin entre en résistance ! ». Je n’affiche jamais les photos de mes proches ou des camarades. Je les conserve dans un album laissé en cadeau par un jeune Marocain des Minguettes. (Quelques mois après son expulsion, Driss a été liquidé dans un règlement de compte entre trafiquants de chichon près de Benidorm.) Depuis (pendant treize ans), l’album m’a suivi dans mon voyage carcéral. Son épiderme de plastique part en lambeau. Sa silhouette s’est empâtée. Quelques photos de Nathalie, d’autres de mes enfants encore enfants alors qu’à cette heure ils sont adultes et que je suis grand-père. Des photos de Joëlle en jeune collégienne au lycée Balzac, porte Clichy. Sur l’une d’elles, trois filles en jeans pattes d’éph discutent en riant, une copine chevauche un Solex. C’était l’époque des grèves contre les lois Debré, en 1973. Les moments de première politisation. En vrac, un tas d’autres tirages au fil des années dans les diverses prisons jusqu’à la dernière, le quartier des femmes du CD de Bapaume. À chaque page, je retrouve différents visages de prisonniers et de prisonnières politiques. Une vingtaine de camarades à la prison spéciale des femmes de Latina au sud de Rome. Plus bas les mêmes, cinq années plus tard. Je reconnais Caterina, Maria-Pia, 15 Infinitif présent.p65 15 03/09/2010, 10:26 Rosa, Susanna, Ana et Gloria… Des hommes aussi nombreux à Trani sur les rives de l’Adriatique. Et encore de nouvelles femmes à Francfort, Eva entre Ingrid et Gisela assises sur un tapis oriental, d’autres à Cologne installées sur des coussins de velours marron et vert, Krista, Kristine, Sieglinde et Ingrid… Au printemps, quelques semaines avant qu’ils n’arrêtent Ingrid, je la rencontrais régulièrement. Une des dernières fois, nous nous sommes retrouvés sur la place Sainte-Catherine à Bruxelles où nous mangions à midi dans un restaurant indou à l’ombre des hautes maisons pointues. Elle venait de se couper les cheveux si court que j’ai passé ma main dans son cou pour retrouver la sensation enfantine d’une nuque à poils ras. Sur l’ultime photo, Ingrid est seule sur une plage de la Baltique. Le ciel, la mer et le sable concourent à un dégradé de gris nostalgique. Elle sourit en écartant les bras comme pour embrasser le monde. Au dos, l’écriture bleue d’Eva. « Ingrid went to the sea as soon as she was released… » Je feuillette parfois ce temps passé ayant le goût de l’eau claire pareil au courant du torrent. Quand serat-il pour moi l’aboutissement du présage d’Aragon ? Toute mémoire est une eau trouble. Que voulez-vous que l’on y voie. Si lentement que l’on s’y noie… Mon passé est à vif. Il se conjugue à l’interminable saison carcérale et se projette sur l’écran noir des cachots. Il ne trouve aucun repos – « Celui qui est 16 Infinitif présent.p65 16 03/09/2010, 10:26 éliminé est mis au repos, mais ne trouve pas le repos » (Brecht). Il agite ses chaînes et son linceul immaculé pareil à un ectoplasme. Quelques pages plus loin, je tombe sur des vues de l’appartement de la rue Sale i Ferré que j’occupais avec Salvador Puig Antich sur les hauteurs de Barcelone. Les volets des fenêtres du dernier étage sont clos, comme si nous venions de quitter la planque ou quand, les jours de canicule, torse nu, nous prenions le café dans des tasses de porcelaine bleue. La photo au-dessous est une vue de l’escalier longeant le Manicomio (l’asile psychiatrique) – l’angle de vue de la fenêtre de ma chambre. Quelques instants après la fusillade de l’avenue Fabra i Puig, je le dégringole quatre à quatre, vêtu d’un pull écarlate à col roulé. Les deux sacs militaires dissimulant les armes du commando pèsent leur poids d’acier et fleure la poudre brûlée. Le lendemain, les journaux me baptisent « l’homme au pull rouge ». Pour Salvador et moi, cette affaire s’est conclue un an plus tard devant un conseil de guerre : la peine de mort. De ce temps, on m’appelle Sebas, je suis en cavale et je survivrai. Par contre, un matin de mars, en 1974, Salvador sera garrotté. Au verso, dans sa cellule de Novara, Natalia, originaire de l’Alguer (la petite plaine côtière à la pointe nord de la Sardaigne où l’on parle catalan) porte au cou un keffieh et sur ses frêles épaules un pull rouge. Finalement Natalia a épousé Vittorio, prisonnier à Trani, et quelques mois plus tard, ils ont été libérés comme la plupart de leurs camarades des Brigades 17 Infinitif présent.p65 17 03/09/2010, 10:26 rouges – Parti de la Guérilla. Sur le panneau d’affichage au-dessus de sa table de métal blanc, elle a épinglé une mappemonde, un drapeau palestinien et une minuscule photo du Che, si petite qu’elle pouvait passer pour la photo d’un proche ou d’un fiancé. Plus les guérilleros ont marché dans les pas du camarade Guevara et plus la photo qu’ils affichent est graduellement modeste. Exception faite du Chibani, à l’autre rive de la coursive du deuxième sud de la centrale de Lannemezan ; il a fixé derrière son lit une immense tenture carmin frappée du visage christique de notre Comandante. Il prétend que c’est pour masquer le mur délabré, les taches et les fissures à peine colmatées de plâtre clair. Wallid, un gremlin du quartier du Mirail, l’a dégottée à l’atelier des chiffons et l’a remontée sous son blouson. Répondant aux prénoms chrétien de Georges et musulman d’Ibrahim, le camarade est originaire d’une petite ville du Nord-Liban à quelques kilomètres de la frontière syrienne. Il a toujours été du camp du peuple dans les multiples guerres qui ravagèrent le Moyen-Orient dans les années soixante-dix. Avec les Palestiniens quand ils furent attaqués par la réaction libanaise et avec la gauche dans l’interminable guerre civile. Celle-ci n’était pas conclue lorsqu’il fut arrêté et depuis il tourne dans les centrales de sécurité, bientôt vingt-trois ans. Sur le carrelage, des piles de Safir (le quotidien de Beyrouth) s’amoncellent. Et sa cellule est un savant dosage entre espace vital et papier accumulé. Il déplace deux énormes paquets de brochures pour que je m’assoie sur le bord du lit. 18 Infinitif présent.p65 18 03/09/2010, 10:26 « Rien de neuf ? » Le rituel de la question fait que nous n’y mettons plus aucune intonation. L’immobilité de nos situations nous a transformés en vampires d’informations. « J’ai téléphoné à mon frère de Tripoli, il me dit que tout va bien. » Alors que je m’apprête à saisir la cafetière dont le gargouillement annonce la fin de l’opération, il interrompt mon geste. « Non, non… laisse-la chanter ! » Sa voix couvre les crachotements de la radio. Perpétuellement, le Chibani est à l’écoute des programmes de la BBC en arabe et me fait penser aux mots de Nazim Hikmet : Comme dans les grands bouquins Il y a des choses cachées en lui. Il a de l’intérêt pour les hommes intelligents, Les nouvelles à la radio Et pour les devinettes… Hier le speaker a annoncé une nouvelle fois la possibilité d’une transaction pour sa libération. « Ils ne comprennent rien, pourtant il n’y a pas trente-six solutions. Nous n’effectuons pas une peine judiciaire, il s’agit d’une peine d’extermination. Soit nous nous repentons et nous tuons nous-mêmes le pourquoi nous avons combattu. Nous, les guérilleros, mais aussi notre génération entière, celle de 68, de Septembre noir, du Vietnam, de l’Angola… Soit ils nous gardent jusqu’à ce que nous ne tenions plus 19 Infinitif présent.p65 19 03/09/2010, 10:26 debout. Que nous soyons tout juste bons à aller crever dans un hôpital. » Et il s’en fallut de peu qu’il en soit ainsi, un matin pluvieux du mois d’avril. Pris d’un malaise, le Chibani est tombé à la renverse. Sa tête en frappant le goudron a émis le son d’une noix de coco qui se brise. À son retour de l’hôpital, Txistor l’a embrassé et, comme le Basque a survécu à une tumeur cérébrale, il a conclu avec son accent de Bayonne : « On est beau, moi je suis trépané et toi t’es fêlé ! » Dans les deux tasses sur la table, près du clavier de l’ordinateur, le Chibani verse le contenu de la cafetière italienne, puis reprend sa lugubre litanie. « La prison jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ils ne peuvent plus supporter que nous vivions à l’extérieur avec nos idées révolutionnaires. » J’acquiesce en tendant la main vers le liquide brûlant. « Parce que nos idées portent toujours l’axiome du primat de la pratique. Tu te souviens, “le devoir des révolutionnaires est de faire la révolution”. Nous n’affichons pas nos idées, nous n’avons pas une opinion pour mieux nous en servir comme alibi à ne rien faire, nous sommes entièrement l’idée. Nous la vivons comme partie d’elle-même. » Je porte la tasse de café à mes lèvres. Sur le vernis clair, mon prénom (en calligraphie scolaire de pleins et de déliés) est surmonté d’une étoile rouge et à l’opposé une faucille et un marteau complètent la décoration. Travaillant à l’atelier de poterie, Ra20 Infinitif présent.p65 20 03/09/2010, 10:26 chid nous a tourné un service sur mesure. « Des communistes comme vous, ils méritent d’avoir de belles tasses communistes ! » Aux murs de sa cellule, dans la sinistre prison de Stammheim – pour certains événements, le nom du lieu est indispensable – Eva a pendu tête en bas des bouquets de fleurs séchées. Sur la tablette au-dessus du miroir, elle range un pot d’Ovomaltine. Je souris à ce cylindre de carton orangé. De retour des commissions au Suma de Fontainebleau – maintenant je n’ai plus peur des détails –, je devais toujours en ramener une boîte. « Ah vatch, tu as oublié ! – Quoi ? – La Ovomaltine ! » Elle me scrutait au fond des yeux et comme je mentais très mal, en riant, elle me bourrait l’épaule de coups de poing. Sur la photo, un T-shirt aux rayures bleu et jaune est étendu sur le radiateur. Je le reconnais. Une aprèsmidi, elle le portait allongée sur l’herbe au bord de l’étang de notre ferme du Pont-aux-Dions. Nat péchait d’affreux poissons-chats. Eva lisait au soleil. Pendant que je m’étais endormi, elles avaient parlé d’un arrangement pour nos vies quotidiennes. Et dès mon réveil, complices, elles se taisaient. Sous la couverture translucide de l’album, une tresse de cheveux roux, Joëlle me l’a envoyée au début de notre détention, façon de m’accompagner au cours de ces années. Dix-sept ans après, en mai dernier, ils l’ont libérée de la prison de Bapaume pour 21 Infinitif présent.p65 21 03/09/2010, 10:26 une suspension de peine ayant des airs de « Va crever ailleurs, on t’a assez vue traîner par ici ». Depuis mon retour à Lannemezan, je lui téléphone autant que je le peux, tous les jours et deux fois quand j’en ai la possibilité, le matin et en fin d’après-midi vers 5 heures après que les gars remontant de l’atelier se sont précipités dans les cabines et y ont dépensé leur quota d’unités. Je n’ai toujours pas intégré l’idée qu’elle va mourir. Elle habite désormais dans la maison de ses parents en Bourgogne. Je connais l’endroit. Il a servi à diverses réunions générales après l’amnistie de 81. Des groupes étaient venus du Sud, de Lyon et du Nord. Nous avions revu des camarades de la vieille gauche prolétarienne, des autonomes des années 77-78, des anti-impérialistes, des proches des prisonniers allemands et des communistes italiens. Avec Joëlle, nous sommes si proches depuis tellement longtemps et nous ne faisions qu’un dans la résistance que nous leur avons opposée, dans la clandestinité et aujourd’hui dans la prison. Avec Nat et Georges, ils nous présentaient comme les « quatre d’Action directe ». Nous qu’ils ont engloutis dans les QI pour nous briser et casser cette communauté politique et humaine. Je compose sur le cadran de la cabine mon code personnel : O23. Le règlement me donne droit à vingt numéros. Le dix-neuvième est celui de Joëlle. L’ordinateur pénitentiaire fait le reste. J’entends distinctement le clac du branchement de l’enregistrement. « Salut toi. » Sa voix est claire. Et à mon interrogation à propos de son état de santé, elle cite un extrait du Talon de fer : « L’évolu22 Infinitif présent.p65 22 03/09/2010, 10:26 tion sociale est désespérément lente, n’est-ce pas ma chérie ? » Ce n’est pas la première fois qu’elle aborde ainsi sa maladie. Quel est le rapport ? La libération sociale et la guérison ? Le corps-à-corps avec la mort. Un combat, agûnia en grec (Mit dem Tode ringen). Semaine après semaine, le cancer ronge ses poumons et son cerveau. Mais elle se bat encore. Elle gobe à heure fixe les cachets de chimio comme les anciens tiraient les dernières cartouches sur des barricades parisiennes. Dans la guérilla, nous l’appelions Pascale ou encore Belette. Au cœur de l’album, j’ai découvert au verso d’une des premières photos qu’elle m’a fait parvenir par la bande, trois lignes au crayon à peine lisibles. J’ai dû me lever et m’approcher de la lumière du jour pour les déchiffrer. « Nat a eu ce commentaire. Je ressemble désormais à un panda éclatant à force d’efforts pour te plaire… Et je n’ai plus une tête de belette… » Le 21 décembre, Claude est libéré et je récupère sa cellule. En vieux ratier, il porte haut son statut d’ancien. Il arbore une toison argentée, quelques cicatrices et l’œil gauche à l’iris pâle. Discret, jamais il ne nous a raconté comment il fut éborgné. « Je te la laisse, j’espère qu’elle te portera chance ! Et puis je l’abandonne à un bon mec, et ça me – il cherche ses mots – non pas que ça me fasse plaisir… enfin tu me comprends… je préférerais te savoir dehors. » 23 Infinitif présent.p65 23 03/09/2010, 10:26 DU MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE Les Viscères polychromes de la peste brune (avec 21 interventions de Dado), 2009. CHEZ D’AUTRES ÉDITEURS Le Prolétaire précaire (avec Nathalie Ménigon, Joëlle Aubron et Régis Schleicher), Acratie, 2001. Je hais les matins, Denoël, 2001. Paul des Épinettes ou la Myxomatose panoptique, L’Insomniaque/Agnès Viénot, 2002. Le Roman du Gluck, L’Esprit frappeur, 2003. Lettre à Jules suivi de Les Voyages extraordinaires des enfants de l’Extérieur, Agone, 2004. La Part des loups, Agone, 2005. Le Capital humain, L’Arganier, 2007. De mémoire (1), Les jours du début : un automne 1970 à Toulouse, Agone, 2007. Chroniques carcérales, 2004-2007, Agone, 2008. De mémoire (2), Le deuil de l’innocence : un jour de septembre 1973 à Barcelone, Agone, 2009. Paul des Épinettes et moi. Sur la maladie et la mort en prison, Agone, 2010. © SNELA La Différence, 30, rue Ramponeau, 75020 Paris, 2010. Infinitif présent.p65 4 03/09/2010, 10:26