Gérer les rapports de pouvoir

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Gérer les rapports de pouvoir
Gérer les rapports de pouvoir
Marc Thiébaud
Novembre 1995
L'analyse des relations de pouvoir est importante à deux titres au moins:
a) Pour développer la coopération que peuvent avoir les autres entre eux
Cela suppose de tenir compte de leurs enjeux, intérêts et relations, et par conséquent, de
comprendre leurs rapports de pouvoir et ce qui peut les mobiliser.
b) Pour développer les ressources de pouvoir à sa disposition et gérer les contraintes qui
limitent sa marge de manœuvre.
Agir dans la réalité nécessite des moyens pour l'influencer. Il importe donc d'être en
mesure d'analyser les relations de pouvoir dans lesquelles on est impliqué, de s'y
positionner et de mobiliser, si besoin est, des sources de pouvoir supplémentaires pour agir
efficacement.
On présentera ci-dessous les principaux aspects de l'analyse des relations de pouvoir sur
lesquels peut s'appuyer une réflexion stratégique.
Accepter la réalité du pouvoir, c'est reconnaître qu'en fin de compte les relations au travail
sont inévitablement marquées, dans une mesure qui peut varier certes, par des divergences et
des conflits tout au moins potentiels.
Le terme de pouvoir est utilisé ici dans le sens le plus général: A a du pouvoir sur B dans la
mesure où il peut faire faire à B quelque chose que B ne ferait pas sans l'intervention de A.
Dans cette perspective, l'autorité n'est qu'un aspect particulier du pouvoir, avant tout formel:
lorsque le pouvoir est socialement institutionnalisé, organisé, justifié, légitimé, il devient
autorité. La notion d'influence, quant à elle, renvoie davantage aux aspects informels et au
processus par lequel le pouvoir est actualisé. Influence et pouvoir sont cependant souvent
utilisés comme des synonymes.
Le pouvoir n'est pas un bien accumulable qu'on utilise à certains moments. C'est l'un des
aspects d'une relation entre deux ou plusieurs personnes ou groupes. L'autre aspect est la
dépendance. A a du pouvoir sur B car B dépend de A, a besoin de A pour atteindre un objectif
visé, qui peut se situer dans des domaines très divers. Pouvoir et dépendance sont l'inverse l'un
de l'autre.
© Marc Thiébaud
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A
A
Pouvoir
Dépendance
B
B
Le caractère « relationnel » du pouvoir renvoie à trois aspects:
• la dépendance,
• la réciprocité (le pouvoir ne se situe jamais uniquement d'un seul côté),
• le déséquilibre (la relation est plus favorable à l’un des acteurs).
Le pouvoir est donc un phénomène relatif et subjectif (lié à des aspects perceptifs et cognitifs).
C'est une relation, caractérisée par un certain déséquilibre. Le pouvoir réside
implicitement dans la dépendance de l'autre
M. Crozier et E. Friedberg (1977) ont développé l'analyse stratégique comme outil pour
comprendre comment s'élaborent les relations de pouvoir en fonction des stratégies des acteurs.
Ils postulent que chaque acteur va user de sa marge de liberté pour sauvegarder, défendre,
acquérir ce qu'il considère comme un enjeu de la situation. Cet enjeu, c'est ce qu'il a à gagner ou
à perdre dans la situation. L'enjeu est lié à la situation dans laquelle il se trouve.
L'analyse stratégique cherche à comprendre les marges de pouvoir et les logiques d'action
(stratégies) des personnes dans une relation donnée. A cet effet, on proposera ci-après une
démarche en six phases pour analyser et gérer ses relations de pouvoir.
Analyser et gérer les rapports de pouvoir
1) Identifier les acteurs en présence et les relations impliquées
2) Analyser la situation et le contexte environnant
3) Apprécier les enjeux valorisés et les objectifs recherchés par
chaque acteur
4) Étudier la marge de manoeuvre de chaque acteur (ressources
d’influence et contraintes vécues dans chaque relation)
5) Identifier et évaluer les stratégies (actuelles et potentielles) des
différents acteurs
6) Développer des scénarios d’actions possibles et soupeser leurs
effets probables
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A noter que l’analyse et la gestion des rapports de pouvoir se base sur des éléments qui sont
toujours des perceptions subjectives de la situation et du comportement des acteurs. En
conséquence, il importe d’affiner et de préciser progressivement ces éléments. En ce sens, il
s’agit de procéder par aller et retour d'un point à l'autre de la grille d’analyse proposée.
1) Clarifier les acteurs en présence et les relations impliquées
L’important consiste ici à identifier les acteurs qui peuvent avoir une influence directe ou
indirecte (par personne interposée) prépondérante dans l’évolution des rapports de pouvoir
que vous cherchez à gérer.
2) Analyser la situation et le contexte environnant
Il s’agit de prendre en compte les caractéristiques du milieu concerné et la manière dont il
peut influencer le déroulement des rapports de pouvoir. On considérera notamment les
questions suivantes:
• Qu’est-ce qui est permis (versus interdit) dans le contexte environnant du point de vue
de l’exercice du pouvoir
• Qu’est-ce qui structure et contraint l’exercice du pouvoir dans l’organisation pour les
différents acteurs concernés?
3) Apprécier les enjeux valorisés et les objectifs recherchés par chaque acteur
On peut faire une distinction dans une situation et une relation de travail entre:
- enjeux positifs: ce qu'on souhaiterait pouvoir augmenter (ou ne pas voir diminuer),
- enjeux négatifs: ce qu'on souhaiterait éliminer (ou ne pas voir s'accroître).
Les questions clés à se poser à ce niveau sont les suivantes:
• Par quels événements-problèmes les acteurs sont-ils particulièrement mobilisés ?
• Quels sont leurs enjeux (ce qu'ils ont à gagner ou à perdre)?
• Quelles sont les objectifs (buts) des acteurs (dans les différentes relations) ?
• Quels sont les objectifs et enjeux du changement envisagé
• Comment s'articulent-ils avec les enjeux et objectifs des autres acteurs ?
4) Étudier la marge de manoeuvre de chaque acteur (ressources d’influence et
contraintes vécues dans chaque relation)
Le pouvoir vient de la capacité de rendre les autres dépendants et de contrôler les
événements qui peuvent influencer leur avenir. Pour ce faire, un acteur peut s'appuyer sur
de nombreuses ressources différentes.
De manière générale, celles-ci peuvent être fondées sur deux aspects:
• leur degré de légitimité (qui conduit l'autre à les reconnaître (ou à s'y soumettre;
• leur degré d'opportunité (qui procure un pouvoir « de fait » par un contrôle plutôt
informel ne reposant sur aucune base dite légitime): opportunité liée au fait d'être « au
bon moment au bon endroit » et d'être ainsi en mesure de contrôler une zone
d'incertitude qui devient enjeu de pouvoir.
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On explorera ici les questions suivantes:
• Quelles sont les ressources des acteurs (sources d'influence, atouts, marges de
manoeuvre, etc.)?
• Quelles sont leurs contraintes ? (faiblesses, limites, zones d'incertitudes non maîtrisées,
règles formelles et informelles qu'il serait trop coûteux de remettre en question,
dépendances, obstacles rencontrés, etc.)?
• De quelle marge de manoeuvre dispose-t-on dans les relations avec ces acteurs
(ressources potentielles, actuelles ; contraintes potentielles, actuelles)?
• Quelles possibilités a-t-on de modifier cette marge de manoeuvre ? d’augmenter les
ressources ? De diminuer les contraintes?
• Comment peut-on actualiser le potentiel d'influence? Quelles opportunités peut-on
saisir?
Sur la page suivante sont listées quelques sources d’influence fréquentes (cette liste n’est
bien sûr pas exhaustive).
En ce qui concerne les contraintes: comme nous l'avons vu ci-dessus, pouvoir et
dépendance sont l'inverse l'un de l'autre. Analyser les contraintes revient à étudier les
aspects de dépendance d'un acteur dans ses relations par rapport à ses enjeux et sa situation.
Par ailleurs, des contraintes structurelles, matérielles, des règles formelles et informelles,
etc. limitent les possibilités d'action. Une situation organisationnelle ne contraint cependant
jamais totalement les acteurs qui gardent toujours une marge de liberté et de négociation.
5) Identifier et évaluer les stratégies (actuelles et potentielles) des différents acteurs
Les stratégies développées par un acteur sont fonction à la fois:
• de la relation et du rapport ressources-contraintes vécu,
• des objectifs et enjeux,
• de la capacité à valoriser ses ressources et à saisir les opportunités qui peuvent se
présenter selon les circonstances.
On notera que les stratégies ne renvoient pas nécessairement à des comportements calculés
et clairement conscients à l'avance. La notion de stratégie correspond à la résultante des
comportements d'un acteur du point de vue de la rationalité et de la logique d'action qui les
sous-tend. Elle inclut donc l'idée d'opportunisme et d'action intuitive ou décidée
fortuitement.
On se posera les questions suivantes:
• Pour chaque acteur, dans les différentes relations impliquées, quelles sont les stratégies
déjà mises en oeuvre ? et les stratégies mobilisables?
• Dans l'ensemble, quelles alliances, coalitions, oppositions se dessinent ?
• Quelles stratégies peut-on développer ? Quelles alternatives stratégiques peut-on
envisager ?
• Quels en sont les avantages (gains escomptés) ? Les inconvénients (coûts, risques
perçus, effets secondaires) ?
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SOURCES D'INFLUENCE
•
RESSOURCES PLUTÔT LIÉES A LA PERSONNE:
Compétences pertinentes
Charisme (pouvoir dit de « référence »)
Légitimité personnelle
Crédibilité / Réputation
Habiletés de communication / persuasion
•
RESSOURCES PLUTÔT LIÉES AU RESEAU ET A LA POSITION:
Sanctions / Récompenses
Alliances / Coalitions
Relations avec « l'extérieur »
Accès aux lieux de décision / aux décideurs
Informations stratégiques / Réseau d’information
Contrôle de ressources (temps / personnel / argent / etc.)
Position centrale, indispensable / fort impact des résultats obtenus
Visibilité des performances (aux yeux des gens influents)
Difficulté à être remplacé (être devenu « indispensable »)
Position hiérarchique formelle
Possibilités d'utilisation ou de négociation des règles
Contrôle d'incertitudes majeures
Remarque: Les ressources de pouvoir ne sont opérantes dans une relation donnée que si elles sont
pertinentes par rapport aux enjeux valorisés dans cette relation. La dépendance que peut vivre
l'autre est évidemment liée aux enjeux qu'il valorise.
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Quantité de stratégies peuvent être développées et il est impossible d'en faire une liste
suffisamment complète pour être utile. Ces stratégies peuvent être analysées du point de
vue des ressources de pouvoir qu'elles mobilisent. Ainsi, on peut distinguer:
• Les stratégies jouant sur l'incertitude: manipuler la prévisibilité de son comportement
propre et de celui des autres, élargir sa propre marge de liberté et d'arbitraire et réduire
celle des autres;
• Les stratégies d'alliance ou de coalition: entretenir un réseau de bonnes relations avec
des personnes influentes ou susceptibles de devenir des alliés;
• Les stratégies utilisant la peur des sanctions: s'appuyer sur son autorité formelle pour
user de l'intimidation en critiquant publiquement une personne ou en exerçant la
pression de menaces;
• Les stratégies basées sur le principe de la réciprocité et de la négociation: échanger
des avantages pour des contreparties;
• Les stratégies de persuasion: se baser sur le raisonnement ou faire appel à des valeurs
partagées pour convaincre l'autre;
• Les stratégies d'influence par l'induction de sentiments d'identification: utiliser son
charisme pour « convertir » les autres.
On peut constater que ces stratégies peuvent agir pour la plupart de façon plus ou moins
directe ou indirecte:
• Une stratégie directe est plus précise et ciblée et elle utilise plus explicitement les
ressources de pouvoir. Ainsi, la persuasion s'effectuera en mettant en avant des faits
précis qui confronte l'autre, la négociation prendra la forme d'un marchandage très
concret.
• Une stratégie indirecte agit de manière plus diffuse et détournée en faisant appel à la
notion de potentialité d'action plutôt qu'en agissant réellement. Elle s'appuie davantage
sur la perception et la projection des autres; elle vise ultimement à ce que les autres
agissent dans son sens tout en pensant qu'une telle action sert leurs objectifs personnels.
Ainsi en est-il du développement de l'influence charismatique. La persuasion agira en
faisant appel à des valeurs morales, la négociation se fera au niveau des sentiments de
redevabilité induits chez les autres, etc.
De manière générale, on peut par ailleurs cataloguer les comportements en deux grandes
catégories stratégiques: défensives et offensives.
De manière générale, pour développer des rapports de pouvoir constructif, il est préférable
d'utiliser des stratégies directes plutôt qu'indirectes et explicites plutôt qu'implicites (règle
de transparence).
Il vaut mieux utiliser les stratégies qui n'épuisent pas les ressources (utiliser la raison plutôt
que la force).
Par ailleurs, il faut tenir compte des contraintes de temps (qui rendent par exemple le
recours aux valeurs (ou parfois à la raison) inefficace vu la durée généralement nécessaire
pour qu'il devienne opérant). La force et le marchandage sont plus rapides parce qu’ils
agissent indépendamment du fait que l'on partage ou non les mêmes buts.
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CINQ STRATÉGIES PRINCIPALES:
1) PAR LA RAISON : Persuader sur des faits, besoins, arguments logiques
(« Je veux que vous fassiez ceci parce que c’est logique, juste, nécessaire... »)
2) PAR LES VALEURS : Partager la confiance, «éduquer» à des valeurs
(« Je crois en ceci, mes/nos principes sont... »)
3) PAR L’ÉCHANGE : Marchander, négocier (forme directe)
Rendre l'autre redevable
(« Si vous faîtes ceci, vous gagnerez cela »)
(« Je vous ai accordé telle faveur, je compte donc que vous... »)
4) PAR LA FORCE : Menacer, exercer de la coercition (forme directe)
Intimider, faire pression de manière subtile (forme indirecte)
(« Si vous ne faîtes pas ceci, vous pourriez le regretter, on ne sait pas ce qui
pourrait arriver»)
(« D’autres dans le groupe ont accepté, quelle est votre décision? »)
5) PAR LA MANIPULATION : Influencer, par n'importe quel moyen,
en camouflant ses intentions, en trompant l'autre
Le choix dépend bien sûr des sources de pouvoir dont on dispose dans la relation (p. ex. on
n'aura quelque intérêt à utiliser la force que si l'équilibre est nettement en défaveur de
l'autre).
6) Développer des scénarios d’actions possibles et soupeser leurs effets probables
On cherchera enfin à apprécier la meilleure manière d’agir en élaborant les tactiques
d’influence à mettre en oeuvre et leur agencement dans le temps sous forme de scénario.
On explorera des questions du type suivant:
• Quels scénarios pourraient être imaginés pour la mise en oeuvre pratique d'une ou
l'autre des alternatives stratégiques retenues?
• Quels effets peut-on anticiper? Comment l’équilibre des rapports de pouvoir risque d’en
être affecté?
REFERENCES
Aubert, N. & al. (1996). Diriger et motiver. Paris: Interéditions.
Crozier, M. & Friedberg, E. (1977). L'acteur et le système. Paris: Seuil.
Morin, P. (1985). Le management et le pouvoir. Paris: Les Ed. d'Organisation.
Muller, J.L. (1986). Le pouvoir dans les relations quotidiennes. Paris: Les Ed. d'Organisation.
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