Les protéines de l`émail dentaire Étude immunocytochimique de l

Transcription

Les protéines de l`émail dentaire Étude immunocytochimique de l
NOTE ORIGINALE
Les protéines
de l'émail dentaire
Étude immunocytochimique
de l'amélogenèse
Antonio Nanci, Charles E. Smith
A
ADRESSES
A. Nanci : département de stomatologie,
faculté de médecine dentaire, université de
Montréal, CP 6128, succursale A, Montréal,
Québec, Canada H3C 3J7.
C E . Smith : department of anatomy McGill
university 36-40 University Street Montréal,
Québec, Canada H3A 2B2.
42
u cours de l'organogenèse de la dent, certaines cellules provenant
de l'épithélium de la
cavité buccale primitive se différencient en améloblastes. Ces cellules synthétisent et
sécrètent la matrice organique de
l'émail [1, 2]. Ensuite, au cours
de la phase de maturation, ces
améloblastes changent de morphologie et présentent une surface soit
lisse, ou irrégulière et invaginée [2]. Il est, en général,
reconnu que les améloblastes au
stade de maturation ne synthétisent plus la matrice organique ;
par ailleurs, il a été suggéré que
les améloblastes à surface irrégulière participent à la résorption de
la matrice déposée au cours du
stade de sécrétion [1-3]. Simultanément au retrait de la matière
organique, il y a un influx massif de calcium [1, 2]. Il en résulte
l'édification du tissu le plus dur
de l'organisme humain, composé
a p p r o x i m a t i v e m e n t de 97 %
d'une
substance
minérale
( l ' h y d r o x y a p a t i t e ) , de 2,5 %
d'eau et de 0,3 % de matière
organique [4].
La matrice organique de l'émail
est constituée de deux classes
principales de protéines : les amé-
logénines et les énamélines. Elles
se différencient dans leur composition en acides aminés, leur poids
moléculaire, leur comportement
sur gel d'électrophorèse et leur
affinité
pour
l'hydroxyapatite [5-7]. Même si elles semblent
avoir des sites antigéniques similaires [5, 8], on ne sait cependant
pas si elles proviennent d'un seul
gène [9] ou si elles représentent le
produit de plusieurs gènes distincts [10]. Les amélogénines et
les énamélines interagissent au
niveau extracellulaire avec les ions
calcium et phosphate afin de contrôler la formation et l'organisation des cristaux d'hydroxyapatite
de l'émail.
Dans le but de mieux comprendre les mécanismes de formation
de l'émail, nous avons étudié la
synthèse, la sécrétion et la dégradation des protéines de l'émail.
Des incisives de rats et de souris
ont été utilisées comme modèle
expérimental en raison de leur
croissance ininterrompue, ce qui
permet de retrouver dans une
seule dent toutes les étapes de
l'amélogenèse. En outre, il a été
démontré que l'émail de l'incisive
de rat présente de nombreuses
similitudes avec l'émail des dents
humaines [11].
m/s n° 1 vol. 4, janvier 88
Figure 1. Les améloblastes, au stade de sécrétion, possèdent un prolongement cellulaire à la partie apicale, appelé prolongement de Tomes, qui
est entouré d'émail et dans lequel s'accumulent les grains de sécrétion
(gs). Ces grains ainsi que l'émail sont marqués par des particules d'or. (Voir
définition du prolongement de Tomes dans la 3e note au bas de cette page).
(x 42 000.)
Dans cet article, nous présentons
une synthèse de nos travaux
immunocytochimiques sur l'amélogenèse [12, 13].
Matériel et méthode
• Anticorps. Des anticorps polyclonaux de lapin ont été préparés
contre des amélogénines de souris et leur spécificité a été vérifiée
par immunoprécipitation, immunoblotting* et immunofluorescence.
Ces anticorps nous ont été fournis par le laboratoire du Dr H . C .
Slavkin [8, 14].
• Préparation des tissus. Des souris
CD-1 mâles (20-25 g) et des rats
Wistar mâles (90-100 g) sont anesthésiés au pentobarbital de sodium
et perfusés par voie intracardiaque
avec du lactate de Ringer, suivi
de glutaraldéhyde 1 % dans un
tampon cacodylate 0,08-0,1 M, à
pH 7,3 pendant 10 à 20 minutes.
Les mandibules sont disséquées et
immergées pendant deux heures
dans le même fixateur. Après
lavage dans un tampon cacodylate
0,1 M, elles sont décalcifiées dans
l'EDTA (acide éthylène diaminotétra-acétique) 4,13 % à 4° C
durant deux semaines [15]. Des
segments d'incisive entourée d'os
sont ensuite post-fixés avec de
m/s n° 1 vol. 4, janvier 88
l'osmium réduit au ferrocyanure
de potassium [16], déshydratés à
l'acétone et enrobés dans l'Épon.
Des coupes fines d'améloblastes
aux stades de sécrétion et de
maturation sont faites avec un
couteau de diamant sur un ultramicrotome Reichert Ultracut E ;
elles sont recueillies sur des grilles de nickel recouvertes d'un film
Formvar-carbone.
• Marquage immunocytochimique. La
technique de la protéine A-or
(protéine A couplée à de l'or colloïdal) modifiée pour la détection
de sites antigéniques sur tissus
osmifiés est utilisée [17, 18].
En bref, les grilles supportant les
coupes de tissu flottent pendant
une heure sur une solution saturée de métaperiodate de sodium ;
elles sont lavées à l'eau distillée et
placées pendant 5 minutes sur une
goutte de tampon phosphate
* Immunobloting ou western blot : séparation électrophorétique des protéines, transfert sur filtre de nitrocellulose, puis détection immunologique à l'aide d'un
anticorps spécifique de l'antigène étudié.
"La grille flotte sur la goutte ; elle n'est pas dans
la goutte.
* * * Le prolongement de Tomes est une extension cytoplasmique de la partie apicale de l'améloblaste secrétaire dans laquelle s'accumulent les granules de sécrétion et où leur contenu est sécrété à deux sites distincts de sa membrane [22].
0,01 M (PBS) contenant 1 %
d'ovalbumine** et ensuite transférées sur une goutte d'anticorps
dilué
1:10 avec du P B S ovalbumine. Après une heure
d'incubation, elles sont lavées au
PBS puis incubées avec le complexe protéine A-or [18] pendant
30 minutes à la température de la
pièce. Après un autre lavage au
PBS suivi d'eau distillée, elles sont
colorées à l'acétate d'uranyl et au
citrate de plomb. La quantification de la réaction immunocytochimique est faite en mesurant sur
des photos la surface et le nombre de particules d'or des divers
organites cellulaires à l'aide d'un
analyseur d'images manuel M O P III. Les mesures individuelles
(particules/µm 2 ) sont réunies et
exprimées comme la moyenne
plus ou moins l'écart-type.
L'anticorps absorbé avec un excès
d'antigène, un sérum pré-immum
et le complexe protéine A-or seul
sont utilisés pour le contrôle de la
spécificité du marquage.
Résultats
La fixation à la glutaraldéhyde
1 % suivie d'une post-fixation à
l'osmium réduit au ferrocyanure
de potassium permettent une conservation ultrastructurale adéquate
des améloblastes et suffisamment
de rétention d'antigénicité des
protéines de l'émail pour leur
détection
immunocytochimique
sur coupes. La bonne conservation ultrastructurale ainsi que la
petite taille des particules d'or
(approximativement 14 nm) permettent une localisation précise
des complexes antigène-anticorps.
• Améloblastes de sécrétion. Un marquage immunocytochimique spécifique est détecté sur les améloblastes au stade de sécrétion [12,
13]. Des particules d'or apparaissent sur le réticulum endoplasmique rugueux, les saccules de
l'appareil de Golgi, les granules
de sécrétion immatures et matures associés au Golgi et les granules qui s'accumulent dans le
prolongement de Tomes***
{figure 1). La matrice extracellulaire de l'émail est fortement mar-
43
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Figure 2. Le réticulum endoplasmique rugueux (REG dans l'encart) et
l'appareil de Golgi des améloblastes au stade de maturation sont marqués par des particules d'or, soulevant ainsi la possibilité pour ces cellules d'être encore capables de synthétiser des protéines de l'émail. Les
corps multivésiculaires (cmv) sont fréquemment et intensément marqués. (x
42 000 ; encart x 60 000.)
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44
quée jusqu'à la jonction énamodentinaire. Les lysosomes pâles et
denses et les corps multivésiculaires montrent également un marquage par des particules d'or. Peu
de particules d'or sont présentes
sur les mitochondries et les
noyaux. Ce marquage est considéré comme un indice du bruit de
fond non spécifique.
• Améloblastes de maturation. Au
début de la phase de maturation,
les deux types d'améloblastes, à
surface lisse et invaginée, montrent un marquage immunocytochimique spécifique [13]. Leurs
lysosomes et corps multivésiculaires contiennent des particules d'or
(figure 2). Le réticulum endoplasmique rugueux (figure 2, encart),
l'appareil de Golgi (figure 2) et des
petits grains ressemblant à des
granules de sécrétion sont aussi
marqués. On note également des
particules d'or sur la matrice
extracellulaire de l'émail et le
matériel granuleux présent dans
les replis membranaires des améloblastes à surface irrégulière.
Le marquage des organites de
synthèse et de sécrétion, contrairement aux concepts actuels, soulève la possibilité que les améloblastes de maturation sont encore
biosynthétiquement actifs. Cette
possibilité a été étudiée par radioautographie après injection de
3
H-méthionine et les résultats,
combinés aux résultats immunocytochimiques, confirment que les
améloblastes de m a t u r a t i o n
synthétisent et sécrètent des protéines de l'émail [13].
• Contrôles immunocytochimiques.
Avec les contrôles utilisant l'anticorps absorbé avec un excès
d ' a n t i g è n e s , u n s é r u m préimmum et le complexe protéine
A-or seul, on ne note que quelques rares particules d'or distrim/s n° 1 vol. 4, janvier 88
buées au hasard sur les coupes de
tissu. Le marquage présent sur les
organites de sécrétion, les lysosomes et l'émail est fortement
réduit, démontrant ainsi la spécificité du marquage [12, 13].
• Evaluation quantitative du marquage
immunocytocnimique.
L'analyse
quantitative du marquage immunocytochimique [12, 13] démontre : (a) une concentration de la
densité du marquage le long du
parcours de sécrétion ; (b) une
variation dans l'intensité et la fréquence du marquage des lysosomes et des corps multivésiculaires,
ces derniers étant les plus intensément et les plus fréquemment
marqués ; (c) une fréquence plus
élevée de corps multivésiculaires
dans les améloblastes à surface
irrégulière ; (d) un marquage plus
intense sur la matrice de l'émail
de la zone de sécrétion.
Discussion
La technique immunocytocnimique de la protéine A-or a déjà été
appliquée avec succès à l'étude de
la sécrétion de plusieurs protéines [18]. Nous avons appliqué
cette méthode à haute résolution
à l'étude de la sécrétion et de la
dégradation des protéines de
l'émail par les améloblastes au
cours de l'amélogenèse [12, 13] et
cet article présente une synthèse
de ces travaux.
Nos résultats démontrent que les
protéines de l'émail se concentrent
le long du parcours de sécrétion
et qu'une partie de ces protéines
est dégradée dans les lysosomes
des améloblastes au stade de
sécrétion. Il est impossible de
déterminer par la méthode iramunocytochimique seule, l'origine
des protéines de l'émail présentes
dans les lysosomes. Puisqu'il a été
démontré que les améloblastes au
stade de sécrétion sont capables de
résorber des protéines exogènes [20], les protéines de l'émail
présentes dans les divers lysosomes pourraient provenir de l'extérieur de la cellule par endocytose.
Par ailleurs, elles pourraient également représenter un détournement de protéines nouvellement
m/s n° 1 vol. 4, janvier 88
synthétisées des organites de
synthèse protéique vers les lysosomes. Cette dégradation posttraductionnelle [21[ de protéines
nouvellement formées pourrait
être impliquée dans le contrôle de
biosynthèse et la sécrétion des
protéines de l'émail.
Au début de la phase de maturation, les améloblastes montrent
une présence importante de protéines de l'émail dans les lysosomes. De ces lysosomes, les corps
multivésiculaires sont les plus fréquemment et les plus fortement
marqués. Des protéines se retrouvent également dans les replis
membranaires des améloblastes à
surface invaginée. Ces résultats
confirment la fonction de résorption qu'on attribue généralement
aux améloblastes à surface irrégulière [2, 3]. Le marquage immunocytocnimique de leurs organites
de sécrétion ainsi que les résultats
de l'étude de biosynthèse par
radio-autographie [13] indiquent,
cependant, que les améloblastes
au début du stade de maturation
sont encore capables de produire
et de sécréter des protéines de
l'émail. Tout comme dans le cas
des améloblastes au stade de
sécrétion, une partie de ces protéines nouvellement formées pourrait se retrouver dans des lysosomes.
Ces résultats compliquent donc
l'interprétation des événements
survenants au cours de l'amélogenèse, puisqu'on ne peut plus
considérer que les améloblastes à
différents stades ont des fonctions
exclusives. L'activité sécrétoire
semble étroitement liée aux fonctions dégradatives, et les améloblastes apparaissent donc comme
des cellules multifonctionnelles.
Cette multifonctionnalité fait de
l'améloblaste un excellent modèle
pour étudier les événements
impliqués dans la sécrétion et la
dégradation des protéines en
général
TIRÉS A PART
A. Nanci : département de stomatologie,
faculté de médecine dentaire, université de
Montréal, CP 6128, succursale A, Montréal,
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