Symposium sur la vision du monde de Krishnamurti

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Symposium sur la vision du monde de Krishnamurti
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Université Paris 8
Sciences de l’éducation
Symposium
sur
la vision du monde
de
Krishnamurti
Mai 1996
© Centre de Recherche sur l’Imaginaire Social et l’Education, université Paris 8
Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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© Centre de Recherche sur l’Imaginaire Social et l’Education, université Paris 8
Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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Lundi 29 mai à l’amphi X
9 h accueil des participants
9 h 30 à 10 h
présentation du symposium et de l’Association culturelle Krishnamurti
René Barbier
Jean-Michel Maroger
10 h à 11 h
conférence d'ouverture
Krishnamurti et l’éducation à la fin
du XXème siècle
Yvon Achard
11 h à 12 h
Krishnamurti, la violence et l’éducation
Louis Nduwumwami
déjeuner libre * de 12 h à 13 h 30
L’après-midi
13 h 30 à 14 h 30
Krishnamurti et la vision pénétrante
Gabriel Sala
14 h 30 à 15 h 30
Krishnamurti et l’esprit de comparaison
René Barbier
pause
16 h à 17 h
Krishnamurti et le conseil
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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Alexandre Lhotellier
17 h à 19 h
présentation du film
Challenge of Change d’Evelyne Blau
discuté et animé par Yvon Achard
Mardi 30 mai 1995
9 h 30 à 10 h 30
Krishnamurti et Carl Rogers
André de Peretti
10 h 30 à 11 h 30
Krishnamurti et l’éducation créatrice
Arno Stern
pause
12 h à 13 h
Les écoles et la pédagogie dans la ligne de Krishnamurti
Pascal Duval
Gisèle Balleys
déjeuner libre * de 13 h à 14 h 30
L’après-midi
14 h 30 à 15 h 30
Krishnamurti et la pensée logique
Jean-Louis Dewez
15 h 30 à 16 h 30
Krishnamurti et l'âme amérindienne
Pascal Galvani
17 h à 18 h
synthèse du symposium
par René Barbier
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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Avant-propos
Le texte présenté dans ces trois volumes des Actes du Symposium
représente l’ensemble des documents préparatoires et des conférences retranscrites
par les soins de membres du Groupe de Recherche sur l’Enseignement de
Krishnamurti (le GREK) du Centre de Recherche sur l’Imaginaire Social et
l’Éducation. Malheureusement quelques textes ne nous sont pas encore parvenus à
la date de l’édition.
Rares ont été les manifestations unIversitaires à l’occasion du centième
anniversaire de la naissance de ce grand éducateur que fut Krishnamurti (18951986). C’est la raison pour laquelle notre Centre de Recherche a voulu offrir, aux
lecteurs intéressés, ces regards pluriels, écrits et audiovisuels1, sur l’influence de
Krishnamurti dans les sciences humaines contemporaines.
Nous envisageons par la suite de publier cet ensemble textuel chez un
éditeur de grande renommée.
René Barbier (juin 1996)
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Nous tenons à remercier ici le personnel technique du service audiovisuel de notre
UFR 8 sans lequel nous n'aurions pu filmer le Symposium
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Discours d’ouverture du symposium “Krishnamurti et l’éducation à la
fin du XXème siècle” 29-30 mai 1995, université Paris 8 (Vincennes à SaintDenis)
par René Barbier, Directeur du département des Sciences de l’éducation.
Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, Chers Collègues,
Je suis heureux et fier, non pour moi-même mais pour la communauté
intellectuelle des Sciences de l’éducation et particulièrement pour notre université,
d’ouvrir aujourd’hui ce symposium international consacré à Krishnamurti et
l’éducation à la fin du XX ème siècle.
Je suis heureux parce que l’enseignement de Krishnamurti, qui s’étale sur
plus de soixante dix ans, en plein XX ème siècle, représente à mes yeux un des
plus précieux apports de ce qu’on l’on peut appeler “le sens de l’éducation” pour
l’homme d’aujourd’hui. Cet enseignement s’inscrit dans une philosophie de
l’éducation dont nous avons besoin de toute urgence, tant est grande la
méconnaissance de ce qu’est la liberté dans le domaine de la connaissance de soi
et du monde. A l’esprit sectaire, aux impérialismes des croyances et à l’adhésion
irrationnelle à tous les gourous, Krishnamurti répond catégoriquement non ! Rien
ne saurait être valable en suivant ces chemins de tous les disciples, de tous les
fanatismes, de tous les intégrismes. La vérité est un pays sans chemin et elle ne
donne pas la croyance mais la compréhension.
Je suis fier pour mon université qui reste en cela d’avant-garde, de nous
avoir permis de parler autour de Krishnamurti à l’occasion du centième
anniversaire de sa naissance en mai 1895. Peu d’universités en Europe ne l’ont fait
à ma connaissance, alors que Krishnamurti est à l’éducation ce qu’est Freud à la
psychologie. On évalue la plénitude d’une civilisation à la reconnaissance qu’elle
accorde aux êtres qui ont porté un peu plus loin son espoir et l’ élucidation qu’elle
peut avoir d’elle même. Krishnamurti nous rappelle sans cesse que cette
élucidation passe d’abord par celle de l’être humain dans sa singularité. Nous en
aurons des exemples nombreux au cours des conférences qui vont suivre.
Il ne s’agit aucunement dans ce symposium d’un panégyrique de
Krishnamurti. Il était contre tout éloge et contre toute dévotion. Par contre il
recommandait le doute primordial et l’expérientialité personnelle dans l’acte de
connaissance.
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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Nous avons choisi de “retentir”, au sens Bachelardien, à l’éducation selon
Krishnamurti à partir de nos conceptions éducatives issues des sciences de
l’homme et de la société, de la philosophie et de l’art. C’est une discussion qu’il
n’aurait sans doute pas négligée car il aimait s’entretenir avec des chercheurs de
toutes disciplines.
D’emblée ce matin nous aborderons la thématique centrale de Krishnamurti
avec Messieurs Yvon Achard et Louis Nduwumwami qui ont, tous les deux, écrits
des ouvrages clés pour saisir la vision du monde de Krishnamurti dans son rapport
au langage et à l’éducation.
Cet après midi nous nous centrerons sur la dimension plus psychologique de
l’approche de Krishnamurti avec Messieurs Gabriel Sala, Alexandre Lhotellier et
moi-même.
A 17 heures nous pourrons visionner un film de Madame Evelyne Blau sur
la vie de Krishnamurti et en discuter.
Demain matin, c’est la dimension relationnelle et créatrice, en rapport avec
la pédagogie concrète dans les écoles placées sous son obédience, qui sera
explorée par Madame et Messieurs Gisèle Balleys, Pascal Duval, André de Peretti
et Arno Stern.
Mardi après midi nous revisiterons la vision du monde de Krishnamurti en la
confrontant à la pensée logique d’un côté et à l’âme des indiens d’Amérique de
l’autre avec Messieurs Jean-Louis Dewez et Pascal Galvani.
Nous terminerons ce symposium par une brève synthèse des lignes de force
extraites des conférences et des discussions qui se dérouleront à la suite de
chacune d’entre elles avec la salle, puisque nous ne concevons pas ce symposium
sans une certaine interactivité avec tous ceux qui nous ont fait l’honneur d’y
participer. Je vous remercie de votre attention et je passe tout de suite la parole à
Monsieur Jean-Michel Maroger qui va vous présenter le Centre culturel
Krishnamurti de Paris, lieu d’informations et de connaissance de l’oeuvre de
Krishnamurti, avant d’entendre la conférence d'ouverture prononcée par monsieur
Yvon Achard. Merci.
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Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXeme siècle
(Conférence introductive2)
Yvon ACHARD
Bonjour. Je voudrais tellement remercier René Barbier, vous tous et toutes,
parce qu'une réunion comme celle d'aujourd'hui, autour de l'enseignement de
Krishnamurti, pour la première fois sur le plan universitaire français, c'est pour
moi exceptionnel.
Dans les années 1966, je commençai un travail de doctorat, une étude du
langage de Krishnamurti, et nous avions pensé avec Krishnamurti que cet ouvrage
pourrait servir de tremplin vers une mise en place progressive de son
enseignement au sein de l'université. Il devait, après la soutenance de ma thèse,
venir pour plusieurs conférences à Grenoble-Université. Deux mois avant ces
réunions, il m'a écrit de Rome, parce qu'il était fatigué, et m'a dit : "Si vous
pensez qu'il est possible d'annuler... je suis vieux, et je dois essayer de réserver
maintenant mes déplacements aux grandes conférences, mais c'est à vous de
voir". Nous avons ainsi annulé. Comme je l'ai dit dernièrement, je suis reparti
vers mes abeilles. Et puis René et Paris 8 sont arrivés, et petit à petit, à partir de
Paris 8 , souhaitons que cet enseignement prenne place d'une façon universelle au
sein de l'enseignement français. De ce point de vue, nous avons du retard par
rapport aux Anglo-saxons. Mais ce n'est peut-être qu'un simple retard dans le
temps.
Le thème de ces deux journées est donc d'une façon générale l'éducation.
Nous pouvons considérer que la vie et le message de Krishnamurti sont
entièrement dédiés à l'éducation. Selon Krishnamurti, l'éducation est une question
de propos et une question d'exemple.
On enseigne ce que l'on est, il doit y avoir cohabitation, coexistence entre
l'éducateur et le message qu'il délivre. Et le côté exceptionnel et souvent
bouleversant du message krishnamurtien est bien dans cette coexistence entre
l'homme et son enseignement, entre sa vie, sa mort et son enseignement. Je vous
propose donc ce matin un travail peut-être plus de généraliste, visant à montrer,
au sein de la vie de Krishnamurti et de son enseignement le caractère neuf, et c'est
cela l'éducation. Dans les conférences qui suivront et durant ces deux journées,
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retranscrite par Christian Verrier (GRAPPE)
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nous pourrons travailler d'une façon plus spécifique sur tel ou tel point particulier
de l'enseignement krishnamurtien.
D'une façon générale nous pouvons dire qu'avec Krishnamurti, est
remis en place le rôle majeur du langage. Le langage a pour rôle et pour but de
permettre à celui qui le délivre de se mieux découvrir, se mieux connaître, par
conséquent aussi à l'auditeur de se connaître mieux. Talleyrand a dit un jour : "Le
langage a été donné à l'homme pour dissimuler sa pensée". C'est ce qu'on pourrait
nommer l'optique diplomatique, souvent, hélas, politique. Et ce type de langage
perpétue la violence, perpétue la guerre, c'est-à-dire l'incompréhension entre les
humains. Avec Krishnamurti, nous assistons à la restitution du langage qui a été
mis en place progressivement par les humains, passé dont nous sommes les
héritiers, et le but de ce langage est d'établir la fraternité, c'est-à-dire la
compréhension. C'est donc un outil merveilleux. Souhaitons qu'au cours de ces
deux journées, nous puissions ensemble faire l'expérience qu'un travail
universitaire et intellectuel, disons de poids, peut malgré tout se passer dans une
ambiance de fraternité, d'affection, de compréhension et de découverte mutuelle.
Notre exposé illustre également la justesse de cette phrase de Bachelard :
"Tout ce qui est grand se fait contre". Dans l'ouvrage A l'écoute de Krishnamurti
en 1966, (cet ouvrage comprend les conférences qu'il a données cette année-là à
Londres, Paris et Saanen), Krishnamurti déclare : "Le mot n'est pas la chose, ce
n'est que la base. Nous sommes en train de poser les fondations, parce que sans
fondations justes, la pensée, l'esprit, ne peuvent absolument pas fonctionner dans
cette nouvelle dimension".
C'est dire l'importance qu'il accorde au langage en général, et au mot plus
particulièrement, puisqu'ils constituent selon lui la fondation des choses. Quoi de
plus naturel dés lors que Krishnamurti soit ce remarquable littérateur, ce poète, et
ce prodigieux conférencier ? Un enseignement, aussi réaliste et sublime soit-il, n'a
de portée que s'il est véhiculé, transcendé par la magie poétique du verbe. Il faut
savoir que Krishnamurti à la base est poète. Il écrit d'abord lorsqu'il est jeune des
poèmes, et j'ai abordé personnellement plusieurs fois ce thème avec lui, et il m'a
précisé que s'il n'y avait pas eu la nécessité d'enseigner par la barbarie des
humains qui se constate partout et tous les jours, c'est de la poésie qu'il aurait
produite. Je voudrais aussi vous dire personnellement ceci : le message réellement
profond de Krishnamurti n'est abordable que lorsque nous savons, de nousmêmes, extraire les couches artistiques, c'est-à-dire poétiques. Ce n'est pas pour
rien du reste que René Barbier est premièrement et avant tout poète.
Krishnamurti, c'est le don poétique à l'état pur. Dès le départ, il écrit très jeune
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des poèmes, des poèmes que l'on peut qualifier de cosmiques, qui ont trait à
l'univers. Dans cet univers prend place l'humain.
Je voudrais vous donner un exemple d'un poème de jeunesse qui a été
publié dans le Bulletin International de l’Étoile de juillet 1930 : "Viens avec moi
t'asseoir prés de la mer, ouvre ton coeur, sois libre. Je te parlerai d'une paix intime
comme celle des profondeurs calmes, d'une liberté intime, comme celle de
l'espace, d'un bonheur comme celui des vagues qui dansent. Vois, la lune trace un
chemin de silence sur la mer sombre. Ainsi, devant moi l'intelligence ouvre un
sentier lumineux, la douleur gémissante se cache sous la moquerie d'un sourire.
Le poids d'un amour périssable alourdit le coeur, la raison est déçue et la pensée
s’altère. Viens t'asseoir près de moi, ouvre ton coeur, sois libre. Comme la
lumière que la course immuable du soleil ramène, l'intelligence en toi viendra, les
lourdes terreurs d'une attente angoissée s'en iront de toi, comme les vagues
reculent sous l'assaut des vents. Viens t'asseoir près de moi, tu sauras quelle
intelligence naît d'un amour vrai. Comme le vent chasse les nuées aveugles, la
pensée claire chassera tes préjugés stupides. La lune est amoureuse du soleil, et le
rire des étoiles emplit l'espace. Oui, viens t'asseoir prés de moi, ouvre ton coeur,
sois libre".
Krishnamurti au départ, c'est cela, c'est la poésie.
Je l'entendis pour la première fois en Inde en 1966, et ce n'est pas le
contenu du message qui m'a frappé d'emblée, mais c'est le verbe. Pour la première
fois, je rencontrai un humain capable de méditer à haute voix. Chez cet homme, la
vision interne s'écoulait tout-à-fait naturellement dans les mots, d'une façon
extrêmement simple. Il ne préparait jamais une conférence. Un jour qu'il se
rendait à une conférence en Hollande, quelqu'un lui a demandé : "Monsieur, de
quoi allez-vous nous parler ce soir ?" Il y avait cinq mille personnes. Et il a
regardé la personne et lui a dit : "Mais je n'en sais absolument rien". Et cela est
unique, c'est l'enseignement de Socrate, c'est un humain qui découvre lui-même
sa propre pensée dans le fait même de l'exprimer. Et c'est ça la merveille, ça a une
toute autre valeur qu'un discours, même beau et juste, préparé à l'avance.
Le côté artiste de Krishnamurti, c'était cela : il peignait devant nous et avec
nous. Il prenait le risque de découvrir, ou de ne pas découvrir, dans le fait même
d'énoncer. C'est cela qui était contagieux. A l'occasion d'une rencontre privée, je
lui ai posé la question suivante : "Lorsque vous donnez une conférence, vous
semblez être dans un état de méditation de plus en plus vaste, et vous semblez
essayer de transmettre par les mots cette méditation interne". Il répond : "oui,
absolument"; je lui demande : "Actuellement, que devient cette méditation?", il
répond : "Elle continue, une autre méditation continue, mais je n'ai pas à la
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structurer dans le langage, le silence est la communion la plus puissante et la plus
totale". Il exprime là un point précis de son enseignement : sa parole vient du
silence. En 1966, à Paris, un auditeur lui avait posé la question suivante : "Tandis
que vous parlez, pensez-vous ?" et il répondit : "Pas beaucoup, voyez-vous. ...la
chose exprimée est nouvelle, pleine de fraîcheur, elle contient une vitalité
entièrement différente".
Enseigner à partir du vide. Il a précisé un jour, parlant de ce qu'il disait :
"Cela s'exprime sans que j'y pense", comme s'il n'était qu'un simple lieu de
passage, comme s'il exprimait la noblesse qui réside dans l'humilité humaine de
n’être plus qu'un lieu de passage, et non pas un ego château fort qui retient tout et
qui cherche à enfermer tout dans un coffre-fort.
Enfant, très tôt, Krishnamurti veut constamment aller au coeur des choses,
et il écrit : "J'ai vu des ombres danser, et j'ai voulu connaître la cause de tant de
beauté". C'était un homme doué d'une très grande curiosité qui voulait toujours
aller voir à l'intérieur. Aussi bien des objets matériels, il démontait une montre,
c'était un passionné de mécanique, de moteurs. Un jour, à l'occasion d'un repas, il
y avait le personnage qui a un bateau pour remorquer les grands paquebots qui
entrent dans les ports, le remorqueur ; pendant tout le repas il a posé des questions
à cet homme sur le fonctionnement du remorquage, de la mécanique. Il voulait
connaître, vraiment une très grande curiosité, l'inverse de l'individu blasé.
Il écrit également jeune : "Je creuserai mon chemin jusqu'au coeur des
choses". Vous savez que sa mère est morte alors qu'il était âgé de dix ans, mais
plus tard, il va déclarer que la relation qu'il a eu le temps d'avoir avec sa mère a
mis en place en lui l'essentiel, l'essentiel de sa quête spirituelle, quête qui va
devenir extrêmement forte lorsque la mère disparaît. Il se peut du reste, dans une
tentative d'exploration psychologique, on peut considérer que cette quête
incessante au niveau intérieur, soit chez Krishnamurti un lien profond avec sa
mère. Il a vécu très proche de sa mère, parce qu'il était malade. Très jeune il a été
atteint de malaria, de saignements de nez, il ne pouvait pas aller à l'école, à la
différence de ses frères et soeurs. Donc, il restait avec sa maman, et sa mère lui
parlait de quoi ? De Krishna. Vous savez, Krishnamurti, c'est le nom qui est
donné en Inde à tout enfant mâle, huitième enfant d'une famille de brahmanes, en
hommage à Krishna qui était lui-même le huitième avatar, c'est-à-dire la huitième
incarnation de Vishnu. Et sa mère lui parlait de Krishna, elle lui disait qu'il fallait
devenir semblable à Krishna, donc elle a imprimé quelque chose de très fort en
lui. "Ma mère me disait", écrit-il dans La vie libérée, "que je devais devenir
semblable à Krishna, personnification de la beauté humaine. Ma mère disait que
c'était l'idéal le plus élevé qu'un homme puisse atteindre, et moi, ayant un
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penchant pour cela, j'en aimais l'idée". Mais parallèlement à cette aspiration
spirituelle, mise en place en lui par la mère, très tôt se développe en lui un
penchant d'indépendance, voire de révolte vis-à-vis de toutes les idées reçues. Il
écrit : "Petit garçon, j'étais déjà dans un état de révolte, rien ne me satisfaisait,
j'écoutais, j'observais, je cherchais quelque chose au-delà de la maya des mots, je
voulais découvrir et établir mon but moi-même, je ne voulais me reposer sur
personne. Lorsque je regarde en arrière, je vois que rien, vraiment, ne m'a jamais
satisfait". Ce texte nous renvoie, bien sûr, au fameux texte qu'il prononcera lors
de la dissolution de l'ordre de l’Étoile, où il dira : "La vérité est un pays sans
chemin". Mais il dira aussi un jour : "Ne laisse jamais une tête se mettre audessus de la tienne, découvre par toi-même".
Nous allons étudier un pan très important de la vie de Krishnamurti qui est
souvent, pour ne pas dire occulté, mais trop mal connu, qui est sa propre
évolution au sein de la souffrance, et que nous avons intitulé “La descente aux
enfers”.
En matière d'enfer, le grand spécialiste, c'est Dante, et Dante précise que
l'enfer a toujours une sortie. La sortie, dit-il, est au fond, ou plus exactement au
centre. Ce qui signifie que pour sortir de l'enfer, il faut complètement le pénétrer,
et quiconque tente d'échapper à la descente aux enfers tourne le dos à la sortie, et
à vrai dire, tourne en rond. Cette configuration et ce rôle de l'enfer est l'archétype
du cheminement initiatique, et nous allons voir combien ce cheminement est
classique avec Krishnamurti.
En 1924/1925, il écrivit en Californie un petit recueil d'une vingtaine de
pages qu'il intitula Le Sentier. C'est un recueil capital pour la compréhension de
son itinéraire spirituel. Voici ce qu'il entend par "Le Sentier" : "Le sentier est
l'accumulation des expériences quotidiennes, c'est à travers les années la
progression sur la route de l'existence, c'est-à-dire la vie vécue par chacun. Dans
ces pages j'ai décrit la courbe de mon expérience qui dans son essence est celle de
toute expérience analogue. Je tiens pour vrai que l'homme par des expériences
accumulées parvient à connaître la cause de ses souffrances et se décide enfin à
les éliminer. Le sentier exprime mon expérience pendant toute cette période où je
recherchais la vérité avant que je ne me fusse pleinement trouvé moi-même".
Dans ce texte, Krishnamurti nous décrit réellement sa descente aux enfers. Et la
description est dantesque, de même que l'itinéraire, puisque rien, absolument rien
ne peut le secourir, et il devra aller au tréfonds du désespoir, c'est-à-dire au-delà
de l'espoir, pour accéder à cette autre vie dont il parlera plus tard. L'apothéose, le
point d'orgue de sa souffrance intérieure, lui sera apporté par la mort de son frère
Nitya. Vous savez qu'il avait avec ce plus jeune frère qui avait deux années de
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moins que lui, un lien très fort. Ce lien s'est développé au moment de la mort de
la mère. Quand la mère meurt, Krishnaji a dix ans, Nitya a huit ans, et tous les
deux se soudent, pour ainsi dire ils "compensent" la perte de la mère. Par une
sorte de symbiose, ils deviennent pour ainsi dire siamois. Ils ne se quittent plus, et
lorsque les théosophes adoptent Krishnamurti parce qu'ils ont vu en lui le futur
instructeur du monde, ils sont obligés également de prendre Nitya. Tous les deux,
en 1922, habitent une petite maison en Californie, qu'ils ont baptisée Arya-Varya,
le Noble Monastère. Nitya est très fragile sur le plan pulmonaire. A cette époque,
énormément d'enfants meurent jeunes en Inde de tuberculose. Krishnamurti
protège énormément son frère. Nitya tombe malade à la fin de l'année 1925, alors
que Krishnamurti doit partir en Inde pour des conférences. Et il ne veut pas partir,
mais les spécialistes de la voyance, dans la société théosophique, disent à
Krishnamurti que Nitya ne craint rien, qu'il va guérir, et Krishnamurti croit, il
part. Alors que son bateau est en mer Rouge, Krishnamurti apprend la mort de
son frère, survenue le 13 décembre 1925. Il est complètement déchiré, bouleversé,
révolté, il hurle et parle Télougou, qui était la langue première que la mère lui
avait enseignée, mais qu'il avait oubliée. Et à ce moment-là donc, il régresse,
processus classique de la souffrance. Il est vraisemblable du reste qu'avec la mort
de Nitya, c'est une deuxième mort de la mère, et Krishnamurti se retrouve seul, il
n'a plus pour ainsi dire d'allié. Il faut savoir en Inde l'importance capitale de la
mère. En Inde il est dit: "Au commencement était la mère". L'Inde pour les
indiens, c'est "Mother India", c'est la Mère Inde. Donc le sens du symbole "mère"
pour un indien dépasse notre entendement. Ce sens du symbole mère chez nous a
été assez bien extrait et mis en relief par le travail de Jung. Au sujet de cet
événement majeur, la perte de Nitya, Krishnamurti va écrire le poème justement
intitulé "Nitya", vingt-troisième poème du recueil intitulé Le chant de la vie; voici
ce poème : "Mon frère est mort, nous étions comme deux étoiles dans un ciel nu,
il était semblable à moi, brûlé par le soleil ardent au pays des ombres légères des
palmiers ondoyants et des fraîches rivières où les ombres sont innombrables, les
perroquets éclatants et les oiseaux bavards. La cime verte des arbres se balance
dans le soleil brillant, les plages sont dorées, et les mers bleues et vertes. Là-bas,
le monde vit dans l'ombre à l'abri du soleil, la terre est brune et brûlée, les rizières
étincellent, verdoyantes dans les eaux vaseuses. Des corps bruns, nus et luisants,
sans contraintes dans la lumière éblouissante. La mère allaite son enfant sur le
bord du chemin où se dressent des autels, et un amoureux pieusement offre des
fleurs. Silence pénétrant, paix infinie. Il est mort et j'ai pleuré dans la solitude.
Partout où j'allais, j'entendais sa voix et son rire heureux. Je cherchais son visage
dans le visage de chaque passant, demandant à tous s'ils n'avaient pas vu mon
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frère, mais personne ne put m'apporter du réconfort. J'ai adoré, j'ai prié, mais les
dieux sont restés silencieux. Je ne pouvais plus rêver, je ne pouvais plus pleurer,
je le voyais en toutes choses, sous tous les climats, parfois j'entendais les arbres
murmurer et m'appeler vers sa demeure. Dans ma quête, je t'ai contemplé, oh
seigneur de mon âme, en toi seul j'ai trouvé le visage de mon frère. En toi seul, oh
mon éternel amour, je contemple le visage de tous les vivants et de tous les
morts".
Voyez-vous, ce poème est capital. Ce poème comprend trois grandes
parties. D'abord la première partie "Mother India", la “Mère-Inde”, l’Éden
primitif, le paradis; silence pénétrant, paix infinie dit-il.
Deuxième partie brutale : "il est mort", et Krishnaji se retrouve seul ; et
troisième partie, il devient universel et dit "dans ma quête je t'ai contemplé, Oh
seigneur de mon âme". Il découvre en lui une entité qui dépasse l’ego personnel
que la plupart du temps nous entretenons et fortifions.
Écoutons-le encore souffrir dans ce texte du Sentier : "J'ai pleuré comme on
pleure dans une affliction perpétuelle, j'ai souvent convoité la mort et l'amnésie,
elles ne m'ont pas été accordées. Souvent haletant je me suis plongé dans une
muette adoration, mais comme le parfum trop délicat d'une fleur, mon adoration
s'est évaporée à travers les siècles, m'abandonnant inanimé sur mes genoux raidis,
seul au pied des saintes images qui m'avaient refusé leur bénédiction. J'ai suivi
délibérément les instituteurs des villages, leurs enseignements me laissaient au
pied de la colline solitaire. J'ai vécu noblement, j'ai travaillé, j'ai peiné, je me suis
discipliné, j'ai été déchaîné, j'ai souvent pleuré pour que la main divine vint me
secourir, aucune main n'est venue. J'ai perdu la lumière et l'humain, j'ai dominé
mes émotions, j'ai médité les yeux fixés sur le but, et rien ne m'a été révélé".
C'est ça aussi, Krishnamurti. "La vraie vie est ailleurs", écrivait Rimbaud, et
cette vraie vie que Krishnamurti rencontrera en janvier 1927, à l'occasion de ce
qu'il appellera “sa libération”, cette vraie vie sera pour lui au-delà de l'espoir, audelà de la souffrance, au-delà de la folie même, c'est-à-dire au-delà de l'enfer qu'il
vient de traverser. Le message de Krishnamurti au sein de sa vie même, le
message d'éducation, c'est le fait de ne jamais s’arrêter en route, ne pas refuser la
souffrance, ne pas en faire une sorte de lit de jouissance masochiste, ne pas s'y
complaire. Le problème que pose Krishnamurti dans Le Sentier et dans
l'expérience de sa libération, c'est bien le problème de la folie. Tout humain
rencontre un jour ou l'autre dans le cours de son existence la nécessité de traverser
sa folie. La folie pathologique, n'était-ce pas cette traversée interrompue ? Et
parce qu'elle est interrompue, une vie qui part à la dérive, en pleine tempête.
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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Ce que Krishnamurti veut dire, c'est qu'il faut traverser, c'est-à-dire passer
sur l'autre rive, et accéder ainsi à une autre vie. Nous nous permettons d'insister
sur les souffrances rencontrées par Krishnaji, mais qu'il décrit dans Le Sentier,
parce que souvent cet épisode de sa vie est insuffisamment connu. Ce qui
caractérise ce que l'Inde nomme le Gourou, c'est que le gourou, avant tout, est
capable d'aller au-delà de la folie, ou bien de descendre au fond de l'enfer,
justement là où est la sortie. Le commun des mortels n'est pas à la hauteur de sa
propre folie, il s'y perd, il s'y abandonne, elle l'englue, elle l'enlise, elle le
submerge, souvent elle l'engloutit. La question que pose Krishnamurti est de
savoir si nous sommes ouverts à notre folie afin de la vivre jusqu’à son terme et
ainsi l'épuiser, ou comme le disent les anciens textes védiques, frire les racines
pour qu'il n'y ait plus de nouvelles pousses.
J'ai souvent abordé avec Krishnamurti le problème de la folie, et il était
toujours extrêmement grave, sérieux et concentré. Le trois mai 1969, à
Amsterdam, un auditeur lui dit - cet auditeur peut-être vient et entend ses propos,
pour la première fois, il ne sait pas bien ce qu'il entend - alors très spontanément,
c'est-à-dire dans sa propre vérité, cet auditeur dit à Krishnamurti : "Monsieur,
vous êtes complètement toqué !", et l'auditoire de rire.
Mais Krishnamurti, qui n'en reste jamais à l'aspect extérieur d'une question,
plonge immédiatement à l'intérieur de celle-ci, et voici ce qu'il répond : "Qui est
juge ? Vous, moi, un autre ? Si vous jugez que l'orateur est déséquilibré ou non,
un tel jugement ne fait-il pas partie de la folie générale du monde ? Juger
implique une certaine vanité. La vanité est-elle capable de percevoir ce qui est ?
Ou bien n'est-il pas besoin d'une grande humilité pour regarder, pour comprendre,
pour aimer, Monsieur ? C'est une des choses les plus difficiles que d’être sain
d'esprit dans ce monde anormal et déboussolé. Être sain d'esprit implique que
nous n'avons aucune illusion, aucune image, ni de soi ni d'un autre. Dés l'instant
où l'on a une image de soi, on est assurément un peu déséquilibré, on vit dans un
monde d'illusion ; Quand vous dites que vous êtes Hollandais, pardonnez-moi de
le dire, vous n’êtes pas tout-à-fait équilibré, vous vous séparez, vous isolez,
comme le font d'autres quand ils se prétendent Hindous. Toutes ces divisions
nationalistes, religieuses, leurs armées, leurs prêtres, tout cela indique un état de
déséquilibre mental".
Voilà où Krishnamurti va chercher la folie. La racine de notre folie est l'état
de division à l'intérieur de nous-mêmes et par conséquent entre les humains.
Ainsi qu'il le précise dans le texte du Sentier, Krishnamurti descend donc
au fond de l'enfer, et il en sort transformé, régénéré, autre, c'est-à-dire vraiment
lui, rayonnant sa propre identité. Il l'indique en conclusion de ce texte : "Quand
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on recherche la vérité, on emporte en s'en approchant le reflet sur le visage, quand
on devient la vérité, on ne la reflète plus, on la rayonne".
Il y a passage de l'état de dualité, réflexion, réfléchir, à l'état d'unitérayonnement. Quand on a compris l'importance et la nécessité du désespoir dans
l'enseignement krishnamurtien, on le retrouve régulièrement dans ses textes.
Après cette terrible épreuve consécutive à la mort de son frère, ce qui est
exceptionnel chez Krishnamurti, c'est la faculté qu'il a de ne pas s’arrêter. Il
apprend la mort alors que son bateau est en mer Rouge, et je vous le disais tout à
l'heure, il hurle, parle le Télougou. Lorsque le bateau arrive à Colombo, c'est-àdire dix jours après, il a déjà fait sa propre traversée.
Voici ce qu'il écrit : "Un vieux rêve est mort, et un autre s'est fait jour, telle
une fleur émergeant de la terre solide, une nouvelle force née de la souffrance bat
dans mes veines, une nouvelle compréhension et une nouvelle sympathie sont
nées des douleurs passées". Dix jours. Pensez que la plupart des humains, comme
on le dit, traînent des souffrances toutes leur vie. Selon Krishnamurti, la
souffrance est une dynamique, la souffrance est explosive, c'est elle seule qui
nous permet d'évoluer, et de passer comme il l'indique, de la dualité à l'unité.
A un auditeur qui lui demandait à Bénarès en 1949 : "Pour l'amour de Dieu,
donnez-nous quelque espoir, quelque refuge", il répond : "Messieurs, ce n'est que
dans le désespoir que l'esprit peut trouver la réalité. Seul l'esprit totalement
révolté peut sauter dans la réalité, et non pas l'esprit satisfait, respectable, clôturé
dans ses croyances". De même, un jour que nous parlions de l'Inde, il m'a précisé
qu'il s'était très souvent entretenu avec des dévots, des prêtres, des sannyasins.
Vous savez, ce qui est prodigieux avec Krishnamurti, c'est qu'en Inde il était
reconnu, et tous ces dévots, ces sannyasins lui disaient : "Vous avez raison,
Monsieur, mais on ne peut pas". Il bouleversait la tradition, et il était tout de
même reconnu, et c'est exceptionnel.
Avec Krishnamurti, nous sommes aux antipodes des enseignements, c'est-àdire d'une éducation promettant toujours l’accès à un état où ne subsisterait que le
sens du plaisir, du bien-être ; nous sommes aux antipodes des enseignements qui
privilégient le positif et prétendent exclure la souffrance, et ce sont pourtant ces
seuls enseignements qui demeurent chez nous particulièrement prisés et qui se
vendent et qui s’achètent à prix d'or. Pour Krishnamurti, l'évolution de tout
individu passe par la nécessité de reconnaître et d'explorer son désespoir.
C'est ce qu'il nomme "to look the fact", le face à face avec le fait, qu'il
oppose à l'attitude habituelle qui consiste à "to escape”, éviter. Dante précise que
l'enfer a toujours une sortie. La sortie, dit-il, est au fond, ou plus exactement au
centre. Ce qui signifie que pour sortir de l'enfer, il faut complètement le pénétrer,
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et quiconque tente d'échapper à la descente aux enfers tourne par là même le dos
à la sortie, et à vrai dire, tourne en rond. Cette configuration et ce rôle de l'enfer
est l'archétype du cheminement initiatique, et nous allons voir combien ce
cheminement est classique avec Krishnamurti.
A propos de cette éducation, prétendue éducation, qui ne privilégie que le
sens du bien être et du plaisir, lisez, je vous le signale parce qu'il est peu connu,
c'est le livre le plus bouleversant de Freud : Au-delà du principe de plaisir. Freud
enseigne également qu'il faut aller au-delà du principe de plaisir pour justement se
rencontrer intérieurement. C'est lorsque se fait le passage de l’évitement, de la
dérobade, au face à face, que commence selon Krishnamurti l'exploration
intrapsychique et le véritable accès au domaine spirituel.
Nous allons étudier un nouveau paragraphe maintenant. Ce paragraphe,
nous l'avons intitulé selon la phrase de Rimbaud "La vraie vie est ailleurs". Dans
le premier poème du recueil de jeunesse qu'il a intitulé "La recherche",
Krishnamurti écrit : "J'ai été un voyageur errant dans ce monde aux choses
transitoires", et pendant soixante-dix ans il va insister sur la nécessité de
redécouvrir en nous le nomade, ce qu'il nomme "Ce voyageur errant", qui seul
permet de mettre au jour en nous l'explorateur et notre faculté d'exploration. Car il
est bien question d'exploration, et de l'exploration fondamentale, de laquelle tout
autre aventure parait désuète, puisqu'il s'agit pour tout un chacun de partir
explorer son âme.
Là se situe un autre point fondamental de l'enseignement krishnamurtien, la
fabuleuse aventure, l'attrait du voyage intérieur. Attrait toujours présent au
tréfonds du coeur humain, pour peu qu'on soulève le voile. Ce voyage est
l’élément majeur réunissant toutes les cultures, toutes les traditions, toutes les
spiritualités, de tous les âges. L'Occidental moderne a perdu le sens du nomade.
Caïn a pris le pas sur Abel, le possesseur sédentaire a pris le pas sur le nomade
explorateur. C'est ce qu'on nomme de nos jours la société matérialiste. Le
matérialisme au niveau même de la matière. Le matérialiste, c'est avant tout celui
qui a jeté l'ancre. L'histoire raconte que Caïn a tué Abel, le sédentaire a tué le
nomade et non pas l'inverse. Et cette histoire est assez ancienne. Krishnamurti
enseigne que l'exploration intérieure est primordiale, mais qu'elle ne commence
que lorsque nous cessons de suivre une voie tracée à l'avance. L'exploration
intérieure ne commence que lorsque nous sommes perdus, et ainsi livrés à nos
seules facultés de découverte, aussi angoissante que puisse être cette situation.
Nous devons avoir le courage et la lucidité ce constater l’échec de toutes nos
références, de tous nos maîtres à penser, de tous nos gourous, de tous nos leaders,
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de tous nos modèles, de tous nos dieux. Il a écrit cette phrase fameuse: "C'est la
croyance au maître qui crée le maître... Il mentionne également ce qu'on nomme
dans le langage courant "Prendre des vessies pour des lanternes", ou bien "S'en
laisser compter", c'est-à-dire ne pas être libre finalement. Aragon dit : "En ce
temps-là j’étais crédule, un mot m’était compromission et je prenais les
campanules pour les fleurs de la passion". Krishnamurti n'a jamais prétendu que
dieu existait ou qu'il n'existait pas. Personne n'a jamais pu lui faire dire : il existe
ou il n'existe pas. Par contre, il a constamment affirmé que tant que dieu nous sert
de référence ou de modèle, par là même nous ne sommes pas réellement perdus,
nous ne vivons pas réellement notre propre aventure, nous n’éveillons pas nos
propres sens d'orientation, notre boussole du plexus solaire. Notre coeur est donc
insatisfait, nous ne vivons pas pleinement, nous interdisons à la vie de jaillir en
nous dans toute sa spontanéité. Le seul instant de vérité au cours duquel l'humain
alimente vraiment toutes les couches de son être, c'est le moment de la nuit noire
de l’âme, l'instant où il n'y a plus de guide, plus de références, l'instant où nous
sommes comme le dit Valéry "Perdus sans mots ni fertiles îlots", l'instant où, à
vrai dire, la foi et le doute ne font plus qu'un. C'est cela la foi, qui n'a rien à voir
avec la croyance. La croyance est préétablie, elle se muscle, s'auto-entretient. La
foi accepte de se perdre d'instant en instant. Baudelaire a écrit : "Tout abîme
mystique est à deux pas du doute". Krishnamurti enseigne que c'est seulement
dans cet instant que nous vivons vraiment, nous vivons comme si personne n'avait
vécu avant nous, à travers nous c'est l’humanité tout entière qui vit pour la
première fois, et il y a une telle plénitude dans cet instant que toute frustration est
abolie, et c'est cela la vraie vie.
Dès 1920, Krishnamurti affirmait que l’humanité irait d’échec en échec tant
que les peuples existeraient selon des modèles ou des références. L’époque
moderne révèle que les tentatives d'ordonner les sociétés selon un modèle ou une
idéologie n'aboutissent qu’à la stagnation, la régression, l'injustice ou le chaos. Il
y a une phrase de la sagesse antique qui dit : "Les ténèbres ne peuvent croître,
seule la lumière peut faiblir".
Mais seule une pensée qui se lève constamment en ne se préservant derrière
aucune référence, seule une telle pensée entretient en elle la lumière indispensable
à notre évolution. C'est le problème de l’éducation. Un jour Krishnamurti m'a dit :
"Le problème majeur de l’éducation, c'est la nécessaire et perpétuelle autorééducation de l’éducateur". Si nous mettons en oeuvre, en nous, cette phrase,
c'est une révolution.
La lumière intérieure est aussi indispensable à l'humain que l'air qu'il
respire, c'est cette lumière qui permet à l’humanité d’évoluer, c'est-à-dire de sortir
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de la barbarie. C'est le rôle de la culture. La culture permet de vivre malgré tout;
c'est également grâce à cette lumière, que l'humain parvient un jour au stade où
il ne vit plus seulement pour lui, mais aussi pour les autres et aussi pour sa
maison, c'est-à-dire la plante, l'univers. Si je ne suis pas enfermé dans la petite
prison de mon ego personnel, je découvre que j'appartiens à la grande maison
universelle, qui est d'abord la planète, et par conséquent je cesse de contribuer à
son extermination, ce qu'on nomme gentiment la pollution, mais qui est déjà au
stade de l'extermination.
De nos jours, ce stade de la culture reste encore, hélas, élitiste. Nietzsche à
son époque le précisait : "Les hommes ne recherchent pas la lumière pour mieux
voir, mais pour briller". Krishnamurti précise que si nous suivons des modèles,
c'est parce que nous avons peur de l'inconnu. Alors il dit : "Soyez totalement
vulnérables en ne vous préservant plus derrière vos modèles ou qui que ce soit". Il
précise également que c'est seulement lorsque nous sommes totalement
vulnérables que nous ne pouvons plus être blessés, car nous ne retenons plus les
blessures. C'est très bouleversant dans l'enseignement de Krishnamurti, c'est le
centre même de l’éducation. L'humain courant, celui qu'on nomme le vulgum
pecus, se protège logiquement pour moins souffrir, et Krishnamurti dit : c'est
exactement le contraire, c'est lorsque tu es totalement vulnérable que tu ne
souffres plus, parce que tu ne retiens plus les blessures. C'est une véritable
révolution. C'est cette suprême vulnérabilité au réel, de par l'abandon de toutes les
références qui fait de l'humain le véritable héros, non pas celui qui est fort par la
puissance, mais qui est fort par sa propre vulnérabilité. Selon Krishnaji, l'humain
intelligent est un humain blessé, et de cette blessure découle son absence totale de
préjugés, c'est-à-dire de protection. Un tel humain accède à la connaissance,
justement car il ne sait rien à l'avance. Lui seul, dit Krishnamurti, est totalement
immergé dans la vie. Une partie majeure de l’éducation chez Krishnamurti est
contenue dans le déroulement de sa propre vie.
Nous disions précédemment profondément et en fin de compte on
n'enseigne que ce qu'on est. Son existence est nomade, comme il aimait à le dire il déplaçait constamment des valises, il n'a jamais eu un domicile fixe, il a
constamment erré, pour les rencontres et les conférences - et souvent cela n’était
pas simple pour lui, parce qu'il était d'une santé fragile. Et s'il a disposé d'une
énergie qui lui a permis au terme de sa vie d'enseigner un mois et demi avant que
son corps ne cesse de vivre, c'est parce qu'il avait vraisemblablement un sens
extraordinaire de la gestion sa propre énergie, et de la gestion de ses fragilités.
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Nous allons aborder un nouveau paragraphe que nous avons intitulé La
mort dans la vie et la vie dans la mort. Et tout d'abord La mort dans la vie.
Une partie majeure de l’éducation krishnamurtienne insiste sur le fait que
chaque état de la vie tend à évoluer vers sa fin naturelle, et ne supporte pas d’être
interrompu où que ce soit. C'est-à-dire tout ne fait que passer, comme notre corps
n'est qu'un passage. Arrêter la culture sur une croyance, c'est introduire la mort
dans la vie. Il en est ainsi plus particulièrement en ce qui concerne nos conflits
psychologiques, et vouloir apporter une solution à un conflit nous permet
momentanément de lui échapper, mais il demeure et il resurgira d'une façon ou
d'une autre, car le conflit a besoin d’être vécu jusqu’à son terme.
Frire les racines signifie vivre le conflit jusqu'au bout ; donc, ne rien faire
pour le supprimer, car dans ce cas il ne serait que momentanément enterré vivant.
Krishnamurti enseigne que la seule façon de permettre au conflit d'aller
naturellement à son terme est de vivre en son centre même, de ne rien faire pour
l'interrompre, d'habiter totalement notre incohérence. Voilà l'aventure, ce nouveau
fonctionnement de la conscience qui découvre qu'habiter son incertitude et son
incohérence est la seule attitude cohérente.
Krishnamurti dit : "Ne faites rien, ne tournez même pas le bouton de la
radio, habitez totalement votre doute". Au-delà de toutes les méthodes pour aller
mieux, ou pour être heureux, Krishnamurti nous ramène à une fondamentale et
déconcertante simplicité qu'il résume ainsi : soyez seulement ce que vous êtes. Ce
qui revient à dire que si j'ai peur, toute tentative pour échapper à ma peur ne fait
qu'entretenir la séparation entre elle et moi, et par là même la perpétue. La
solution, nous devrions dire la non-solution, est dans ce que nous pourrions
nommer l'absorption, du verbe absorber. Il s'agit en fait de ne plus entretenir la
distance entre ma peur et moi, donc ne plus la fuir, ne plus lui résister, c'est-à-dire
ne plus chercher à la résoudre, mais l'habiter totalement, et ainsi annuler la
séparation entre ma conscience et ma peur.
Ce "non faire", nouvelle attitude psychique, par ailleurs très active, met fin à
la distance, la séparation, donc la dualité. C'est à cet instant précis selon le
langage Krishnamurtien, qu'a lieu la révélation que l'observateur et la chose
observée ne font qu'un ; c'est à cet instant précis que la distance entre la peur et la
conscience cessent, et que la conscience découvre que lorsqu'elle a peur, elle est
elle-même la peur.
C'est elle-même qui génère la peur, comme l’huître produit sa perle. Il s'est
donc produit non pas un changement de conscience, mais un changement dans le
fonctionnement de la conscience, et là, selon Krishnamurti, s’opère le passage du
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"devenir" à "l’être". Ce changement dans le fonctionnement de la conscience est
le fait, le résultat d'une provocation, celle de la souffrance. Sans la souffrance,
cette dynamique, aucun changement de conscience n'est possible, c'est aussi le
sens de cette phrase : "Il vaut mieux Socrate qui souffre qu'un cochon satisfait".
La conscience provoquée par la souffrance, à laquelle elle ne peut apporter
aucune solution, aucun remède durable, lui fait baisser les bras ou comme le dit le
langage populaire, elle donne sa langue au chat. Et tout naturellement, la
conscience met en jeu sa faculté d'absorption. La peur n'est nullement
solutionnée, elle est tout simplement absorbée, et la douleur qui s'ensuit est vécue
aussi naturellement que le plaisir pourrait l’être. La conscience découvre et
expérimente cette nouvelle et fondamentale faculté grâce à laquelle il s'agit
d'utiliser sa force dans le fait même de ne pas résister.
Il ne s'agit pas d’être plus fort, mais utiliser son attention et son énergie pour
ne pas résister. C’est le sens de "l'agir" dans l'acceptation krishnamurtienne. Dans
le cadre de ce processus d'absorption, voici cette extraordinaire citation de
Krishnamurti extraite de Tradition et révolution : "Il n'existe qu'une seule façon
de rencontrer la souffrance. Les échappatoires qui nous sont si familiers sont
vraiment d'excellents moyens pour éviter la grandeur de la douleur. Le seul
moyen de solutionner la douleur est d’être sans résistance, sans aucun mouvement
permettant de s'en éloigner, ni intérieurement ni extérieurement, et rester
complètement avec elle, sans vouloir aller au-delà". Selon Krishnamurti, la
lucidité consiste à longueur de journée, à ne pas s'engager sur la voie de la
dualité, c'est-à-dire à ne pas résister à la douleur, mais à l'accueillir et ainsi
l'absorber. Tout être humain peut, à l'occasion d'une douleur, faire vivre cette
expérience fabuleuse, cette faculté inhérente lui permettant d'absorber la douleur.
Et bien souvent, dans l’itinéraire de la vie d'un individu, cette faculté est très peu
utilisée, alors que l'existence même peut être une accumulation de souffrances
pour ce même individu, et c'est dommage.
Il écrit cette phrase qui a été pour moi inacceptable pendant longtemps,
c'est dans un entretien qu'il eut avec Carlo Suares, publié par la revue Planète :
"La fin de la douleur est le commencement de la sagesse". Et pendant longtemps
je me suis dit : faut-il pour être sage ne plus souffrir ? Mais je confondais
souffrance dans le sens de l'absorption avec souffrance dans le sens du refus. Et
ça n'est que lorsque j'ai découvert un petit peu en moi la faculté d'absorption que
j'ai pu comprendre le sens de cette phrase, parce que c'est une phrase capitale. La
sagesse commence lorsque la douleur est absorbée. Pour Krishnamurti, la
souffrance est donc le moteur qui force la conscience a passer de l’état
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d'opposition, de dualité, à l'absorption. C'est la raison pour laquelle il prononce un
jour cette phrase étonnante : "Laissez fleurir votre souffrance".
Voyons maintenant la dernière partie, La vie dans la mort. Et nous
avons choisi de terminer cet exposé par les derniers jours de Krishnamurti, parce
que sa mort est la parfaite illustration de son enseignement dans le sens de
l’éducation le plus sublime, c'est le couronnement de sa vie. Une mort directe,
complètement habitée, une mort où la distance est abolie, une mort étonnamment
simple. Au mois de février 1986, pour la première fois depuis quarante ans
Krishnaji ne se rendit pas à Bombay pour les conférences. Au mois de janvier,
alors qu'il donnait les conférences à Madras, il fut brusquement très fatigué. Et
c'est six semaines avant de mourir qu'il donnait, à presque quatre-vingts onze ans
son dernier enseignement en Inde. Le dernier enseignement de cet enseignant qui
a passé soixante-dix ans à travailler avec les auditoires, c'est la phrase suivante :
"Soyez totalement éveillés, sur le qui-vive, et ne faites pas d'efforts".
Brusquement fatigué et amaigri, il tient tout de même à faire chaque aprèsmidi une marche au bord de la mer, sur la plage ou quatre-vingts cinq années
auparavant il jouait enfant. Le 10 janvier 1986, la veille de son départ pour la
Californie, où il doit comme on dit, subir des examens médicaux, il fait sa
dernière marche au bord de la mer, seul. Il se tourne lentement dans les quatre
directions, les cheveux au vent, vous avez vu peut-être cette photo, et regarde
longtemps la mer et le ciel. Sur sa terre, sa Mother India, sa Mère Inde, c'est son
adieu. Un peu avant minuit, il dit au revoir à tous ses vieux amis. Et son avion
décolle à minuit et quart, très près de l'endroit où il est né, un peu après minuit,
plus de quatre-vingts dix ans auparavant. C'est la boucle qui se referme.
Le 22 janvier 1986, il entre à l’hôpital Santa Paola, où différents examens
doivent être effectués. Le diagnostic est rapide : cancer du foie et du pancréas.
Huit jours après, il quitte l’hôpital pour Pike Cottage. Il est très heureux, et quand
il revient à la maison, il demande à ce qu'on lui mette un disque de Pavarotti sur
les chansons napolitaines.
Quelques jours plus tard, alors qu'il est très fatigué, il demande à ce qu'on le
porte sous les poivriers où il eut sa première expérience d'illumination en 1922. Il
est laissé là quelques instants, seul, assis en silence.
Le 14 février, trois jours avant de mourir, il dit à son médecin : "Je n'ai pas
peur de mourir, parce que j'ai vécu avec la mort tout au long de ma vie. Je n'ai
jamais transporté de mémoire en moi". Le 16 février, il souffre et dit à son
entourage : "J'ai toujours été un homme très propre, après ma mort, donnez un
bain à mon corps, et pliez-le dans un drap. Je n'ai pas de nationalité, brûlez tout
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de suite mon corps, sans aucun rituel, sans aucune cérémonie". Il avait auparavant
écrit à un ami savant, un pandit indien, pour lui demander ce que
traditionnellement on faisait du corps d'un saint homme dans la tradition
indienne. Et quand il a reçu la réponse du pandit, c’était tellement compliqué
et long qu'il a éclaté de rire. Alors il a décidé que sans ambages, son corps serait
brûlé immédiatement. Le 17 février 1986, à zéro heure dix, Krishnaji meurt. A
huit heures, son corps est brûlé, ces cendres furent répandues en partie en
Californie, à Ojaï et Brockwood, et dans le Gange en Inde.
Tel est le passage d'un viel homme qui a quatre-vingt onze ans enseignait
encore à des milliers d'auditeurs et se préoccupait de tout ce qui se passait dans le
monde, comme tout à l'heure l'a dit René Barbier. Il disait que toutes les
différences entre les humains n’étaient que la conséquence de l’état de dualité. Il
disait aussi qu'entre les noirs, les jaunes, les blancs, les musulmans, les hindous,
les chrétiens, n’existait aucune différence fondamentale et invitait à faire le
voyage intérieur afin de découvrir cela. Il disait aussi que l’état d'amour était
ultime, que l’état d'amour était la seule réalité, que tout le reste n’était que maya,
c'est-à-dire illusion. C'est la raison pour laquelle il a pu écrire un jour : "Il n'y a
pas d'amour malheureux". Selon lui l’état d'amour prend place en nous tout-à-fait
naturellement lorsque la place est disponible. Souvent je m'entretenais de poésie
avec lui, et je lui ai dit plusieurs fois le poème de Baudelaire qui s'appelle
Recueillement : "Sois sage, oh ! ma douleur et tiens-toi plus tranquille". C'est un
modèle dans l'absorption de la douleur, mais aussi, ce qu'on peut comprendre
comme l'aboutissement de la poésie qui est ce poème court de Rimbaud qui
s'appelle Sensation, court poème parce qu'il est tellement achevé qu'il ne peut être
que court, et entre autre dans Sensation , Rimbaud écrit : "Je ne parlerai pas, je ne
penserai rien, mais l'amour infini me montera dans l’âme".
Ca veut dire que l’état d'amour est toujours prêt en nous. Dès l'instant où se
fait le silence, je ne parlerai pas, -verbal - et je ne penserai rien - interne. Dès
l'instant où en nous se fait le silence, prend place naturellement l’état d'amour.
Selon Krishnamurti, l'amour seul a vertu thérapeutique, nous ne pouvons guérir
de rien sans amour, il n'y a que l'amour qui guérit.
Il est parti en cinq semaines, très simplement, malgré une maladie dure, une
mort absolument directe. Mort à propos de laquelle il a toujours enseigné que
c’était en modifiant notre façon de vivre qu'on se préparait à mourir, et que notre
façon de mourir n’était finalement que la conséquence, le reflet et l'aboutissement
de la manière dont nous avions vécu.
Tout ce qui est grand se fait contre, disions-nous en début d’exposé en citant
Bachelard ; la vie et l’enseignement de Krishnamurti constituent une illustration
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de cette vérité. Vérité que Krishnamurti formule d'une autre manière lorsqu'il écrit
le 21 octobre 1980 : "La négation totale est l'essence de l'affirmation. Quand il y a
négation de tout ce qui n'est pas amour, alors, l'amour est, avec sa compassion et
son intelligence".
Question : Une question toute bête et toute simple. On dit que la santé ne
peut pas coexister avec le conflit et que seul l'amour guérit, et on peut se
demander en débarquant dans l'histoire de Krishnamurti pourquoi il est mort d'un
cancer du foie et du pancréas ?
Question : J'aurais voulu compléter ce qui a été dit à propos de la
souffrance. Krishnamurti dit au début de Tradition et révolution : pourquoi cette
valeur attachée à la souffrance ? C'est-à-dire que...il y a aussi une autre façon
subtile d’échapper à la souffrance, c'est de la vénérer. En particulier les remarques
qu'il fait par rapport au christianisme, il voit dans le Christ une personnification
de la souffrance, on la vénère afin de croire s'en débarrasser...je voudrais qu'il n'y
ait pas d’ambiguïté quant à cette attitude...Krishnamurti n'est pas doloriste du
tout. La souffrance n'est ni une fin, bien sûr, ni un moyen. Or ceci,
malheureusement, les religions l'ont fait, même le bouddhisme, évidemment il n'y
aurait pas de délivrance s'il n'y avait pas de souffrance. Donc la souffrance n'est
pas du tout un moyen, et vénérer la souffrance, ce n'est pas y faire face d'une
façon subtile peut-être.
Question : Juste une question toute simple : quelle est la définition de
Krishnamurti de la souffrance ?
Question : Sur le problème de la souffrance, faut-il souffrir pour
comprendre quelque chose à nous mêmes ? Pourquoi faut-il souffrir ? Est-ce qu'il
n'y pas une voie en dehors de la souffrance ? Et qu'est-ce qui nous empêche de
nous trouver sans la souffrance ? (...)
Question: (...) il me semble que l'enseignement de Krishnamurti ressemble
au non-agir des taoïstes. Y a-t-il une parenté ?
(d'autres questions sont posées, mais sont inaudibles)
Réponse d’Yvon Achard : Beaucoup de vos suggestions, ou bien échos à
l’exposé, ont donc rapport à ce problème majeur de la souffrance. Vous avez
précisé que bien sûr, dans le vécu de la souffrance par Krishnamurti, il n'y a
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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jamais dolorisme. C'est très important. La souffrance n'est ni refusée, ni cultivée.
La vie de toute façon, l'existence journalière, quotidienne, puis année après année,
nous sommes tous à un moment ou à un autre confrontés à ce qu'on peut appeler
de l'inacceptable, qu'on nomme également souvent la souffrance. Il ne s'agit
même pas de dire "Faut-il souffrir ?", la souffrance n'est pas un choix, la vie nous
impose régulièrement des états, des temps remplis d'inacceptable. Donc, ça n'est
pas amené délibérément par l'individu, ce qui serait dans ce sens un peu du
dolorisme, masochisme même. Mais ce que l’expérience quotidienne nous
impose, il faut bien faire avec. Confronté à la souffrance que lui impose
l'existence, l'humain d'une façon classique utilise deux voies : la voie du combat,
la refuser autant que faire se peut, être plus fort, ou la voie du dolorisme, ou
masochisme.
Krishnamurti propose au sein de cette confrontation à la souffrance,
confrontation inévitable au sein de l'existence humaine, cette nouvelle attitude qui
consiste à expérimenter en nous ce que je nomme faculté d'absorption. Découvrir
qu'il y a en nous la faculté non plus d'opposition ou de subir, mais une faculté
extrêmement dynamique, résultat d'une intense observation, de manière à ne pas
s'engager dans la voie de la dualité justement, qui est cette voie de l'absorption.
Ce non-agir dont vous parliez à l'instant, certes, on le retrouve dans d'autres
doctrines orientales ou extrême-orientales. Ce qui est très diffèrent dans
l'enseignement krishnamurtien, c'est que ça n'est pas du tout sous forme d'une
doctrine, c'est d'un vécu immédiat. Il dit, par rapport même à ses écrits, Ca n'a pas
de sens, faites-le ! ça n'a de sens que si vous expérimentez. Une dame un jour lui
dit : "Monsieur, j'ai lu tous vos livres"; "Oh, Madame, ce n'est pas ce que vous
avez fait de mieux !". Le livre n'a de sens que lorsqu'il devient lui-même
provocateur à l’expérience intérieure, et qu'alors, comme le disait Nietzsche, “tu
peux à ce moment-là jeter mon livre”. Le livre n'est éducateur que s'il amène cette
possibilité chez le lecteur actif d'exister autrement. Et ce que Krishnamurti a
proposé au cours des conférences pendant soixante-dix ans devant des auditoires
qui parfois comprenaient plusieurs dizaines de milliers de personnes, c’était un
fonctionnement intrapsychique habituellement non utilisé. Partant du principe que
tout humain lorsqu'il est quelque peu attentif à lui-même, rencontre de
l'inacceptable, c'est-à-dire des états conflictuels, donc des états porteurs de
souffrance, et selon Krishnamurti, c'est dans l’expérimentation de ces états
conflictuels que cette autre attitude intrapsychique peut par l'individu lui-même
être expérimentée, mise au jour, donc découverte. Mais il est certain que le
problème du conflit qui est au centre même de toutes les psychologies, y compris
bien sûr de ce que l'on nomme la psychologie analytique, la psychanalyse. Le
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problème du conflit est au coeur même de l’éducation krishnamurtienne. Et en ce
qui concerne l’obéissance à des modèles, gourous, ou références, c'est dans ce
sens, à savoir : "Tu te conformes parce que tu refuses en toi la
confrontation, à l’intérieur de toi". Accepte To look the fact, c'est-à-dire la
confrontation, donc expérimente le conflit, ton propre sens de découverte pour
mettre au jour cette nouvelle faculté. Et cette éducation nouvelle dont il parle,
serait donc cette nouvelle éducation au sein de laquelle ça n'est pas l’éducation
qui apporterait une solution au conflit, mais qui inciterait les humains, petits et
grands, à se vivre différemment sans refuser la difficulté souvent sous forme d'un
état conflictuel.
La conformité, se conformer, habituellement, la plupart du temps, c'est pour
éviter le conflit. L'adulte, c'est l'humain qui découvre qu'il est apte à vivre ce qu'il
jugeait auparavant inacceptable. La sagesse est cet état de repos au sein duquel la
conscience découvre que ce qui était inacceptable, revoltant, bouleversant,
somme toute, je peux le vivre, je suis capable. Le drame de la petite éducation,
c'est qu'a été mis dans nos oreilles et dans nos têtes, et c'est immanquable par
papa-maman et nos éducateurs qui essaient de nous protéger, je dirais, hélas, cette
phrase dramatique : "Tu ne peux pas, tu n'es pas capable". Et ça nous suit
longtemps, et bien souvent jusqu’à la mort, et dans l'acte même de mourir, il y a
aussi le sens "Je ne peux pas". Je ne peux pas m'abandonner, je ne peux pas me
laisser aller, je ne peux pas m'en remettre. Vous voyez, ce "je ne peux pas", c'est
une mécanique diabolique qu'il faut démonter de son vivant, qu'il faut démonter
pièce par pièce de son vivant, pour voir comment cela marche, de manière à
passer outre. Quant à sa mort, le problème de la psychosomatique, il meurt à
quatre- vingts onze ans, il est vrai d'un cancer, mais comme on dit, il faut bien
mourir de quelque chose, et chez un être fragile comme il l'a toujours été, la mort
est venue tard. Et d'autre part il faut aussi remarquer qu'au cours de notre siècle,
que ce soit dans notre civilisation occidentale ou orientale, en particulier en Inde,
de très nombreux penseurs ou "sages", sont partis de ce mal du siècle, tellement
significatif qu'est le cancer. Pensez à cette participation, à ce qui est pourrait-on
dire bénin. Mais qu'attend-t-on finalement ? C'est la pensée magique... Faudrait-il
qu'un homme comme Krishnamurti, parce qu'ayant vécu d'une façon
exceptionnelle et ayant délivré un message exceptionnel, il nous aurait fallu en
plus qu'il s’envolât dans la stratosphère ? Eh bien non, il part banalement, d'une
maladie courante, mais il part d'une façon exceptionnelle de simplicité, et aussi de
rapidité. La neurophysiologie nous enseigne que nous n'utiliserions que trois
dixièmes de nos facultés, connexions internes, neurones, énergétiques, voire
spirituelles, et avec ça on se permet d’être tout de même sénile sur la fin de la vie.
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Je trouve que le modèle chez Krishnamurti, c'est cela, une fin extrêmement
directe. L'enseignant meurt à partir du moment où il ne peut plus enseigner. Un
mois après, il est mort. Ca veut dire il enseigne encore un mois avant de mourir,
comme le marcheur qu’était Rimbaud. Rimbaud allait à pied de Charleville à
Naples, puis après il revenait sur Marseille. Et un jour, il a un microbe dans le
genou, et à Marseille, on l'ampute, et il meurt. Le grand marcheur ne peut plus
marcher. Krishnamurti n'enseigne plus, il meurt, c'est aussi simple.
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Krishnamurti et la perception directe de la vérité
Professeur P. KRISHNA, recteur du Rajghat Education Centre, Fondation
Krishnamurti en Inde, Bénarès (traduit par Mme Nduwumwami)
K fut l'un des penseurs des plus originaux de notre temps. Il a étudié les
questions fondamentales du but de la vie, de l'amour dans son véritable sens, de la
religion, du temps et de la mort sans chercher de réponse dans les livres ou les
écritures et sans accepter de croyance, de religion organisée ou de système de
pensée. Comme le Bouddha, il a cherché les réponses à ces questions à travers
l'observation, la recherche et la connaissance de soi. Il est arrivé à une perception
directe de la vérité qui réside au delà des concepts intellectuels, des théories et des
descriptions. Il n'était ni universitaire ni intellectuel. Il ne s'est basé ni sur des
théories ni sur des concepts, ne parlant qu'à partir de ses proches recherches et
observations. Ce qu'il a dit pourrait avoir été dit avant, par d'autres, mais il est
arrivé à la vérité par lui-même. A une époque où règne la science et l'intellect, il a
souligné les limites fondamentales de la pensée et du savoir comme moyen d'un
changement réel. Dans cet article je propose de méditer sur quelques uns des
aspects essentiels de son enseignement et quelques unes des grandes vérités qu'il a
analysées.
1. L'origine de tous les problèmes qu'ils soient grands ou petits, réside
dans le psychisme de l'individu.
Depuis plus d'un million d'années que l'homme existe sur cette planète, sa
connaissance du monde extérieur a considérablement évolué, il a augmenté son
pouvoir et sa capacité à faire face aux calamités naturelles. Intérieurement, dans sa
conscience, l'homme n'a pas beaucoup évolué. Il reste très semblable à l'homme
primitif - peureux et incertain, formant des groupes (religieux et nationaux),
luttant et se préparant à la guerre, se cherchant des avantages et haïssant son
prochain. Il est maintenant capable d'aller sur la lune et de communiquer sur tout
le globe en quelques minutes, mais il trouve toujours difficile d'aimer son voisin et
de vivre en paix. L'homme moderne est brutal, égoïste, violent, avide et possessif
comme l'homme primitif d'il y a un million d'années, bien qu'il soit maintenant
capables de se cacher derrière de belles paroles et de nobles pensées.
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Ce développement déséquilibré de l'être humain l'a conduit au bord de sa
propre destruction. Il est à la limite de la guerre nucléaire, dans l'imminence d'une
extinction totale. Le pouvoir que lui a donné un savoir grandissant ne s'est pas
associé à une intelligence et à une vision appropriées. Pourquoi? Pourquoi
n'avons-nous pas psychologiquement évolué? Est-ce parce que nous n'avons pas
tourné notre attention vers l'intérieur afin de comprendre notre esprit, nos pensées,
nos sentiments? Nous sommes si satisfaits, si éblouis par nos exploits, nos
"progrès" dans notre monde extérieur, que nous avons complètement négligé le
monde intérieur de notre conscience. Chez l'homme primitif la haine ne pouvait
avoir que peu d'ampleur, la puissance de l'homme moderne la rend bien plus
dévastatrice et nous voyons ses conséquences désastreuses tous les jours autour de
nous.
Une meilleure organisation de la société pourrait nous sembler être la
réponse à ce problème. Mais ceci n'est qu'une illusion profondément enracinée. On
ne peut être opposé, bien sûr, à une bonne organisation de la vie de tous les jours;
mais il vous est impossible de construire une société pacifique et non-violente
avec des millions d'individus qui sont violents, agressifs et égoïstes, quelque soit
la façon dont vous y preniez. Si vous avez une société communiste, vous aurez la
violence du communisme. Si vous avez une société capitaliste, vous aurez la
violence du capitalisme. Vous pouvez d'une certaine manière canaliser la violence,
mais elle se manifestera toujours ailleurs. Il y a eu des mouvements de révolutions
mais la tyrannie de l'homme par l'homme n'a pas cessé, elle a seulement pris
d'autres formes.
Une société véritablement pacifique, non-violente, n'est possible que si
l'individu se transforme psychologiquement, fondamentalement. Tout autre
changement et superficiel et temporaire. Il ne résoudra jamais les problèmes, il
nous permettra seulement de faire face pendant un temps, dans certains cas. La
société, c'est ce que l'homme est. De même qu 'une barre de cuivre se caractérise
par les atomes qui la constituent, de même une société se caractérise par les
individus qui la composent. Tous les problèmes que nous voyons dans la société
aujourd'hui reflètent les problèmes de la psyché de l'individu. C'est pour cela que
nous devons nous préoccuper de la transformation intérieure de l'homme et pas
seulement de l'organisation extérieure de la société.
2. L'individu ne change que lorsque change sa conscience. La vertu ne
se pratique pas.
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Toutes les religions ont échoué à essayer de changer l'homme. Auraient-elles
réussi, nous n'aurions pas aujourd'hui tant de cruauté, de guerres et de haine. Nous
devons examiner pourquoi les religions ont échoué à changer l'homme et en tirer
la leçon. Selon son essence, chaque religion a prescrit un chemin, un ensemble de
vertus à observer et de vices à éviter. Et l'homme a lutté pendant des milliers
d'années pour les respecter, mais cela n'a pas marché. La pratique des actes
vertueux ne change pas en elle-même la conscience de l'homme. Pratiquer la bonté
avec préméditation n'a jamais créer une conscience vertueuse. Cela redevient
affaire d'effort, de recherche d'un but dans la vie, d'une méthode en vue d'une
auto-satisfaction. En même temps, si le coeur est bon, cette bonté s'exprimera dans
chaque acte, dans chaque pensée, parole et acte. Il n'est pas alors question de
pratique. De même on ne peut pas pratiquer la non-violence, tant que l'on est
agressif, haineux, violent intérieurement. Sinon, la non-violence devient une
façade, un comportement hypocrite, la manifestation d'un calcul. Ce n'est qu'en
observant les causes de la violence en chacun et en les éliminant (non par effort
mais à travers une compréhension) que l'on peut venir à bout de la violence. Et
quand nous mettons fin à la violence nous n'avons pas besoin de pratiquer la nonviolence. Seul un esprit paresseux a besoin de se discipliner!
Donc, la vertu ne peut ni être pratiquée, ni être cultivée. c'est un état d'esprit,
un état de conscience auquel on arrive quand il y a connaissance de soi,
compréhension, clarté et vision. On ne peut pas l'atteindre par un effort volontaire.
Elle exige une vision pénétrante. Et cette vision pénétrante passe par l'observation,
par la réflexion, par l'attention sensible. C'est la perception de la vérité qui libère
la conscience de son ignorance et de ses illusions. C'est l'ignorance qui engendre
le désordre dans la psyché. Le bien doit être spontané sinon il n'est pas le bien.
Tout changement dans le comportement extérieur de l'homme, résultant de la peur,
de la contrainte, de la discipline, de la conformité, de l'imitation, et de la
propagande ne représente pas un vrai changement dans sa conscience et est à la
fois superficiel et contradictoire.
3. La vérité, la libération et l'illumination ne peuvent s'acquérir par
l'intermédiaire d'autrui.
Depuis la nuit des temps, l'homme dépend d'un Guru, d'une religion ou d'un
livre pour lui indiquer le chemin. Krishnamurti a montré que la vérité est un pays
sans chemin et qu'aucun Guru, aucun chemin, aucune croyance, aucun livre ne
peuvent vous y conduire. Il faut être sa propre lumière et ne pas chercher sa
lumière auprès d'un autre. Le rôle d'un Guru est simplement de montrer, c'est à
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l'individu lui-même d'apprendre. Et la capacité d'apprendre est de loin plus
importante que celle d'enseigner. Dans ce domaine, personne ne peut vraiment
enseigner quoique ce soit à qui que ce soit. Chacun doit arriver à la vérité par luimême et il lui faut commencer par se connaître. Il est impossible de trouver la
vraie réponse à toute question sérieuse sans d'abord comprendre le fonctionnement
de son propre processus de pensée, le conditionnement que l'on a acquis de ses
propres expériences, traditions, culture, religion, etc... Nos croyances, nos
opinions, nos conclusions, nos préjugés nous empêchent de voir les choses dans
leur vraie perspective car ils altèrent notre vision. On devrait être conscient de ce
fait et mettre en doute chaque conclusion qui vient à l'esprit car elle pourrait ne
pas représenter la vérité. Le processus d'apprendre a lieu quand nous cherchons en
nous-mêmes de cette manière dans l'intention de chercher la vérité et pas
simplement la satisfaction. Et il faut vivre dans cet état de recherche, de
questionnement et de doute tout au long de sa vie, sans chercher à parvenir.
Ce que l'on peut recevoir de l'autre est une pensée, une question, mais
l'exploration doit être propre à chacun. A moins que vous ne découvriez la vérité
par vous-mêmes, elle ne vous appartient pas, ce n'est qu'une description de la
vérité. C'est ce qui fait la différence entre le Bouddha et le professeur de
philosophie Bouddhiste. Le premier a la vision pénétrante actuelle, la conscience,
tandis que le second n'en a que la description. L'homme a souvent pris le symbole,
le mot, le concept pour la vraie chose. Le véritable chrétien est celui qui vit selon
le sermon sur la montagne (et vous ne pouvez faire cela que si vous avez la
conscience du Christ) et non celui qui se rend simplement à l'église pour effectuer
tous les rituels. Un vrai bouddhiste est celui qui participe à la conscience du
Bouddha et non celui qui obéit à l'église bouddhiste. Toutes les églises, toutes les
religions organisées n'ont réussi qu'à réduire la grande vérité à un simple système,
un symbole, un rituel. Ce qui importe n'est pas l'habit, l'étiquette, mais le contenu
de la conscience intérieur. Le rôle de l' enseignant (le Guru) est semblable à celui
d'une lampe sur le chemin. On ne doit pas s'asseoir et adorer la lampe, on doit
cheminer. Krishnamurti a sans cesse insisté sur le fait qu'accepter ou rejeter ce
qu'il a dit n'avait que peu d'importance, c'est seulement quand nous le
questionnons, l'examinons et le découvrons nous-mêmes que tout cela a de la
valeur. Dés lors que la vérité et la libération sont des choses à découvrir par soimême à travers sa propre recherche, toute organisation qui essaye de propager "la
vérité" par une croyance, une conformité ou une propagande ne peut qu'aboutir à
un futur conditionnement de l'esprit de l'individu et par conséquent le rendre
esclave. Une recherche sensée requiert une libération de toute croyance, préjugés,
conclusions hâtives et conditionnement. Elle exige une profonde connaissance de
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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soi. Puisque la vérité ne peut pas être organisée et propagée, les organisations
spirituelles qui tentent de le faire n'ont aucune valeur.
4. La compréhension intellectuelle n'est pas une réelle compréhension.
Nous sommes souvent satisfaits d'une réponse intellectuelle à une question
et cela met fin à notre recherche. Dans ce cas, la compréhension intellectuelle
devient un obstacle à la découverte de la vérité. Il est facile de constater
intellectuellement que l'on ne doit pas s'inquiéter quand son enfant est malade.
Cette inquiétude n'aide pas l'enfant. Ce qui lui viendrait en aide serait de faire
venir un médecin. Mais cet argument logique effacera-t-il notre inquiétude? Le
fait de savoir que la colère est un vice nous empêche-t-il de nous mettre en colère?
La vérité est bien plus profonde que la simple logique ou la simple raison et la
réponse intellectuelle est incomplète. Donc une compréhension intellectuelle est
insuffisante. Elle peut être utile dans certains cas mais elle reste superficielle.
Cette compréhension peut être garantie par le moyen du livre par exemple mais
c'est seulement un schéma de pensée pour la mémoire; il ne doit pas être confondu
avec la vérité.
Donc, si la compréhension intellectuelle est une chose limitée, qu'est-ce
alors qui révèle la vérité? Pour cela, chacun doit s'observer et observer son propre
processus de pensée à la manière d'un vrai scientifique qui observerait un
phénomène. Il ne fait pas intervenir sa volonté, il observe sans choix, sans laisser
son désir interférer dans son observation. Quand on observe de cette manière, dans
une attention neutre et passive, sans désir de former rapidement une opinion ou
tirer une conclusion, tout en hésitant, patiemment et avec scepticisme, afin de se
comprendre et de comprendre la vie, alors seulement on peut découvrir ce qui est
vrai et ce qui est faux; le faux tombe de lui-même sans effort ni volonté.
L'ignorance se dissout alors dans la lumière de la compréhension. Sans cette
investigation objective mais passionnée de soi-même, de ses conclusions,
croyances, attachements, désirs et motivations, s'identifier intellectuellement à un
groupe, à une théorie ou à une croyance et embrasser définitivement une cause
quelle qu'elle soit, n'a que très peu de valeur. C'est tout aussi sot que de dire "mon
pays est le meilleur parce que j'y suis né". Néanmoins c'est ceci qu'implique le
nationalisme.
Il est tragique de constaster que n'avons jamais été éduqués à nous regarder
vraiment. Nous avons seulement été éduqués à apprendre sur le monde extérieur et
à faire face d'une certaine manière à ses problèmes. Par conséquent nous nous
formons en connaissant beaucoup de choses sur le monde extérieur mais en étant
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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complètement ignorants de nous-mêmes, de nos désirs, ambitions, valeurs et point
de vues sur la vie. Nous pouvons être très compétents dans nos métiers mais nous
sommes totalement embarrassés lorsqu’il nous faut discerner si le plaisir appelle le
bonheur, si le désir et l'attachement sont la même chose que l'amour, et pourquoi
les différences entre les hommes deviennent des inégalités. Il n'est pas question
dans la joie, l'amour, la non-violence et l'humilité, d'entreprise. Elles
accompagnent la recherche, la connaissance de soi et la compréhension, qui épure
notre conscience en la libérant des opinions arrêtées, des croyances ou systèmes
de pensée. Si nous regardons très clairement par une étude minutieuse et attentive
que la poursuite du plaisir ne conduit pas à la joie, alors notre vision du plaisir se
transforme à la source et nous abandonnons la poursuite du plaisir sans aucun
effort, sacrifice ou répression. Il apparaît alors une austérité naturelle
complètement différente de celle que l'on s'impose par la pratique. De même si
l'on remarquait par sa propre observation et recherche, que l'on ait pas
essentiellement différent des autres êtres humains, que nous partageons avec eux
les mêmes problèmes de peur, d'insécurité, d'envie, de violence, de solitude, de
peine et d'égoïsme qui opère dans notre inconscience à tous, alors nous ne nous
sentirions pas si différents des autres. Par notre ignorance nous attribuons
beaucoup d'importance aux différences superficielle, comme de croyance,
d'appartenance, de connaissance, de capacité qui ne sont que des acquis. Nous ne
nous sommes pas demandés pourquoi nous donnons une si grande importance,
pourquoi nous les laissons diviser les hommes, alors qu'en réalité nous partageons
la même conscience. Si vous ôtez à un homme son aisance, ses possessions, son
statut, ses croyances et son savoir, et que vous regardez dans sa conscience, estelle vraiment différente de celle d'un autre être humain? Tout comme la caste, la
couleur, la foi d'un être humain ne change pas la composition de son sang; nos
acquis qu'il soient mentaux ou matériels ne change pas le contenu de notre
conscience. Si nous ne nous empêchons pas de voir la réalité de ceci, nous
découvrirons réellement l'unité fondamentale de l'espèce humaine. C'est
l'ignorance qui nous divise, non les différences.
5. Conclusion
L'humanité est captive d'une grande illusion. Elle pense qu'elle peut résoudre
ses problèmes par la législation, par des réformes politiques et sociales, le progrès
scientifique et technologique, par un plus grand savoir, une plus grande aisance,
plus de pouvoir et de contrôle. Tout ceci peut résoudre en effet quelques
problèmes; mais ce sont là des problèmes superficiels et temporaires. Ils auront le
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même effet que l'aspirine et ne guériront pas la maladie. Nous continuerons à créer
de nouveaux problèmes d'un coté et essaieront de les résoudre de l'autre, pour
maintenir l'illusion du "progrès". Et il nous reste que peu de temps, car la maladie
évolue vertigineusement, prête à faire disparaître l'homme; si l'homme ne se
transforme intérieurement, par une mutation de son psychisme, il figurera bientôt
sur la liste de ces malheureuses créatures qui vivent un million d'année ou plus et
disparaissent alors, faute d'avoir pu s'adapter. La question reste toujours posée de
savoir si l'évolution de l'homme à partir du singe fut réellement un pas vers la
survie de l'espèce ou une étape. Seul le temps pourra le dire.
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Krishnamurti : Rencontre à Ojaï, le 23 juillet 1949
Question - Pourquoi parlez-vous ?
J. Krishnamurti Je crois qu’il est très intéressant que je réponde à cette question, et aussi que
“vous” y répondiez. Il ne s’agit pas seulement de savoir pourquoi “je parle” mais
pourquoi “vous écoutez” : sérieusement si je parlais pour m’exprimer moi-même,
je serais en train de vous exploiter. Si parler est pour moi une nécessité en vue de
me sentir flatté, égocentrique, affirmatif, agressif, etc..., je dois me servir de vous ;
alors vous et moi n’avons aucune relation, car vous êtes une nécessité pour mon
égotisme. J’ai besoin de vous, pour me sentir, m”enfler, pour me sentir riche,
libre, applaudi, pour que beaucoup de personnes viennent m’écouter. Alors je me
sers de vous, un homme utilise un autre homme et il n’y a là aucune relation entre
nous et moi, parce que vous m’êtes utile. Lorsque je me sers de vous, quel rapport
ai-je avec vous ? Aucun. Et si je vous parle parce que j’ai diverses séries d’idées
que je veux vous transmettre, les idées deviennent très importantes. Or, je ne crois
pas que les idées produisent jamais un changement fondamental, radical, une
révolution dans la vie. Des idées ne peuvent jamais être neuves. Elles ne peuvent
jamais engendrer une transformation, une nécessité créatrice, car les idées ne sont
que la réponse, la réaction d’un passé prolongé, modifié, ou transformé, qui est
encore du passé. Si je parle parce que je veux que vous changiez, ou que vous
acceptiez ma façon particulière de penser, ou que vous apparteniez à mon groupe,
ou deveniez mes disciples, vous, en tant qu’individu, êtes des non-entités, car je ne
m’occupe que de vous transformer selon un certain point de vue. Alors “vous”
n’êtes pas important.
Donc, pourquoi est-ce que je parle <? Si ce n’est pour aucune de ces raisons,
pourquoi est-ce que je parle ? Nous répondrons à cela tout à l’heure. Car, la
question est aussi : pourquoi écoutez-vous ? Cela n’est-il pas important également
? Si vous écoutez pour acquérir quelques idées nouvelles, ou une nouvelle façon
de considérer la vie, vous serez déçus, car je ne vous donnerai aucune idée
nouvelle. Si vous écoutez pour éprouver quelque chose que j’ai vécu, moi, vous ne
faites qu’imiter en espérant capturer quelque chose que vous croyez que je
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possède. Les choses réelles de la vie ne peuvent certes pas être vécues par
procuration. Ou, peut-être êtes-vous en difficulté, dans un chagrin, dans la
douleur, et vous venez ici pour savoir comment sortir de vos innombrables
conflits. Là encore, je crains de ne pouvoir vous aider. Tout ce que je puis faire
“moi” c’est mettre le doigt sur vos propres difficultés, et nous pouvons ensuite en
parler les uns avec les autres, mais c’est à vous qu’il appartient de voir. Il est très
important que vous découvriez par vous-mêmes pourquoi vous venez ici écouter.
Car si vous avez un but, une intention, et moi une autre, nous ne nous
rencontrerons jamais. S’il en est ainsi, il n’y a aucune relation entre vous et moi, il
n’y a pas de communion. Vous voulez aller au nord, je veux aller au sud, donc
nous nous manquerons. Mais, certes, telle n’est pas l’intention de ces réunions. Ce
que nous tentons de faire, c’est entreprendre un voyage ensemble et vivre,
éprouver ensemble, au fur et à mesure que nous allons.
Ce que je fais n’est pas enseigner, ce que vous faites n’est pas écouter, mais
nous explorons, si c’est possible, ensemble, afin que vous ne soyez pas seulement
le maître mais aussi le disciple dans la découverte et la compréhension. Alors, il
n’y a pas de division entre le haut et le bas, entre celui qui sait et l’ignorant, entre
celui qui a atteint et celui qui est encore sur la voie de la réalisation. De telles
divisions déforment les rapports entre les personnes, et si l’on ne comprend pas
ces rapports, on ne peut pas comprendre la réalité.
Je vous ai dit pourquoi je parle. Peut-être pensez-vous que j’ai besoin de
vous pour me découvrir moi-même, mais vous seriez dans l’erreur. J’ai quelque
chose à dire, que vous pouvez prendre ou laisser. Ce n’est pas de moi que vous
pourrez acquérir quoique ce soit. Je n’agis que comme un miroir dans lequel vous
vous voyez vous-mêmes. Vous pouvez ne pas aimer ce miroir, et le rejeter. Mais
s’il vous arrive vraiment de regarder dedans, faites-le clairement, sans émotion,
sans le voile de la sentimentalité. Et il est important, n’est-ce pas, de savoir
pourquoi vous venez m’écouter. Si vous ne venez ici que pour vous distraire une
après-midi au lieu d’aller au cinéma, cela n’a absolument aucune valeur. Si vous
venez pour vous livrer à des argumentations, ou pour vous emparer de nouvelles
idées en vue de les utiliser, pour des conférences, pour des livres que vous écrivez,
pour des discussions, cela aussi est sans valeur. Mais si vous venez pour
réellement vous découvrir vous-mêmes au cours de nos relations mutuelles - ce
qui pourrait vous aider dans vos relations avec d’autres - alors cela à un sens, c’est
valable et ces réunions ne seront pas semblables à tant d’autres auxquelles vous
assistez. Celles-ci ne sont pas organisées pour que vous m’écoutiez, mais pour que
vous puissiez vous examiner dans le miroir que j’essaie de décrire. Vous n’êtes
pas tenu d’accepter ce que je dis, ce serait absurde. Mais si vous regardez le
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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miroir, sans passion, comme vous écouteriez de la musique ou comme, assis sous
un arbre, vous observeriez les ombres d’un soir, sans condamnation, sans aucune
sorte de justification - si simplement vous “regardez” - cette conscience même de
ce qui est, produit quelque chose d’extraordinaire, lorsqu’il n’y a pas de
résistance. Et c’est cela que nous essayons de faire à chacune de ces causeries.
Ainsi, la vraie liberté survient, mais non par l’effort : l’effort ne peut jamais
engendrer la liberté. L’effort ne peut que provoquer des substitutions, des
refoulements ou des sublimations ; mais rien de tout cela n’est la liberté. La liberté
ne se produit que lorsqu’il n’y a plus d’effort pour “être” quelque chose. Alors, la
vérité de ce qui “est”, et c’est la liberté.
Extrait du livre Krishnamurti - Ojaï , 1949, Le Cercle du Livre, Paris 1952,
page 48.
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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L’art d’apprendre
René Barbier
Le sujet de cette conférence proposé par Gisèle Balleys, organisatrice des
rencontres autour de Jiddu Krishnamurti et de l’éducation en juillet 1994 à
Saanen, est fort judicieux3 . En effet, il nous conduit à mettre l’accent sur l’élève,
sur le formé, dans l’acte éducatif. Tout autre nomination nous aurait conduit à
nous centrer beaucoup plus sur l’enseignant ou sur le savoir : ainsi de l’art
d’enseigner ou de l’art de connaître.
Par ailleurs le sujet ainsi formulé nous oblige à réfléchir sur la notion d’art, à
tenter d’en comprendre sa nature en relation avec l’éducation. Ce faisant la
réflexion débouche sur notre propre rapport au monde et sur la nature même de
l’éducation.
Parler de l’ “art d’apprendre” nous invite, d’emblée, à concevoir l’art
comme différent de la simple technique. Il ne s’agit pas, évidemment, des
“techniques d’apprentissage” mais d’une problématique beaucoup plus vaste du
point de vue de l’éducation.
Distinguons donc technique et art.
1. De la technique
- Un rapport au savoir et au savoir-faire
La technique se réfère inéluctablement à un savoir ou à un savoir-faire déjà
connus. Si nous pouvons réparer une lampe c’est parce que nous possédons
quelques connaissances en électricité. Si nous savons changer un joint de culasse
sur notre automobile défaillante c’est parce que nous avons appris des éléments de
mécanique. Non seulement nous connaissons une technologie qui s’appuie sur des
connaissances scientifiques, mais nous avons appris également les savoir-faire qui
nous permettent la mise en pratique de cette technologie d’une manière efficace.
Le “technicien” sait parfaitement ce qu’il doit faire devant le problème à résoudre.
3
Conférence donnée à Saanen en 1994, proposé comme document préparatoire au
Symposium
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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Le “bricoleur” manque de savoir élaboré. Il est entre l’ignorant et le technicien et
s’appuie sur un savoir-faire très ouvert, une imagination active et un sens aigu de
la curiosité. Nous demandons à une infirmière d’être une “technicienne” et non
une “bricoleuse” en cas d’urgence. Nous ne lui demandons pas plus d’être une
“artiste”.
- Un rapport à la maîtrise
La technique renvoie à l’objet plus qu’à l’être humain. Si l’infirmière est
“technicienne”, c’est parce qu’elle manipule des objets médicaux et qu’elle
administre des médicaments. Toute sa formation est consacrée à la maîtrise de
cette manipulation. On lui apprend le rapport au corps du malade en terme très
précis. Elle sait ainsi comment retourner un malade, comment lui faire une prise
de sang sans souffrance. Elle est reconnue par ses pairs et les médecins dans la
mesure de sa compétence liée justement à cette maîtrise technique de l’objet
conduisant à un maximum d’utilité fonctionnelle.
- Un rapport à l’utilité fonctionnelle
La technique vise à l’utilité fonctionnelle. Elle est là pour accomplir le désir
de l’homme : maîtriser la nature, la détourner de son cours, empêcher ses
répercussions néfastes sur l’être humain. La technique ne pose pas la question du
“pourquoi” mais seulement du “comment”. Par définition, la technique est en-deçà
de toute réflexion éthique et elle peut conduire à toutes les ignominies. La
technique juridique et planificatrice conduit Eichmann à la réalisation quasiment
parfaite des camps d’extermination nazis. La technique n’est pas de l’ordre d’un
projet-visée mais d’un projet-programme. Le projet humain, toujours éminemment
symbolique et porteur d’espérance, se réduit souvent, par le truchement de sa
réalisation technique, à son instrumentation fonctionnelle et à son échéancier. Le
projet-visée propose une réflexion sur le sens, toujours inachevé et questionnant
(Jacques Ardoino). Le projet-programme de la technique trouve toujours une
bonne raison pour éviter de penser la finalité et pour s’en tenir aux “objectifs”
partiels susceptibles de correspondre à une réalisation possible. Elle impose
l’ordre du signe monosémique au symbole nécessairement polysémique. La
phrase-clé de l’esprit technicien consiste à s’inquiéter d’un “est-ce que ça marche
?”. Faut-il signaler que nous allons de plus en plus vers cet esprit technicien dans
l’ordre des sciences contemporaines les plus d’avant-garde, par exemple en
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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physique nucléaire, avec l’avènement de la Mécanique Quantique. Cette théorie
“marche” dans l’ordre de l’infiniment petit mais, cependant, ne donne aucune
explication rationnelle et ne permet pas de comprendre la cohérence possible de
l’univers. Le réel reste “voilé” comme le rappelle Bernard d’Espagnat. Ce qui
faisait le désespoir d’Albert Einstein.
- Un rapport à l’apprentissage
L’accession à la technique maîtrisée passe par un apprentissage
systématique au sein d’une institution spécialisée. La technique est
fondamentalement liée à l’enseignement et à l’imitation d’un maître. Il s’agit de
faire et refaire le même geste pour en acquérir la maîtrise. L’apprenti devient
compagnon et maître dans l’esprit du compagnonnage. La pédagogie est directive.
Elle le restera fondamentalement dans les lycées et collèges professionnels
suivant, en cela, l’ “ordre des choses” découvert par le sociologue. Le maître sait
ce que doit faire l’élève. Il corrige ses erreurs. Il lui fournit la marche à suivre.
L’élève doit écouter et obéir. Il n’a pas à discuter du bien-fondé de la technique
proposée. Il n’a pas à se poser la question des fins.
Toute technique est par essence militaire. Le soldat de métier, aujourd’hui
plus encore qu’hier, est un technicien par excellence : il sait parfaitement utiliser
un ordinateur, démonter son fusil-mitrailleur ou tendre une embuscade. Il sait
appuyer sur le bouton adéquat, au bon moment, pour faire tomber la bombe sur
Hiroshima ou Nagasaki. Il sait exactement comment poser le pied sur la lune. Pour
ce faire il a dû passer de longues heures à écouter des instructions précises, à
manipuler des instruments compliqués, à simuler des situations imprévues, à
rédiger des rapports de synthèse.
Doté de cette compétence appropriée mais limitée à son objet, le technicien
trouve dans notre société une place légitime correspondant à la montée de la classe
sociale intermédiaire : la nouvelle petite bourgeoisie. Avant d’être le temps de la
science, notre époque est celle de la technique. Un philosophe comme Kostas
Axelos parle même de l’avènement d’une civilisation de la “technologie
planétaire” dans la grande envolée qui déploie, selon lui, la “poéticité du jeu du
monde”. Après une civilisation centrée sur la nature chez les grecs, puis sur le dieu
chrétien au Moyen-Age et sur l’homme fait dieu au XIXe-XXe siècles, nous
sommes à l’aube du développement et de l’impérialisme de la Technologie
planétaire. C’est l’esprit de sa “systématique ouverte” (1984).
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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2. De l’art
L’art nous entraîne vers un tout autre domaine. Non que l’artiste n’ait
besoin, lui aussi, de posséder une certaine technique inhérente à son art. Mais la
technique est secondaire, subordonnée à autre chose dans le processus artistique. Il
s’agit de la question de la création.
- Le rapport à la création
Notre temps nous abreuve d’un flot d’ouvrages sur les “techniques de
créativité”. On y parle rarement de création. Par contre, ces ouvrages nous
rappellent sans cesse l’importance de l’utilité de l’imagination créatrice, en vue de
produire des biens ou des services soi-disant nécessaires à notre bien-être.
Techniques, les livres en question imposent leurs convictions utilitaristes en
essayant, par tous les moyens, de soumettre l’homo ludens, l’homme du jeu, cher
à Johan Huizinga, à la logique interne de l’esprit productiviste, toujours
fonctionnel.
L’esprit de création se moque de cette orientation. La création n’est pas
intentionnelle, encore moins planificatrice. Certains architectes ne sont pas des
créateurs, mais des techniciens supérieurs. Quant aux créateurs bâtisseurs, ils ne
vivent guère dans les créations réelles, mais parfois inhabitables, qu’ils ont pu
inventer.
En vérité, la création véritable suppose un état de réceptivité totale à la
création permanente du monde.
Le créateur n’est pas un être séparé, mais un être relié. Plus que tout autre il
participe au mouvement de structuration/déstructuration/restructuration de
l’univers, dans les limites de son propre monde. Il n’a aucun projet “artistique” ou
de faire une “oeuvre”. Il n’est soumis à aucune mondanité, à aucun système
institutionnel de légitimation de production de ces biens symboliques que sont les
oeuvres d’art. Le créateur participe à la Grande Vie comme l’appellait
Krishnamurti. Celle-ci est à la fois création, amour et mort. Il est avant tout en état
d’écoute sensible. La sensibilité est ce qui fait sens par tous les sens. La création
débouche inéluctablement sur la question du sens.
- Le rapport à la question du sens
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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L’art renvoie à la question du sens qui repère trois dimensions : celle de la
direction à prendre, celle de la signification à accorder, celle de la sensorialité à
vivre.
Le créateur n’a aucune intention de prendre telle ou telle direction. C’est la
direction même qui le prend, qui s’impose à lui. Il ne fait souvent que constater le
chemin qui s’ouvre devant lui. Une vie d’artiste, en ce sens, ne saurait être une vie
planifiée. Elle restera toujours de l’ordre de l’itinérance où tous les possibles sont
à l’horizon, pour le meilleur et pour le pire. L’itinérance est à l’être humain ce que
l’errance est à l’univers. Elle est du registre de la poéticité ludique. Là où la
technique prescrit une marche à suivre, le processus artistique cherche, à chaque
instant, le geste, le mot, la note, la couleur, qui seront inscrits dans la justesse
imprévisible de la situation de création.
L’art est sens dans la mesure où il propose un ensemble de significations. Il
s’agit bien d’un ensemble qui se tient, qui se donne à voir dans une cohérence
inégalée, intuitivement perçue. Cet ensemble est bondé de symboles. Il faudrait
parler de “volière du sens” dont chaque élément serait un symbole insaisissable
comme un oiseau mouche. L’art trouve et fait apparaître ce qui était déjà là, dans
les profondeurs, mais dans un sans-forme et un sans-nom, “en puissance” et en
quête d’un acte. En cela l’art relève de la connaissance la plus haute. Comme le
pensait Vladimir Kandinsky tout art est spirituel. Par l’oeuvre d’art, l’être humain
découvre son humanité et reconnaît qu’il est un infini dans le fini, un univers de
vibrations dans une graine. Le créateur, sous cet angle, est un philosophe au sens
profond. Un ami de la sagesse et un sage en amour. Son oeuvre tient un discours
sur son rapport au monde et ce discours tisse son être même. Tout artiste crée et en
créant se crée. On parle parfois des artistes qui sont coupés du monde. Mais de
quel monde s’agit-il ? Est-ce de cette “société malade” dont parlait Erich Fromm
en son temps ? Le processus créateur, au contraire, réconcilie l’homme et le
monde à chaque instant dans l’ ordre de la vie, les relie à la convivialité
universelle de tout ce qui est, au delà du temps et de l’espace. C’est ce que les
sociologues de l’art ne réussissent jamais à comprendre, sous leurs interprétations,
souvent pertinentes, en terme de rapports de force dans une société dominée par
l’argent et le pouvoir. Pas plus que les psychanalystes d’ailleurs qui ramènent trop
souvent la création à un “manque” rappelant la perte du premier objet d’amour à
une époque ou l’infans ne parlait pas. Mais justement le propre de l’artiste c’est de
parler en inventant sa parole, et, par là-même, en contribuant à la richesse
symbolique de l’humanité.
L’art enfin inscrit l’artiste dans une évidente sensorialité. Elle éclate de
toutes parts dans oeuvre d’art digne de ce nom. Le créateur est un sensoriel. Il
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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croque la vie à belles dents. Il déborde d’énergie jusqu’à son dernier souffle et il
étonne. Porté par le flux énergétique du monde, le créateur soulève des montagnes
au nom de sa création. En tant que tel, le créateur brave souvent des tabous
sociaux et choque les bonnes âmes. Mais le véritable créateur n’a aucune envie de
choquer et de provoquer le scandale. Son propos n’est pas d’être un militant ou un
disciple. Pas plus d’apparaître comme un prophète exceptionnel. Mais simplement
d’être lui-même, de s’autoriser, devenir son propre auteur, en participant, par
retentissement, au devenir créateur du monde.
- Le rapport à la trace
Le vol de l’aigle ne laisse pas de trace, écrit Krishnamurti. Le sage est
toujours un créateur, mais le créateur n’est pas toujours ou suffisamment un sage.
Le sage est ce créateur qui peut accepter de ne pas laisser de trace, de ne rien avoir
à déclarer de son passage sur terre, à part le rapport au monde et aux autres qu’il a
entretenu au jour le jour. Il est le créateur qui sait jouer le jeu du monde jusqu’au
bout et à chaque instant, c’est-à-dire là où mort et naissance ne font qu’un, dans
l’instantanéité d’une flamme d’allumette. L’artiste a beaucoup de difficulté à ne
pas laisser de trace. La culture artistique impose même qu’il laisse des signes
codés par le système du marché de l’art. Même le créateur qui veut échapper à ce
marché et qui propose une éducation créatrice, comme Arno Stern, par exemple,
n’échappe pas à la nécessité de laisser des “marques” de son passage par les
conférences, par les livres édités. Krishnamurti pas plus que les autres, malgré
l’aphorisme précédent. Jusqu’où et pendant combien de temps, le sens créateur de
Krishnamurti pouvait-il accepter de ne pas laisser de traces, de ne rien publier, de
ne rien dire, pour se contenter d’être, en silence, dans la communion avec l’arbre
de la forêt ? On sait qu’il tenait à cet enseignement transmis par ses livres,
supposant toujours que quelqu’un, quelque part, en saisirait le sens caché.
D’ailleurs un monde qui serait constitué uniquement d’être silencieux serait-il
vivable, c’est la question que nous posait Cornélius Castoriadis dans un entretien
récent que nous menions avec lui sur la question de la méditation ? Du moins
savons-nous que notre monde peuplé plutôt d’êtres de bavardage est difficilement
habitable. Un peu d’osmose avec des êtres de silence nous ferait du bien.
3. Apprendre ?
Gisèle Balleys nous propose de parler de l’art d’apprendre. Il nous faut donc
nous interroger sur le sens même du mot apprendre. Ce dernier est pris dans une
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constellation sémantique à laquelle il renvoie nécessairement. Qu’elles sont les
différences entre “apprendre”, “s’instruire”, “se former”, “s’éduquer” ?
Posons d’emblée qu’apprendre est le terme le plus générique pour indiquer
un processus d’accès compréhensible à un certain niveau d’informations.
J’apprends ainsi que le nouveau Président de la République vient d’être élu.
J’apprends en lisant l’Encyclopaedia Universalis, les détails de la vie du dernier
prix Nobel de littérature. Mais je n’apprends pas la dernière figure de la théorie
des quantas en parcourant un ouvrage spécialisé, si je ne suis pas physicien.
Inversement un physicien comme Fritjof Capra peut-il apprendre ce que lui
proposait Krishnamurti ? A la question ainsi formulée par l’auteur du célèbre “Tao
de la physique”, Krishnamurti répond qu’avant d’être un physicien, F. Capra est
un homme.
Apprendre implique de comprendre ce qui nous informe. Apprendre
correspond à quelque chose de plus qu’être simplement informé. Apprendre est
différentiel et dépend nécessairement du niveau de culture que l’on possède. Plus
je suis cultivé et mieux je saurai apprendre, au moins dans certains secteurs de la
connaissance. L’ “amour de l’art”, comme le montrent les sociologues Pierre
Bourdieu et Alain Darbel, est référé sans cesse à un savoir élaboré sur la
construction artistique, que ne possèdent pas les membres de toutes les classes
sociales au même degré. En passant de la sphère du savoir sur la nature à la
connaissance de l’être, il se peut qu’il me faille devoir perdre beaucoup de savoir
acquis pour apprendre à connaître spirituellement le monde. Connaître, c’est
méditer et méditer c’est désapprendre avant tout, c’est-à-dire perdre de
l’information acquise pour devenir réceptif à une information potentielle.
“L’homme neuronal” de Jean-Pierre Changeux nous signale qu’il en est ainsi au
niveau des neurones du cerveau : il faut perdre pour pouvoir acquérir.
Mais d’ordinaire, acceptons l’idée que je peux apprendre toutes sortes de
choses dans n’importe quel domaine, en fonction de mes capacités intellectuelles,
des circonstances, des moyens matériels, des gens que je rencontre, du lieu où je
me trouve etc. Apprendre n’implique pas une institution spécifique. L’autodidacte
apprend en toutes circonstances. Mais l’écolier dans son école primaire également.
- Apprendre et s’instruire
Instruire vient du latin “instruere” qui signifie insérer, bâtir, disposer,
outiller. S’instruire c’est alors se doter d’outils conceptuels et imagés. Mais le
champ sémantique est plus vaste : instruire signifie également éclairer, avertir,
informer, aviser, initier. S’instruire consiste donc à se renseigner, à s’informer
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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d’une manière éclairante. Par rapport à apprendre, s’instruire implique une
direction de l’information, une intentionalité plus précise en vue d’une fin encore
vague: l’éclairement, la mise au jour d’un sens à venir. En vérité on s’instruit
souvent en participant à un “enseignement”.
En latin “insignare” c’est mettre une marque, conférer une distinction. Il y a
institutionalisation de l’activité de connaissance qui renforce l’intentionalité de
l’envie de savoir. Cette institutionalisation comporte ses méthodes codifiées,
comprend ses professionnels qualifiés. Je m’instruis ainsi en suivant les cours à la
Sorbonne et je passe les examens devant un jury universitaire. Mais je m’instruis
tout autant en lisant les ouvrages des grands philosophes publiés dans les
meilleures maisons d’éditions et en suivant, derechef, sans m’en apercevoir, une
ligne de connaissance largement tracée par le jeu concurrentiel dans le champ
symbolique de l’édition. Tout le savoir externe est déterminé par des lignes de
force qui nous échappent. On s’instruit en s’aliénant, en se faisant prendre au
piège d’un réseau de significations destinées à nous “marquer” pour le meilleur et
pour le pire. Un jour le fils du boulanger se rend compte qu’il ne sait plus parler
simplement à son père. Gagner par “la lutte des places” comme dit le sociologue
Vincent de Gaulejac, il ne se sent plus jamais tout à fait à sa place dans la relation
humaine, pris dans un “entre-deux” qui l’enserre comme une paire de pinces
coupantes.
- Apprendre et se former
Former vient du latin “formare” qui signifie au sens fort, donner l’être et la
forme, et au sens faible, organiser, établir. Former implique une action en
profondeur de transformation, en vue de donner une forme a quelque chose qui
n’en avait pas ou qu’il fallait changer. Se former, en apprenant, signifie donc
travailler son information pour lui donner une forme qui correspond à un
mouvement interne de transformation de soi-même. Vu sous cet angle, comme le
pense le philosophe Michel Fabre, “former est plus ontologique qu’instruire ou
éduquer : dans la formation c’est l’être même qui est en jeu, dans sa forme” (1994,
p.23). En fait, se former débouche inéluctablement sur “éduquer” et le véritable
“formé” est toujours, comme disent les Canadiens, un “s’éduquant”.
- Se former et s’éduquer
Eduquer vient de “educare” qui veut dire nourrir, élever des animaux. Mais
le mot réfère également à “educere” qui signifie “faire sortir”. D’emblée le champ
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sémantique implique alors une élévation, une extraction plus ou moins
ontologiques. On se forme en s’éduquant. C’est l’éducation qui est le terme
principal, le terme animateur. Tout se passe comme si l’éducation était du registre
d’un projet implié d’une région essentielle de soi-même à connaître. L’éducation
est élan de soi vers soi. Cette poussée rencontre la formation comme véritable
mise en forme, organisation pertinente de cet élan créateur. Tout l’art de
l’éducation consiste à faire sentir aux apprenants en quoi ils sont animés par cet
élan. Mais surtout en quoi cet élan est et demeure avant tout “leur élan”,
totalement singulier.
Le véritable éducateur est celui qui indique les multiples parcours par
lesquels l’itinérance éducative d’une personne peut trouver son accomplissement.
Comme les carrefours sont nombreux dans une vie, nous avons besoin de
plusieurs éducateurs. mais ceux-ci ne sont pas des “maîtres”, des “gourous”. Plutôt
des sortes de sémaphores indiquant la route de l’éveil de l’intelligence. Mais des
sémaphores qui ne seraient en aucune manière des objets inertes. Un éducateur,
qui n’est pas un éducastreur, n’est pas non plus une girouette tournant au gré des
vents de l’histoire. C’est un homme de connaissance. Un éveillé qui connaît la
région que doit emprunter l’élève sans en savoir pour autant la route singulière et
imprévue. Il connaît la trame mais non le motif. Il découvre l’écran mais n’a
jamais vu, et ne verra jamais, le film unique que l’élève y projettera, dans une
inconscience nécessairement mal contrôlée.
Parler de s’éduquer signifie donc qu’un témoin, en nous-mêmes, peut jouer
ce rôle d’éducateur. Le risque d’illusion est considérable mais l’enjeu est
inévitable si on ne veut pas tomber dans l’esprit du temps qui, à travers tous les
intégrismes, invoque puis convoque la figure du Maître et dialectiquement celle de
l’Esclave. Il s’agit du pari majeur de l’éducation : je me forme pour m’éduquer et
je m’éduque parce que je ne peux faire autrement que de me connaître, que de me
réaliser. Le véritable éducateur accepte profondément ce pari pour son élève. C’est
pourquoi, comme le Bouddha, il accepte toujours d’être tué par son élève libéré
sur la route de la connaissance. L’éducateur tranche d’un coup ce qui unifiait
illusoirement le savoir et la connaissance. Il dit à son élève que le savoir est du
côté du fonctionnel nécessaire mais insuffisant. Il lui rappelle sans cesse que la
connaissance est du côté de la face cachée de soi-même et que tout être humain est
l’unique découvreur de son royaume. A lui de tracer son propre chemin, à lui
d’être sa propre lumière.
- Qu’est-ce que “l’art d’apprendre”?
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A l’issue de cette brève réflexion, peut-on formuler une définition de l’art
d’apprendre?
Nous dirons que l’art d’apprendre est le processus singulier et unique
d’éducation qui conduit un sujet à se rendre disponible ontologiquement pour se
sentir relié au mouvement créateur du monde. Par cet état d’esprit le sujet reçoit
une multitude d’informations, sans cesse en création, et les organise, souvent avec
l’aide d’autrui, dans ce qu’il nomme : “se former”.
Cette perspective ouvre le débat sur une autre question : l’autoformation
existentielle.
4. L'autoformation existentielle
Qu'est-ce que se former d'un point de vue existentiel ? Se former, c'est
apprendre à mourir à son passé et à son avenir ; Se former, c'est apprendre à naître
; Se former c'est apprendre à être dans un présent instantané qui tient compte de
toute la complexité de l'existence. Cette réflexion forme la trame de ce que je
nomme “l'autoformation existentielle”.
Se former dans une perspective existentielle ?
La formation que je veux analyser ici est celle de l’autoformation. Elle doit
être distinguée d'emblée d'une autre optique que j'appelle hétéroformation. Cette
dernière est principalement le fait d'entrer en formation dans des institutions
spécialisées (écoles, universités, centres d'apprentissage etc.) qui ont pour fonction
d'inculquer un corpus théorique et pratique déjà constitué et qu'il s'agit de
reproduire et de s'approprier. En général notre formation passe surtout par le
truchement de cette hétéroformation. Elle est essentiellement une formation
“diurne” (G. Pineau) relativement codée, instituée, légitimée, et fait l'objet d'un
partage, voire d'un clivage, entre les classes sociales, en fonction de l'héritage
culturel et social reçu dans son enfance. L'autoformation est beaucoup plus liée à
son propre devenir. Certes elle est en relation également avec une hétéroformation
diurne sur laquelle elle s'articule volontiers, mais sans jamais s'y enfermer.
L'autoformation est beaucoup plus du registre d'une formation “nocturne” - pour
reprendre encore la distinction de G. Pineau, la formation “nocturne” est celle
dans laquelle nous entrons souvent sans nous en apercevoir, dans des espaces et
des temps qui ne sont pas institués spécifiquement comme devant être formatifs.
C'est une formation instersticielle qui apparaît dans les marges de nos occupations
éducatives légitimes. Ainsi, l'étudiant sortant de son université et allant discuter de
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tout et de rien avec des amis dans un café, comme le faisait le groupe de jeunes
poètes autour de Jean Lescure, avec Gaston Bachelard, après les cours, participe à
ce type de formation “nocturne”. De même, le lycéen qui entre en conflit avec son
entourage et en subit les à-coups affectifs mais également les enrichissements
personnels en matière d'autonomisation, fait l'épreuve de cette formation
“nocturne”. Il apparaît clairement, à la lumière de ces exemples, que ce type de
formation est de loin la plus importante en quantité et en qualité, dans notre propre
devenir existentiel. Mais parmi les éléments de cette formation, je qualifierai d'
“autoformation existentielle” ceux qui se rapportent plus explicitement aux
grandes questions que l'homme se pose sur le sens de la vie. Ces questions ont fait
l'objet de nombreux débats depuis le début de l'histoire de la pensée, mais elles
restent toujours ouvertes et circonscrites en formulations symboliques et
mythiques. Qu'est-ce que naître ? vivre ? aimer ? jouer ? travailler ? souffrir ?
vieillir ? mourir ? Qu'est-ce que croire en un Absolu (Dieu, l'Histoire, etc)?
communiquer ? Qu'est-ce que le “je” et le “tu” (pour reprendre les expressions du
philosophe Martin Buber) ? Qu'est-ce que “la société” ? Je fais l'hypothèse que
personne ne nous forme à répondre à ces questions, mais que nous nous formons
nous-mêmes à la non-réponse où à la réponse dubitative. Une hétéroformation trop
instituée dans ce domaine conduit presque toujours à une attitude personnelle
normative ou, au contraire, réactionnellement contradictoire. La recherche du sens
de la vie ne saurait résulter d'une éducation directive non questionnée.
Je n'emploie pas le terme d' “autodidaxie” qui a fait l'objet de nombreux
travaux de recherche. Je préfère le terme d'autoformation. La notion d'autodidaxie
me semble être trop connotée par une idée de projet éducatif, de programme qu'on
se donne, d'espace et de temps ou de moyens appropriés. Même la définition
proposée par la Québecoise Nicole A. Tremblay dans sa thèse sur l’ “autodidaxie”
(1986), me paraît marquée par cette orientation fonctionnelle. Pour elle le projet
autodidactique est une série d'épisodes interreliés durant lesquels la principale
motivation de l'individu est d'acquérir des connaissances ou des habiletés ou de
changer des attitudes. Ceci exige un effort délibéré et constant afin de satisfaire les
besoins qu'il a lui-même identifiés et le but qu'il poursuit. Pour cela, il assume
l'entière responsabilité du choix des contenus, des ressources et de la gestion de
son projet ou peu s'en faut. Il y parvient hors des institutions éducatives ou sans
agent éducatif. Pour moi, l'autoformation existentielle est plus aléatoire, plus
“errante”, moins soumise à un projet programmatique, plus ouverte sur
l'improvisation dans l'acquisition des connaissances. Elle est, en quelque sorte,
beaucoup plus engagée dans un projet libertaire de développement personnel, ce
qui n'exclut pas, le cas échéant, l'effort persévérant et la rigueur d'un programme
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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ponctuel, voire le passage, toujours éphémère, par une institution de formation
spécifique. Dans cette sous-partie d'analyse de ce que je considère comme la
problématique générale d'une “autoformation existentielle”, je voudrais insister,
d'une manière nécessairement arbitraire, tenant compte de mon propre itinéraire
spirituel, donc de ma propre "implication" dans cette vie, sur trois dimensions
fondamentales qui ne prétendent pas constituer La Vérité, mais seulement celle
qui me tient lieu de vision du monde. Se former, c'est apprendre à mourir à son
passé et à son avenir. Se former, c'est apprendre à naître. Se former, c'est
apprendre à être dans un présent instantané au coeur de la complexité individuelle
et sociale.
- Se former, c'est apprendre à mourir
La formulation est audacieuse ! mais à bien la considérer, n'est-elle pas d'une
remarquable pertinence ? Les sciences contemporaines (de la vie, comme de
l'astrophysique ou de la physique quantique) nous démontrent qu'à chaque instant
quelque chose meurt, disparaît, dans ce qui était jusque là sous une forme
déterminée, même si, d'un point de vue énergétique, rien ne se perd et rien ne se
crée. Les sciences humaines nous ont appris, au XXe siècle, que “mêmes les
civilisations sont mortelles” comme l'affirmait je crois assez tristement Paul
Valéry. Se former, dans ce cas, n'est-ce pas se confronter à ce Principe de Réalité
ultime ? Toutes les grandes civilisations n'ont pas répondu de la même façon à
cette interpellation. La plupart ont cherché à fournir des lots de consolation plus
ou moins subtile. Un regard rétrospectif sur l'histoire de la philosophie occidentale
par rapport à la mort, nous permet d'évaluer à la fois le courage et l'intelligence de
la fuite de nos penseurs depuis l'Antiquité sur ce problème insoluble (J. Choron).
En vérité, toutes les cultures tentent d'insérer la mort dans un réseau symbolique et
mythique qui émousse le tranchant de son omniprésence (pensons au “Livre des
morts tibétains”, au “livre des morts égyptiens”, à la théorie hindoue de “l'Eternel
Retour”, à la croyance chrétienne de la résurrection des morts etc). Quelques uns,
cependant, frôlent d'un peu plus près la radicalité du mourir (Bouddhisme Zen,
Taoïsme originel, Stoïcisme grec, Marxisme non religieux, Existentialisme
heideggerien et sartrien, Psychanalyse lacanienne). Comment dans ces conditions
assumer la formule “se former, c'est apprendre à mourir” ? Sans nier que le fond
de la question reste le “savoir mourir” en tant qu'entité biologique, affective,
intellectuelle, culturelle, sociale et spirituelle, je cantonnerai mon analyse dans la
dimension du "savoir mourir à son passé et à son avenir" en autoformation
existentielle.
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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Savoir-mourir à son passé.
Nous sommes des êtres emprisonnés dans les rets de notre passé, qui est
également celui de nos parents, grands-parents et générations précédentes. Il suffit
d'écouter cinq minutes une discussion libre pour s'apercevoir à quel point nous
reproduisons des idées, des valeurs, des préjugés et des stéréotypes qui nous ont
constitués dans notre enfance et que nous n'avons jamais remis en question. La
sociologie française de l'éducation avec P. Bourdieu, notamment, a éclairé le
dispositif sociologique qui nous conduit à reproduire ainsi des schèmes d'attitude
et de comportements : c'est par l'habitus primaire puis secondaire que nous
devenons, sans nous en apercevoir, les agents de la reproduction de l'ordre social
et culturel. De même, la psychanalyse qui se refuse à devenir adaptative à un ordre
immuable, met en relief les éléments de répétition inconsciente qui fixent nos
scénarii de vie quotidienne dans une logique d'aliénation imperturbable. La
conjonction de l'écoute sociologique de l'habitus et de l'écoute psychanalytique
permet de mieux comprendre les raisons pour lesquelles nous n'arrivons pas à
sortir de notre passé. J'ai utilisé naguère ce type d'écoute clinique, en partie, dans
les “Groupes d'Approfondissement Transversal” (GAT), que j’ai menés pendant
des années avec des personnes intéressées par mon style de reconnaissance du
développement personnel. Mon optique pour reconnaître l'influence du passé et
pour s'en dégager est en prise avec le caractère irréductible de la pensée
symbolique et mythique, dans une ligne théorique où Mircea Eliade est passé
maître. On ne saurait se dégager que de ce qu'on a pu exprimer et reconnaître
émotionnellement. C'est pourquoi tout travail d'élucidation
s'appuie sur
l'expression de sentiments et de fantasmes, rêves et de lapsus ou d'actes manqués,
comme de créations ludiques, écrites, verbales ou non-verbales. Un des reproches
justifiés que d'aucuns ont pu faire à la sagesse radicale de Krishnamurti, c'est de
dire qu'il fallait méditer pour “se libérer du connu” sans en donner les dispositifs
techniques pour nous, Occidentaux. Prajnanpad, dans l'esprit de la sagesse de la
non-dualité, mais également sensibilisé à une écoute psychanalytique plus proche
de nous, nous permet d'entrer plus avant dans la remise en cause de notre passé.
Le Mouvement de Psychologie Humaniste et les groupes dits du “Nouvel Age”
depuis une vingtaine d'années, contribuent à leur manière très diversifiée, et
parfois un peu sophistiquée et charlatanesque, à ce travail de libération du sujet
humain à l'égard de son passé. L'autoformation existentielle passe par ce mourir à
son passé après en avoir repérer les tenants et les aboutissants, les émotions
cachées, les dérives dans le présent. Ce faisant, le sujet entre un peu plus dans la
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réalité, c'est-à-dire dans ce qui est, indépendamment de toute rationalisation ou
fantasmatisation. Travail sans cesse inachevé et toujours imparfait, mourir à son
passé demande une persévérance à toute épreuve, des rencontres et des occasions
toujours problématiques. La méthodologie de l' “histoire de vie” apparaît comme
très pertinente pour l'approfondissement collectif des éléments opaques du passé.
Savoir-mourir à son avenir.
Il ne suffit pas de savoir-mourir à son passé pour vivre ce qui est, il faut
encore savoir-mourir à son avenir. Tâche presqu'impossible, ou pour le mieux
paradoxale. En effet, l'être humain peut être défini avant tout comme un être
symbolique dont la trame symbolique de son existence est, sans cesse, alimentée
par un fond imaginaire. C'est le penseur Cornelius Castoriadis qui a sans doute
élaboré cette problématique avec le maximum de pertinence ces dernières années.
Si l'homme projette ses désirs dans un avenir meilleur, c'est qu'il est doté d'une
“imagination radicale” ou capacité fondamentale d'évoquer, d'inventer, une toute
première image à partir de rien. C'est parce que les hommes “voulaient la lune”,
comme disaient le dicton populaire pour limiter les désirs, que nous avons inventé
les fusées spatiales et que des pas humains sont maintenant gravés sur le sol
lunaire. Mais, comme le propose également C. Castoriadis, la société elle-même
développe dans son historicité un “imaginaire social” doté de cette capacité de
création permanente. Cet imaginaire social comme magma de significations
imaginaires socio-historiques traversant les individus, les groupes sociaux et les
organisations, s'inscrit dans des institutions qui, peu à peu, en fixent le caractère
essentiellement mouvant et instituant. Si cette capacité d'imagination radicale au
niveau individuel et si cette capacité d'imaginaire social existent, comme je le
crois personnellement, comment peut-on penser le “savoir-mourir à son avenir” ?
Nous ne pouvons faire autrement que d'imaginer notre futur, tant individuellement
que socialement. Il y a comme une impossibilité à éliminer cet imaginaire sans
tuer la dynamique de l'être qui le porte. La notion “d'apathie” stoïcienne me
semble aller dans ce sens d'une destruction psychique. Or, toute destruction
psychique qui n'est pas compensée par une création n'est pas de l'ordre de la
sagesse. Le “projet”, comme élément vital de l'imagination radicale ou de
l'imaginaire social, ne saurait être effacé dans une perspective d'autoformation
existentielle qui affirme, cependant, le “savoir-mourir à son avenir”. Pensée
paradoxale qui maintient deux éléments contradictoires et inconciliables dans une
même structure. Il faut dès lors imaginer le "projet" non comme projection linéaire
sur un avenir problématique, dont le “programme” devient vite la seule réalité
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visible, mais plutôt comme une formation permanente et instantanée dotée d'un
certain sens ( direction, cohérence et sensorialité). Le sens n'est pas donné a priori,
il est beaucoup plus reconnu a posteriori. Le projet est un marqueur de sens. Le
“projet-visée”, cher à Jacques Ardoino dans cette perspective, n'est pas une vaste
fresque frangée d'incertitude que l'homme dessine sur le monde des phénomènes
après en avoir établi le schème dans sa tête. Le “projet-visée” est le jet continu de
l'imaginaire dans sa radicalité, qui prend corps en s'inscrivant dans une réalité
humaine où il trouve son sens d'instant en instant, de reformulations en
reformulations. Si l'autoformation existentielle passe par le savoir-mourir à son
avenir, c'est que tout autre conception du projet-visée aboutit, par sa nécessaire
programmation, à la cimentation dans le système défini une fois pour toute. Dans
ce cas l'institution totale n'est pas loin, avec son cortège d'idéologies
rationalisantes et d'ombres gardiennes menaçantes. On sait le nombre de militants
qui sont ainsi devenus des militaires de leur organisation. Un militant qui oublie
que son organisation est destinée à disparaître est déjà dans la ligne de l'aliénation.
Utiliser son imagination radicale et bâtir son avenir, c'est monter une à une les
marches du présent tout en construisant, du même coup, l'escalier imprévu. Ce qui
est dans le fond de l'imaginaire, alimentant le projet-visée, c'est la possibilité
vivante de construire l'escalier et l'image même d'un escalier avant que les
hommes en aient fabriqué un. Image poétique, qui ne dit jamais ce qui est
d'avance mais qui détermine les contours dans l'acte même de la création. Le
projet est moins "visée" que "visant" un retour incessant à sa source imaginaire.
Ce qui s'en inscrit dans la réalité ne sont jamais que des retombées soumises à la
finitude prochaine et aux injonctions de l'univers culturel arbitraire qui l'accueille.
Ce que l'on nomme “réalisation” est cela même : l'espace d'un manque inéluctable,
d’un irréductible “décalage”. Savoir-mourir à son avenir constitue l'assomption de
ce manque radical jusqu'à cette zone d'immobilité tranquille
- Se former, c'est apprendre à naître.
Naître ! a-t-on jamais réfléchi à ce mystère insondable ? “Qu'est-ce que
naître - interroge Bernard This - est-ce sortir du ventre maternel ? On peut respirer
à l'air libre et n'être pas encore né ? eh oui, le cordon ombilical fut tranché, mais
l'enfant est resté dans l'orbe, dans le monde du désir maternel, si le "Nom du Père"
n'est pas venu se dire entre l'enfant et sa mère pour interdire la confusion
originelle” (1978, pp.167-168).
Apprendre à naître dans l'autoformation existentielle constitue une oeuvre de
longue haleine. C'est d'abord revenir sur son passé et savoir en faire le deuil, sans
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en perdre pour autant ce qui nous constitue, mais c'est surtout apprendre à vivre
d'une façon permanente trois dimensions essentielles de la naissance: l'entrée dans
la parole humaine, l'irruption dans un monde totalement inconnu et l'inéluctable
relation à l'autre.
Entrer dans la parole.
Ce qui me frappe dans toute naissance humaine, c'est le cri du nouveau-né
sans lequel il ne saurait vivre puisque ce cri exprime émotionnellement l'entrée de
l'air dans les poumons. Ainsi le petit de l'homme est avant tout un “être-qui-crie”,
un être chez lequel l'émotion est inhérente à la survie et au monde des
significations. A partir de ce moment, le cri signifiera pour l'homme une émotion
intense, de plaisir, de souffrance. Apprivoiser son cri - ce cri originel - c’est
l'essence même de la culture. Par l'entrée dans le champ symbolique (et par le
truchement de la fonction paternelle), l'enfant va métamorphoser ce cri en
révoltes, en poèmes, en discours rationalisants, en romans, en projets. Au fond de
chaque grande oeuvre il y a ce cri des origines qui indique le passage d'un monde
à l'autre. Toute sa vie l'homme cherchera à "entrer dans sa parole", c'est-à-dire à
tenter de sublimer totalement le bouleversement ontologique subi à la naissance.
Tentative à jamais inachevée, excepté dans cet imaginaire leurrant de ce que
Georges Lapassade nomme “'adulte étalon” dans sa thèse sur l'entrée dans la vie.
Trouver sa voix , c'est fonder sa voie, “cheminer vers soi” comme l’écrit Christine
Josso. Entre la parole reconnue et son cheminement il y a un rapport de
simultanéité et de réciprocité. Jamais mieux que dans la parole poétique, nous
ressentons cet accord intrinsèque entre deux univers. On ne peut dissocier l'oeuvre
poétique et l'existentialité d'un poète contemporain (songeons à René Char ou à
Pierre Réverdy). Apprendre à naître devient alors la modulation infinie et
permanente de cette symbolique du cri. Une reconnaissance, dans sa vie
quotidienne, de cette trace qui nous permet de devenir un “parlêtre” comme disait
Jacques Lacan.
Découvrir un monde inconnu.
La naissance représente également l'irruption soudaine dans un monde
inconnu. Songeons à ce prodigieux changement qui s'opère à cet instant. Tout
l'environnement est bouleversé. Tout devient autre, le plus souvent dans la
violence non nécessaire. Il a fallu des années avant que les médecins commencent
à penser que l'enfant n'était pas un être insensible aux conditions mêmes de la
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naissance. Des pionniers comme Frédéric Leboyer, Michel Odent, Bernard This
etc ont ouvert la voie à “la naissance sans violence”. Notre problématique
d'autoformation existentielle à affaire avec ce moment exceptionnel de la
naissance. Se former, dans cette optique, c'est apprendre à émerger dans de
nouveaux mondes de sensations, d' émotions, de pensées, de valeurs, de symboles.
Ne plus avoir peur de changer de système de référence et d'appartenance. S'ouvrir
à l'Autre radicalement dans sa dimension d'inconnaissable. Ne plus subir le
changement mais accepter ce qui vient comme étant le différent intégral. Cet état
d'esprit constitue le fondement même de la sécurité ontologique : une confiance
dans la vie imprévisible jusqu'au tout dernier moment du mourir, comme l’a
manifesté Françoise Dolto, d’une manière admirable, à l’ultime moment. On
imagine facilement ce que cette disposition fondamentale d'ouverture peut avoir
comme conséquence dans le domaine éducatif. Un rapide coup d'oeil lucide sur
l'état des lieux de formation nous apprendra, tout aussi facilement, à quel point
nous sommes loin de cette reconnaissance pourtant nécessaire dans
l'autoformation existentielle.
L'inéluctable relation à autrui.
Une troisième réflexion que nous pouvons faire à propos de la naissance
consiste à s'apercevoir que nous sommes dès l'origine, complètement dépendants,
pour notre survie, du rapport à l'autre. Certes déjà cette liaison vitale existe dès la
vie intra-utérine. Après tout, la mère peut dès les premières semaines, mettre fin à
notre existence fragile. Mais au bout de quelques mois il n'en va plus de même. Le
risque est trop grand pour la mère elle-même. Nous sommes bien accrochés à la
vie par l'intermédiaire du ventre maternel. Nous dépendons d'elle comme elle
dépend de nous. Mais au moment de la naissance, de nouveau nous voilà
complètement dépendants d'autrui, de l'environnement. Que personne ne s'occupe
de nous et nous mourrons inexorablement au bout de quelque temps. Ainsi nous
apprenons que la relation à l'autre, la solidarité humaine, est un fait fondamental
de notre survie. L'autoformation existentielle nous l'apprend à chaque instant de
notre vie. Je me souviens de cette réflexion lors d'un voyage en avion un peu
mouvementé du fait des circonstances atmosphériques. J'ai pensé alors que ma vie
ne tenait qu'à toute une suite de gestes, de regards, de contrôles sur les organes de
l'avion, depuis la construction de la carlingue, en passant par le moteur, la
conduite vigilante de l'appareil par l'équipage et jusqu'à l'explication du
fonctionnement du masque à oxygène par l'hôtesse de l'air. Cette conception de la
solidarité première nous ouvre sur une prise de conscience de l'unité du genre
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humain dans tous ses aspects économiques, sociaux, culturels, politiques. Unité
dans la diversité mais unité d'abord avec sa nécessaire coopération internationale.
Unité sans cesse mise à mal comme aujourd’hui le génocide, la famine et
l’épidémie de choléra au Rwanda. Les catastrophes écologiques ponctuelles et les
destructions thermonucléaires de la dernière Guerre Mondiale nous obligent à
penser notre monde en terme de solidarité collective liée à l'unité du genre
humain. L'autoformation existentielle reconnaît ce facteur et l'intègre totalement
dans son projet de vie, de commencement en commencement.
- Se former, c'est apprendre à vivre dans un présent instantané.
Le terme final de l'autoformation existentielle se manifeste par une
conscience vigilante que toute existence se situe dans une réalité présente qu'il
s'agit de vivre dans toute sa complexité. Comme nous l'avons déjà vu, cela ne
signifie pas qu'il n'y a aucun projet de vie mais que ce dernier se tisse au jour le
jour. De même, le passé n'est pas refoulé mais intégré dans sa dimension
structurante pour la personne.
L'importance du sentiment.
Vivre dans le présent consiste à se dire lucidement: “voilà ce qui est, ici et
maintenant”, en distinguant dans ce qui nous émeut l'émotion du sentiment.
L'émotion nous fait pleurer ou rire pour un rien, sans que nous sachions d'où vient
ce flux d'affects. Nous ne sommes jamais en paix avec nous-mêmes, toujours
surpris par l'émotion. Notre état psychique est en zigzag. Un jour nous sommes
“bien” et le lendemain nous sommes “mal”. Nous cherchons à travers ces vagues
émotionnelles une stabilité qui fuit sans cesse. Le sentiment est une conscience
affective de notre unité avec la réalité de nos perceptions. C'est une sorte de
compréhension intuitivo-affective envers tout ce qui est, en particulier envers tout
ce qui vit. Il faut parler véritablement de postulat empathique comme le propose
Jacques Cosnier dans son étude sur les émotions (1994). En regardant le film de
Claude Lanzmann “Shoah”, je me sens moi-même un de ces enfants, un de ces
vieillards qui marchent vers leur supplice sous les coups et les sarcasmes des
bourreaux nazis. Dans la description de l'horreur de la situation dans telle chambre
à gaz, je m'imagine immédiatement dans le lieu, avec les autres, dans le noir, la
panique, l'effroyable. Je ressens complètement le sentiment de l'horrible, des
larmes mêmes coulent sur mon visage et pourtant je reste parfaitement calme,
comme je l'ai été au moment de la mort de mon père lorsque j'ai senti le sens
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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profond de la relation symbolique avec un être aimé, au delà du temps et de
l'espace. Le sentiment, c'est l'émotion passée au tamis du symbolique lorsque
l'individu devient de plus en plus un être parlant avec d'autres, avec le monde. Le
sentiment le plus élaboré est la Voie d'accomplissement personnel par excellence
dans toutes les grandes traditions spirituelles de l'humanité. Vivre dans le présent
nous conduit à vivre selon cette voie essentielle. C'est “la voie du coeur” d’Arnaud
Desjardins et des sagesses millénaires qui se déploie dans l'immobilité tranquille.
J’ai nommé “écoute sensible” l’aptitude à vivre et écouter/observer au niveau du
sentiment le plus haut : l’amour ou la compassion.
Le monde neuf, le Jeu et la rencontre.
Cette vigilance lucide au présent nous fait percevoir sans cesse un monde
neuf, non sans conscience tragique parfois, comme le montre ce passage du poète
Yves Bonnefoy dans "L’arrière-pays" (Gallimard): “Objets mystérieux, que je
rencontre parfois, dans une église, un musée, et qui me font m'arrêter comme
encore à un carrefour. Beaux et graves comme ils le sont, j'en emplis ce que j'ai vu
de la terre : mais c'est par un élan qui la dépossède, à chaque fois...En vérité, il
suffit que quelque chose me touche - et cela peut être la plus humble, une cuillère
d'étain, une boite de fer rouillée dans ses images d'un autre siècle, un jardin aperçu
à travers une haie, un râteau posé contre un mur, un chant de servante dans l'autre
salle - pour que l'être se clive, et sa lumière, et que je sois en exil.” ( p.21) Plus
encore cette lucidité nous porte au sommet de l'homo ludens - l'homme du jeu.
En étudiant de près les dernières paroles des mourants - et principalement
celles des enfants - je me suis rendu compte qu’ils savent, pour la plupart, entrer
dans le présent pour le meilleur et pour le pire, au sein de la plus petite parcelle de
réalité. Il rejoignent souvent, comme le note d'ailleurs Elisabeth Kübler-Ross,
l'attitude des plus grands sages. Inutile de dire que la réalité présente n'est pas vue
ici d'une façon parcellaire et séparée. La conscience du présent est toujours
holistique et dotée du sens le plus vif de la complexité des choses, des êtres et des
situations. Aucun être ne peut se concevoir sans un tissu relationnel avec le
monde. Tout autre conception séparative est un leurre désastreux à plus ou moins
long terme. Il est en permanence en relation avec un ou plusieurs “tu” (une ou des
autres personnes en rapport de réciprocité) ou avec un “cela” (le monde des
choses) comme dit le philosophe Martin Buber dans “ Je et tu”. Pour lui “toute vie
véritable est rencontre” (p.30) et “dans le sein maternel l'homme est initié au Tout,
mais il l'oublie à la naissance. Et cette liaison subsiste au fond de lui, il est la
figure secrète de son rêve. Non qu'il aspire à retourner en arrière, comme le
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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pensent ceux qui voient dans l'esprit (confondu par eux avec leur propre intellect)
un parasite de la nature, alors qu'il en est bien plutôt la fleur, exposée il est vrai à
toutes sortes de maladies. Mais cette aspiration révèle le besoin de rétablir un lien
cosmique entre l'être parvenu à la vie spirituelle et son Tu véritable” (p.47-48)
Ainsi “liberté et destin sont des fiancés qui enlacés composent le sens de la vie”
(p.92). L'homme du présent apparaît comme un homme libre, celui qui “croit à la
réalité, c'est-à-dire au lien réel qui joint la dualité réelle du Je et du Tu. Il croit à sa
destinée...Elle ne le tient pas en lisières, elle l'attend; il faut qu'il aille vers elle et il
ne sait encore où elle est, mais il faut qu'il aille à elle de tout son être, il le sait. Ce
qui arrivera ne ressemblera pas à ce que sa résolution imagine...il s'offre à la
rencontre.”(p.93)
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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Krishnamurti et la vision pénétrante
Gabriel SALA4
(Gabriel Sala est anthropologue, professeur à l'Université de Vérone,
psychanalyste.)
- Excusez-moi de parler aussi mal votre langue ! Dans un premier temps,
j’adhérerai aux thèses de Krishnamurti Je sais bien que parler de Krishnamurti,
c'est tout simplement le contredire. Cependant je n'ai pas le choix car je suis
incapable de produire une parole équivalente à la sienne. Une parole extrêmement
précise, si vibrante qui procède toujours du négatif pour arriver au positif. Il dit à
ce propos que c'est la seule voie. Parfois il procède comme un détective qui
enquête à la recherche de traces. Il insiste souvent sur le fait de ne pas répondre
immédiatement par oui ou par non. Il nous invite à aller un peu plus loin que les
opérations et les définitions. "Les mots ne sont pas les choses." C'est pour cela
que je commencerai à m'interroger tout en adoptant son langage, me référant
constamment à sa biographie, à ses écrits et à ses conférences.
Le titre de mon exposé est La vision pénétrante. Les mots voir et vision
chez Krishnamurti sont équivalents. Écouter, observer, comprendre, prendre
conscience de, percevoir ont également le sens de voir, voir complètement et
totalement.
Étymologiquement, dans toutes les langues indo-européennes, voir est en
relation avec savoir. Voir veut dire savoir en italien. Du latin videre, la forme
substantive du sanskrit est veda, en grec idein; la racine est veid. Voir et savoir
veulent dire la même chose. C'est là l'héritage de nos langues.
Pour Krishnamurti voir est essentiel. Voir est une affaire d'attention. Seule
l'inattention donne naissance à un problème. Il est important de comprendre la
nature et la beauté de l'observation, de la vision. Tant que l'esprit est déformé par
des impressions, des sentiments frôlant des névroses, par la peur, la tristesse, le
souci, la santé, l'ambition, le snobisme, la recherche de puissance, il est incapable
4La
conférence du Pr. G. Sala a été retranscrite par Sabine Lévi (GREK)
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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d'écouter, d'observer, de voir. C'est un point de connaissance qu'il nous faudrait
approfondir. Non seulement verbalement mais intérieurement et profondément.
C'est le programme que préconise Krishnamurti: "Toujours nous voyons les
choses partiellement, dit-il. D'abord parce que nous sommes inattentifs,
secondement parce que nous les regardons à partir de nos préjugés, d'images
verbales et psychologiques accompagnant ce que nous voyons. Jamais nous
n'observons quoique ce soit d'une façon complète. C'est chose ardue que de
regarder objectivement même la nature. Regarder une fleur sans qu'il n'y ait
aucune image, aucune notion botanique, simplement l'observer. Cela devient
assez difficile parce que notre esprit vagabonde et ne s'intéresse à rien. Et même
s'il s'intéresse, il contemple la fleur avec certaines appréciations, certaines
descriptions verbales qui donnent à l'observateur le sentiment d'avoir vraiment
regardé. Regarder de propos délibéré, c'est ne pas regarder. Donc jamais nous ne
voyons la fleur, nous la voyons seulement à travers son image."
Cependant il nous est plus facile d'observer quelque chose qui ne nous
touche pas profondément. Quant à nous observer nous-mêmes sans l'image,
l'image qui est le passé, qui est faite de notre expérience et de notre savoir
accumulé, cela ne nous arrive que bien rarement. Nous avons de nous-mêmes une
image. Nous nous figurons devoir faire ceci et non cela. Nous avons construit de
nous-mêmes une image préconçue et c'est à travers elle que nous nous
contemplons. Cette façon de voir les choses n'est pas bien sûr constante.
Krishnamurti nous dit: "le triomphe du passé, le triomphe du modèle. Alors voir
devient devoir ou vouloir." N'est-ce pas ?
Il faut maintenant considérer une autre liaison étymologique qui nous fera
progresser. Image est toujours en relation avec imitation. Imitare, imiter, du
Latin imitari a donné par extension imare, imago, imagine. La racine est im qui
veut dire double fruit double production Racine d'origine indo-iranienne, celtique
et baltique.
L'image et l'imitation sont toujours une répétition. En découle la tradition
grecque, citons Platon, et toutes les histoires d'image et d'idée. Par la suite, il y
eut les iconoclastes. On peut d'ailleurs se demander si Krishnamurti était un
iconoclaste. Comme toujours Krishnamurti nous porte à regarder les choses. Si
image c'est idéa, alors elle est liée à quelque chose de très précis qui est l'idéal.
L'idéal me renseigne. "Partir chercher un idéal, dit Krishnamurti L'idéal c'est
quand nous étions meilleurs." Lorsque nous avons le sentiment de progresser,
d'avancer vers un monde meilleur. Mais ces prétendus mouvements n'en sont pas
parce que le but que nous nous proposons d'atteindre est une projection de notre
propre misère, de notre confusion, de notre avidité, de notre envie. Un but qui est
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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à l'opposé de ce qui existe. En conséquent cela donne naissance au conflit entre ce
qui est et ce que nous croyons devrait être. Là est l'origine de notre confusion
fondamentale. Et oui c'est par idéalisme que nous croyons aller de ce qui est à ce
qui devrait être.
Je ne crois pas que seul l'homme religieux soit idéaliste; le gauchiste l'est
aussi. Dans le passé, je fus anarchiste et "ce qui devrait être" a fortement marqué
ma jeunesse, notre jeunesse. Et ces mouvements - je peux en témoigner - sont une
idée, une pure vue de l'esprit. "Si vous comprenez ce qui est quel besoin de ce qui
devrait être?" nous demande Krishnamurti
Le changement particulier que Krishnamurti introduit, c'est de relier le
voir avec l'épanouissement, la destruction et la mort en faisant un lien avec la
liberté. N'importe quelle page des Carnets est pleine de cette façon de voir, de
cette façon d'écouter les choses. Prenons une page quelconque, au hasard:
"Chaque pensée, chaque sentiment doivent s'épanouir pour vivre et mourir; tout
doit s'épanouir dans l'être, l'ambition, l'avidité, la haine comme la joie, la passion;
c'est dans leur épanouissement que se trouvent leur mort et la liberté. Toute chose
ne peut s'épanouir que dans la liberté, non dans le refoulement la contrainte et la
discipline, qui ne font que corrompre et pervertir. L'épanouissement et la liberté
sont la bonté et la vertu totale. Il n'est pas facile de permettre à l'envie de
s'épanouir; elle est condamnée ou nourrie, mais n'est jamais laissée libre. Ce n'est
que de la liberté que le fait de l'envie révèle sa couleur , sa forme, sa profondeur et
ses caractéristiques; elle ne se révélera pas pleinement, librement, dans le
refoulement. Quand elle est complètement dévoilée, elle ne prend fin que pour
révéler d'autres faits qui sont le vide, la solitude, la peur; quand chaque fait est
libre de fleurir dans son intégralité, le conflit cesse entre l'observateur et l'observé;
alors il n'y a plus de censeur, seule demeure l'observation, la vue de la chose. (...)"
J'aime souligner ici comment Krishnamurti qui se déclare toujours contre
toute méthode est plein de ressources pour faire face à la vie. Ce texte est très
important pour mon travail psychanalytique. Le refoulement n'est pas
recommandé au contraire, c'est "l'épanouissement de la pensée" qui "met fin à
toute pensée, car ce n'est que dans la mort que naît le neuf. Le neuf ne peut exister
sans liberté à l'égard du connu. La pensée, le passé, ne peut susciter le neuf; elle
doit mourir pour que le neuf soit. Ce qui fleurit doit mourir."
Pour Krishnamurti on ne peut voir que dans une libération du passé, que
dans la liberté. Le premier point, dit-il quelque part est la liberté. Nous sommes
devant un être qui s'est senti libre, qui a parlé, écrit et agit en sentant la liberté, en
voyant ce qui est. Mais cela lui a apporté beaucoup d'opposition;
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nous sommes les représentants d'une extraordinaire culture de la tradition.
Citons René Guénon: "Si Krishnamurti était effectivement libéré, il ne
s'identifierait point à la vie." Il ne s'agit pas là d'identification à la vie mais d'une
sorte d'immanentisme vital.
Nous pouvons nous demander sérieusement d'où parle-t-il? Où est-il
arrivé? Je crois que ses Carnets nous permettent de le comprendre. Ils sont plein
de sa manière de comprendre et de voir: "15 novembre 1961. C'était l'aurore; les
collines étaient dans les nuages et chaque oiseau chantait et lançait des appels, des
cris aigus, une vache meuglait et un chien a hurlé. C'était un matin agréable, la
lumière était douce et le soleil caché derrière les collines et les nuages. Sous le
vieux banian, il y avait un joueur de flûte, un petit tambour l'accompagnait. la
flûte dominait le tambour et emplissait l'air de son chant; elle semblait pénétrer
tout l'être de ses notes très douces et tendres; on l'écoutait malgré la présence
d'autres bruits; les battements changeants du petit tambour nous parvenaient sur
les vagues de la flûte avec le cri discordant du corbeau. Chaque son nous pénètre,
nous résistons à certains et en accueillons d'autres, selon que nous les trouvons
désagréables ou agréables, et ainsi nous perdons quelque chose. La voix du
corbeau est venue avec le tambour et le tambour était porté par la note délicate de
la flûte, ainsi le son entier pouvait pénétrer en profondeur, au-delà de toute
résistance, de tout plaisir. Et il y avait dans tout cela une grande beauté qui n'est
pas celle que connaissent la pensée, le sentiment. Et sur ce ton est venue la
méditation explosive; et dans cette méditation, la flûte, le tambour palpitant, le
croassement discordant du corbeau et toutes les choses de la terre se sont unies,
donnant ainsi profondeur et espace à l'explosion. L'explosion est destructrice et la
destruction est la terre est la vie, comme l'amour. (...) Mais l'amour n'est pas une
sensation, une chose que le sentiment puisse capturer. Écouter complètement,
sans résistance, sans aucune défense, c'est permettre le miracle de l'explosion qui
ébranle le connu; écouter cette explosion sans motif, sans direction, c'est pénétrer
là où la pensée, le temps, ne peuvent se maintenir. (...) C'était un soir de rose pâle
et de lourds nuages. Dès le seuil franchi, alors que nous parlions de choses très
différentes, cet "otherness", cet inconnaissable était là. Sa présence était
inattendue, car nous étions en pleine conversation sérieuse et il était là avec une
telle insistance que l'entretien cessa très facilement, naturellement. L'autre
personne n'ayant pas remarqué de changement dans la qualité de l'atmosphère, dit
encore quelque chose qui ne demandait pas de réponse. Nous avons marché
longtemps, presque sans un mot, accompagné, enveloppé, immergé. C'est
l'inconnu total, malgré ses venues, ses départs; toute tentative de reconnaître a
cessé car reconnaître relève encore du connu. Chaque fois la beauté est plus
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grande, plus intense et la force impénétrable. Ceci est également la nature de
l'amour."
Nous pouvons nous demander où Krishnamurti est arrivé? D'où il parle?
Comment est-il arrivé à rencontrer cet "otherness"? Lui-même, ses amis ainsi que
ses biographes indiquaient dans le processus le début de cette libération. Et il est
pour moi important de parler de ce "processus" car c'est par lui que j'ai commencé
à mieux comprendre Krishnamurti en faisant le lien entre ce dont il témoigne et
des pratiques et des compréhensions anthropologiques et psychanalytiques.
C'est comme tout le monde le sait à partir du jour où le processus a
commencé, le 17 août 1922, que sa vie s'est profondément transformée, s'est
"révolutionnée". La traduction française que j'ai trouvé est "intoxiqué de Dieu",
en italien c'est traduit par "ivre de Dieu" _ cela me rappelle Le bateau ivre aussi
je préfère "ivre de Dieu". Racontons ici les étapes de ce processus. Krishnamurti
commença par trembler puis devint très malade. Quand il était allongé, il s'agitait,
gémissait; il éprouvait une grande douleur. Il recommençait à gémir pendant que
son corps était parcouru de frissons et de tremblements. Il grinçait les dents et
serrait les poings pour prévenir le tremblement. Cela dura d'abord trois jours, puis
plusieurs mois pour finalement se manifester quotidiennement comme en
témoigne ses Carnets et son Journal. Certains d'entre nous ont une expérience
dans leur vie, d'autres plusieurs; pour Krishnamurti les expériences étaient
quotidiennes! Lors de ces expériences, il demeurait à demi conscient parlant
d'Adyar et échangeait avec des personnes comme si elles avaient été présentes
dans la pièce. "J'étais suprêmement heureux car j'avais vu, écrit-il dans une lettre.
Plus rien ne sera jamais plus comme avant. Je me suis désaltéré à la source
originelle des eaux claires et ma soif est apaisée. Plus jamais je ne pourrai avoir
soif. Plus jamais je ne pourrai être les ténèbres ultimes, j'ai vu la lumière, j'ai
touché la compassion qui guérit de toutes les peines et de toutes les souffrances.
Cela non pas pour moi mais pour tout le monde", etc. ( coupure de bande)
"J'eus alors la première de mes expériences, la plus extraordinaire. Il y
avait un homme occupé à réparer la route. J'étais cet homme. J'étais la pioche qu'il
tenait dans ses mains. J'étais le caillou sur lequel il tapait pour le casser, la fragile
poussée d'herbe était mon être profond et j'étais aussi l'arbre planté juste à côté de
cet homme. Également je pouvais sentir et penser comme lui et aussi sentir le vent
qui traversait les feuilles de l'arbre et aussi la petite fourmi qui grimpait sur
l’herbe, les oiseaux, la poussière et même les bruits faisaient parti de moi", etc.
On retrouve cela de nombreuses fois dans son cahier. Ensuite Krishnamurti
décrivit les tortures physiques qu'il devait endurer nuit après nuit pendant trois
mois. Elles sont déchirantes. Citons " Nitya est comme une ombre brûlée sur un
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bûcher, la lueur" etc. Je crois que tout le monde s'en souvient, n'est-ce pas? Mais
ce qu'il y a de plus intéressant, à mes yeux, ce sont ses dialogues. En effet,
Krishnamurti commença à converser avec certains êtres invisibles ou parfois avec
ceux d'entre eux qui semblaient venir toute la nuit conduire les opérations.
Lorsqu'il parlait, il n'employait pas le mot "il" ou "eux" il semblait recevoir des
indications à l'avance: "Oh cela va être difficile ce soir, très bien cela ne me
dérange pas, je suis prêt à présent, continuons." Etc. Et dans le même temps, au
cours d'une soirée particulièrement difficile, Krishnamurti grogna et dit: "Oh
mère! Pourquoi m'as-tu donné naissance si c'est pour tout ceci?" Plus loin, il
dialogue toujours avec ses personnages qui l'appellent "il" et parfois Krishnamurti
rie de très bon cœur. Très souvent il parle de lui-même à la troisième personne:
"S'il vous plaît Krishna revenez!" Il rencontre même des personnages très
importants. Il dit entre autre "qu'il allait recevoir un grand invité le soir même.
N'est-ce pas le Seigneur Maitreya qui" avait-il dit " était déjà venu une ou deux
fois." Etc, etc.
Ces dialogues se termineront, lorsque Krishnamurti, toujours inconscient
dit: "Mais à présent tout sera différent, la vie ne sera plus jamais la même pour
aucun d'entre nous. Je l'ai vu, lui, mère et plus rien n'a d'importance à présent."
Lorsque cela s'arrêta le corps, à la surprise de tous, commença à bavarder avec la
voix d'un enfant. Il parla de quatre incidents survenus au cours de son enfance.
Chaque soirée après le processus le petit garçon bavardait avec sa mère (il prenait
Rosalind pour sa mère) des événements de son enfance. Les discussions prendront
fin lorsqu'il arrivera à décrire la mort de sa mère. Cette dernière était malade et
lorsqu'il vit le médecin lui faire prendre un médicament, Krishnamurti la pria: "Ne
le prenez pas mère, c'est une préparation dégoûtante, elle ne vous fera aucun bien!
Je vous prie! Ne le prenez pas! le médecin ne serait rien de rien, sinon
malpropre." Un peu plus tard la voix chargée d'horreur, il dit: "Pourquoi restezvous aussi immobile mère? Que s'est-il passé? Et pourquoi Père recouvre-t-il
votre visage avec ses doigts? Mère répondez-moi! Mère!
Bien, il était important pour moi de rappeler tout cela pour entrer dans
cette expérience. Merluchi se demande: " Qu'était donc le "processus"? Bien sûr
de nombreux mystiques ont eu des visions et entendu des voix. Mais ces
phénomènes ont-ils jamais été accompagnés d'une telle souffrance physique?"
Reportons-nous au récit autobiographique de la passion de sainte Thérèse
de l'Enfant-Jésus qui montra des stigmates. Elle dit à son confesseur: "Même si
cette douleur a la durée seulement d'une demi-heure, le corps est abîmé jusque
dans ses jointures et les os ainsi émiettés qui vont même presque tomber." "Cela
fait surgir en elle, dit son confesseur, une grande douleur qui certes éclate en
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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gémissant et en même temps elle est si douce que l'âme ne voudrait jamais en être
privée."
Nous retrouvons cela chez Krishnamurti: une souffrance suivie d'une
extase. Si on examine soigneusement la description du "processus", il existe une
entité externe qui opère sur Krishnamurti Cela se passe dans un état d'immersion
total, de béatitude ou de peur. L'expérience de Krishnamurti montrant des
épreuves, des voyages, une transe, peut être comparée aux initiations
chamaniques. D'autres mystiques témoignent d'une expérience similaire.
Pour Krishnamurti rêver, c'est contraindre le cerveau à mettre de l'ordre
dans une vie quotidienne désordonnée. Je suis très étonné par cette conception car
elle est très moderne! Quand on lui a posé la question si il rêvait, il a répondu: "
Non jamais." La solution qu'il propose est de faire la révision du soi, une mise en
ordre. "Cela, dit-il, peut être fait par une constante observation tout au long de la
journée et alors avant le sommeil la mise en ordre de tout ce qui a été fait dans le
courant de la journée. De cette façon le cerveau ne s'endort pas dans le désordre."
J'ai retrouvé cette même conception chez Ignace de Loyola, je montrerai un peu
plus loin la différence entre ces deux penseurs.
Le rêve chamanique est la rencontre avec son propre masque. Ou bien le
masque est-il l'étrangeté qui fait irruption en nous-mêmes? Je peux bien sûr
donner une explication plus complexe du masque. Le masque peut être plusieurs
choses. Le masque est fait pour cacher, nous avons tous un masque, en ce moment
même j'ai un masque qui cache ce qu'il y a dessous. Très souvent nous disons que
sous le masque il y a le visage. Par ailleurs le masque permet d'exprimer, de faire
sortir quelque chose. Mais le masque, comme les chamanes l'utilisent, c'est aussi
quelque chose qui nous possède, nous ne sommes plus nous mais quelque chose
qui entre en nous montre la capacité du chamane de se créer un double. L'acte de
rêver, l'entrée du chamane dans le rêve, c'est la formation du double du sujet. Ce
double aura l'inquiétante étrangeté. En allemand c'est "lum amlik". Il y a un
extraordinaire écrit de Freud sur "lum amlik". Le masque prendra la forme d'une
figure mythique de sa culture: animal, ancêtre démon, dieu, Christ ou Maïtreya.
Pour les Chrétiens, le masque du masque est celui du Christ. Pour Krishnamurti,
la figure qui a le plus marqué sa jeunesse est celle de Maïtreya. C'est ce masque,
ce double qui me permet la construction de l'autre, familier ou étranger, jumeau
semblable et différent, présence qui devient habituelle et effrayante. Mythologie
qui toujours se confirme, passé qui se reproduit avec toute sa force d'attraction;
c'est ce que m'a fait comprendre Krishnamurti Il y a une force d'attraction
formidable qui envahit le présent pour s'assurer relation, lien de possession
d'amour et de haine. Chaque masque qui fait irruption dans le présent demande
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seulement d'être reconnu et oblige à faire n'importe quel type de transfert pour
mettre en acte. Ces passions sont passées mais ce à quoi il s'adresse, c'est toujours
le présent. Le présent s'est ...lé dans le passé, dans l'histoire de chacun comme
dans la grande histoire mythique. Mais alors pourquoi la souffrance ? Pour se
détacher, se défaire, se débarrasser, "se libérer du passé"; nous devons passer par
l'initiation à travers quelque chose de l'ordre du masque ou une analyse qui a
affaire avec la souffrance. Et très souvent les douleurs intérieures sont bien plus
atroces que les douleurs physiques.
Je suis obligé pour pouvoir poursuivre, de me référer à une thèse de Freud:
Au delà du principe de plaisir. La chose à laquelle nous retournons sans cesse,
c'est l'expérience douloureuse. Il n'y a aucun plaisir, ce qui est déjà arrivé, le passé
qui est présent dans le présent ne pourra jamais s'épuiser parcequ'il n'a pas de
nom, il n'a pas de visage. Il est engouffré dans l'enfance - infans qui a tout d'abord
désigné l'enfant qui ne parle pas - où il est sans parole. Alors le processus vécu
par Krishnamurti serait semblable aux initiations chamaniques. L'épreuve à
travers laquelle est passée son corps et les séquences de dialogues me font penser
à une véritable initiation. Mais la surprise, la chose étonnante, c'est de constater
que Krishnamurti ne fait référence à aucune mythologie ni théologie. Le
processus n'aboutit pas à un à autre ordre, un autre règne, à quelque soutien. Au
contraire lorsqu'il parle d'extase, il la lie à une libération créatrice qui permet de
vivre intensément chaque relation.
Cette absence de référence mythologique et théologique rend Krishnamurti
différent de la plupart des mystiques et de leurs méthodes. Faisons une
comparaison avec Ignace de Loyola et les Exercices spirituels que ce dernier
propose. Pour Ignace, chaque contemplation dans toutes ses parties - premier et
deuxième préambule - chaque exercice et chaque conversation entrevue a le but
de composer à travers la vue de l'imagination, péché et pénitence, pour pouvoir
contempler l'image du Christ, celle de notre Dame ou d'un saint présente dans la
scène et converser avec eux comme avec un ami ou comme un esclave avec son
maître ou encore un fils avec son père ou sa mère. En mobilisant constamment
mémoire, intellect et volonté qui sont les trois puissances qu'Ignace préconise
pour méditer. Et cela afin de produire quoi? Ce point là est très important car nous
le retrouvons de nombreuses fois chez Krishnamurti Afin de produire: images,
figures, personnages nous permettant de revoir notre propre passé, d'organiser son
futur et dans le même temps d'obtenir quelque chose, c'est un échange. Je dois
recréer en moi-même une scène et regardez elle a très bien fonctionné: Ignace
voulait faire à la fois curé de campagne et militant de Dieu. La compagnie de
Jésus lui a montré que tout cela fonctionnait très bien.
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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Krishnamurti va au delà de ce monde, c'est-à-dire non influencé par la
louange de ses propres images et des figures sacrées. Il va au-delà du monde, des
masques et arrive à un hic et nunc, un ici et maintenant dans lequel méditer ce
n'est ni vouloir ni chercher ni enseigner ni cultiver ni désirer ni demander mais
seulement voir ce qui est. Il existe un rapport entre la passion, la joie et l'extase
lesquelles ne sont pas plaisir. Dans le plaisir, il y a toujours un élément subtil
d'effort, une recherche, une lutte, une exigence, un effort pour le conserver, pour
l'obtenir. J'aimerais souligner cela et le faire lire à mes amis analystes; c'est pour
moi la première fois que je comprends cette différence entre passion et désir .
Dans la passion il n'y a aucune exigence et par conséquent aucune lutte. Il n'y a
pas l'ombre d'un accomplissement; il ne peut donc y avoir ni souffrance ni
frustration. La passion est la libération du moi, le centre de tout accomplissement
et de toute souffrance; elle est sans exigence. Mais je ne parle pas d'une chose
statique, la passion c'est l'austérité de l'abnégation personnelle, un état où le vous
et le moi n'existe pas et par conséquent elle est le sens même de la vie. C'est elle
qui se meut et vie. En ceci il y a la beauté de la passion qui est l'abandon total du
moi. Et c'est ce sentiment qui constamment accompagnait Krishnamurti Même si
le processus a commencé, comme beaucoup d'initiations, à travers une incarnation
- dans sa propre chair, il a dû faire passer des personnages, des masques, avonsnous dit. Ce mythe qu'ensuite il l'abandonne. On peut interpréter la création de ce
mythe comme la perte d'une figure gémellaire. C'est encore une fois une douleur
très grande pour Krishnamurti lorsque son frère Nitya meurt. On peut imaginer
qu'il furent comme Castor et Pollux. Mais la chose la plus importante est de
comprendre d'où Krishnamurti part et où il arrive, il en vient à accomplir
l'épuisement de chaque théologie, de chaque mythologie. Nous savons comment il
était libéré de chaque forme de sujétion, de toute autorité; il a accepté l'irruption
de l'autre, l'inquiétante étrangeté, la "lum amlik". En étant libre, il peut voir ce qui
est dans la totalité. Il peut recevoir chaque jour la présence, cette fois sans
masque, de "l'otherness" de la bénédiction, de l'inconnaissable, sans nom qui est
là. J'aime trouver en Krishnamurti quelqu'un qui a traversé les masques jusqu'à les
épuiser et y mettre fin.
Ma conception de l'homme est qu'il est comme un oignon, peau sur peau
jusqu'au rien, masque sur masque où derrière le masque on ne trouve pas le visage
mais un autre masque jusqu'au vide. Alors traverser le masque, c'est faire le vide.
Au-delà du masque il n'y a plus ni moi, ni soi, ni ego, reste comme unique
médiateur le silence. Alors l'esprit tranquille peut écouter et voir.
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Krishnamurti et l’esprit de comparaison
René BARBIER 5
Dans la philosophie de l’éducation de Jiddu Krishnamurti, il est un point
qui risque de heurter un bon nombre de pédagogues classiques. Il s’agit de la
réfutation totale de l’esprit de comparaison et de compétition pour toute activité
de connaissance et en particulier pour la connaissance spirituelle.
Pour comprendre ce point de vue, nous devons replacer cette attitude dans
l’économie générale de la vision du monde de Jiddu Krishnamurti, car elle en est
indissociable. Mais par ailleurs, nous devons d’emblée considérer que l’esprit de
comparaison paraît être une donnée inéluctable de toute activité de connaissance
dans les sciences anthroposociales contemporaines. Il nous faudra ensuite,
approfondir la question et nous demander si le refus de la comparaison chez
Krishnamurti, ne relève pas d’une certaine perspective et d’un autre regard, issus
d’une philosophie de la non-dualité qui vient, en quelque sorte, nuancer la vision
du monde fragmentée.
1. Le sens commun : l’esprit de comparaison
Il ne fait aucun doute que l’esprit de comparaison fait partie du sens
commun. Le mot “comparaison” vient du lat du XII eme siècle “comparatio” et
signifie “le fait d’envisager ensemble (deux ou plusieurs objets de pensée) pour en
chercher les différences ou les ressemblances” (Le Robert). Par nature, nous nous
comparons à d’autres : à propos de nos actes, de nos idées, de nos sentiments et de
nos valeurs. Il semble que tout le système de développement personnel et social
passe par cet esprit de comparaison.
Depuis notre plus petite enfance, la structure familiale et l’école,
fonctionnent à la comparaison et favorisent l’esprit de comparaison. Ce qui
débouche très vite sur la compétition. Ce caractère peut prendre des dimensions
tragiques dans certaines circonstances et à un certain niveau d’études ou de
réalisations.
5
Professeur de Sciences de l’éducation, Université Paris 8, G.R.E.K., département des Sciences de
l’éducation.
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Il s’agit non pas du besoin “naturel” de l’enfant de pouvoir se situer, se
positionner, mais de l’attitude sélective de l’éducateur voire de la stratégie
institutionnelle qui privilégie et reproduit une élite. Nous connaissons le stress des
étudiants préparant le concours d’agrégation ou d’entrée aux grandes écoles.
Celui qui se perpétue au Japon ou en Corée pour tenter d’intégrer une université,
reflétant ainsi celui de la classe mandarinale chinoise au temps de la “bureaucratie
céleste”. Être ainsi le meilleur, on veut dire par là habituellement celui qui réussit
à être le plus en conformité avec la logique interne du concours. Ce qui inclut la
valeur de l’émulation, du lat aemulatio, ce sentiment qui porte à égaler
quelqu’un en mérite, en savoir ou en travail, mais dont l’ analyse critique reste à
faire en fonction de son étymologie même signifiant “rivalité, jalousie”.
De nombreuses écoles fondées sur une pédagogie nouvelle ont remis en
question cet esprit de comparaison et de compétition. La plupart de ces
institutions essaient d’aller à contre-courant et développent un sens de la
coopération et un travail d’équipe entre élèves ou étudiants. L’université de Paris
8-Vincennes a lutté contre cet état d’esprit de compétition lors de sa première
époque. Or nous savons que la pression de conformité d’où qu’elle vienne, use
l’innovation pédagogique.
Dernièrement l’université Paris 8 à Saint-Denis, a vu réapparaître un
système de notation qui, pour la plupart des formations, avait pu être mis de côté
jusqu’à un passé récent. Il est intéressant de remarquer que l’argument dominant
invoqué pour rétablir la notation “imposée” vient de nécessités organisationnelles
relevant de l’informatisation des résultats pédagogiques. L’ordinateur central de
l’université ne savait pas, paraît-il, gérer autre chose que des données chiffrées !
Les dizaines d’années de réflexion éducative et docimologique mettant en cause
l’arbitraire de tout système de notation n’ont eu presqu’aucun effet sur la pression
venant de “l’air du temps”, y compris dans notre université réputée cependant
pour son avant-gardisme pédagogique.
Il faut souligner que l’esprit de comparaison est bien ancré dans les
mentalités. C’est un poison subtil contre lequel aucune mitridisation n’est
possible. Il fait partie, en particulier, du devenir même des sciences de l’homme et
de la société.
Gaston Bachelard rappelle qu’un psychologue préférerait étudier
directement un poète inspiré. “Il ferait sur des génies particuliers, des études
concrètes de l’inspiration. Mais vivrait-il pour autant les phénomènes de
l’inspiration ?”. A base de documents humains sur les poètes inspirés, le
chercheur est alors animé par un idéal d’observations objectives. “La
comparaison entre les poètes inspirés ferait bientôt perdre l’essence de
© Centre de Recherche sur l’Imaginaire Social et l’Education, université Paris 8
Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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l’inspiration. Toute comparaison diminue les valeurs d’expression des termes
comparés”6
Prenons quelques exemples en anthropologie. François Laplantine 7 écrit
“La démarche comparative - qui se confond avec l’anthropologie elle-même - est
l’une des plus ambitieuse et des plus exigeantes qui soient “. L’évolutionnisme
comme première forme du comparatisme, se donne comme historique. Il ordonne
les faits recueillis à l’intérieur d’un discours qui, en confrontant des coutumes,
cherche à reconstituer l’évolution des sociétés humaines (chez Frazer). Margaret
Mead compare les comportements des jeunes gens de Samoa en Océanie avec
ceux des adolescentes en crise de la société américaine. Evans-Pritchard compare
la sorcellerie chez les Azandé du Soudan avec certaines dimensions de la société
soviétique.
Certes les dérives du comparatisme conduiront, dès les années 1910-1920,
Franz Boas, Bronislaw Malinowski puis leurs continuateurs, vers une position
résolument anticomparative et vers un postulat de l’irréductibilité de chaque
culture.
Quoi qu’il en soit, l’esprit de comparaison restera une dominante inéluctable
de la discipline anthropologique qui, recueille des différences culturelles, les
confrontent les unes aux autres en les systématisant en ensembles structurés et,
finalement, les fait entrer dans un système de comparaison.
Toute l’activité du savant structuraliste consiste à comparer des sociétés
différentes pour dégager les structures invariantes formant systèmes et
susceptibles d’être mathématisables. Sous un certain angle, l’esprit de
comparaison va de pair avec le stable et se méfie du mouvant. Il préfère la logique
formelle à la dynamique dialectique. Il vient dérailler dans la vision paradoxale du
sage zen proposant un kouan dont les éléments sont tragiquement incomparables
dans l’esprit du disciple. De ce “casse-tête” chinois surgit parfois l’illumination.
Le même esprit comparatif anime d’autres sciences de l’homme et de la
société, que ce soit en histoire, en psychologie, en sociologie ou en économie.
La comparaison est largement utilisée en psychologie cognitive. Ainsi la
perspective de l’autoévaluation comme processus de feed-back ou de contrôle
visant à fournir constamment l’information qui indique la divergence entre le
comportement et les standards personnels (Carver et Scheier 1981,1988), utilise
une valeur de comparaison. Les informations en provenance de l’environnement
sont comparées, via un “comparateur” à une valeur de référence donnée. Il fournit
le plus souvent des éléments de référence par l’information comportementale
6
Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie, Paris, P.U.F., Quadrige, 1989, (1960), p.6
François Laplantine, L’anthropologie, Paris, petite bibliothèque Payot, 1995, p.160
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
7
71
activée en mémoire. Le processus de comparaison comprendrait d’après ces
auteurs, une focalisation de l’attention sur le soi 8 .
Mais plus encore il semble que l’esprit de comparaison soit inhérent à toute
compréhension de soi. On trouve déjà chez Aristote dans “l’éthique à
Nicomaque”, l’idée que la compréhension de soi est liée au processus mental
résultant de la comparaison avec autrui. Aujourd’hui de nombreux théoriciens en
psychologie expérimentale suggèrent d’intégrer la comparaison sociale au sein
d’une théorie de l’autoconnaissance.
Les autoévaluations, les sentiments, les réactions émotionnelles des sujets en
situation de comparaison constituent les nouvelles variables dépendantes des
recherches conduites dans le cadre de cette perspective récente (Brickman et
Bulman 1977 ; Gasdorf et Suls, 1978 ; Tesser, 1980).
Jean-Marc Monteil dans ses recherches sur le Soi et son contexte, conclut
“qu’en s’attachant à l’étude des effets de plusieurs comparaisons sociales
successives, certains travaux (Masters, Carlston, et Raye, 1985) offrent même la
possibilité de concevoir les produits de la comparaison comme des éléments dont
l’activation ou la récupération en mémoire permettrait de comprendre le
traitement de situations actuelles par le sujet ” 9. De plus en plus il semble que la
comparaison sociale engendre des effets d’autoperception des sujets indiquant,
sans pour autant promouvoir l’idée d’un homme caméléon, une forte sensibilité
du soi au contexte social.
Les situations de comparaison paraissent également orienter sélectivement
l’attention du sujet en direction d’informations pertinentes par rapport aux
schémas de soi (Markus et Smith, 1981). Un lien entre les éléments
autobiographiques et les stratégies de comparaison sociale est également possible
(Conway, Difazio et Bonneville, 1991).
D’autre part des comparaisons intergroupes sont reliées au concept de soi.
Le soi se présente comme une représentation cognitive différenciée selon
plusieurs niveaux d’abstraction ou de catégorisation (personnel, social et humain).
Ces catégories cognitives seraient ainsi soumises aux processus d’assimilation et
de contrastes et seraient indissociables d’une activité de comparaison sociale.
Ainsi tant au niveau du sens commun qu’à celui des recherches en sciences
humaines et sociales, l’esprit de comparaison est toujours présent.
Dans ces conditions pourquoi Krishnamurti propose-t-il de l’éliminer ?
8
Jean-Marc Monteil, Soi et le contexte. Constructions autobiographiques, insertions sociales,
performances cognitives, Paris, Armand Colin, 1993, p.60
9 Jean-Marc Monteil, opus cité, p.95
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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2. Krishnamurti et le refus de l’esprit de comparaison
Krishnamurti refuse toujours de reconnaître la valeur de la comparaison
personnelle, interpersonnelle ou sociale dans l’évolution psychologique et surtout
spirituelle d’une personne. De nombreuses déclarations en font foi.
Par exemple dans Face à la vie consacré à l’éducation, il affirme : “On
pense en général que la comparaison incite à apprendre. Le contraire est vrai,
car elle donne lieu à des frustrations et ne suscite qu’une certaine forme de
jalousie, que l’on appelle compétition. Comme toute persuasion, la comparaison
empêche d’apprendre et engendre la peur” 10 .
Il insiste pour dire “de même que la douleur, l’amour n’est pas comparatif :
on ne peut pas le comparer à un plus petit ou à un plus grand que lui. La douleur
est douleur, l’amour est amour, chez le riche et chez le pauvre” 11. Que ce soit ces
sentiments ou le sentiment du beau ou du laid, ils restent incomparables.
On ne saurait comprendre ce refus du célèbre sage oriental sans en resituer
la place dans l’organisation de sa vision du monde.
Krishnamurti part d’une constatation : nous vivons, à travers notre pensée,
dans la remémoration incessante du passé constitué de mémoires largement nonconscientes. A moins que nous projetions dans l’avenir des représentations
fallacieuses et fantasmées de la réalité. La comparaison est un des éléments clés
du processus de reproduction lié à la pensée.
L’éducation véritable doit nous faire sortir d’un cercle vicieux qui s’impose
socialement à nous dès notre naissance. Non par une attitude analytique qui
reflète une vision fragmentaire du réel, mais par un sens aigu de l’observation,
une façon d’être attentif sans pour autant être concentré et sans effort particulier.
Nous avons ainsi le schéma suivant.
L’éducation est un processus d’observation attentive de ce qui est, sans
représentation conceptuelle ou imagée a priori. Il s’agit d’une révolution du réel
comme le pense René Fouéré 12 Elle implique une rupture épistémique, une
conversion du regard sur les êtres et les choses en fonction d’un sens intime de
l’unité sous la diversité. Le philosophe Martin Buber parlerait peut-être de
“revirement” dans ce cas 13 .
Nous passons ainsi de l’univers de la reproduction et de l’univers scolaire
et universitaire, reliés par la pensée, à l’univers de l’éveil de l’intelligence qui
est peut-être proche dans son expression inachevée du Logos héraclitéen. Car “le
10 J.
Krishnamurti, Face à la vie, Paris, Adyar, 1986, p. 11
Krishnamurti, opus cité, p.13
12 René Fouéré, La révolution du réel, Krishnamurti, Paris, Le Courrier du livre, 1985
13 Martin Buber, Je et Tu, Paris, Aubier, 1969, préface de Gaston Bachelard (réed. 1992)
© Centre de Recherche sur l’Imaginaire Social et l’Education, université Paris 8
Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
11 J.
73
logos exprime la vérité de ce qui se manifeste et de ce qui devient” par un
langage, nécessairement fragmentaire, qui “exprime la vérité de ce qui est et en
indique la signification” tel que l’interprète Kostas Axelos 14 .
Gageons que dans les deux premiers univers nous sommes dans l’ordre du
Savoir mais que dans le troisième nous sommes dans l’ordre de la Connaissance.
L’éducation consiste bien à articuler paradoxalement ces deux ordres de rapport
au monde en favorisant le cours d’un processus d’élucidation intime et
expérientiel. L’éducation est ainsi le processus d’élucidation de la vie dans sa
totalité dynamique, c’est à dire de tout ce qui naît, se développe, aime, souffre,
vieillit et meurt.
Krishnamurti et l'esprit de comparaison
mémoire
passé
univers de
la reproduction
comparaison
univers scolaire
et universitaire
pensée
compétition
violence
et
autorité
reproduction
des traditions
peur
éducation
(rupture épistémique)
mode
d'être
observer
être
attentif
totalité
univers de
l'intelligence
création sans
peur et sans
projet
intentionnel
sensibilité
solidarité
amour et liberté
René Barbier mai 1995
Peut-on réaliser un univers éducatif qui nous sortirait du cercle vicieux de la
pensée, de la comparaison ou de la compétition et de la peur, comme de la
violence et de l’autorité qui s’ensuivent nécessairement ?
Peut-on aller vers une ouverture de l’intelligence incarnée, instituante, dans
un cadre scolaire flexible et chaleureux, qui refléterait chez les élèves et les
enseignants une compréhension vécue du sens de la totalité et de la sensibilité de
la vie ? Un sens ouvrant sur la solidarité, la responsabilité, l’amour et la liberté à
travers une création jaillissante ?
14 Kostas
Axelos, Héraclite et la philosophie, Paris, Les éditions de minuit, 1962, réed 1992, p. 69 et
p.71
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C’est la conviction de Krishnamurti. Il ne nous demande jamais de la
partager intellectuellement mais de la vivre pour notre propre compte, à partir
d’un doute nécessaire et d’une expérience de tous les jours.
Pour ce faire et pour nous débarrasser enfin de cet esprit de comparaison, de
compétition, si fort aujourd’hui dans les “meutes sportives” dont parle Jean-Marie
Brohm, un processus d’élucidation est à mettre en oeuvre par chacun, dans le
cours banal et quotidien de sa vie.
Point n’est besoin de lieux, de temps ni de méthodes exceptionnels pour
cela. Il passe d’abord par le constat de ce que nous sommes au coeur de nos
attachements, de nos conditionnements, sans rien renier de nos émotions et de nos
souffrances. Puis par la réflexion sur la source de ces conditionnements que sont
la peur (de la solitude, de ne pas être aimé, de ne pas savoir, etc.) et notre
inclination compensatrice pour l’autorité (d’une personne, d’une idéologie, d’une
institution) toujours dépendantes d’un mécanisme de la pensée et d’activation des
mémoires, conscientes ou inconscientes.
Il existe une solution qui n’est pas pour autant une méthode et encore moins
une technique : observer sans effort, avec une attention vigilante en fonction de
l’ici et du maintenant. Observer sans analyser, sans expliquer. Observer sans
croyances. Observer pour comprendre. Comprendre se fait toujours dans ce que
Gaston Bachelard, à la suite de M. Roupnel, l’auteur de Siloé, nommait l’
intuition de l’instant 15. C’est la raison pour laquelle l’esprit de comparaison
sous-tend une philosophie du temps.
La comparaison implique sans doute la durée bergsonnienne, mais une durée
immobile et froide comme un désert. On compare toujours dans l’espace et dans
le temps en les immobilisant dans une supposée continuité. Pour comparer il faut
nouer le temps et l’espace. On ne saurait comparer ce qui advient, d’instant en
instant, de commencement en commencement... ce qui est là immédiatement dans
l’espace fugitif d’un instant. On ne se baigne jamais deux fois dans le même
fleuve dit Héraclite d’Ephèse. Quel segment fluvial de notre vie comme de celle
d’autrui pourrait-on alors comparer ? Avec qui voulez-vous lutter lorsque le moi
s’est métamorphosé en totalité mouvante ?
Ce qui sans cesse, toutes les fois comme l’écrit Bachelard, naît et meurt, est
sans comparaison. Même dans une succession d’instants, nous ne pouvons
comparer que ce qui est advenu dans deux instants passés ou ce qui adviendra
entre un instant déjà passé et un instant à naître mais non encore apparu.
Toute comparaison relève ainsi de la catégorie de l’imaginaire leurrant.
Toute comparaison est un trompe-l’oeil sur le réel qui s’écoule comme un torrent
15 Gaston
Bachelard, l’intuition de l’instant, Paris, Stock, le livre de poche, 1992 (1931)
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sauvage. Elle s’inscrit dans un ordre social qui ne relève pas de la vérité mais du
pouvoir. Pouvoir d’un être humain sur un autre être humain, comme des hommes
techniciens sur le monde naturel non-humain et pourtant bien vivant.
3. Vers une autre approche de l’esprit de comparaison dans une
perspective non-dualiste de la vie.
Existe-t-il une alternative au refus de Krishnamurti à l’égard de l’esprit de
comparaison ? En d’autre terme ne faut-il pas considérer l’objet même de la
comparaison pour nuancer un propos trop abrupt ? Il semble bien que
Krishnamurti stigmatise toute comparaison visant à figer la dynamique du vivant
dans son appel vers un éveil de l’intelligence. C’est sans doute que l’esprit de
comparaison se déploie selon deux axes principaux : l’axe de la temporalité et
l’axe de la hiérarchie, comme l’indique le schéma suivant.
Krishnamurti et l'esprit de comparaison
Supérieur/Haut
Passé/Futur
rien n'a
changé,
rien ne
changera
Semblable
a
x
e
d
e
les élites
restent les mêmes
a
x
e
les élites
sont
transformées
d
e
axe ontologique
radicalement tout est un
mais phénoménologiquement tout est différent
Différent
(unité du genre humain et de la vie) l
a
l
a
rien ne change
ici et maintenant
demain tout
changera,
hier c'était
autre chose
t
e
m
p
o
r
a
l
i
t
é
Présent
les pauvres, les
subalternes restent
les pauvres et les
subalternes
h
le présent i
est
é
toujours
r
neuf
a
r
c
h
i
e
les pauvres,
les
subalternes
changent de
catégorie
Inférieur/Bas
René Barbier 1995
Pour nuancer le refus de l’esprit de comparaison, il nous faut accepter
d’entrer dans une philosophie non dualiste de la vie.
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Dans ce cas un axe horizontal ou axe ontologique se dégage, coupé sans
cesse ponctuellement et instantanément par l’axe de la temporalité et l’axe de la
hiérarchie.
Si l’axe de la temporalité articule le pôle passé/futur au pôle présent et, l’axe
de la hiérarchie le pôle haut/supérieur au pôle bas/inférieur, l’axe ontologique
rassemble le semblable et le différent dans une unité des contraires.
Il définit l’espace-temps de la rencontre et de la présence au sein du “JeTu” buberien.
L’être humain se déplace sans peur de la comparaison négative sur l’axe
ontologique.
Du côté du différent, je peux toujours accepter une comparaison dans la
relation sans être touché dans mon être. Je me compare à un asiatique et je
constate que je n’ai pas les yeux bridés. Je me compare à un ami et nous
constatons qu’il possède une inclination pour l’informatique là où la mienne est
du côté de la poésie. Ainsi, dans le film d’Évelyne Blau, Challenge of change,
Krishnamurti accepte de faire intervenir son propre exemple d’élève rendant copie
blanche à l’examen, pour faire comprendre le non-sens de l’esprit de comparaison
considéré comme un absolu.
En suivant la critique de Krishnamurti nous n’entrons pas dans une logique
de la hiérarchisation de nos compétences ou de nos désirs. Nous sommes capables
de nous regarder en face. De même nous n’affirmons que personne ne peut dire si
demain ou dans un autre lieu, nos intérêts respectifs ne s’inverseront pas. Nous
pouvons nous comparer car sur le plan ontologique nous savons que nous sommes
semblables tout en étant différents.
Vus sous une certain angle, toujours partiel et localisé, nous sommes
différents. Mais vus dans notre rapport au monde, nous sommes tissés de la même
trame, de la même eau rieuse.
Nous ressentons l’unité du genre humain et même du vivant. Peut-être que
notre éveil va jusqu’à l’unité de tout ce qui est et comme dit Krishnamurti,
pouvons-nous alors entrer dans la présence du Grand Vivant ?
Dans le cadre d’une philosophie non dualiste de la vie, nous sommes
certains que, malgré nos différences, nous serons convaincus d’un certain nombre
de nobles vérités et des sentiers multiples qui leurs correspondent, comme
l’affirme le Bouddhisme. Par exemple le principe de ne pas tuer. Nous pouvons
toujours comparer nos idées et nos valeurs, les causes et les effets du crime, il est
impossible que nous soyons pour le rétablissement de la peine de mort dans la
législation française, quel que soit le “juste” motif invoqué au nom de la société,
même par les plus hautes figures de la hiérarchie ecclésiastique. Il ne s’agit pas là
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d’une morale sociale dépendante du jeu des rapports de force entre groupes ou
fractions de classe sociale, toujours arbitraire. Il s’agit d’une reconnaissance, dans
notre être même, d’une présence/conscience qui nous relie, d’une
présence/conscience sans image, ni pensée, renouvelée d’instant en instant dans
notre contact avec les formes multiples et éphémères de la vie.
Il est probable que nous nous retrouverons pour une dialectique équilibrée et
non destructrice de l’action de l’homme dans la nature. Notre intelligence de la
vie et notre sens de l’éducation seront réunis dans une écoformation. Sans doute
comprendrons-nous beaucoup mieux Krishnamurti quand il nous parle d’un sens
de l’amour non attaché, dépourvu de jalousie et de haine. Un amour qui n’a pas
de contraire n’en déplaise à la conception psychanalytique de Mélanie Klein.
Vraisemblablement goûterons-nous ainsi la liberté et la non peur, la compassion
et la création, l’événement de ce qui naît toujours pour la première fois et la
finitude radicale de ce qui disparaît toujours à chaque instant, au coeur de cette
toile de fond qui nous unit pour le meilleur et pour le pire. Un bruit de fond, une
vibration en forme de flux et de reflux qui nous entraîne dans une présence
inexpliquée. La mouvance totalisante d’un flux et d’un reflux de champs
d’énergie incommensurable qui nous conduit à des attitudes et des comportements
apparemment de l’ordre de l’homo demens et qui ne sont pourtant pas “sans
raison” comme l’affirme l’individualisme méthodologique d’aujourd’hui 16.
L’être humain qui sait mettre en oeuvre un “postulat empathique” tel que le
propose Jacques Cosnier17 , ou encore une écoute sensible de l’altérité radicale de
l’individu ou de la culture comme j’en suis moi-même convaincu18 , rencontre tôt
ou tard la philosophie de la vie de Jiddu Krishnamurti. Alors le vieux monde
s’écroule tout à coup autour de lui et un autre monde naît aussitôt des décombres
à l’endroit même où s’envole la première hirondelle et où tombe la première
pluie.
Bibliographie
Conway M.A., Difazio R., Bonnevile J. (1991) “Sex, sex roles, and response
styles for negative affect. Selectivity in a free recall task”, Sex Roles, 25, 687-700
16
Raymond Boudon, Le juste et le vrai. Etudes sur l’objectivité des valeurs et de la connaissance,
Paris, Fayard, 1995
17 Jacques Cosnier, Psychologie des émotions et des sentiments, Paris, Retz, 1994
18 René Barbier, L’écoute sensible en approche transversale, Pratiques de Formation/Analyses, N°
25-26, L’approche multiréférentielle en formation et en sciences de l’éducation, Université Paris 8,
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de Formation/Analyses, N°28, Microsociologies, interactions et approches institutionnelles, Université
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Experimental Social Psychology, 21, 407-420
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
79
Krishnamurti et le Conseil
Alexandre LHOTELLIER19
J'ai répondu spontanément à l'appel de René BARBIER, mais je crois que
j'ai fait preuve de présomption : car plus je lisais, plus je méditais ce travail, plus
il prenait des proportions gigantesques, et je me disais qu'il n'étais pas possible à
réaliser. Alors je me demande ce que je fais ici ce soir, dans cet amphi, alors que
je pourrais être plus tranquille au bord de la mer.
C'est la deuxième fois seulement dans une carrière universitaire déjà longue
que je m’exprime sur ce genre de thèmes. La première fois que j'ai osé le faire,
c'était chez les bouddhistes, à propos de l'amour et du sacré dans le cadre de la
philosophie transpersonnelle.
J'ai repris ce passage de NIETZSCHE (1) dans Le gai savoir :
<< Dieu est mort (...) N'avez-vous pas entendu parlé de cet homme insensé
qui, ayant allumé une lanterne en plein midi, courait sur la place du marché et
criait sans cesse :
- "Je cherche Dieu, je cherche Dieu ! "
Et comme là-bas se trouvaient rassemblés précisément ceux qui ne croyaient
pas en Dieu - peut-être comme ici -, il suscita une grande hilarité.
-" L'a-t-on -perdu, dit l'un.
- S'est-il égaré comme un enfant, dit un autre.
- Ou bien se cache-t-il quelque part ? A-t-il peur de nous ? S'est-il embarqué,
a-t-il émigré ? "
Ainsi ils criaient et riaient tous à la fois. L'insensé se précipita au milieu
d'eux et les perça de son regard :
- "Où est Dieu ? crie-t-il. Je vais vous le dire : nous l'avons tué, vous et moi.
Nous sommes tous des meurtriers. >>
Mais comment avons-nous fait cela ?
Je trouve que cette mort de Dieu rejoint FREUD (2) aussi dans L'avenir
d'une illusion (1927). Et pourtant, il y a aussi le cri de MALRAUX : l'autre siècle
sera spirituel...
19
la conférence du Pr Lhotellier est retranscrite par Agnès Duraffour (G.R.E.K.)
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
80
Et je lisais un article dans Le Monde de la semaine dernière (3) : un prix
Nobel à la recherche de l'âme !...
Alors je me demande ce que je suis venu faire ici ce soir.
Est-ce que je perçois la vie comme une errance absurde ? Est-ce que je peux
être l’universel singulier ? Est-ce que je peux exister en mon nom ? Est-ce que je
peux habiter ma parole ici et maintenant ? Est-ce que je peux trouver le JE sans le
MOI, où est-ce que je vais encore être le ridicule pantin d'un cirque éternel, même
à l'université ?...
Voilà pourquoi je m'interroge.
J'ai des tas de notes avec moi... mais c'est uniquement pour rassurer mon
angoisse... ça ne se vend pas au kilo, mais chacun se rassure comme il peut.
Voici la question que je me pose : au prix d'une quête inachevée, d'une quête
du sens de vivre, ai-je fait ce que l'on a fait de moi ? J'ai besoin de dialogue, de
réactions. J'ai besoin de vous pour comprendre ce que je dis, pour aller plus loin
dans ce que j'essaye de dire.
Ce qui me frappe dans notre réunion, c'est que nous parlons beaucoup de
mondialisme. Mais nous restons ignorant de la pensée de l'autre. L'orient est
caricaturé par négligence. Je crois que dans l'université, ce nom-là, c'est pire que
ROGERS !... dont on parlera peut-être demain !...
Mais il y a encore cet infantilisme de la pensée à cet égard. Notre débilité
correspond ici au peu d'attention, au peu de temps que nous consacrons à cette
approche. Nous sommes comme des polytechniciens qui en seraient restés à un
catéchisme d'enfant de la maternelle. Et nous nous étonnons d'en avoir perdu le
sens !...
Et outre la pudeur, il y a une profonde raison : on parle alors qu'on devrait se
taire... C'est de l'ordre du silence... Alors est-ce que l'on ose peut-être un peu
transgresser ? Est-ce que je vais aller plus loin avec moi-même alors que j'ai déjà
du mal à partager avec moi-même ce niveau-là ? Alors peut-être devrait-il y avoir
initiation à l'ésotérique, au secret ?
Et je me demande si je parle à des convaincus, à des gens qui savent déjà et
qui ne demandent qu'à être confortés dans ce qu'ils ont envie de ne pas apprendre
?
Et je me dis que je ne suis pas un disciple de Krishnamurti. D'ailleurs, il n'en
voulais pas, comme il l'a si bien dit. Mais alors, si j'ose parler ce soir, c'est qu'à
deux occasions de ma vie, je suis tombé sur un livre de lui, et cela m'a
énormément apporté. Et je me dis : << Pourquoi n'oserais-tu pas en parler ? Vastu lire, en cachette ? ...>> . Henri MILLER aussi portant en parle bien...
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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Dans un autre dossier, j'ai mis de côté la pagination des textes retenus. Mais
je me dis qu'il était contre la mémoire, aussi ! Il me dit quelque chose, sur la
mémoire... Donc je ne peux pas reprendre trop de textes...
Alors j'ai fait ce travail avec scrupules, comme un bon élève. Mais comment
activer au présent notre écoute ? J'avais déjà entassé ces notes-là, et je me suis dit
que j'allais faire "ça" sans... -avec d'autres notes, bien entendu !...Mais j'ai un conflit, des questions par rapport à cette oeuvre. C'est comme
(comparaison abusive) "un long fleuve tranquille", où on voudrait naviguer, où on
se baigne sans cesse, de temps en temps. Nous n’en avons jamais fini de trouver
la fraîcheur du sens. Alors nous le prenons, nous lisons une page, nous trouvons
un thème, il y a quelque chose qui nous frappe d'instants en instants. Et c'est ce
flux qui m'intrigue. Est-ce que je vais me noyer dans ce processus-là ? Où est-ce
que je vais trouver autrement, chercher autrement ? Avec Krishnamurti, je suis
pris dans le contenu et le contenant. Je vois que l'on pourrait presque faire une
théologie krishnamurtienne, on pourrait épiloguer sur tous les thèmes, mais est-ce
que cela va changer ma vie ? Et c'est cela qui me trouble. Et je me dis : pourquoi
cette oeuvre a-t-elle un impact ? Je n'ai pas eu le privilège de l'écouter ou de le
voir vivant. Donc je suis une deuxième génération qui lit. Je me demande ce qu'il
me dit ce message. Ou alors, je ne suis pas complètement d'accord, ou cela
bouleverse certaines idées reçues.
Je peux lire DURKHEIM aussi. Je suis allée en Inde. C'est en Inde que j'ai
découvert que j'étais celte. Je suis breton, la pensée grecque est importante, la
pensée chrétienne aussi, et donc, comment situer tout cela ? Krishnamurti m'a
aidé comme un immense courant, parce qu'il n'y a aucun nom étrange dans son
discours. Il n'y a aucune appartenance de tribu. La parole circule, universelle. Ce
n'est pas comme un développement discursif, comme un discours bien fait.
Mais je suis troublé, parce que j'ai lu sa biographie, et de nombreuses choses
m'intriguent.
Mais par rapport au conseil, il y a sa vie concrète, c'est-à-dire le côté
collectif autant que le côté personnel. Quelle relation peut-il y avoir du côté
d'Indira GANDHI ? De NÉRHU ? Qu'est-ce qui se passait au niveau de ces
relations entre chefs d'État responsables ? Et je m'interroge sur le silence de la
guerre, de 40 à 44. Pourquoi ce pacifisme radical ? A-t-il préféré le silence, parce
qu'il pensait que le travail personnel sur soi était plus important que la guerre qui
se passait en Europe ? Mon interrogation est donc de savoir ce que je dois faire
dans la mesure où je ne suis pas illuminé, lorsque je vis quotidiennement et que je
n'arrive pas à trouver une issue à toutes mes questions.
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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A travers notre rencontre, on se demande quelle parole peut rassembler
même si notre itinéraire de pensée est autre. D'où je parle, c'est d'une pratique de
psycho-socio-machin-chose. Universitaire depuis longtemps, je me suis intéressé
à la naissance de l'enfant, à l'accompagnement de mourants, aux consultants dans
les organisations. Donc Krishnamurti m'accompagne dans ce genre de travaux.
Ce soir, ce devrait être un moment où il se passe quelque chose pour nous.
Un moment, c'est toujours un temps bref, et c'est pour cela que je vais parler
essentiellement de l'instant, du dialogue... C'est un plan hautement cartésien !
Le conseil, c'est la sagesse dans la contingence de l'unique. Au lieu de dire
des généralités sur la sagesse, ce qui m'intéresse, c'est la personne en face de moi,
et comment nous partageons ce type de travail-là. Le conseil classique, pour moi,
ce n'est pas du tout le conseil donné : "donner des conseils". C'est tenir conseil. Et
ce "tenir conseil" n'est pas une invention de "psy". C'est une invention depuis que
les hommes existent : l'arbre du conseil, le conseil du village, le conseil des
anciens. Le conseil n'est pas donné, il est tenu. Et tenir conseil, qu'est-ce que cela
veut dire ? Voilà autour de quoi je voudrais m'interroger quand il s'agit de sagesse
dans la contingence de l'unique. Et c'est une contradiction que je voudrais
travailler. Car tout l'enseignement de Krishnamurti est pour moi le sens moderne
du conseil, ce n'est pas du tout le sens ancien. Je pourrais citer les textes de
Krishnamurti : << Vous me demandez conseil, mais seuls les fous sont capables
d'en donner >> (dans Ultimes paroles (4)). Et en même temps, on retrouve le refus
du guru : << Les guru se contentent de décréter ce qu'il convient de faire, mais dès
qu'ils s'agit de passer aux actes, ils sont introuvables >>.
Mais ce qui m'intéresse, c'est l'acte sensé des existence, l'acte qui a du sens,
qui prend du sens. Et Indira GANDHI lui écrit : << Mais tant de gens vous
écoutent parler... Que font-ils , ensuite, chez eux, ou à leur travail ? >>.
Le mot auditeur me gène. "Conférence", "causerie", "discussion"... je ne suis
pas un auditeur, je ne reçois pas passivement quelque chose. Il y a le facteur
"psy". La plupart d'entre nous, dit-il, consultent trop facilement des autorités et
pensent que c'est plus commode. Pupul lui écrit : << Nous avons grand besoin de
votre compassion et de vos conseils pour faire un examen de conscience et avoir
le courage d'agir en connaissance de cause >>. C'est cela que je voudrais
bousculer. Krishnamurti dit plus loin : << Ils ne vous disent pas comment penser,
mais quoi penser >>. Et il montre comment on va d'un guru à un autre.
Pour moi, tenir conseil, c'est un voyage. La spirale mystique n'est pas loin.
Créer la béance du silence qui va rompre avec le bavardage habituel lorsque nous
parlons, lorsque nous faisons semblant, lorsque nous disons : -ça va ? -ça va", et
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que nous ne nous disons rien. Je crois que dans le vide provisoire du savoir surgit
la plénitude de l'instant de la connaissance nouvelle, donnant naissance à une
autre manière de s'adresser et de se répondre. Ce voyage est ouvert par la qualité
d'une relation. << Être, dit-il, c'est être en relation >>. Ce voyage est ouvert par la
qualité dialogique de l'expression et de l'écoute. Ce n'est pas du tout la relation
maître et disciple au sens de "orateur-auditeur", au sens de "parleur-écoutant".
Dans la relation, nous sommes alors tous deux travailleur de sens, en essayant de
comprendre. C'est un peu une forme de socratisme. Je préférerais l'expression de
"dialogisme existentiel".
Il nous interpelle encore dans un ancien texte sur la notion d'autorité : <<
Dès que vous accordez à une autorité extérieure une loi d'ordre divin et spirituel,
vous limitez, vous étranglez cette vie-même que vous désiriez parachever et que
vous voudriez délivrer >>. Donc, tenir conseil, ce n'est pas faire des disciples, ce
n'est pas faire des gens dépendants, contre-dépendants d'une pensée qui serait
supérieure. Et on voit bien ce que cela produit lorsque les gens suivent des maîtres
pendant des années !...
Il y a d'innombrables textes sur l'écoute : c'est extraordinaire quand on y
pense ! Les "psy" ont commencé à découvrir l'écoute très récemment, depuis
environ 40 ans. Mais il ne s'agit pas seulement d'écouter, il s'agit de comprendre.
Krishnamurti demandait : << Me comprenez -vous ? >>. RAJNEESH
répondait : << Je vous écoute >>, et Krishnamurti ajoutait : << ce n'est pas
suffisant... >>. Écouter, comprendre, accompagner... Il y a des langages
contemporains qui reprennent ces expressions. C'est lorsque ce qui est, est perçu
sans déformation, qu'il y a compréhension. Et cette compréhension engendre une
qualité guérisseuse. Mais la compréhension ne peut venir que de votre propre
lucidité individuelle, non par le miracle provoqué par un autre, non par
l'impression, l'influence, la contrainte ou l'imposition de l'idée d'un autre.
Je suis en difficulté, parce que je vais vous parler de l'instant et parce que,
dans le même temps, j'ai besoin d'un voyage.
Le conseil, tenir conseil, ce n'est pas une simple information transmise pas
quelqu'un qui sait à quelqu'un qui ne sait pas. Ce n'est pas une prescription
normative. Ce n'est pas une recommandation affective : "mon petit, soit gentil,
fait ceci". Ce n'est pas une manipulation indirecte. Il ne s'agit pas de coloniser
l'autre à un esprit nouveau ou à faire quelque chose d'autre, à un système de savoir
étranger . Nous avons à réfléchir sur ce qu'est une discussion à plusieurs. Qu'estce qu'une parole à plusieurs ? Qu'est-ce qu'une méditation à plusieurs, aussi, peutêtre ?
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Quand j'étais en Inde, on attendait "l'heure du guru" ; quelquefois il venait,
quelquefois il ne venait pas. C'était dans un ashram au nord près du Népal.
Si Krishnamurti nous dit que << être, c'est être en relation >>, il est vrai
alors que je suis invité, comme le dit Simone WEIL, à l'attention.
J'ai amené un cri de guerre d'un universitaire de cette maison, qui est poète
par ailleurs : << nous sommes tous quelque part des criminels par inattention >>.
Peut-être y a-t-il des formes d'attention entre l'attention concentrée, l'attention
flottante, on en parle, mais comment est-ce que je fais tout cela ? J'ai besoin d'être
aidé là-dedans.
Il y a une préoccupation dialogique, parce que le non dialogique domine !
C'est parce que nous ne dialoguons pas que nous parlons du dialogue ! Si nous
étions tous dialogiques, ça finirait peut-être par se savoir, et la question ne se
poserait même pas ! Le dialogique, c'est le sens que je prétends donner à l'épreuve
à l'autre. << Le langage est la maison de l'être >> (HEIDEGGER). Donc,
comment allons-nous être à l'épreuve les uns les autres pour trouver cette relation
de l'être ? C'est pour cela que je voudrais vous parler de la parole, d'une éthique
de la parole.
Nous cherchons à répéter l'acte qui fait du discours de Krishnamurti l'éthique
d'une parole. Ce serait passer du bavardage à une parole. Qu'est-ce qui fait que
cette parole-là me bouleverse ? Le silence qui soutient son dire ? Quel retour
attend-il ? Comment articuler cette parole en public et un retrait silencieux ?
Sa parole, ce n'est pas une suite d'affirmation à répéter, mais à éprouver par
chacun comme vrai, avec une totale liberté de la refuser. Cette parole porte sur le
changement intérieur radical qui seul peut, peut-être, transformer les structures
extérieures. Il veut attirer l'attention sur la stagnation psychologique d'une
humanité toujours primitive dans ses jalousies, dans ses peurs, dans ses haines,
dans son racisme, dans son esprit de guerre et de propriété. Il met chacun en face
de sa responsabilité. << Vous êtes le monde >>, dit-il, signifie que nous
contribuons tous à son état actuel !!...
Parole de braise, éclair dans la nuit,
un fil de foudre se perd dans la terre.
Un grain de soleil amorce le matin.
Naissance d'une parole, souffrance de l'origine,
traversée de l'orage, déchirement de l'éclair :
Le sacré en permanence est à dire.
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Donc, ça été une immense parole pendant des années dans un océan de
silence...
L'être parlant, ou une nouvelle manière de penser ?... Je sais que ce mot
"pensée" n'est pas un mot krishnamurtien. Mais pour moi, cet exercice de la
parole ressemble à une prière à laquelle rien ne répondait et à laquelle rien ne doit
répondre. Prier, c'est parler devant un mur : le mur que nous sommes, le mur des
autres, et "le mur le mien". La parole même devient ce qui fait sacrement à la
place du corps.
Qu'est-ce qu'une "parole enseignante" ? J'ai toujours été troublé par ce mot :
"l'enseignement de Krishnamurti"... Ce n'est pas ce que j'ai reçu pendant des
années ! Alors, qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce qu'une parole enseignante ?
Ce n'est pas une distribution d'informations en confettis. Ce n'est pas des
commentaires de textes. C'est une parole qui ne cherche pas à s'imposer, à
expliquer, à convaincre, mais c'est une parole qui pense devant d'autres, qui
cherche à susciter un geste analogue. Je n'ai pas de parole si vous n'avez pas de
parole.
Qu'est-ce qu'une éthique de la parole, si ce n'est cette réciprocité-là, et qui
introduit à une herméneutique du sacré ? Ce n'est pas seulement une parole
inspirée, mais c'est la passage du verbiage à la parole, à sa maturation dans le
silence, quand la parole devient livre vivant. J'aime bien MONTAIGNE quand il
disait : << un parler ouvre une autre parole et la tire hors comme le font le vin et
l'amour >>. Et BACHELARD nous dit : << Saisir les instants où la parole
aujourd'hui comme toujours, crée de l'humain >> et encore : << La Vérité est fille
de la discussion, non pas fille de la sympathie. Deux hommes qui veulent
s'entendre vraiment ont dû d'abord se contredire >>.
Il y a les juxtapositions de paroles, les querelles d'école, les surdités
collectives, l'indifférence réciproque, les langues de bois... Mais qu'est-ce qu'une
pratique de la parole à plusieurs ? Une coexistence de solitude ? Une lutte de
pouvoir ? Un rapport de force ? La guerre continuée par d'autres moyens ? Un
simulacre de savoir ? Un caquetoire de cacophonie ? Est-ce cela ? Un spectacle
pour illusionniste ? Une autosatisfaction béate ? Un maquillage selon le code
dominant du moment ?
Pour moi, un symposium met en jeu une politique de la parole et de l'écoute.
Si nous travaillons seulement avec du pseudo bon sens, avec l'évidence de nos
certitudes, avec l'évidence qu'il n'y a que nous qui avons raison, nous n'aurons pas
une parole germinative, nous n'aurons pas une parole plurielle : nous la rendons
simplement conforme à nos préjugés !
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Comment donc penser à plusieurs et non pas simplement vivoter dans le
contentement antérieur ? Comment créer cet espace pluriel de réflexion ?
Mais cette parole-là n'a de sens que si elle est dans l'instant. Elle n'est pas
dans l'avenir, elle ne peut jamais être dans l'avenir. Elle ne peut être qu'ici et
maintenant, d'instant en instant. Mais qu'appelons-nous "transformation" ? Mais
c'est extrêmement simple : c'est voir que le faux est faux et que le vrai est vrai. Se
libérer du connu à chaque instant de notre vie, voilà l'essence de votre
intelligence. Un autre sage disait : << Les rencontres des jours ont rafraîchi ma
vie >> ; << quand la foudre sème, l'excès et l'accès ne font qu'un >>. Et on
retrouve tout René CHAR : << L'instant dominici qui principe est dernier mot qui
achève une naissance >>. Et maître ECKHART encore : << Le fond de l'âme,
c'est l'étincelle ou l'unité >>. Et c'est pour cela que le conseil est tellement capital
dans la rencontre avec autrui. Le conseil correspond au vieux "Kaïros" chez les
grecs : le moment de la décision, l'occasion critique, la conjoncture dans laquelle
il importe que quelque chose soit dit, qu'une présence soit manifestée. Ce peut
être le silence d'une main, le Kaïros de l'instant.
C'est l'instant comme méthode. L'instant, ce n'est pas un fragment du temps.
Il ne dérive pas du temps. Il est au contraire le point de départ d'un dialectique du
temps. << Le problème changerait de sens si nous considérerions la construction
réelle du temps à partir des instants au lieu de la division toujours factice à partir
de la durée >> disait BACHELARD. Chaque instant est une naissance, un
commencement. penser l'instant pour lui-même, c'est le considérer non comme un
simple point sur une ligne du temps ou comme une unité discrète découpée dans
un continuum temporel. C'est un commencement. Le sens de l'instant, c'est
l'instance du sens et l'intensité du vécu. Le temps a une dimension processuelle,
c'est-à-dire dynamique. L'instant, c'est la vigilance du temps, un examen où il
n'est pas possible de tricher. Ce n'est pas le temps qui nous est donné, c'est
l'instant. Et avec cet instant donné, c'est à nous de faire le temps. Et il faut
requalifier le temps, ne pas se faire manger par le temps quantitatif et
chronologique, mais trouver notre Kaïros fondamentale.
A l'époque des communications instantanées, même lointaines, il n'est pas
étonnant de se préoccuper de l'instant. Mais déjà le musicien, le penseur, le
comédien, l'artiste, doivent parvenir à cet état d'expression dans l'instant de leur
performance qui est un moment bref, unique. Pour le saxophoniste dans l'instant,
le son est reconnaissable à tout instant par son timbre dans la plus insignifiante
des notes. Et le "tout - tout de suite" contemporain n'est pas seulement
impulsivité, impatience consommatoire, mais stimulation, donner un sens
immédiat à ce que nous faisons, dans un univers incohérent, en sursis, sans
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illusion d'un contexte stable, paisible, sécurisant. J'aime le verbe "tripper" des
jeunes québécois qui indique "une recherche avec intensité et immédiateté".
L'instant ainsi visé n'est pas un risque de spontanéisme aveugle ou de vision
parcellaire, mais au contraire l'inscription de l'expérience concrète, immédiate,
qui permettra un meilleur lien entre mon action et ma situation globale.
Pour durer, il faut se confier à des rythmes, c'est-à-dire à des systèmes
d'instants. L'instant n'est pas aveugle, c'est de la construction de ma présence dont
il est question.
Le conseil est relationnel, existentiel avec la force de l'instant, et aussi
spirituel.
<< Plus nous connaissons les choses singulières, plus nous connaissons Dieu
>> (SPINOZA). KIERKEGAARD a décrit le système hégélien comme un
magnifique palais bâti par quelqu'un qui, dans le même temps, vivait dans un
taudis, ou mieux, dans la loge du concierge. Pour moi, une spiritualité n'a de sens
qu'habitable !... Ce n'est pas seulement "inspirer la vie", mais c'est aussi la
transformer. Le spirituel n'est pas une fuite dans l'irréel, ce n'est pas une bulle à
côté. Ce n'est pas un enfermement dans un spiritualisme cadavérique. Ce n'est pas
une idéologie éthérée, mièvre et gentillette : Rulio IGLÉSIAS pour les gens des
églises ! Ce n'est pas une religion, une croyance. C'est tout simplement une
dimension de chaque être humain comme on a deux jambes, deux bras.
Mais si le spirituel est un amusement de plus (dimanche à la messe et
ensuite à la pâtisserie), s'il n'est pas tout, il ne vaut pas une heure de peine.
Comment le radicaliser par une formation du fondamental ? Une spiritualité est
une pratique, non pas un discours. C'est pour cela que j'ai du mal avec ce "long
fleuve" : comment est-ce que je pratique ce long fleuve ? Il y a trop de décalage
entre les discours et les actes. Une spiritualité, ce n'est pas une infusion dans une
communion fusionnelle. Ce n'est pas une utopie abstraite dans laquelle on
s'enfermerait parce que ça ferait bien. << la religion peut-elle échapper à la
croyance, au dogme et au rituel pour se fonder simplement sur l'éthique de la vie
quotidienne ? >> (Krishnamurti, Ultimes paroles (4)). Autrement dit, existe-t-il
un sacré au sein duquel on puisse authentiquement ? Et il se demande qui peut
entendre une telle question... << Ce n'est pas tant la connaissance de la Vérité qui
nous est nécessaire : c'est la découverte de la voie intérieure qui nous permettra
d'en faire l'expérience >> (JUNG, Les problèmes contemporains de l'âme (5)). La
spiritualité n'est pas pour moi en dehors de l'existence. C'est pour cela que j'ai
honte de ne parler que de foi pour ne pas paraître endoctriner les étudiants qui ne
pensaient pas comme moi. La spiritualité n'est pas un engouement du moment où
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il y aurait une mode à une certaine ère, puis ensuite une autre : c'est la quête du
sens de ma vie. << Dans la froide merveille de vivre, y a-t-il un place pour une
réflexion de ce type >> , dit le poète québécois. A jamais prisonnier des moyens,
nous n'osons pas explorer. C'est comme ce "terrain interdit", comme
TARKOVSKI, et d'autres films de ce genre. Ce n'est pas étonnant que ça nous
échappe. Nous ne parlons de spirituel qu'en cas d'accident grave, de maladie. La
tricherie n'est plus de mise. C'est cela qu'il faudrait peut-être mettre en cause. Le
spirituel, c'est la quête de l'essence paradoxale, métaphysique, c’est-à-dire
métascientifique. Je ne vis pas scientifiquement. Il faut que la question "qu'est-ce
que l'homme" ait un sens. Est-ce une évidence incontournable ? L'homme est-il
un être pour qui son être fait question dans ses rapports avec lui, avec autrui, avec
le monde ? Et ce cheminement spirituel est laissé à l'abandon, à l'oubli, à la honte,
à la pudeur, au non dit. << Personne n'oserait ainsi s'aventurer dans le mystère des
êtres >>, comme le disait le commentateur d'une émission à l'occasion de la mort
de POLLAK (Une identité blessée (6)), sociologue, , et qui évoquait sa foi juive.
Il ne faut pas en parler, on parle du reste.
Alors, pourquoi cette honte, cette pudeur, ce silence, cet oubli, ce rejet dans
la recherche de l'essentiel ? On dit qu'on a perdu le sens de vivre : mais on ne le
cherche pas, peut-être ? Une vie décapitée de sens, elle ne sait plus s'orienter et
engendre des styles de vie où les valeurs sont des contresens et sont nos propres
autodestructions. Alors, les termes "vie spirituelle", "vie mystique" ne sont pas
des termes suspects qui se confondent avec idéalisme ou avec des écoles
particulières. Le spirituel peut-il être une dimension du conseil ? A part les
conseillers spirituels perçus comme tels (je pense à la cure d'âme protestante, aux
exercices spirituels), il y a aussi les spirituels comme FRANKEL (la
logothérapie), Carl ROGERS , Roberto ASSAGIOLI avec la psychosynthèse.
Mais l'urgence éthique actuelle ravive cette question, qui est celle de la morale.
Devant la souffrance, en phase terminale, la dimension spirituelle est évoquée.
Mais il existe un fossé entre notre formation professionnelle, la culture ambiante
et ce qui survient dans le travail réel avec les autres. Nous travaillons
implicitement peut-être, mais osons-nous travailler explicitement ?
Je suis très étonné du rapport que Krishnamurti a entretenu avec Indira
GANDHI, et aussi de sa position sur la question de la guerre froide à laquelle j'ai
fait allusion. Au niveau collectif, cela m'intrigue. Moi qui ne suis pas illuminé, qui
n'ai pas atteint l'extase, la transe, la nuit de Pascal, à quoi est-ce que je m'en tiens
par rapport au spirituel ? Il y a des faux dieux de plâtre, il y a des Sainte-Thérèse
bleues et blanches et Jeanne d'Arc dans mes vielles églises bretonnes. Mais le
spirituel, ce n'est pas une abstraction. Le spirituel est le charnel ont d'intimes
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complicités. Le spirituel n'est pas intellectuel, discours, il est témoignage de ma
vie ou il n'est rien ! Le désespoir ou l'amour modifient nos équilibres biologiques.
la chair exécute cette musique de l'esprit que nous ne maîtrisons pas. Le corps
parle une vérité que nos discours déguisent. Et pour Saint-Augustin, l'amour est
spirituel jusque dans la chair, et charnel jusque dans l'esprit.
<< Comment vivre sans inconnu devant soi ? >> (René CHAR). Pourquoi
cette exigence du rapport avec l'inconnu ? Cette interrogation comme une mise en
demeure ? Un rapport qui éclate la connaissance objective, la connaissance
intuitive, un inconnu qui échappe à toute prise, qui n'est pas encore le non connu
? C'est par peur de l'inconnu, peut-être... Mais la quête de sens, le déchirement, le
dénuement du simple, l'abîme, le manque fondamental, la béance, l'énigme,
l'origine, la blessure, le néant, la vacuité, l'au-delà du fond de nous-mêmes, cet
océan sans fond, cette transcendance, cette trans-descendance, toutes les peurs
masquées... est-ce que l'ouverture au sacré fait partie de ma présence, de ce faceà-face à "l'otherness", à ce grand vide ?
Le spirituel n'est pas à part : il est "ça" dans mon quotidien, dans les repas,
dans le sommeil, dans la vie de tous les jours. La vie spirituelle, ce n'est pas les
grands principes et les bonnes oeuvres. RIMBAUD parle d'un combat. La vie
spirituelle, comme la vie corporelle, intellectuelle, intime, n'est pas toute faite. Ce
n'est pas le prêt-à-porter, le prêt-à-penser subi. Ce n'est pas un songe tout fait, ce
n'est pas une révélation que nous avons à subir, c'est l'imminence d'une révélation
qui se produit et que chacun doit produire par lui-même, par l'attente et par
l'attention. << Si vous êtes une entité spirituelle, la mort, la continuité, le temps
ne sont pas votre affaire, car ce qui est spirituel est éternel, intemporel >>
(Connaissance de soi) ((7). J'aurais dit : l'instant éternel. La vie spirituelle, ce n'est
pas un jeu "psy", c'est un jeu d'existence. Et quel sens vais-je donner à ma vie ? Je
pense à BRANCUSI (8) qu'on voit ces jours-ci, qui dit : << Je me suis rapproché
de cette mesure juste au fur et à mesure que j'ai pu me débarrasser de moi-même
>>. MILARÉPA était son livre de chevet, tout comme les poètes étaient le livre
de chevet de Krishnamurti au moment de sa mort.
Comment inclure cette dimension-là dans le projet d'existence ? C'est cela le
travail du conseil tel que je le conçois avec une dimension spirituelle. C'est-à-dire
accompagner tout chemin, toute recherche de vérité, toute attestation créatrice, et
non pas discours théologique. Le témoin n'est pas un observateur, ni un huissier,
c'est celui qui rend témoignage. C'est quelquefois le martyre. Témoigner, c'est
contribuer à la croissance ou à l'avènement de ce dont on témoigne. Alors, tenir
conseil, c'est accompagner quelqu'un dans sa recherche personnelle, dans sa quête
du sens de la vie, dans ses aspects transcendants.
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En dehors de ce tréfonds-là, il y a aussi l'amour, la beauté.
Ce que je cherche, c'est un au-delà de la sagesse qui serait plus proche du
saint laïc, qui serait une compassion ouverte au mystère de la vie. La science
n'épuise pas le réel. La sagesse n'est pas un renoncement. Alors, je reste comme
un veilleur de nuit dans l'attention de l'attente, et je reste en questionnement de
veille, de vigilance, de fondement, de l'orientation du chemin. Je reste dans
l'ouverture des signes possibles. Affirmer plus serait un mensonge. Et je me
souviens d'un sage, aussi, à qui l'on demandait : la maturité qu'est-ce donc ? Il
répondait : << le vaste silence... >>
Et j'ai vu un graffiti dans les rues de Paris, qui disait : << Le sourire déchiré,
ma tendresse s'obstine...>>
Ma tendresse s'obstine : voilà ce que je voulais vous dire.
Questions / remarques
1/- Krishnamurti m'interpelle ; maître ECKHART m'accompagne ; vous
m'avez touché. Vous parlé de la spiritualité comme pratique. Vous avez dit aussi
que le conseil, c'est la sagesse dans la contingence de l'unique. Et vous avez cité
maître ECKHART : << Le fond de l'âme est l'étincelle ou l'unité >>.
Il n'est pas facile de comprendre que la vérité est un pays sans chemin. Chez
ECKHART, il est question du détachement. Pour ECKHART, le grand détaché
serait Dieu. Donc, il est question de se détacher.
Selon vous, quelle relation y a-t-il entre cette vérité qui est un pays sans
chemin est le détachement eckhartien ?
2/- Peut-être peut-on percevoir un embryon de réponse en se rapprochant de
la physique quantique, les découvertes qui montrent que la brique première serait
la lumière, que tout est vibration, que tout est lié (...)
C'est peut-être plus important de se connaître soi même que de s'occuper de
se qui se passe en Europe par exemple, lorsqu'il y a des conflits. Parce que tout est
lié ; et si chaque personne entretient un certain niveau vibratoire qui
correspondrait à la paix, à l'amour, peut-être y aurait-il à ce moment-là, à un
niveau global, plus de lumière, et peut-être les ténèbres s'effaceraient-elles d'elles
mêmes, par cet apport de lumière, sans qu'il n'y ait de volonté non plus. Peut-être
peut-on ainsi comprendre pourquoi il y a vraiment une relation entre la qualité de
la pensée et la paix, l'amour vrai, même dans le physique, dans le matériel.
Réponses
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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Par rapport à la première question, je vois une contradiction entre le travail
sur soi et l'instant. Je lis GRAF DÜRCKHEIM, l'existentiel allemand, et j'ai été
formé par KIERKEGAARD, SARTRE, RICOEUR, tous les existentiels
européens. Donc la notion de temps pour moi est dramatique. Je voudrais passer
d'une sagesse tragique à une sagesse heureuse. Mais je ne voudrais pas être
heureux sans avoir assumé l'autre. Et c'est pour cela que je ne m'en sors pas. Parce
que je suis, comme on le dit, un enfant de la guerre : ce rapport de violence, et
toutes les guerres, comment assumer cela ?
Une des choses qui me blesse beaucoup, ce sont les difficultés
institutionnelles dans le mouvement de Krishnamurti. Quand je lis les
biographies, je me dit que ce n'est pas possible : qu'est-ce qui se passe entre eux ?
Il sont toujours en train de se fâcher, ou je ne sais quoi. Cela corrobore mon
interrogation par rapport à la guerre. Je n'ai pas ce "niveau vibratoire"... Je suis
tout à fait d'accord avec vous "mentalement", du moins intellectuellement. Je
veux bien penser que tout est lié. Mais ce qu'on a dit ce matin, je ne le supporte
pas.
En ce qui concerne la détachement, je n'ai pas fini et je ne sais pas si j'aurais
fini un jour. L'intuition de l'instant, être attentif à ce que je fais, m’aident dans ce
dépouillement, dans ce dénuement, dans ce détachement. Mais je ne suis pas
satisfait de ce que je vis : l'université, mon travail, le travail, cela me met mal à
l'aise. Le mot conseil peut choquer, mais sinon on parlera sans retenue de
psychothérapie, et on ne veut pas tenir conseil.
Il y a le conseil des ministres, c'est vrai, mais il y a aussi le village, la
municipalité, tout cela existe et relève du conseil. Le vieux mot grec qui s'y réfère
signifiait "délibérés pour agir" : je cherche l'inspiration de ma délibération pour
agir. C'est cela aussi, l'éthique.
Mais je cherche une sagesse, et comme je n'en suis pas à la hauteur, je vis
une "compassion pour". Mais cela ne me satisfait pas. Quand je vois ce que l'on
vit ces jours, pas seulement en Afrique mais aussi en Europe, je me dis que ce
n'est pas vrai !... Et pourtant si !... Donc je me dis que je ne peux pas penser la
sagesse coupé du monde. Et je m'interroge sur ce va-et-vient entre travail intérieur
et travail extérieur.
Et j'ai honte de beaucoup de systèmes d'action, d'activisme qui ne sont pas
nourrit par une spiritualité. Peut-être n'avons-nous pas le culot, l'audace d'en
parler davantage. Mais j'entends aussi des discours "rose-bonbon" ! J'entends des
tas de choses que ne font que renforcer le pôle opposé. Donc, je reste dans ce
malaise et j'aime mieux aller au bord de l'océan. Et je trouve cela très lâche. Et en
même temps, c'est ma vie, et il faut que je lui donne un sens tout de même.
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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Remarque
Ce malaise, vous ne le découvrez pas soudainement. Dans l'histoire et la
mémoire que nous avons du monde, il y a une vision sauvage que nous pourrions
poser sur le monde, qui est l'histoire du conflit. Et c'est très provocateur. Ce que
les Grecs appelaient la "prudencia", cette délibération avant de passer à l'acte, doit
être précédée d'un état de "frenesis". (...)
Le conflit existe depuis le fond des âges. Par exemple, au niveau biologique,
les lymphocytes T mènent une guerre inexorable, et sans eux, nous serions en état
de grande maladie, puis de mort. Donc, il faut bien que nous prenions conscience
de ce phénomène. Certes, cela est extrêmement inconfortable, mais je ne pense
pas que nous puissions faire l'économie de cela. La mer, je la contemple tous les
ans : ses larges mouvements, le soleil qui se couche, le cosmos, tout cet ordre
apparent très rassurant. Faut-il voir dans le confit une chose possible à éviter, et
nécessairement à éviter ? Regardons la vie telle qu'elle est : ne serait-ce que les
saumons, par exemple, cette puissance, cette force qui feront qu'il ne se la
laisseront pas couper (...)... Ils affrontent avec une énergie fantastique, ils
remontent les torrents, les rochers, et il y aura un ou deux saumons qui viendront
donner leur gelée pour que l'espèce dont ils étaient un des éléments puissent
continuer.
Monsieur, c'est, si je puis, pour venir à votre secours, mais nous sommes là
devant un constat : il n'y a plus à faire de philosophie.
A. LHOTELLIER
Est-ce que je peux me pencher sur vous ? (rires)
J'ai bien entendu votre bienveillance à mon égard, mais les saumons ne me
rassurent pas !... "Tout est lié", c'est vrai, mais moi je suis en train de faire le deuil
de ma génération qui croyait que ça ne reviendrait jamais. Quand on a vu des gens
tués, quand on le raconte à ses enfants et qu'ils ne le croient pas ou qu'ils croient
qu'on raconte des histoires parce que l'on commence à vieillir, c'est terrible. Je
peux apprécier les saumons et les grandes forêts canadiennes et je m'y trouve
bien, mais cela ne suffit pas. Les psychanalystes parlent toujours de deuil, mais le
deuil, c'est une naissance aussi. C'est une naissance à quelque chose que je
cherche, et je sais que je ne pourrais pas le trouver tout seul, mais je peux me
bercer avec des discours trop larges. Je ne sais pas ce que vous dites... mais dans
les discours spirituels, on crée des illusions : je n'en veux pas.
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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NOTES COMPLÉMENTAIRES
(1) NIETZSCHE, Le gai savoir, éd. Marc B. de Launay, 198(
(() FREUD, S., L’avenir d’une illusion, Paris, P.U.F., (19(7( 1971
(3) Le monde, semaine du 15 au (1 mai 1995
(4) Krishnamurti, J., Ultimes paroles, Paris, Albin Michel, 199(
(5) JUNG, C.G.., Les problèmes contemporains de l’âme,
(6) POLLAK, M., L’identité blessée, Paris, Métaillé, 1993
(7) Krishnamurti, J., De la connaissance de soi, Paris, Le courrier du Livre,
199(
(8) BRANCUSI, sculpteur, exposition temporaire au musée d’art moderne,
Centre Georges POMPIDOU, Paris
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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L’éducation créatrice et Krishnamurti
Arno STERN20
Un jour, dans les années 60, un de mes amis, Jacques Greys, musicien
éducateur, est venu me voir avec un livre à la main et me dit : “On vient de me
l’offrir, mais je ne peux pas le lire ça seul. Ce qui est écrit, nous concerne tous
les deux. C’est tellement ce que nous pensons, chaque phrase serait
à souligner.”
Nous l’avons lu et nous l’avons approuvé mot à mot. C’était “De
l’éducation” de Jiddu Krishnamurti. Le jour même, je suis allé chez l’éditeur qui
était alors Jean Touzot. J’ai acheté tout ce qui lui restait, le stock de cet ouvrage.
Chaque fois que quelqu’un venait me voir, je lui remettais ce livre et lui
disais “Vous devez lire ça”. Ainsi, ce livre a été épuisé en un temps incroyable.
Ensuite, je l’ai fait rééditer par l’éditeur de mes propres livres, Delachaux et
Nestle. Cet ouvrage a eu au moins dix ou douze rééditions. Actuellement, il est
épuisé et c’est bien regrettable.
Voilà ce qui a été mon premier contact avec la pensée de Krishnamurti. Par
la suite, j’ai connu ses traducteurs et j’avais surtout eu des rencontres régulières
avec René Fouéré et son épouse.
Il me disait : “Il faudrait que vous vous rencontriez. Il serait tellement
d’accord avec ce que vous faites”.
C’était vrai sans aucun doute. Mais était-ce suffisant de le savoir, de savoir
que cet accord existe ? Nous pouvons connaître ce regret lorsque nous
rencontrons l’œuvre d’un auteur disparu et avec lequel nous nous sentons en
accord parfait. On se dit :“Ah, si je l’avais rencontré ! ”. On imagine ainsi toute
une amitié... Cependant je n’ai pas cherché à approcher Krishnamurti. Pour ainsi
dire, j’ai respecté sa solitude. Ceci n’a pas empêché qu’un bon nombre de ses
réflexions, répondent à des faits concrets dans le lieu que j’ai créé, il y a
maintenant plus de quarante ans.
20 conférence
retranscrite par Claire Bergeal et Agnès Prévost (GREK)
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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Peut être que, si Krishnamurti avait pu connu ce lieu, aurait-il eu le plaisir
de constater que la société qu’il envisageait pour demain, existait déjà à l’état de
“prototype”, d’échantillon vivant dans ce lieu dont je vais vous parler. Car si j’ai
été invité à ce colloque, c’est précisément pour parler de ce qui, faute de mieux,
est appelé l’éducation créatrice.
J’en suis venu à aimer de moins en moins ces deux termes parce que,
même si vous opposez éducation à instruction ou à enseignement, il contient
dans sa racine l’idée d’une direction. Éduquer c’est conduire et, ce n’est pas du
tout ce que je fais. Quant au mot “créatrice” il n’a pas, à l’évidence, le sens usuel
que je lui est attribué en l’appliquant à cette activité. Je voulais par ce terme,
opposer un esprit actif et créatif à l’attitude de consommation, d’hostilité passive
et à l’attitude soumise à laquelle conduit le traitement d’écolier.
Le danger est de confondre dans l’appellation créatrice, les capacités
créatrices de l’Artiste et croire ainsi qu’il s’agisse d’un développement du savoirfaire artistique ou d’une éducation à la beauté.
Ici bien sûr, auprès d’interlocuteurs qui savent comment Krishnamurti
entendait le terme éducation, j’hésite moins à l’employer, de même pour le
second terme.
J’ai dit que je recevais des visiteurs dans le lieu que j’avais installé juste
après la dernière guerre mondiale. Ce lieu s’appelait à cet époque “l’atelier”.
Plus tard, je lui ai donné un autre nom. Son vrai nom est le Clos Lieu.
Tel que je l’ai crée, il subsiste invariable dans sa perfection définitive : un
lieu de permanence, une sorte d’enclave dans le remue-ménage de la société. On
pourrait dire un havre de vie préservé au milieu de tout ce qui est factice. Mais je
dois ajouter tout de suite que ce n’est pas un lieu de refuge où l’on se retire du
monde comme dans un couvent.
L’homme instruit sait immédiatement ranger le nouveau qui devrait le
surprendre auprès du connu.
J’ai eu la chance de ne pas être un homme instruit lorsque j’ai fait la grande
rencontre qui a décidé de ma vie. J’étais un jeune homme que la guerre avait
empêché de faire des études. Après une période de clandestinité, un internement
dans les camps, je me suis trouvé là, un jeune homme, un jeune homme plein
d’ardeur, plein du désir de faire, prêt à faire des rencontres et qui entrait dans la
vie comme il est dit, “les mains vides”.
Donc à cette époque, on m’a proposé de m’occuper d’enfants dans une
maison pour orphelins de guerre. J’ai accepté mais je n’avais aucune idée, je
n’avais rien appris concernant la pédagogie ou la psychologie.
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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A cette époque, ce que j’y ai fait n’était pas un sujet répandu dans les
magasines, comme aujourd’hui. Je devais “occuper” une cinquantaine d’enfants
et je ne savais pas du tout comment. Il y avait dans un placard de la peinture, de
mauvais pinceaux et des mines de couleur. J’ai fait dessiner et peindre les
enfants. Moi-même, j’assistais à ce jeu, je veillais à son bon déroulement, je
n’avais rien d’autre à faire. J’ai découvert qu’il ne fallait rien de plus. Il faut
créer les conditions permettant cette liberté.
Lorsque j’ai décidé d’aménager un espace pour ce jeu, j’ai eu à résoudre
des problèmes pratiques. C’est un espace à l’intérieur duquel sont réunis des
participants d’un jeu sans compétition, sans maître et qui produit donc aucune
récompense.
Il faut que je vous dise quelque chose d’important à propos du groupe.
Vous savez que les enfants sont élevés à l’intérieur de catégories. Ils sont
mis dans des classes, groupés par niveau, c’est à dire par âge : ceux de cinq ans
avec ceux de cinq ans ; ceux de douze ans ensemble et ainsi de suite. Les enfants
apprennent l’uniformité, l’esprit de secte, le mépris des autres ou l’envie des
autres. On les enferme dans des classes parce qu’on les veut comparables. Et, il y
a là : les bons et les mauvais, les premiers et les derniers de la classe, ceux qui
réussissent et ceux qui échouent, ceux qui cadrent avec le programme et les
irréductibles.
J’ai découvert les vertus du lieu que j’avais crée parce que je devais
répondre à des questions qui m’étaient posées et que moi-même, je réfléchissais
à ce que je trouvais et pourquoi les choses se passaient ainsi dans le Clos Lieu.
C’est un espace fermé afin d’isoler la personne des habitudes quotidiennes,
de la placer dans une situation différente, la soustraire aux pressions, aux
influences. Ici on ne reçoit rien de l’extérieur. On fait surgir ce que l’on porte en
soi. Il faut cet isolement qui, d’une part coupe de toute impression et, d’autre part
permet que le mouvement inverse est lieu. Il faut cette rupture d’avec la société
du dehors : rupture avec ce qu’on fait, ce qu’on sait, ce qu’on envisage ; rupture
avec les valeurs en cours dans cette société.
Dans le Clos Lieu, sont réunis des gens de tous âges : de 3, 5, 12, 20, 35, et
60 ans. Pourquoi en est-il ainsi ? Parce qu’ici, chacun est une personne parmi
d’autres personnes, dissemblables et incomparables. Nul n’est un modèle, nul
n’est inférieur. Chacun met une feuille sur le mur du clos lieu et c’est son espace.
Un espace qui exclue les autres, espace dans lequel la personne se projette, à
l’exclusion de tout autre. Elle ne rend de compte à personne, à aucun censeur, de
ce qu’elle émet. Elle n’a à craindre aucune intrusion, intrusion relevant de
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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jugements ou d’interrogations. Cela va même plus loin car la personne ne juge
pas elle-même ce qui émane d’elle. Elle laisse faire cette trace dans l’espace de
la feuille ; une trace qu’elle abandonne à la fin du jeu pour que nul n’en soit le
récepteur. A la différence de l’œuvre d’art qui contient un message, ce qui est
tracé dans le Clos Lieu, ne sert pas à la communication.
C’est là que je devrais employer le mot expression, mais j’ai peur que l’on
se méprenne sur son sens. Ici et pour la première fois qu’existe la trace sur un
support, la personne se laisse aller à une émission dont elle est certaine, dès
avant l’acte puisque cette trace n’a pas de récepteur.
En continuant de parler de la qualité de l’acte que suscite le Clos Lieu,
voici quelque chose d’original que l’on y trouve. Une fois que la personne s’est
installée, elle se dirige vers un instrument qui se nomme la table-palette, placée
au centre de l’espace.
La table palette est un merveilleux instrument qui offre une gamme de
couleurs avec des pinceaux qu’il est si facile de prendre en main. Un instrument
irrésistible, même pour les plus timides, ceux qui n’osent rien ou sont retenus,
ainsi que pour ceux qui retiennent trop d’idées, trop de pensées... Ils ne peuvent
résister à l’envie que suscite ce clavier de couleurs. Donc la personne prend un
pinceau, le trempe dans le godet d’eau puis dans le godet de peinture lui faisant
face et, elle s’en va tracer sur la feuille. La table-palette est un lieu de liberté et
de règles, entre un geste exercé à la maîtrise instrumentale et l’abandon à un acte
qui est au delà de l’intention et au delà du raisonnement. C’est là que se situe
aussi l’importance de mon rôle, de ma présence qui est indispensable. Ma
présence est stimulante.
Les règles dont j’ai parlé ne sont pas des entraves.
Elles sont des habitudes fécondes qui ont été introduites par moi. Mon rôle
est directement lié à ces règles. Je ne suis pas le maître qui dispense un savoir, un
savoir faire. Je ne suis pas un juge qui apprécie. Je ne suis pas le destinataire de
la trace sur la feuille. Je suis le servant, celui qui crée les conditions d’un confort
facilitant la tâche. Je dispense chacun de toute tâche qui pourrait le distraire de
l’essentiel.
Quelques exemples : un enfant a besoin de peindre tout en haut de sa
feuille, je place un tabouret sous ses pieds. Le pinceau rencontre la punaise qui
maintient la feuille, la personne appelle et aussitôt je suis là avec un couteau pour
déplacer l’obstacle. Il peut manquer une goutte d’eau, une feuille
supplémentaire, un coussin...
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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Je suis là pour que personne ne soit distraite par un quelconque obstacle,
pour que les personnes puissent se concentrer, sans devoir interrompre ou
résoudre à un problème technique.
Est-ce que vous pouvez mesurer l’importance, l’effet immense de petits
actes comme par exemple le fait de déplacer les punaises de la feuille ?
Vous pourriez dire que cela n’est pas tellement important, que l’on pourrait
contourner les punaises et puis, si des marques restent, tant pis, seul l’auteur de
la trace les verra... Mais chaque fois qu’un enfant m’appelle pour que je retire
une punaise, cela crée une relation entre nous. Cette relation est souhaitée, elle
est indispensable. Si elle n’avait pas lieu à travers les punaises, alors il
m’appellerait pour que je “contemple” ce qu’il a peint... et
- c’est justement cela - qui ne doit pas se produire. Mon regard est libre et
mon attitude est franche. Si je me laisse entraîner dans un dialogue sur la trace,
cela deviendrait une habitude. Tout le monde réagirait à ce qui est tracé et par
voie de conséquence, celui qui trace envisagerait ce commentaire ou cette
réaction. Alors se produirait ce qui a lieu partout ailleurs.
Vous voyez l’importance de mon rôle et pour ce rôle, l’importance de la
connaissance de la formulation ? Ne pas connaître la formulation c’est avoir
toutes sortes de préjugés et d’arrières pensées.
Le rôle que je joue plairait beaucoup à Krishnamurti. Lui qui, à propos des
relations humaines, parle de la domination, du pouvoir, de la dépendance et du
conditionnement. Il apprécierait certainement l’attitude de servant.
Personne dans le Lieu Clos ne parle de la trace, ni n’en pense rien : ni des
traces sur sa propre feuille, ni de celles qu’un autre fait. Lorsque le tableau est
terminé, je le retire du mur et je le mets à l’abri dans un carton. La personne sait
au moment d’émettre que nul ne recevra cette trace et que ceci n’est accompagné
d’aucune attente. La personne sait que cela ne produirait pas d’effet, ne suscitera
ni sentiment ni pensée.
Cette gratuité, cette absence de spéculation, sont une réalité concrète telle
que le souhaite Krishnamurti, sans avoir imaginé ce jeu qui la rend effective,
exemplaire. S’investir dans un acte avec tout son être, toute sa foi, un acte hors
du doute, dicté seulement par une nécessité incontestable. Voilà le jeu dont je
parle : cette trace sur la feuille et le lieu Clos qui lui permet d’être et qui n’avait
jamais été consenti précédemment.
Je dois dire quelques mots sur ce qui est communément appelé le dessin
enfantin.
Voilà un siècle environ que l’on s’intéresse au dessin de l’enfant, qu’on le
suscite, qu’on l’observe. Je dirais même qu’on le cultive. Dès le premier instant,
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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on s’est trompé sur son caractère. Ricci, par exemple, compare le dessin d’enfant
à l’art primitif. Lucquet parle d’un réalisme intellectuel et d’un réalisme manqué.
Tchizek voulait renouveler l’art grâce à l’apport rafraîchissant des enfants...Tous
ont vu là une expression artistique.
L’art enfantin s’expose comme celui des peintres. L’art enfantin
s’interprète, il parle à un public, il déclenche des sentiments ou bien, il parle à
des psychologues qui y projettent leurs fantasmes ou prétendent y trouver un
secret contenu.
Ce que les premiers auteurs ont expliqué, les descendants l’ont repris. C’est
encore vrai pour les publications les plus récentes, il en paraît sans relâche.
N’importe qui se croit autorisé à avoir et à publier son opinion sur le dessin de
l’enfant. Je suis sûr qu’au moment où je vous parle, il est en train de paraître un
nouveau livre, quelque part dans le monde, qui s’appelle “Le dessin de l’enfant”
ou “Les dessins d’enfants”. Les auteurs sont peut-être de bons pharmaciens, de
bons kinésithérapeutes ou des auteurs géniaux, des architectes patentés... mais,
qu’est ce qui les rend compétents dans le domaine du dessin d’enfant ?
Dans l’optique généralement admise, ce n’est pas un domaine, mais une
manifestation fantaisiste résultant d’une imagination débridée qui, avec
l’avancée en âge, disparaît tout naturellement. Cela serait les balbutiements de
l’art. Plusieurs auteurs d’ailleurs parlent de l’enfance de l’art.
Le dessin enfantin est quelque chose d’imparfait mais de perfectible grâce
à l’éducation artistique. A coté de ceux qui placent les peintures d’enfant du coté
des oeuvres d’artistes modernes, il y a toujours ceux qui pensent que l’enfant fait
des images mal venues parce que celui-ci est encore bête et qu’il doit apprendre
de ceux qui savent dessiner.
De toute façon, on pense que le dessin sert à communiquer.
Vous savez ce qui se passe quand un enfant dessine et que survient un
adulte ? Ce dernier lui dit : “Raconte moi ton dessin. Ou qu’est ce que tu as
voulu représenter ?”
Tout cela confirme qu’on s’est radicalement trompé sur le phénomène.
Un changement dans ce domaine est du même ordre que le changement de
conception de l’univers. Un changement produit par la révélation de la vérité
demande d’abandonner les appellations anciennes et d’employer un tout autre
vocabulaire. Aussi, je ne parle pas de dessin enfantin, ni d’enfance de l’art, mais
d’une manifestation appelée “la formulation”. La formulation fonctionne avec
ses propres composantes et certaines lois qui n’appartiennent qu’à elle. On s’est
trompé sur ses composantes comme pour quelqu’un qui, ne connaissant pas le
système auquel les hiéroglyphes appartiennent , lui suggérerait que celles-ci sont
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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“comme” des éléments décoratifs. Il se prononcerait sur leurs caractéristiques
esthétiques. “Ces oiseaux, ces fleurs sont joliment disposées...”. Par contre, celui
qui connaît le système trouverait ces appréciations stupides.
La formulation est autonome ; elle n’est pas une forme artistique à coté du
cubisme, pour ne prendre que cet exemple. La formulation est structurée ; elle
n’est pas un surgissement hasardeux issue de la fantaisie. Elle fonctionne selon
ses lois, des lois semblables à celles de la biologie.
Et ajoutons aussi que la formulation est universelle ; elle n’est pas
tributaire de conditions particularisées de la personne. Ni l’ethnie, ni le climat, ni
la culture n’ont une influence sur la formulation. Mais ce n’est pas là une
formulation abstraite. J’ai fait peindre et dessiner des enfants non scolarisés et
qui n’avaient jamais tenu un crayon ou un pinceau dans leur main. Cela était
encore possible il y a plus d’une vingtaine d’années, avant la scolarisation
généralisée. Ce que trace l’enfant de la forêt vierge, ce que trace l’enfant du
désert, de la brousse, des hautes vallées et ce que trace l’enfant de la ville,
pourvu qu’il n’est pas été dénaturé par des apprentissages... est tout à fait
semblable.
Si je vous mettais devant les yeux des exemples, vous seriez obligé de
réviser bien des idées que l’on vous a sûrement inculquées, notamment sur
l’importance déterminante du milieu socioculturel dont on parle partout. Des
idées qui développent et perpétuent la mise en catégorie : ici les normaux, là les
anormaux, etc. La vie quotidienne est certes marquée par le climat, la culture,
mais la formulation est au delà des faits extérieurs.
L’étude de la formulation a abouti à la création d’un domaine scientifique
appelé la sémiologie de l’expression. Son objet est l’étude des mécanismes de
cette formulation et non la recherche pour l’interprétation de son contenu. Si
vous acceptez que la comparaison s’arrête aussitôt après ce constat, je dirais que
c’est une étude grammaticale. J’ai dit qu’il ne fallait pas pousser plus loin la
comparaison, car la grammaire s’applique à la langue et la langue sert à
communiquer. Tandis que la formulation, telle que je l’ai déjà indiquée, est
caractérisée par le fait qu’elle n’est pas un moyen de communication.
Krishnamurti s’extasiait de la contemplation d’une fleur. Il fait même
d’une “telle contemplation” un principe éducatif. Tout enfant, s'il n’est pas
obligé de se livrer à une observation programmée, est capable d’émerveillement.
C’est une erreur de vouloir transformer cette découverte et ce plaisir en un
exercice d’inspiration et de reproduction.
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Même si les rencontres que fait l’enfant autour de lui, donnent lieu à des
mises en scènes dans ses jeux, donc aussi dans ses tableaux ; cela ne constitue
qu’une partie de la manifestation. Cela constitue la partie la plus banale, la moins
originale.
Car il faut bien le dire, la formulation est multiple et pour ainsi dire
stratifiée. L’une des couche qui la compose est celle des “objets-images”. Une
autre couche est celle des traces. Des objets, des images naissent de l’intention
de représenter les choses. Mais la configuration de ces objets-images est typée,
elle n’est pas du tout la reproduction plus ou moins réussit des choses
observables.
Cette configuration est surtout tributaire des traces auxquelles les objets
images servent d’habillage. Les traces par contre sont dictées par une nécessité
interne, par une nécessité organique. Il faut préciser et comprendre que la
formulation ne commence pas avec les objets-images. Bien avant leurs
apparitions, l’enfant trace et joue avec ce que j’appelle les figures primaires : des
figures qui ne représentent rien et qui s’imposent à tout enfant qui les laisse se
produire selon un ordre chronologique définit.
Ce n’est que plus tard que l’intention de représenter s’ajoute au plaisir de
tracer. Les formes primaires par contre n’en sont pas éliminées pour autant. Elles
deviennent des traces dans les objets images.
Si maintenant je montrais des tableaux d’enfants pour illustrer le
phénomène de la formulation, il est certain que la première question que l’on me
poserait serait : “Quel âge a l’auteur de ce dessin ?”.
Les gens incompétents qui ont écrit des contres vérités sur le dessin de
l’enfant, font croire que le dessin est tributaire du développement intellectuel de
l’enfant. C’est une erreur totale qui amène des commentaires comme celuici : “Pour un enfant de cinq ans, c’est pas mal dessiné”. Ce qui sous entend
qu’un enfant de six ans doit faire la maison ou les personnages, ou le soleil,
d’une autre manière.
L’origine des traces de la formulation est dans les enregistrements de la
mémoire organique : dans le vécu du foetus et dans le passé de la personne. Ces
traces resurgissent dans la formulation lorsque leurs manifestations deviennent
nécessaires à l’âge de trois ans, treize, trente, soixante ans...
Dans la formulation du premier en tant que figures primaires et dans la
formulation du second en tant que trace dans des objets-images qu’il met en
scène et que j’appelle les figures essentielles, les figures s’imposent au delà de
toute représentation. Elles sont une partie étonnante de la formulation.
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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Je dis “étonnante” pour ceux qui, une fois de plus, ont cru ce qui est dit
dans les livres à propos du tarissement de la merveilleuse source d’inspiration et
de la nécessité de relancer le goût créateur chez l’enfant prétendument devenu
stérile.
Erreur ou bien même mensonge. Rien ne tarit, surtout pas une source
d’inspiration, parce qu’elle n’existe pas. L’adulte qui oblige l’enfant à lui
raconter son dessin, à lui expliquer ce qu’il a voulu représenter, outre qu’il lui
fait croire que dessiner c’est entrer en communication avec les autres et qu’il faut
être compréhensible, donc adapté au récepteur, outre qu’il fait croire à l’enfant
que tel qu’il a représenté les choses, ces dernières ne sont évidemment pas
compréhensibles, sinon on ne lui demanderait pas de les expliquer, l’adulte dans
cette relation est un adulte qui se pose en maître.
Demandez lui pourquoi il questionne l’enfant. Il répondra : “C’est pour lui
témoigner de l’intérêt” ou “pour participer à son jeu” . La personne peut
réussir à croire qu’elle est animée de sentiments généreux. Quand elle oblige un
enfant à lui faire ce compte rendu, il n’en demeure pas moins qu’elle se sent le
maître, celui qui exerce un pouvoir, le pouvoir d’apprécier, de juger, d’accaparer.
La personne se place avec ses prétendues qualités au dessus de l’enfant.
La formulation abolie ces hiérarchies.
L’enfant n’est pas plus ou moins doué que l’adulte. Face à la formulation,
l’adulte ne peut plus être en état de supériorité. Son âge ne lui confère aucun
avantage, l’expérience de sa vie n’enrichit pas la formulation. La personne de dix
ans, celle de quarante ans et ainsi de suite, ont été un foetus qui a enregistré les
faits de sa formulation. Que le moment de leur émergence soit dix années plus
tard ou trente années après, cela est sans grande importance. Ce qui s’est passé
entre temps n’a pas d’effets véritables sur la manifestation.
Pour revenir à ce que j’ai dit sur le prétendu tarissement des facultés de
l’enfant, certains le situant à quinze ans et d’autres vers la douzième année, vient
d’une observation qui s’explique bien sûr. Mais l’on pourra bientôt dire que ce
tarissement a lieu dès huit ans, six ans voire quatre ans, ceci à cause de ce qui est
appelé “L’éveil culturel” des petits et qui dénature les enfants avec des moyens
de plus en plus brutaux. Ce tarissement est le résultat du traitement de l’enfant.
C’est dans la nécessité organique intarissable qui est l’origine de la
manifestation. Mais, en introduisant le doute dans l’esprit de l’enfant qui lui,
croyait tout entier en ses facultés et qui, à force de lui dire qu’il doit pouvoir
fabriquer un dessin conforme à l’idée qu’en a l’adulte, cesse de dessiner selon
son impulsion naturelle.
© Centre de Recherche sur l’Imaginaire Social et l’Education, université Paris 8
Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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On “dégoûte” l’enfant de ce jeu. Il n’est pas étonnant alors que l’enfant n’y
trouve plus de plaisir et, peut être même, se croit-il tout à fait incapable.
Cette “incapacité” introduite par les adultes devient la justification de leur
rôle de sauveur ; rôle qui leur permet d’inculquer les notions qu’ils ont élaboré
selon leurs théories.
C’est cela, en autre, l’éducation artistique. Son but est de mettre la culture
là ou il y avait un élan spontané, de la culture consommation bien sûr ! Cette
culture étant de plus distribuée comme une aumône à des gens prétendus sous
développés. Cette culture “mercantile” à laquelle tout le monde souscrit, a belle
figure ; sauf ceux qui savent ce qu’est la formulation. Cette pseudo culture
s’installe à la place des vraies nécessités de l’être et le prive d’un moyen vital de
vivre en harmonie avec lui même.
Les enfants de cette société sont devenus incapables de jouer, de se laisseraller à des actes dont le produit n’est pas monnayable.
La formulation accompagne toute la vie. La formulation, seule
manifestation possible de la mémoire organique, disparaît de la vie de l’enfant.
Seul ceux qui la retrouvent dans le Clos Lieu, peuvent la régénérer. Pour les
autres elle est perdue et ils ne le savent même pas.
Ceux qui retrouvent la formulation à dix ans ou à cinquante ans, deviennent
des êtres accomplis : ils font simplement la découverte de leur capacité naturelle.
Ils prennent conscience de l’existence en chaque être d’une vérité
incommensurable et qui échappe à tout jugement. Les “enfants” du Clos Lieu
n’ont besoin d’aucune thérapie. Ils développent des énergies qui les placent au
delà de toute dépendance.
Krishnamurti parle de beauté, d’art.
Il ne savait pas qu’une manifestation peut exister, plus pure encore que
l’exaltation de la beauté. Une manifestation hors de tout critère d’appréciation
dont l’unique fonction est d’être, car même l’idée de beauté sous entend celle de
son contraire. De plus, la beauté est une notion relative, une notion arbitraire.
Elle n’est pas une réalité universelle. Tandis que la trace qui se produit dans le
Clos Lieu, n’est pas accompagnée de l’attente de produire un effet chez autrui et
donc de l’influencer, de le conquérir.
Ce qui s’y passe correspond a une réalité universelle en conformité avec la
philosophie de Krishnamurti. Elle place la personne hors du jugement, hors de la
comparaison, du modèle culturel, développe la conscience d’êtres incomparables
parmi d’autres qui le sont également. La formulation se place pour l’essentiel au
delà du factice, au delà des faux semblants, au delà de l’éphémère et de
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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l’arbitraire, de tout ce qui s’offre à la consommation boulimique pour cacher le
vrai, pour cacher l’essentiel, pour se consoler de son impuissance apprise et
acceptée.
C’est pourquoi j’évite de plus en plus d’employer l’appellation “éducation
créative”. A celui qui me demande à quoi sert le Clos Lieu, je répond qu’il est un
espace de l’initiation au “plus être”.
Après les remerciements des organisateurs, le temps imparti de cet échange
était de quarante cinq minutes. Les nombreuses questions et réactions de la salle
et de la tribune ont donc été regroupées en items afin que les participants aient la
possibilité soit d’échanger avec Arno Stern, soit de poursuivre leur réflexion à
partir de ce qui était dit. Voici un bref aperçu des questions/réponses apportées
par Arno Stern, précisions relatives à l’éducation créatrice et au Clos Lieu.
Aux réactions sur la notion de beauté, ses objets et les actes
Beauté “naturelle” et esthétique ? Nature, cultures, arts...
La beauté existe bien sûr. Nous pouvons jouir de la beauté d’une œuvre par
exemple, ou d’un spectacle, ou d’un objet... mais c’est un critère qui n’est pas
applicable à la manifestation dont je parle.
La formulation n’exclue pas l’art, c’est autre chose. C’est un autre domaine
et il ne faut pas mélanger (les domaines). On peut avoir des plaisirs artistiques,
jouir d’une œuvre d’art et d’autre part, se laisser aller à cette formulation. C’est
compatible (dans sa vie) mais à des moments différents, dans des circonstances
différentes.
A partir dune idée de musique ou d’un fond sonore qui
accompagnerait les tracés...
Le Clos Lieu n’est pas un lieu de silence. On ne parle pas de la trace mais
on parle.
Par contre, il est impensable qu’on y écoute de la musique. La musique
suscite quelque chose, la musique contient un message. Elle influence, véhicule
un contenu, un message. Lorsque nous entendons quelque chose nous recevons
quelque chose, donc nous ne sommes pas en état de laisser surgir la trace. La
trace qui en résulterait serait la conséquence de ce que nous entendons. Elle
serait du même ordre que de regarder (en même temps) des images. Donc il n’est
pas question de lier les sons à la trace.
Il n’est pas nécessaire qu’il y ait deux ou trois moyens pour formuler.
Autrement dit, la manifestation qui a son origine dans la mémoire organique
possède un moyen : la formulation et c’est très bien comme cela. C’est un moyen
parfait qui n’a besoin d’aucun renfort, d’aucun complément.
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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En réponse de l’usage prononcé du terme enfant, des questionnements
sur des rôles de l’adulte, de la société, de la culture, à propos des capacités
humaines et du dispositif le Clos Lieu, seule condition d’une manifestation
possible des êtres et que vous appelé la formulation
Je pense qu’il faut commencer par les enfants parce qu’il y a beaucoup à
sauver.
Il est urgent de sauver leur manifestations naturelles car si les enfants ne le
font pas maintenant, le risque dans vingt ans est qu’il n’y aura plus de possibilité
qu’elle surgisse des enfants, tellement ils seront remplis de préjugés et tellement
ils auront fait de “mauvaises” expériences qui les auront complètement
découragés.
Je ne suis pas quelqu’un qui permet à l’enfant (quelque soit l’âge de la
personne) de percevoir quelque chose : je permets l’émission.
Je le déconditionne justement de cet état de réception dans lequel il est
élevé dans la vie courante. Mon rôle n’est pas du tout d’influencer l’enfant. Il ne
s’agit pas ici de gens qui perçoivent. Il s’agit de laisser faire quelque chose qui
émane d’eux : ce quelque chose de leur être profond .
Je parle d’enfermement libérateur. Partout la manifestation devient
communication.
C’est dans un espace clos, dans un certain isolement que peut se produire
une autre manifestation. J’ai beaucoup réfléchi là dessus et j’ai souvent éprouvé
ce qu’éprouve la personne dans ses conditions. Par exemple, lorsque je dormais
dans une petite hutte dans la forêt vierge, je n’étais jamais rassuré, je ne dormais
jamais tranquillement, je ne pouvais pas me laisser aller. Quand je suis rentré et
que j’ai dormi dans mon lit, dans ma chambre, j’ai éprouvé ce que peut permettre
un enclos.
C’est la formulation qui a besoin de sécurité, pas la personne.
C’est cette manifestation qui doit échapper à toute ces pressions, à tout ce
qui est changeant, tout ce qui est influence, préjugé, distraction... Ce qui émane
de la personne n’est pas du tout le rendu de ce qu’elle a reçu.
L’expression spontanée n’est pas possible dans notre société. Il y a trop de
préjugés, trop de pressions. On ne peut pas penser que l’on échappe à tout ce qui
nous influence, à tout ce qui nous conditionne. Il faut des conditions particulières
pour se sentir à l’aise, pour échapper à ce conditionnement culturel.
Quelqu’un parlait d’une école pour éduquer les parents. Je vais plus loin !
Je dis (pas d’école) ni pour les parents, ni pour les enfants. Mais ceci est un autre
débat.
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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Rogers et Krishnamurti
par André de PERETTI21
La rencontre intellectuelle entre Carl Rogers et Krishnamurti m'était
apparue dans les années 70, quand je rédigeais : "Pensée et vérité de Carl
Rogers", je notais à ce moment là, l'importance du voyage qu'il avait fait, à 20
ans, en Chine, et dans tout l'Orient. Long voyage puisqu'il était resté plus de 6
mois. J'avais été frappé par le lien entre ce voyage et la singularité de sa
conception des choses et du monde et de l' orientation qu'il allait
progressivement développer.
Je pouvais donc écrire :
“ Rogers découvrit l'Orient, foules et individualités, aspects immémoriaux
et connaissance de l'instant intense, changements et relativités en attente. Peutêtre rencontra-t-il des sages qui comme Krishnamurti lui assurerait :le corps a
son intelligence, la vie est maintenant, mais si il y a de la peur on ne peut pas
vivre ” 22
Cet aspect du maintenant nous le retrouverons dans "l'ici et maintenant",
concept très fort chez Carl Rogers ainsi que cette notion de peur qui empêche de
vivre. Krishnamurti dit encore :
“ L'innocence existe, la vérité n'a pas de chemin, on peut devenir autre,
changer immédiatement n'est pas une utopie, est- ce -que vraiment le temps
existe si la division n'existe plus entre les hommes ou en soi- même ” ( citations
de conférences faites à la radio et à la télévision en 1972). Ces quelques
notations fugitives me paraissent marquer un certain nombre de points que je
vais tenter de dégager.
Dans ces aspects de maintenant, de présence, d'instance, de réalité
d'attention, je ferais une remarque préalable au sujet des traductions qui pour
Rogers comme Krishnamurti sont très difficiles et imparfaites. Par exemple pour
Carl Rogers, son livre " on becoming a person", en train de devenir une
21Conférence
22A. de
retranscrite par Brigitte RAMONT (GREK)
Peretti, Pensée et Vérité de Carl Rogers, Privat, Toulouse, 1974, p.41
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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personne, a été traduit par "le développement de la personne". Cette traduction
gomme l'idée de devenir et est une contradiction intérieure. Nous allons
retrouver les mêmes choses dans certaines traductions des mots de Krishnamurti.
Nous travaillons donc sur des approximations, d'autant plus que
Krishnamurti, lui-même, nous avertit :
“ Attention, le mot n'est pas la réalité ”,
n'est pas le réel de la même manière que Korzybski avait dit jadis :
“ La carte n'est pas le territoire ”.
Chaque mot est à la fois indication et butée, chaque mot forme aussi butée
et risque de blocage ou risque au contraire d’entraînement dans des inerties. Il y
a donc à chaque instant une précaution à prendre.
Cette précaution me semble très souvent apparaître dans l'expression de
Krishnamurti lorsqu'il s'adresse à un auditoire et qu'il demande à chacun de voir
en lui-même un certain nombre de problèmes au delà de ce qui peut être dit par
lui.
Rogers et Krishnamurti se retrouvent dans le même continent, ils ont cinq
ans de différence, dans le même continent d'esprit et de réalité c'est à dire avec
un besoin d'indépendance, un besoin d'autonomie, un refus des gourous et des
autorités. A cet égard, il est intéressant de revoir quelques textes de l'un et de
l'autre.
Chez Rogers on en trouve l'origine dans la façon dont il a vécu, quand il
raconte son enfance où il travaillait dans la vie rurale, seul pendant l'été.
“ C'était une leçon d'indépendance que d'être mon maître, loin de tous les
autres ”,
phrase qu'il complète en exprimant :
“ je n'ai eu, dans le domaine professionnel, ni à m’assujettir, ni à
combattre une image paternelle. De nombreux individus, des organisations, des
écrits ont joué un grand rôle dans ma formation mais aucun n'a été dominant ” (
A. de Peretti, op. cit, citation, p.37)
Nous retrouvons ce souci d'autonomie, ce souci d'indépendance chez
Krishnamurti. quand il nous assure, lui aussi, d'une manière très ferme :
“ Si nous voulons nous examiner très profondément et dans le plus grand
calme (et non pas conformément à Freud ou Jung ou à quelque autre expert,
mais nous regarder véritablement tel que nous sommes), peut-être verrons nous
comment nous nous isolons tous les jours, comment nous dressons autour de
nous-mêmes un mur de résistance et de peur. Nous "regarder" nous mêmes est
plus important et beaucoup plus fondamental que de nous observer selon tel
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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spécialiste. Si vous vous regarder conformément à Jung, Freud, ou le Bouddha,
ou n'importe qui, vous regardez par les yeux d'un autre. Et c'est ce que vous
faites tout le temps ” ( J. Krishnamurti, Au seuil du silence, Saanen, Gathering Committee,
Suisse, 1968, pp.46 et 47)
Les deux auteurs traduisent cette même tendance à l'autonomie, à
l'indépendance en mettant l'accent sur la liberté. Liberté, essentielle pour l'un
comme pour l'autre ; Krishnamurti assure même :
“ L'homme doit être complètement libre ”.
Il en a déduit des conclusions pour la religion et tous les auteurs comme ce
texte le rappelle. On retrouve une chose analogue chez Rogers.
Lorsque je rédigeais cet ouvrage, j'échangeais beaucoup de lettres avec lui
et lui posais quelques questions ayant trait au religieux. Ses réponses me
semblent être en rapport avec Krishnamurti, quand il dit :
“ Je refuse d'être étiqueté dans le champ religieux. L'affirmation que je
produisais quand on me poussait au pied du mur sur cette question était que "je
suis trop religieux pour être religieux". Je crois que ce paradoxe résume très bien
ma position. Je suis un idéaliste, un humaniste, et je travaille vers quelques uns
des mêmes buts que ceux vers lesquels travaillent des personnes religieuses,
mais je n'ai que peu ou pas besoin des étiquettes ou des concepts de la religion. ”
(cité in A. de Peretti, op. cit.p.17)
Nous en avons beaucoup discuté ensemble dans d'autres rencontres et je
crois que cette attitude de distance, de liberté, d'espace préservé mais non pas
d'espace de défense, est assez caractéristique.
J'ai également été frappé par ce que dit Krishnamurti à l'égard des systèmes :
“ Les systèmes sont destructeurs et séparatistes ”.
Mais, les allusions faites aux systèmes visaient essentiellement tous les
systèmes fermés qui étaient ceux étudiés à la suite de la création de la
cybernétique des années 43 à 50. Bien entendu la théorie des systèmes s'est
beaucoup développée, nous assistons à l'ouverture des systèmes, et l'on voit
s'orienter des théories vers les systèmes ouverts comme la théorie de la
complexité d'Edgar Morin. Cette question concernant les systèmes s'entend donc
par rapport aux institutions et à tout ce que nous avons pu dénoncer les uns et les
autres contre le durcissement de l'institué, dans le cadre de l'institution, par
rapport à l’instituant : pour au contraire redonner du mouvement, redonner des
possibilités de devenir. Là encore, on voit s'opposer le devenir ou le devenu.
Spengler se posait également la question dans le "Déclin de l'occident" , le
devenu lui paraissant, lui aussi, dangereux par rapport à ce que doit être un
mouvement permanent.
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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Revenons sur Rogers et Krishnamurti. Je pense que leur problème a été de
maintenir cet état de distance vis à vis de l'emprise des institutions, des systèmes
comme Krishnamurti le dit, comme de toutes les théorisations abstraites qui
d'une certaine manière travaillent au curare, qui immobilisent les possibilités
d'action et de développement. Dans ce sens, l'un et l'autre ont été sensibles à ce
qu'ils ont appelé la révolution à partir de l'individu lui-même pour lui-même
mais aussi par résonance pour les autres. Il est étonnant que Krishnamurti ait
parlé de "the only revolution "
“ Celle d'une révolution intérieure profonde qui doit se produire en
nous ”(J. Krishnamurti, op. cit., p.106) quand Rogers évoquait "the quiet
revolution". Dans les deux cas il y a eu un phénomène prophétique par rapport à
notre époque annonçant l'importance décisive du pouvoir propre à chaque
personne.
J'ai donc été assez frappé de retrouver cette alerte quand nous avions
publié à la fin des années 70, l'ouvrage de Carl Rogers intitulé en anglais d'une
expression assez difficile à traduire en français "on personal power", sur le
pouvoir personnel. Le pouvoir personnel en France, dans nos connotations qui
irriteraient Krishnamurti à juste titre, ça voulait dire : Général de Gaulle ; ce
n'était pas possible alors que c'était le contraire qui était signifié : le pouvoir de
chaque individu réellement existant en lui. C'est vers celui-ci que les sociologues
se sont penchés, après avoir vécu sur l'obsession de la collectivité et de la
bureaucratie. Ainsi je pense à Michel Crozier et Friedberg, qui en sont arrivés à
parler sur "L'acteur et le système". Pour eux et pour nous, l'acteur n'est pas
complètement piégé par le système, en effet il a des chances, à fortiori s'il en
prend les moyens et suit les intuitions personnelles que Rogers ou Krishnamurti
incitent à reconnaître.
En contraste à cet aspect de la révolution personnaliste, à cette possibilité
donnée à chacun de faire quelque chose, réellement, s'il y consent, on peut se
souvenir d'un tenant de l'existentialisme tel que Jean-Paul Sartre.
Il écrivait dans "La critique de la raison dialectique" que sa propre pensée
était entièrement, totalement englobée à l'intérieur du marxisme.
J'ai relevé, et c'est facile à faire, dans des pages de cet ouvrage, le mot
incantatoire de totalisation revenir toutes les deux lignes, la totalisation,
totalisation...une espèce de réalité jacobine au carré. Il est vrai que de temps en
temps J.P. Sartre s'en est libéré ...Mais, enfin, il a participé avec beaucoup
d'autres à l'hégémonie d'une pensée totalitaire : d'ailleurs toutes les pensées,
toutes les idéologies jusqu'en 1989, ont été hégémoniques. On croyait faire tout
ce qu'il fallait avec la pensée structuraliste, le structuralisme expliquait tout, le
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freudisme expliquait tout, la réalité marxiste léniniste expliquait tout. Tout était
expliqué de tous les cotés jusqu'au moment du grand craquement des idéologies
que nous connaissons bien et qui a été symboliquement frappé par les coups
portés sur le mur de Berlin. Or, déjà Rogers comme Krishnamurti avaient senti
que des révolutions étaient possibles, que des affirmations personnelles plus
fortes que des inerties bureaucratiques et collectivistes, devenaient nécessaires.
Dans ce livre que j'évoquais et que nous avons fini par éditer sous le titre :
"un manifeste personnaliste" pour éviter encore une fois une traduction qui eut
été mal interprétée. Carl Rogers relevait que des personnes comme Soljenitsine
avaient montré des capacités de faire bouger les choses comme on a pu le
constater. Rogers est allé lui-même, pour son dernier voyage, en 1986, à Moscou
et à Tbilissi. Il reçut un accueil triomphal de milliers de psychologues et
thérapeutes soviétiques, ce qui montre bien que quelque chose était en train de
basculer comme nous l'avons vu. Nous savons également, par le destin
exemplaire de Nelson Mandela ce que peut être la réalité poignante d'un individu
résistant aux dominations racistes et aux exclusions. Nous voyons aussi que des
personnalités peuvent affronter des poids écrasants de passé, de ce passé contre
lequel Krishnamurti s'irrite si fortement et nous aussi, à juste titre, quand ce
passé est fixateur, au lieu d'être suscitateur. De même, Shimon Pérèz et Isaac
Rabin au Moyen-Orient avec Yasser Arafat, ont démontré que des acteurs
existent, que des acteurs individuels peuvent agir dans les marges de l'histoire,
malgré les durcissements des choses, montrant courageusement que des
changements, des évolutions libératoires sont possibles.
Je voudrais maintenant aborder un autre point concernant les proximités
qu'on peut observer entre Krishnamurti et Rogers. Je ne peux pas dire s'ils se
sont rencontrés aux États Unis d'une façon quelconque, je ne le sais pas, mais ce
sont simplement des consonances, des résonances que je constate.
D'abord, à propos de l'inconscient : j'ai souvent entendu Rogers dire que
pour lui, l'inconscient était un concept inutile, il n'était pas indispensable et je
vois chez Krishnamurti, une indication du même ordre dans cet extrait que je
vous cite :
“ Je ne sais pas trop pourquoi nous partageons la conscience en
extérieure et intérieure, la conscience de surface et celle qui se poursuit sous le
niveau conscient. Pourquoi tant d'histoires autour de l'inconscient ”(.(J.
Krishnamurti, op. cit., p.36)
Cette idée persiste dans son refus d'entrer dans des perspectives d'analyses
dans lesquelles il montre que si l'on divise et que l'on redivise on continuera à
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rediviser. Ce qui est tout à fait différent du chemin qu'ouvre sa vision et que nous
retrouvons chez Rogers.
J'ai utilisé le mot vision et effectivement nous rencontrons des termes de
"voir" qu'il emploie habituellement, encore une fois avec l'approximation des
traductions comme des mots eux-mêmes. Voir : il y a tout un ensemble de
développement de ce verbe dans la thérapie avec les invitations à la visualisation
de problèmes organiques ou de blocages.
A chaque instant, au delà de cette notion de vision associée à celle de
silence et d'écoute, une rencontre assez forte peut s'établir entre Carl Rogers et
Krishnamurti.
Effectivement, nous sommes en présence, chez les deux hommes, d'une
attitude de précaution contre tout ce qui est de l'ordre de l'intellectualité. Là
également, l'un et l'autre se défient des rationalisations, dans le cas de
Krishnamurti c'est souvent le mot de pensée qui est mis en suspicion, mais
traduit de quel mot anglais ? par rapport à quel vécu, quelle considération ? Pour
nous, la pensée est une réalité statique qui peut pourtant être autre chose. Encore
une fois, les mots n'offrent que l'approximation mais nous pouvons bien, tout de
même, sentir les nuances.
Rogers aussi bien que Krishnamurti ne veulent pas qu'on séparent
sentiments, pensées, émotions, réalités multiples de la personnalité dans son
aspect unitif. Il y a, chez l'un et l'autre, des allusions à un certain nombre de
thèmes mystiques qui sont ceux de la pensée unitive dans beaucoup
d'expériences, même s'ils sont en précaution et à distance d'un certain nombre de
dispositions et de conceptions, comme nous le rappelions il y a quelques instants.
Nous noterons, aussi, le besoin d'une certaine intuition. Il serait intéressant
de rechercher des rapports avec ce que Bergson a pu expliciter sur les réalités de
l'intuition et sa précaution contre l'intelligence, l'intellectualité trop opératoire,
trop opérationnelle, qui crée trop de divisions.
Au delà des choses qui se divisent, doit être vécue une démarche
d'unification, d'unité de l'esprit, de l'être, du corps, en évitant tout ce qui à chaque
instant crée des dichotomies, des séparations, fait des blocages.
De ce point de vue, nous pouvons remarquer une autre indication
importante lorsque Krishnamurti proteste à sa façon, très fine, contre les savoirs
et accentue au contraire la valeur de la connaissance.
“ Connaître n'est pas savoir, le savoir est fait d'accumulation, de
conclusions, de formules, mais connaître est un mouvement constant, un
mouvement qui ne comporte aucun centre, qui est sans commencement, sans
fin ” (J. Krishnamurti, Le changement créateur, Delachaux et Niestlé, Neuchatel,1972)
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Ce qui me parait intéressant, là, étymologiquement c'est ce mot de
connaissance qui indique bien, par le préfixe de com, une pluralité qui est vécue,
alors que le mot savoir a un coté coupant, comme le notait Paul Claudel. Ce sont
des logiques coupantes qu'introduit chaque savoir, apportant des possibilités
d'action mais limitées et excluant des quantités de choses, alors que la notion de
connaissance est plus ensemblière. Elle est plus vécue dans un mouvement
extrêmement rapide, qui pourrait peut-être aller jusqu'à "ce sentiment océanique"
de la joie (de connaître ?) dont parlait Freud (par rapport auquel je suis pas sûr
qu'il ait été toujours en accord, encore des problèmes de complexités à voir...!)
Mais dans cette approche d'une non séparation recherchée dans les choses,
nous pouvons remarquer, aussi bien chez Krishnamurti que chez Rogers, un
aspect particulièrement intéressant, prophétique en quelques façons par rapport à
l'évolution de la pensée scientifique dans la plus dure des sciences dures, la
physique. L'un des concepts le plus habituel actuellement chez les physiciens
nucléaires est la non-séparabilité. C'est le fait que leur constatation des faits et
leur théorisation par leurs équations ont comme conséquences qu'ils ne peuvent
plus séparer justement certains corpuscules, certaines émergences, certaines
apparitions en continu, discontinu peu importe. Les choses sont puissamment
liées, entrelacées, tressées dans un tissage les unes par rapport aux autres. C'est
donc, la physique, la plus éloignée de la considération du psychisme, la plus
éloignée de l'être, jusque là entraînée à voir le monde d'une façon fragmentaire,
qui, aujourd'hui, renie cette fragmentation, renie le scientisme. Ce phénomène
me paraît extrêmement intéressant. C'est tout le débat actuel que l'on retrouve par
exemple dans les ouvrages de Bertrand d’Espagnat, physicien nucléaire ou chez
Basarab Nicolescu, autre physicien nucléaire. Avec leurs collègues, ils se
préoccupent de problèmes transdisciplinaires. Ils vivent les problèmes du
dépassement des séparations, ils ne peuvent plus appréhender les aspects d'une
façon scientiste, morcelée, divisée. Nous pouvons constater, là, un phénomène
dans lequel les sciences humaines ont encore une certaine distance par rapport
aux pensées aussi bien de Carl Rogers que de Krishnamurti, mais elles sont aussi
à la traîne par rapport aux progrès réalisés mentalement par les physiciens dans
leur exploration du monde, compte tenu des moyens puissants dont ils disposent
actuellement aux niveaux matériel et conceptuel. Il serait intéressant de
développer, ce problème de l'unité, central dans l'oeuvre de Rogers.
J'ai souvent, sur ce point, été surpris de la façon dont, en France, les gens
ont interprété son mode d'intervention, en thérapie ou dans les groupes ; les gens
pensant qu'avec lui, il n'y avait plus de droit de parler d'autres choses que de
sentiments. Alors en même temps, traduire en français le mot feeling par le mot
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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sentiment, quel désastre, quel changement toutefois à mes yeux. Car pour moi,
feeling semble dire beaucoup plus une résonance intériorisée, ampleur unifiante,
tout ce que l'on voudra et non pas seulement un sentiment distinct, séparé. Même
si, et c'est typiquement français, ce sentiment c'est : sentimentalement,
mentalement mais sans que cela ne redescende, bien entendu, pourvu que ce soit
bien localisé, dans une belle ignorance du mode de fonctionnement du cerveau
lui-même, qui heureusement, fonctionne de façon dynamique : mais on voudrait
bien le rendre statique lui aussi.
Nous évoluons, s'il se peut dans une souplesse de fonctionnement, vers ce
fonctionnement optimal qu'évoquait Rogers. Cette souplesse nous la retrouvons
dans ce vécu existentiel souple, vécu sans intérieur même ni extérieur, avec
précaution pour ne pas entrer dans des délimitations mais au contraire en
s'attachant à entrer dans des visions, dans des "prises" sur la réalité, ( mais
Krishnamurti aurait-il aimé ce mot ?) dans des conceptions, dans des
compréhensions plus fines.
J'aimerais, ici, ouvrir un autre champs : Je remarque chez l'un et l'autre une
recherche de légèreté, d'allégement par rapport à la lourdeur de nos
conceptualisations, de nos théorisations, de nos surcomplications. Elles font
partie du petit péché mignon du monde universitaire français et international,
dans la mesure où si l'on peut surcompliquer les choses, pourquoi ferait on des
choses simples... Effectivement, l'une des preuves du sérieux universitaire est de
rendre les choses le plus compliqué possible, le moins compréhensible possible,
le moins accessible possible. Je pense que cela fait partie des défis que l'on se
donne à soi-même qui continuent à faire florès dans nos aimables institutions.
Mais là encore ce n'est ni le fait de Rogers ni de Krishnamurti qui, eux,
cherchent le contraire. Je l'avais noté à propos de Carl Rogers, en montrant sa
recherche incessante d'une économie dans la conceptualisation. Il utilise le
minimum de concepts possible, autant que cela est possible pour communiquer
et surtout pour rester, quand même, à la limite de l'exclusion du monde prétendu
intellectuel, des intelligentsias et des apparatchiks de tous bords.( cf. A. de Peretti,
Du changement à l'inertie : dialectique de la personne et des systèmes sociaux , Dunod, Paris,
1981, P. 205 ss)
C'est une réelle recherche d'économie, une recherche d'indications
éclairantes, et chaque fois par le fait même, une recherche de subtilité. Mais
combien les conceptions de Rogers et certainement celles de Krishnamurti
également, ont pu être, ensuite, alourdies, surcompliquées, au lieu de cette
simplicité que l'on voit dans leur expression, dans leur communication, dans la
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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souplesse de leur évolution intérieure et de leur évolution dans la relation avec
les autres.
Il est clair que le concept de congruence est très lié à la notion de
l'attention que l'on retrouve chez Krishnamurti, cette attention, cette congruence,
c'est la même chose. C'est être présent à soi-même, et présent sans tension, sans
contraction, et surtout sans projet de défensivité.
A ce sujet, j'avais eu l'occasion de dire à Carl Rogers qu'à la place du
terme de non-directivité qu'il avait employé, il aurait du dire non-défensivité.
L'expression "non-directivité" a été utilisée de façon abusive, extrémisée. Les
"non" chez Carl Rogers, ne signifiaient pas annulation mais voulaient dire
précaution. Je sens ce même sentiment des précautions intérieures, des
prudences, des ruses, des ruses subtiles chez Krishnamurti comme chez Rogers.
C'est pourquoi je lui proposais le terme de non-défensivité. Nous étions dans son
jardin de Californie en face d'un colibri, un oiseau mouche, et je lui faisais
remarquer que c'était un symbole de cette attitude souple qu'il désignait parce
que le colibri, a la possibilité, non seulement, de la marche avant comme les
autres oiseaux, mais aussi de la marche arrière. Il s'arrange pour s'approcher des
fleurs, juste ce qu'il faut pour reculer s'il est trop près, ré-avancer s'il est trop
loin. A chaque instant il peut régler sa présence/distance, à la fine pointe des
fleurs (ou des choses) pour ne pas les abîmer mais pour bénéficier du nectar,
pour être dans une présence qui ne soit pas pression, ni dans une distance qui
serait aussi pression par défaut. Des pressions, comme on l'a trop vu, dans
l'utilisation de certains silences en thérapie qui sont finalement manipulatrices,
pressant la personne à s'exprimer au lieu d'être un accueil dans la réflexion. Cet
accueil exprime une tout autre signification des choses qui peuvent exister, le
silence a d'ailleurs beaucoup d'interprétations différentes. Je me souviens d'en
avoir discuté avec des Pères abbés trappistes pour lesquels le silence est la règle
même de la vie monastique dans les Trappes. Je les interrogeais alors : Est-ce
que chaque silence est identique ? Et ils me confirmèrent qu'il y a beaucoup
d'expressions, beaucoup de silences qui sont différents les uns des autres.
Je voudrais mettre l'accent sur cette recherche de subtilités chez l'un et
l'autre. Rogers a souvent dit combien il était attentif à ces subtilités ; nous les
retrouvons sur d'autres points, par exemple dans la souplesse vécue par les deux
hommes ; Elle est toujours accompagnée d'une marque de précaution de ce qui
pourrait être pour l'interlocuteur jugement. Voici ce que nous dit Krishnamurti :
“ Êtes vous capable de regarder sans aucun sentiment de condamnation,
d'évaluation ” (J. Krishnamurti, op. cit., p.152)
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Nous retrouvons, ici, cette précaution par rapport aux problèmes de
jugement, en préservant la notion d évaluation (nous pourrions en discuter) :
mais en tous cas, c'est un appel contre la moralisation et le rejet.
J'ai trouvé beaucoup de possibilités de subtilités chez l'un et l'autre. Chez
Rogers, la réalité de cette légèreté me parait très importante pour signifier cette
souplesse dans toute la relation. A propos de l'attitude de congruence Max Pagès
disait que :
“ Ce n'est pas une ascèse, une inhibition de soi, elle est au contraire une
acceptation de soi, mieux une "affection de soi", un plaisir d'être soi ”(cité in A. de
Peretti, Pensée et vérité de C. Rogers, op. cit., p. 186)
Il existe peut-être une différence dans la conception du soi entre
Krishnamurti et Rogers, c'est un problème, mais là encore, je pense que
l'essentiel est de prendre un appui intérieur, une référence stabilisante. Voici ce
que j'écrivais sur ce point : il s'agit de " se disposer à être tout simplement
naturel, ("genuine") dans la relation à l'autre, simple et pourtant prêt à suivre
toute la subtilité des évolutions de sentiments et d'idées que l'expérience,
naissante et fraîche, au contact de l'autre, va mettre en marche"(A. De Peretti,
ibidem).
C'est non pas la subtilité de la personne en terme de ruse mais c'est la
subtilité de suivre l'évolution incessante. Effectivement si nous regardons de
près, si nous acquiesçons, si nous consentons (au sens étymologique), à la fois, à
sentir et à accepter ce qui se passe en nous, nous voyons bien que les choses
changent à une vitesse accélérée chez nous, chez les autres et dans la relation. Il
est donc nécessaire de suivre fidèlement, finement ce qui se passe en nous.
Quand je lis Krishnamurti comme Rogers, je ressens cette perception de
légèreté, c'est à dire une dominante de sourire, une démarche d'incitations qui ne
vont pas trop loin. Ce ne sont pas des gros rires qui sont requis, ni un sérieux
crispé, c'est quelque chose de délié, lié à cette légèreté. Celle-ci nous
communique une possibilité de mouvement intérieur, mouvement par rapport
aux autres en évitant de se crisper sur des attachements comme le dit
Krishnamurti ou des adhérences : nous avons des risques d'adhérence
intellectuelle. J'apporterais une nuance en disant qu'un vide intérieur n'est pas un
vide d'annulation, c'est un vide d'une pluralité de relations à nous-mêmes.
Dans mon livre sur Rogers, j'ai essayé de l'expliquer métaphoriquement en
empruntant une notion à la physique des corps où un corps pur peut être en trois
phases : il peut être gazeux, liquide, solide. Le problème subtil d'une approche
est d'être près du "point triple" parce qu'il est alors possible d'être aussi bien ou
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en alternance presque immédiate, liquide, gaz, solide à chaque instant (A. de
Peretti, Pensée et vérité de C. Rogers, pp.283 et sq.)
Selon ce symbolisme, cette métaphore, il y a la possibilité d'être à la fois,
simultanément ou presque dans un sentiment, dans une évocation, dans un
sourire. C'est exister dans une situation dans laquelle plusieurs phases de nousmêmes sont mises en communication les unes avec les autres comme avec celles
des personnes avec lesquelles nous dialoguons. Dans cette souplesse, le
fonctionnement ne se bute pas, n'est pas solidifié ou complètement vaporisé ou
complètement liquide mais il est plural. C'est dans cette possibilité multiple que
nous pouvons voir les choses au niveau de l'humour. L'humour qui est à la fois
sérieux et tendresse, lucidité et accueil que quelque chose d'autre puisse être, et
non pas butée, ou limitation définitive.
Chaque limite est vécue comme agréée, reconnue au point qu'elle s'efface
non pas qu'elle y soit contrainte mais parce qu'elle est accueillie.
Cette précaution que je retrouve chez l'un et l'autre leur permet justement
de ne pas tomber d'une dépendance dans une contre-dépendance. Et pour nos
deux auteurs, le problème subtil est d'éviter et l'une et l'autre car comme le dit
Krishnamurti :
“ Si je suis en colère contre ma colère, je vais rester en colère ”.
Alors qu'il faut que j'accueille ma colère. Il s'agit là des "inversions de
mouvement" qu'avait notées Pagès à propos de la position, de l'attitude dans
l'approche rogérienne.
Il y aurait beaucoup à voir dans ce que l'on pourrait appeler la précaution
de non-fermeture d'aucunes phases de l'être, d'aucune relation à autrui, d'aucune
constatation des contraintes de la vie, de la condition humaine, ni des contraintes
des institutions elles-mêmes. C'est une non-fermeture à chaque instant, cette
précaution est nécessaire pour éviter tout ce que j'ai traité sous le terme des
processus d'inertie. Ces processus ou mécanismes d'inertie, comme vous
voudrez, s'effectuent aussi bien dans les pensées que dans les perceptions. La
perceptivité au sens de Krishnamurti me semble être cette précaution pour qu'à
chaque instant on évite que la perception ne se bloque ou ne se fixe sur certains
traits ou bien ne cherche la forme la plus simpliste qui justement n'ait pas cette
souplesse de l'adaptation à la totalité du réel. Donc, refuser la fermeture (principe
de non-fermeture), vivre tous les paradoxes que nous sommes amenés à
rencontrer, rechercher la souplesse devant nos frénésies d'activisme et inerties
d'activisme. A ce sujet Krishnamurti nous dit :
“ Ne rien faire est infiniment plus important que de faire quelque
chose ” ( J. Krishnamurti, le changement créateur, op. cit., p.109)
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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qui ne veut pas dire, là encore, laxisme ni quoi que ce soit de négatif mais
une invitation à suspendre notre obsession de "faire".
Ce qui serait capital dans le cadre de l'éducation où l'on voit à l'heure
actuelle, l'ensemble du monde adulte poussant les enseignants, eux-mêmes, à
faire de plus en plus de pressions pour que les jeunes aient de plus en plus de
savoirs, soient de plus en plus contrôlés, à chaque instant, par un"contrôle
continu". Dans cette réalité obsessionnelle, ils sont sans cesse comparés les uns
aux autres, ce qui les oppose, les divise, au lieu de les mettre en coopération
d'apprentissage, en coopération de devenir, en coopération de développement, en
coopération de réalité.
Comme le dit Krishnamurti :
“ Il n'existe que ces deux choses : l'amour et l'esprit vide de toutes
pensées ” (ibid, p.110)
Mais là, je suppose encore une fois que le mot pensée doit être revu dans sa
traduction, car l'ensemble de la personnalité n'est pas nié, loin de là, par
Krishnamurti, pas plus qu'il ne l'est par Rogers, malgré les procès qu'on a pu lui
faire. Je pense que c'est à une richesse, une souplesse, un humour auquel nous
sommes conviés dans une disposition de confiance, d’amour et de positivité
fondamentale, que, personnellement, je retrouve dans l'un et l'autre : même si,
par rapport à l'un et l'autre, comme tout un chacun, je peux avoir quelques
distances.
QUESTIONS :
" Peut-on chez Krishnamurti associer, assimiler pensée et intellectualité, il
me semble que Krishnamurti considère la pensée comme superflue dès lors
qu'elle n'est pas nécessitée par les exigences du moment présent."
" Vous avez donné en exemple une absorption, une adhérence
intellectuelle, pouvez vous nous en dire plus sur ce que vous avez observé "
" Le problème de notre fin de siècle est l'échec scolaire, on a mis en place
de nombreux systèmes d'évaluation, de comparaison, de balisation de tout cela,
qu'en pensez-vous ? Vous avez évoqué Sartre, en montrant la distance avec
Krishnamurti et Rogers et je me souviens d'avoir entendu Gabriel Marcel dire de
Sartre, qui n'était pas son ami, que c'était le monde vu d'un café. Je me demande
alors si les conceptions de Krishnamurti et Rogers sur l'éducation ne
permettraient pas une vision du monde plus large, où l'éducation serait englobée
et sortirait du domaine social.Et si leurs idées n'apporteraient pas la possibilité
d'un dépassement bien utile pour éliminer cette rigidification des savoirs."
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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"Dans cet exposé vous avez comparé la pensée de Rogers avec celle de
Krishnamurti, ça m'interroge par rapport à ce que l'on disait hier sur le principe
de comparaison. Krishnamurti montre que comparer peut être destructeur. Alors
jusqu'où peut-on comparer deux auteurs comme cela, au-delà des apparences et
des mots parce que vous utilisez un certain nombre de mots qui, à mon sens, ne
sont pas évidents. Par exemple, on dit souvent le mot n'est pas la chose, si vous
vous baladez en Provence, dans le pays de Cézanne vous remarquerez qu'on
essaye de modifier le paysage et que la véritable chose, ce sont les tableaux de
Cézanne et que l'idée est la réalité qu'on essaye de modifier pour qu'elle
ressemble de plus en plus aux tableaux de Cézanne. Si vous êtes dans les
sciences de l'ingénieur, la véritable réalité ce ne sont pas les choses qui sont là
devant nous, ce sont les idées, les modèles. Donc pour eux l'idée, le modèle est la
réalité et sa concrétisation réelle est plutôt de l'ordre de l'idée.
Enfin une dernière remarque, on a toujours tendance à vouloir appuyer ses
idées en essayant d'utiliser des arguments qui se trouvent dans certaines
disciplines de la science et notamment, on fait appel aux disciplines dures
comme la physique, la grande mode c'est de faire référence à la physique
quantique. Je vous raconterais une petite histoire, un prix Nobel anglais s'est
aperçu à la fin de sa vie qu'il avait fait une grave erreur dans ces recherches. Il
travaillait sur l'A.D.N.et a eu le prix Nobel pour cette découverte. Là, pour lui la
réalité est au niveau biologique et, en même temps, il a travaillé à la construction
de la bombe atomique en Angleterre. Pour cet homme, il n'y avait absolument
pas de différence, tout était moléculaire et il n'y avait aucun problème. C'est
seulement à la fin de sa vie lorsqu'un étudiant lui a dit : "Mais monsieur c'est
bizarre, vous avez travaillé sur la mort d'un coté avec la bombe et sur la vie avec
l'A.D.N. n'y a-t-il pas un problème ? Alors faire appel à des disciplines aussi
éloignées que la physique ou même la biologie n'est ce pas faire appel à une
sorte de réductionnisme que je ne qualifierais pas."
RÉPONSES :
Je suis tout à fait heureux que vous ayez exprimé tant de réflexions dans ce
délai si court qui nous est donné. Il y a une première réflexion sur
pensée/intellectualité. Je suis bien d'accord que ce n'est pas quelque chose de très
stabilisé et je pense que cela devrait être étudié, à un niveau sémiologique,
sémantique très fin. Lorsque l'on dit qu'il faut s'abstraire de toutes pensées, cela
ne veut pas dire que l'on récuse la pensée, la pensée doit intervenir, comme vous
l'avez dit, quand elle est utile et non pas comme système de défense. Je crois que
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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cela est l'une des pensées fortes, aussi bien chez Krishnamurti que chez Rogers.
Si la pensée devient une arme, et vous retrouvez cela chez Bergson,
automatiquement, cela empêche de communiquer avec ce qui arrive, avec ce qui
est présent, ce qui peut être la souffrance ou autre chose. Cela crée des
mécanismes de crispation, de division qui ont été dénoncés par l'un et par l'autre.
Mais encore une fois, cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas une réflexion, une
pensée communiquée chez l'un et l'autre. Quand on voit l'abondance de la
bibliographie de Krishnamurti comme celle de Rogers , nous ferions une erreur
en pensant qu'il suffit de ne rien dire et ne rien penser pour être congruent à leur
message. Je pense que, bien au contraire, ils nous ont montré qu'il fallait être en
précaution au moment de l'instant, dans la notion de l'immédiateté de l'ici et
maintenant, si important pour eux.
Ils nous font d'ailleurs remarquer que nous sommes très souvent en système
de reviviscence d'un passé en terme défensif. J'ai été frappé, souvent, dans des
groupes de base, groupe de rencontre, dynamique de groupe, de voir des gens,
qui, à un moment donné, vivaient le groupe par réminiscence à un groupe
antérieur qu'ils avaient fait ou à des connaissances antérieures qu'ils avaient
faites. Alors effectivement, ils bloquaient tout, et voulaient tirer de ces
réminiscences, de ce passé des normes, des lois contre les autres. Ces lois, ils les
érigeaient pour obliger les autres à faire comme eux. Très souvent ces personnes
disaient : "je suis gêné etc" parce que ça avait paru efficace de dire "je suis gêné"
pour coincer les autres, pour empêcher leur spontanéité etc. Il y avait donc des
déviations évidentes. Encore une fois, ces déviations sont des rejets de l'essence
même de la pensée de Krishnamurti comme celle de Rogers.
A propos du problème des adhérences intellectuelles, j'ai employé ce mot
qui est un mot médical et j'ai noté que l'on me faisait des critiques sur les
comparaisons avec des métaphores quelles qu'elles soient même si je préviens
que ce sont des métaphores. Mais il faut savoir les "filer". A cet égard, je signale,
et je le retrouve aussi bien chez Krishnamurti que chez Rogers, qu'il n'y a pas
d'expression, de réflexion, ni d'approfondissement, ni même de connaissance
sans métaphore. Nous avons fait au Collège de France des séminaires, pendant
trois ans, le samedi, pour montrer qu'il n'existe pas de pensée scientifique, dans
les sciences dures pas plus que dans les sciences humaines, s'il n'y a pas un jeu
de la métaphore, une souplesse représentative. Mais à condition, comme le dit
Daniel Hameline, de savoir filer la métaphore, en sachant que c'est une
métaphore. C'est une manière, une approche pour décrire quelque chose sur des
réalités plus difficiles à situer. On s'en approche avec précaution, là encore, avec
quelques déliements et quelques finesses.
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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Je n'ai pas fait de comparaison entre Krishnamurti et Rogers, me semble-til, car la comparaison est censée dire :l'un est bien, l'autre est mal, l'un est
meilleur, non, je n'ai pas fait cela...J'ai essayé de montrer des rapprochements,
des lieux de retentissement, des lieux où il y a des messages qui se renforcent :
parce qu'ils nous disent l'un et l'autre, me semble-t-il, la même chose importante,
c'est à dire que l'individu ne peut pas penser qu'il est fermé, car il exprime aussi
les autres. Il m'a donc semblé intéressant d'évoquer ce voisinage, cette fraternité
des esprits, leur rencontre, également, par rapport au monde tel qu'il est.
Revenons à la question des adhérences intellectuelles, cela veut dire que
les gens restent trop au contact de leur passé. Au lieu d'utiliser les références
comme des trampolines pour rebondir, ils les utilisent au contraire comme des
réalités qui collent, qui empêchent d'aller plus loin, qui rendent inerte. Ces
références créent une viscosité essentielle qui entrave. Le fonctionnement
optimal, sans frottement, si l'on veut prendre une métaphore de caractère
physique.
Au sujet de l'échec scolaire, au niveau pratique, notre système actuel n'est
pas un système d'évaluation mais un système de sélection pur et simple. Nous
utilisons la notation de manière abusive, permanente, et parce qu'on y a mis des
chiffres et des nombres elle devient absolue. C'est donc définitif, c'est donc vrai,
dans une obsession d'une numérologie tout à fait suspecte, et contraire à la
numérologie autre. Je pense que c'est le grand débat des quinze, vingt ans qui
viennent. Il est nécessaire de redonner au mot évaluation son sens constructif,
étymologique : faire sortir les valeurs, valoriser, encourager, accompagner et non
pas donner une impression de jugement par comparaison et sélection. Car la
notation est effectivement, le principe même de la méthodologie de sélection. On
peut être amener à l'utiliser à un moment donné, cela dépend d'un certain nombre
de contraintes sociales, de contraintes de rareté de postes ou de tout ce que vous
voudrez. Mais, hélas elle est pratiquée dans l'éducation elle-même, et cela dès
l'age de six ans ; alors que nos amis scandinaves n'utilisent la notation qu'à partir
de l'age de quatorze ans. Tout ceci nous montre que nous avons, comme vous
l'avez remarqué, beaucoup de choses à faire dans cet esprit de non-jugement,
dans la reconnaissance de chaque intériorité, de chaque être afin qu'il conserve
ses chances, ses possibilités et sa dignité fondamentale. Il faut souligner que
notre système est encore aujourd'hui puissamment gouverné par le lobby
élitique. Ce lobby veut absolument qu'il y ait des échecs pour qu'il y ait plus
nettement des succès, donc division, nous retrouvons des thèmes très proches de
Krishnamurti.
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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C'est le moment de conclure, alors je galope. Comparer peut il-être
toujours destructeur ? Non, comparer est utile s'il apporte une vision binoculaire,
stéréoscopique, s'il nous permet de voir des formes à partir d'expressions
différentes.
Ainsi, voir plus en profondeur ce qu'une vision établie par rapport à une
seule personne pourrait avoir, à un moment donné, malgré nous et malgré cette
personne, de bloquant, c'est approfondir, afin ne pas s'arrêter à un point de vue
unique à un moment donné, le nôtre ou celui d'autrui. Comparer ouvre des
espaces plus grands et si l'on n'utilise pas l'espace en termes de distance, on
apprendra à établir la profondeur d'une certaine réalité.
Sur le point suivant : le modèle est la réalité ; il me semble que c'est contre
cela que Krishnamurti et Rogers se battent. On veut faire ressembler Aix-enProvence et ses montagnes à ce qui en a été peint par Cézanne. Bergson l'avait
remarqué, à propos de Corot, autrefois, en ajoutant que Corot nous amenait à
mieux voir les paysages. Chaque créateur nous aide à nous ouvrir car nous
aurions tendance, là-aussi, à plaquer des images d'Epinal et à ne pas voir
certaines choses. L'éveil d'un grand peintre, Arnaud Stern vous en parlera, l'éveil
d'un grand peintre, c'est de nous montrer qu'effectivement, il y a d'autres choses
encore à voir. Nous ne les avions pas remarquées parce que nous avons des
habitudes perceptives qui ont pu être simplifiées, et par manque d'attention
également, pour reprendre un mot de Krishnamurti.
Enfin concernant les erreurs des prix Nobel, nous savons bien qu'un prix
Nobel définit une certaine qualité d'étude et de savoir. Mais, effectivement, si
cette personne au nom de l'autorité qui lui est reconnue en raison de ses travaux
dans un domaine, veut l'extrapoler sur l'ensemble des domaines et faire
notamment de la moralisation, elle dépasse les limites de son domaine
...(s'adressant à un auditeur qui exprime son désaccord) Je ne sais pas ce que
vous avez voulu dire mais j'ai l'impression que vous êtes très irrité à mon égard,
c'est votre sentiment mais pourquoi cette irritation ?...
Qu'un prix Nobel fasse des sottises, encore une fois je parle de ce qu'il
peut faire aussi ailleurs, mais qu'il ait travaillé sur la bombe atomique et sur
l'A.D.N. serait à vérifier parce qu'entre le biologique et le nucléaire, il y a de
grandes distances technologiques. Pour moi, je vous le répète, l'autorité d'un prix
Nobel est très limitée et ne doit pas être extrapolée. Par conséquent, qu'il ait fait
certaines choses opposées, qu'il y ait en lui des contradictions comme dans la
nature humaine, nobelisée ou non, cela je l'accepte, mais cela n'est pas ma
préoccupation, et ne sera pas, pour moi, une invitation, ni un modèle.
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Krishnamurti et l’âme amérindienne,
vision pénétrante et imaginaire symbolique.
Pascal GALVANI23
Lorsque René Barbier m’avait parlé en Septembre d’une rencontre autour
de Krishnamurti, j’avais immédiatement accepté parce qu’il se trouve que
l’enseignement de Krishnamurti ne cesse de me travailler depuis l’age de quinze
ans. Mais la rencontre s’est transformée en symposium et j’ai depuis eu plus
d’une fois envie de reculer devant l’impossible tâche de devoir parler de
Krishnamurti.
Aujourd’hui je souhaiterais simplement apporter un témoignage qui est
aussi une question. Je chemine depuis vingt ans avec l’enseignement de
Krishnamurti et l’inspiration que me donne le contact avec des indiens
d’Amérique du Nord. Comment est-ce possible ? Comment peut-on être nourri à
la fois par une culture traditionnelle vieille de plusieurs dizaines de millénaires et
par un enseignement qui rejette toute tradition ?
Il est bien évident que cette communication ne prétend pas à épuiser la
question mais c’est en tentant de formaliser ce paradoxe que j’ai pu relever
quelques pistes de réflexion.
Mon objectif n’est pas de ramener l’enseignement de Krishnamurti à la
spiritualité amérindienne ou à des réflexions contemporaines sur la formation
pour proclamer au final “nous disons la même chose”. De nombreux
interlocuteurs religieux de Krishnamurti ont tenté en vain cette démarche. Au
contraire je tiens à préciser que le caractère radical de l’enseignement de
Krishnamurti me semble lui conférer un statut unique. Cependant, pour être
unique il n’en est pas moins profondément humain. Ainsi est il possible de
relever ce que d’autres expressions humaines du mystère de la vie ont de
commun avec lui.
1 - Le silence et la nature, points communs de l’enseignement de
Krishnamurti et de l’univers spirituel des amérindiens
23Docteur
en Sciences de l’éducation, université de Tours, C.R.I.S.E. (Paris 8)
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Les dialogues entre Krishnamurti et des représentants de traditions
spirituelles ont été semble-t-il assez limités à l’hindouisme et au bouddhisme. Je
ne connaît pas de dialogue avec des personnes de tradition chrétienne et à ma
connaissance il n’a jamais rencontré d’amérindiens malgré ses nombreux séjours
en Amérique du Nord.
On trouve pourtant deux évocations fugitives du monde amérindien dans le
journal quotidien qu’il a tenu à deux périodes de sa vie. C’est très peu et pourtant
ces deux évocations nous donnent déjà les éléments de proximité entre
Krishnamurti et l’âme amérindienne : la relation à la nature et le silence.
Dans son “Dernier Journal” Krishnamurti évoque un groupe indien qui
semble avoir disparu.
22 Avril 1983 “Nous sommes à environs 450 mètres d’altitude, la maison
est adossée aux collines et entourée de vergers d’orangers et d’avocatiers. Le
point culminant de la région atteint près de 2250 mètres. On pourrait lui donner
le nom de montagne ; il s’appelait Topa Topa. Les Indiens d’autrefois vivaient
ici ; ils devaient être assez étranges, une race plutôt sympathique. Ils ont peutêtre été cruels, mais ceux qui les ont détruits l’étaient bien d’avantage.”
(Krishnamurti, 1992, p.95).
L’autre allusion de Krishnamurti au monde amérindien se trouve au tout
début du “Journal” tenu par Krishnamurti en 1973. Les première ligne de ce
journal sont les suivantes.
14 Septembre 1973 “L’autre jour, en rentrant d’une longue promenade à
travers champs, nous avons traversé le bosquet qui se trouve près de la grande
maison blanche. Dès que l’on pénétrait dans ce petit bois, on éprouvait
immédiatement un intense sentiment de paix et de calme. Rien ne bougeait.
Fouler ce sol, le parcourir, semblait un sacrilège ; parler, respirer même, étaient
profanation. Les immenses séquoias étaient totalement immobiles. Les Indiens
d’Amérique les nomment «les silencieux» et rien en effet n’altérait ce silence.”
(Krishnamurti, 1983, p.9).
Le silence comme attention-vigilance à soi et au monde
On retrouve constamment chez les amérindiens cette relation silencieuse au
monde naturel d’où émerge une révérence sacrée. “la Terre est votre GrandMère et Mère, et elle est sacrée. Chaque pas qui est fait sur elle devrait être
comme une prière.” (ÉLAN NOIR, 1992, p.31).
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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Dans son livre “L’âme indienne” Charles Eastman, écrivain Sioux Santee,
développe à plusieurs reprises l’idée que le silence est autant la manifestation de
l’harmonie interne de la personne que la voie même du Grand-Mystère.
“Si la nature est le grand livre du Grand Mystère il s’agira d’en lire les
enseignements dans le recueillement silencieux qui correspondait sous d’autres
cieux au climat de la méditation.” (EASTMAN, 1992, p.16). “Qu’est-ce que le
silence ? (...) C’est le Grand Mystère ! Le saint silence est sa voix !»”
(EASTMAN, 1992, p.94).
Une attention silencieuse sans dogme mais ritualisée
Les cultures orales amérindiennes sont essentiellement religieuses au sens
qu’elles instaurent une relation, mais on peut aussi dire qu’elles ne comportent
pas de religion au sens d’un corps de formulation ou d’un dogme défini. C’est
probablement pour cette raison qu’elles trouvent aujourd’hui un écho important
dans les interrogations contemporaines. Pour Krishnamurti, la recherche
spirituelle du monde contemporain ne peut éviter le fait historique que toute les
religions instituées d’Occident comme d’Orient ont amené la division par leur
formalisation même. Dans les cultures amérindiennes on ne peut pas trouver
d’enseignement spirituel au sens ou nous l’entendons et il n’existe pas de corps
clérical constitué. Bien sur, certaines personnes sont reconnues pour leur
charisme et leur familiarité avec le monde du mystère et de l’esprit. L’action de
ses personnes n’est jamais d’enseigner ou de transmettre mais d’accompagner
ceux qui le souhaitent dans une expérience personnelle de contact avec le
mystère de la vie. “Dieu a tout créé d’une manière si simple. Nos vies sont très
simples. Nous faisons ce que nous voulons. La seule loi à laquelle nous devons
obéir est la loi naturelle, la loi de Dieu. Nous n’en connaissons aucune autre.
Nous n’avons pas besoins de votre Église. Nous n’avons pas besoin non plus de
votre Bible. Notre Bible, ce sont le vent, la pluie et les étoiles. Le monde est une
Bible ouverte, et nous autres, Indiens, l’étudions depuis des millions d’années.”
(Matthew King, in Arden & Wall 1990, p.31).
Malgré l’absence de doctrines définies ont trouve une remarquable unité
dans les comportement spirituels des peuples d’Amérique du nord. L’une des
démarches centrales de toutes ces cultures peut être caractérisée par la quête de
vision. La quête de vision est un des rituels les plus communs aux indiens
d’Amérique du Nord.
Élan Noir, l’un des plus important saints hommes et prophètes du monde
amérindien du vingtième siècle, a dicté l’essentiel de la tradition spirituelle des
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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Dans sa description de l’imploration d’une vision on entrevoit la place
fondamentale que tient le silence dans les modes de formation spirituelle des
Indiens. “L’imploration d’une vision (...) est en quelque sorte le centre de notre
religion” (p.72). L’implorant prie sans répit “soit à haute voie, soit
silencieusement en lui-même, car le Grand-Esprit est partout et par conséquent Il
entend tout ce qui est dans nos pensées et dans nos coeurs ; Il n’est pas
nécessaire de Lui parler à haute voix. L’implorant n’est pas obligé d’utiliser
toujours la prière (...); il peut rester silencieux avec toute son attention
concentrée sur le Grand-Esprit ou sur un de ses Pouvoirs. Il doit éviter
soigneusement les pensées distrayantes, mais d’autre part il doit rester en éveil
pour reconnaître tout messager que le Grand-Esprit pourrait lui envoyer.”
(ELAN NOIR, 1992, p.86). Chez les indiens, le silence et l’attention sont les
conditions de la contemplation.
Une étude plus approfondie des rites les plus communs à l’ensemble des
nations amérindiennes que sont : le rite de la pipe, la quête de vision, le bain de
sueur ou la danse du soleil, nous montrerait qu’ils visent toujours la réception
d’une révélation, d’une information.
Le silence est, chez l’indien, une attention aux signes. Le message “...«sois
attentif ! » exprime fort bien un état d’esprit qui est caractéristique des Indiens ;
il implique que dans chaque acte, dans chaque chose, et à tout moment, le GrandEsprit est présent, et qu’on doit être continuellement et intensément «attentif» à
la Présence divine.” (ÉLAN NOIR,1992, p.92). On peut mettre en parallèle le
message de Krishnamurti “Soyez attentif à la beauté de chaque jour, de chaque
matin, à ce monde prodigieux.” (Krishnamurti, 1994, p.142)
La formation de l’être humain est conçue comme une information dont la
vision est la modalité principale. “nous regardons tous les êtres créés comme
sacrés et importants : chaque chose possède une influence -wochanghi- qui peut
nous être donnée et grâce à laquelle nous pouvons acquérir un peu plus de
compréhension si nous sommes attentifs.” (ÉLAN NOIR, 1992, p.86).
Lakota24.
La quête de vision marque l’entrée dans la vie adulte. D’une certaine
manière nul n’est adulte sans une vision qui lui indique sa voie. Le silence de
l’esprit et l’attention sont constamment nécessaires pour percevoir et comprendre
les signes que nous adresse le Grand-Mystère. Celui qui a imploré une vision
“devra toujours se souvenir de Toi, ô Wakan-Tanka, quand il marchera sur le
sentier sacré de la vie, et qu’il doit prêter attention à tous les signes que Tu nous
as donné.” (ÉLAN NOIR, 1992, p.94). Le sioux Tahca Ushte décrit ainsi le
24
The sacred pipe, traduit aux éditions Le mail sous le titre “Les rites secrets des
indiens sioux
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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mode de formation des wicasa wakan (homme du mystère, saint homme) : “Le
wicasa wakan tient à être seul. Il veut demeurer wicasa (homme) à l’écart de la
foule et des affaires au jour le jour. Il se plaît à méditer, appuyé à un tronc
d’arbre ou contre un rocher, sentant la terre bouger sous ses pieds, sentant audessus de lui la pesanteur du grand ciel enflammé. (...) Le wicasa wakan aime le
silence ; il s’enveloppe en lui comme dans une couverture - un silence lourd,
avec une voix semblable au tonnerre, qui l’entretient de nombreux sujets. Un tel
homme se complaît en un lieu où l’on entend rien, que le bourdonnement des
insectes. (...) Il écoute les voix des wama kaskan -celles de toutes les créatures
animales de la surface de la terre. Il est à l’unisson avec elles. De tous les êtres
vivants, une émanation incessante le gagne et il transmet cette force. Je ne peux
dire d’où elle vient ni en quoi elle consiste mais il en est ainsi. Et je sais ce dont
je parle.” (TAHCA HUSHTE, 1977, p.173).
C’est une expérience étrangement semblable que décrit Krishnamurti dans
son Dernier Journal” : “Vers le soir, quand le soleil couchant illumine l’ouest,
l’arbre peu à peu s’assombrit, se referme sur lui-même. Le ciel est rouge, jaune,
vert, mais l’arbre reste silencieux, retranché, il se repose pour la nuit. Si vous
établissez un rapport avec lui, vous êtes en rapport avec l’humanité. Vous
devenez responsable de cet arbre et de tout les arbres du monde. Mais si vous
n’êtes pas en relation avec les êtres vivants de la terre, vous risquez de perdre de
votre rapport à l‘humanité, aux autres êtres humains. Nous n’observons jamais
profondément la qualité d’un arbre, nous ne le touchons jamais pour sentir sa
solidité, la rugosité de son écorce, pour écouter le bruit qui lui est propre. Non
pas le bruit du vent dans les feuilles, ni la brise du matin qui les fait bruisser,
mais un son propre, le son du tronc et le son silencieux des racines. Il faut être
extrêmement sensible pour entendre ce son. Ce n’est pas le bruit du monde, du
bavardage de la pensée, ni celui des querelles humaines et des guerres, mais le
son propre de l’univers.” (Krishnamurti, 1994, p. 104).
L’orientation majeure des cultures amérindienne pourrait bien se
caractériser par cette attention silencieuse et perpétuelle au réel. Elle n’oriente
pas seulement les démarches spirituelles mais aussi bien évidement toute
l’éducation. “On enseignait aux enfants à rester assis immobiles, et à y prendre
plaisir. On leur apprenait à utiliser leur odorat, à regarder là où, apparemment, il
n’y avait rien à voir, et à écouter avec attention là où tout semblait calme. Un
enfant qui ne peut pas rester assis sans bouger est un enfant à moitié développé.”
(Chef Luther Standing Bear, in Bruchac, 1995, p.40).
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Mais au delà de cette convergence entre le monde amérindien et
Krishnamurti il existe aussi une apparente divergence profonde sur la place qui
est faite aux symboles et à l’imaginaire.
2 - Une approche apparemment divergente du symbole et de
l’imaginaire
Si le silence et l’attention qui caractérisent l’approche amérindienne de la
vie peuvent se rapprocher aisément de l’enseignement de Krishnamurti, il est par
contre plus difficile de comprendre son point de vue apparemment contradictoire
par rapport aux symboles et aux images. En effet, Krishnamurti ne semble
envisager le symbole ou l’image que comme une construction de la pensée qui
instaure une distance entre l’observateur et l’observé. Pour lui, le symbole et
l’image ne sont que le résultat du passé. Alors que dans les cultures
amérindiennes toute perception est symbolique dans le sens où la forme même
des éléments naturels nous “parle”.
Pour Joseph Epes Brown, professeur à l’université du Montana25, “La
signification généralement admise du symbole -à savoir une forme représentant
ou indiquant quelque chose d’autre que la forme ou l’expression par elle mêmeest incompréhensible pour un Indien. Selon l’orientation cognitive de celui-ci,
les significations sont perçues le plus souvent intuitivement et ne sont pas
interprétées de manière indirecte à travers l’analyse; il tend à y avoir une unité
entre la forme et l’idée, ou le contenu. Dans ce cas, le «symbole» devient ce à
quoi il fait référence. L’arbre situé au centre de la loge au cours de la Danse du
Soleil ne représente pas seulement l’axe du monde, mais il est cet axe et est le
centre du monde. L’aigle ne symbolise pas le soleil, mais d’une certaine manière
est le soleil ; de la même façon le soleil n’est pas un symbole du Principe Créatif,
mais est ce Principe tel qu’il se manifeste dans le soleil.” (BROWN, 1990,
p.105).
Autrement dit le symbole, support de la connaissance, est toujours
transparent à la réalité invisible qui le transcende et qu'il manifeste.
Étymologiquement symbole signifie "jeté ensemble". Le mot désignait à l'origine
la partie d'un cercle de poterie brisée qui témoignait et faisait mémoire d'un
accord et d'un lien entre deux personnes. Le symbole est un intermédiaire, un
25
Joseph Epes Brown a transcrit sous la dictée de Black Elk, le gardien de la tradition
orale des Lakota, leurs sept rites fondamentaux : Les rites secrets des indiens sioux,
ed. Le Mail.)
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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être entre deux réalités. Il jette ensemble le sujet connaissant et la réalité connue.
Il est a la fois de ce monde et de l'autre monde.
La conséquence de ce principe symbolique, c’est une inscription centrale et
une liaison vitale de l’être humain avec la création. Cette conception
traditionnelle du symbole a des conséquences énormes sur la formation en
dépassant par exemple la séparation classique de la théorie et de la pratique.
“Nous avons à faire avec les Indiens d’Amérique, à un type de culture dans
laquelle l’action et la contemplation sont intégrées et liées l’une à l’autre. (...) on
peut dire que certains rituels et cérémonials -au même titre que la routine de la
vie quotidienne- constituent des actes de méditation qui offrent (...) la possibilité
d’accéder à une pure contemplation. Le chasseur, par exemple ne fait pas que
participer à une activité de subsistance strictement mécanique (...). Black Elk
qualifiait l’acte de chasser comme étant -et non comme représentant- la quête
vitale de l’ultime vérité.” (Ibid. p.107).
Cette capacité à percevoir la qualité symbolique des choses et des
événements reste aujourd’hui très vivace, si l’on en croit ce témoignage collecté
auprès d’un indien Lakota contemporain par le Père Steinmetz pour sa thèse de
doctorat : “Nous autres Indiens vivons dans un monde de symboles et d’images
où le spirituel et l’ordinaire ne font qu’un. Pour l’homme blanc, les symboles ne
sont que des mots qu’on dit ou bien qu’on écrit dans les livres. Pour nous ils sont
une partie de la nature, une partie de nous-mêmes; la terre, le soleil, le vent et la
pluie, les pierres, les arbres, les animaux, même les petits insectes comme les
fourmis ou les sauterelles. Nous essayons de les comprendre non pas avec la tête
mais avec le coeur, et une simple indication suffit à nous en révéler le sens.”
(Lame Deer cité par STEINMETZ,1992 p. 41).
Au-delà de la dénonciation faite régulièrement par Krishnamurti de toute
approche symbolique et rituelle, on ne peut manquer d’être frappé par la parenté
de certaines de ses déclarations avec l’attitude religieuse indienne face à la
nature. Ainsi on peut lire dans son Journal : 18 Avril 1983 “Un nouveau jour
commence et le soleil ne se lèvera pas avant une heure. Dans l’obscurité, les
arbres sont silencieux, ils attendent l’aurore et l’apparition du soleil derrière les
collines. Il devrait exister une prière pour l’aurore.” (Krishnamurti, 1992, p.75).
Cette phrase semble répondre à une autre phrase prononcé au milieu de ce siècle
par un saint homme des Sioux Lakota. “Chaque aurore qui vient est un
événement sacré, et chaque jour est sacré».” (ELAN NOIR, 1992, p.32).
3 - L’approche anthropologique de l’imaginaire
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Les réflexions éducatives classiques semblent mal outillées pour aborder la
place du silence, de la nature et du symbole dans la formation. Comme le
souligne Krishnamurti, l’éducation se limite trop souvent à l’acquisition de
connaissances. Elle n’est pas envisagée comme le développement de la
conscience de soi des autres et de la nature.
L’anthropologie de l’éducation commence à ouvrir des perspectives où
l’imaginaire symbolique apparaît comme un mode fondamental de connaissance.
L’imaginaire n’est plus alors conçu comme une fantaisie individuelle ni une
compensation des frustrations de l’ego. L’imaginaire créateur c’est la réceptivité
totale, la participation au mouvement de la vie dans laquelle l’être humain est
immergé. C’est la structure même de la connaissance humaine.
Pour Piaget, les schèmes de la pensée rationnelle ou symbolique sont avant
tout une intériorisation des schèmes d’action du nourrisson. La structuration des
représentations cognitives humaines se fait sur la base de l’interaction vitale
entre l’organisme et l’environnement.
Dans son ouvrage “les Structures Anthropologiques de l’Imaginaire,
Gilbert Durand nous montre comment l’imagination symbolique est structurée
par les gestes fondamentaux et vitaux qui constituent l’être humain. C’est la
parenté de forme entre les gestes qui structurent l’homme -se dresser, se nourrir,
se reproduire- et les formes même du monde qui rend toute expérience
signifiante, toute image parlante.
Concevant l’imaginaire comme la matrice de tout processus de
connaissance, Gilbert Durand décrit comment toute cognition s’organise selon
trois régimes basés sur les schèmes gestuels qui structurent l’être humain. Pour
Gilbert Durand, ces trois polarités orientent le trajet anthropologique, c’est-à-dire
"l'incessant échange qui existe au niveau de l'imaginaire entre les pulsions
subjectives et assimilatrices et les intimations objectives (accommodatrices)
émanant du milieu cosmique et social" (DURAND, 1984, p. 38).
La posture verticale, si grande conquête des premières années de la vie,
structure ainsi notre appréhension de l’univers et de toute réalité sur le mode de
la séparation, de la distinction et de l’opposition entre le haut et le bas, la droite
et la gauche, le devant et l’arrière. Ce régime, que Gilbert Durand nomme
diaïrétique ou schyzomorphe, est fortement associé à la quête de la lumière et à
la vision, qui distingue et discerne. Ce régime de l’imaginaire est qualifié de
diurne par Gilbert Durand. On peut grossièrement dire que nos sociétés
contemporaines ont hypertrophié ce régime de distinction et d’opposition dans
l’appréhension du monde, tant sur le plan scientifique qu’économique ou social.
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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La reproduction génétique, deuxième geste fondateur de l’être humain,
structure au contraire une appréhension du monde, une connaissance et un
imaginaire basé sur l’interaction, la liaison, la complémentarité. C’est la structure
cyclique et rythmique des schèmes de reproduction qui donne ainsi naissance à
une pensée de la liaison et de la correspondance. Les cultures de l’Orient ont
développé une connaissance fortement polarisée par ce régime, que Gilbert
Durand qualifie de synthétique. Le symbole du Tao avec l’interaction et
l’interpénétration du Yin et du Yang en est un exemple magnifique qui a inspiré
une immense connaissance philosophique, mathématique, astronomique et
poétique. De même, Henri Corbin ou Antoine Faivre nous ont montré ce régime
de la correspondance et des rapports entre les êtres à l’oeuvre dans le “monde
intermédiaire angélique” de l’Islam ou dans la “symbolique des
correspondances” de la tradition hermétique occidentale.
Enfin l’avalement, l’ingestion de la nourriture, troisième geste vital de
l’espèce humaine, polarise une approche et une connaissance du monde basées
sur la fusion et l’union. Ici il n’y a plus de contraires à distinguer ou opposer, ni
de couples complémentaires à relier, il n’y a que l’unité du réel. On ne peut
s’empêcher de penser ici à la notion de vision directe développée par
Krishnamurti, où il n’y a plus ni observateur ni chose observée, mais seulement
le mouvement immobile de l’observation.
“Je voyais un homme réparer la route ; cet homme, c’était moi, le maillet
qu’il tenait, c’était moi ; la pierre qu’il cassait était une partie de moi ; le brin
d’herbe tendre était mon être même, et l’arbre à côté de l’homme c’était moi... Je
pouvais presque sentir et penser comme ce cantonnier ; je pouvais sentir le vent
passer à travers l’arbre et la petite fourmi sur le brin d’herbe. Les oiseaux, la
poussière, le bruit même, faisaient partie de moi. Juste à ce moment, une auto
passa non loin de là ; j’étais le conducteur, le moteur, les pneus. Tandis que la
voiture s’éloignait, je m’éloignais aussi de moi-même. Je me confondais avec
toute chose, ou plutôt chaque chose se confondait en moi, inanimée ou animée,
la montagne, les vers, et tout ce qui respire.” (Krishnamurti cité par
NDUWUMWAMI, 1991, p.66).
Ces trois régimes de l’imaginaire sont à envisager comme des polarités
dont l’activation de l’une invisibilise les autres. Mais elles ne sont pas séparées
et l’actualisation d’un pôle ne se fait que par et sur le fond des autres.
4 - Quelques pistes de réflexion sur l’opposition entre la connaissance
symbolique amérindienne et la vision pénétrante de Krishnamurti.
© Centre de Recherche sur l’Imaginaire Social et l’Education, université Paris 8
Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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C’est à partir de la perspective offerte par Gilbert Durand que je voudrais
apporter des éléments de réflexion, sinon la réponse à la question formulée au
début de cet exposé. Comment se fait-il que je puisse me nourrir de deux
enseignements apparemment aussi opposés quant à la placent qu’ils donnent aux
symboles ?
Ce que dénonce Krishnamurti c’est la réification des symboles et des
images par la mémoire, la pensée, ainsi que l’attachement de l’ego à ce savoir du
passé qui fait alors écran avec le réel. L’imagination qu’il dénonce, c’est celle du
sujet. C’est le lieu du désir, des projections qui mène à l’illusion. Krishnamurti
n’évoque apparemment jamais l’imaginaire sous une autre forme. Les symboles
et les images sont dénoncés comme des support d’attachement de l’ego au passé
qui créent un écran, une distance avec le réel dans son jaillissement toujours
neuf. Krishnamurti est encore plus radical quand à l’utilisation des symboles
dans le domaine dit “spirituel”. Les images se transforment ici en but projetés
devant soi et enferme la conscience dans le temps, interdisant la réceptivité totale
et libre à “ce qui est”.
Pourtant les réalités désignés par l’imaginaire dans l’anthropologie ne
semblent pas se limiter à l’ego. Pour Henri Corbin, l’imaginaire créateur dans la
tradition de l’Islam soufi est une participation à l’imagination créatrice de
l’absolu en nous. Elle nécessite l’extinction du sujet dans une union avec le
monde. Nous sommes ici bien plus proches de Krishnamurti qu’une première
approximation pourrait nous le laisser croire. De même pour Paracelsce, figure
originelle de l’hermétisme occidental, l’imagination est-elle “sans sujet, c’est une
imagination “sans images” (BRAUN p. 116) “Car imaginer ne signifie pas ici la
relation mimétique qui consisterait à se représenter quelque chose au moyen
d’images. (...) La nature en effet n’est pas ce qui est là, donné à nos yeux : elle
est cela, certes, mais plus essentiellement aussi l’invisible qui habite le visible.
Et l’invisible jamais, ne se donnera comme image. Car l’invisible n’est pas
objet ; il est puissance vivante, force formante, Bildende Kraft.” (BRAUN,
p.116).
Il s’agit pour l’homme de participer, dans une réceptivité totale à l’action
de la nature dont il est une partie. “Car l’imagination, c’est d’abord celle de la
nature elle-même. Mais c’est en même temps, la mienne. Car j’en suis, nous en
sommes. L’homme est de la nature ; est nature. Voilà la position principielle :
une correspondance active qui place l’homme non en face de la nature, mais en
son sein, afin qu’il se reconnaisse en elle, afin qu’elle se connaisse en lui.”
(BRAUN, p. 117).
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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Il y aurait donc une imagination “authentique” qui se distingue de
l’imagination illusoire. C’est une participation attentive et sans distance à la vie,
une correspondance totale avec son mouvement qui nécessite une totale
dépossession de soi. On retrouve ce thème chez Maître Eckhart avec la
dynamique dialectique Bildung/Entbildung. Le mot Bildung est construit sur la
racine bild “image” et désigne en allemand le processus de mise en forme de
l’être..... Il est particulièrement intéressant de voir que déjà chez Maître Eckhart,
“l’inventeur” du terme dans la littérature allemande, la mise en forme de l’être
par l’imagination n’est possible que par la nature de la conscience qui est au-delà
de toute image. Autrement dit de manière grossière, nous ne nous construisons à
travers les images qui nous inspirent (Bildung) que dans la mesure où nous
mourons aux images passées qui nous ont déjà construit. L’imagination n’est
créatrice que sur le fond d’une “désimagination”, un dépouillement de toutes les
images (Entbildung) (WACKERNAGEL, 1991).
L’imagination est une participation totale et unifiée au mouvement de la
nature en nous et hors de nous. Krishnamurti dirait à la Vie... La perspective
symbolique amérindienne n’est pas identique au symbolisme conventionnel
hérité du passé que dénonce Krishnamurti. Elle est par contre très proche de la
contemplation et de la participation à l’ordre de la nature qu’il suggère dans son
livre “La vérité et l’événement” : “Comment avoir conscience du contenu de
notre conscience ? (..) C’est dans ma relation à la nature, à mes proches, etc., que
je découvre la vraie nature de ce moi-même. Je découvre ce que je suis.”
(Krishnamurti, 1990, p. 124-125). “Je vois que je suis inattentif, j’ai découvert
que tout mon esprit, ce qui fait ma structure, est inattentif aux oiseaux, à la
nature, à tout : je suis inattentif -quand je marche, quand je mange, quand je
parle, je suis inattentif. Alors je me dis : “Je ne vais pas me préoccuper de
l’attention, mais faire attention à l’inattention.» Vous saisissez ? (Krishnamurti,
1990, p.146).
De même selon Gilbert Durand, l’imaginaire symbolique, qui structure nos
échanges cognitifs avec le monde, n’est pas l’imagination des fantaisies et désirs
du moi. Imaginer c’est plutôt participer aux formes et aux images qui nous
structurent parce que l’homme n’est pas seulement dans la nature mais il est
aussi de la nature. Ainsi la forme même de notre corps et la position humaine
debout structure toute notre appréhension du monde. Symboliquement se
dresser, être droit, s’élever, sont des notions marquées positivement qui
indiquent un “plus d’humanité”. C’est parce que nous avons tous à refaire
l’apprentissage difficile de la station debout, que la terre qui nous porte nous
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parle comme une mère, que l’arbre nous parle dans sa tension entre ciel et terre,
que le vol de l’oiseau nous parle du monde spirituel.
Il serait très difficile et trop long de dénouer ici l’apparente contradiction
entre la place du symbole dans l’enseignement de Krishnamurti et dans la vision
amérindienne. La perspective non-duelle ou mystique (au sens de G. Durand)
que Krishnamurti actualise, l’amène nécessairement à dénoncer tous les pièges
de l’image et de ses miroirs aux alouettes. Le monde des images et des concepts,
lorsqu’il n’est plus perçu comme symbolique -c’est à dire comme monde
intermédiaire vers l’esprit sans forme, selon H. Corbin- se transforme en obstacle
à la vie de l’esprit en se réifiant sous forme de dogmes et de synthèmes. L’image
et le symbole ne sont plus alors perçus comme des portes ouvertes entre deux
mondes, mais comme la vérité. Le signe est alors vénéré dans l’oubli de ce qu’il
manifeste. Comme nous l’a montré Gabriel Sala, les masques et les images qui
nous constituent demandent à être reconnus dans une relation où ils
s’épanouissent et meurent dans la liberté.
Mais au delà de cette nécessaire vigilance aux risques du symbole, il
semble que même chez Krishnamurti il n’y ait pas de coupure radicale entre la
connaissance symbolique et la vision directe. Il arrive par exemple que
Krishnamurti s’exprime symboliquement en prenant des réalités naturelles
comme la lumière et l’éclair pour exprimer une vérité de l’esprit “Le processus
matériel agit dans l’ignorance, dans l’obscurité. Et cet éclair de vision pénétrante
illumine tout, et par conséquent dissipe l’ignorance et l’obscurité.” (Krishnamurti
& BOHM, 1987, p. 191). On trouve aussi quelquefois dans les récits de
Krishnamurti relatant ses promenades solitaires dans la nature l’expression
d’expériences de connaissance symbolique très semblables à celle qu’évoquent
les indiens. “Ces montagnes semblaient si dignes et si paisibles... J’aimerais que
vous puissiez voir ce qui est pour moi la manifestation de Dieu” (Krishnamurti
cité par LUTYENS, 1993, p.55). Cette citation date de 1920 mais on trouve dans
les dernières années de sa vie (1985-86) des comportements de communication
avec la nature qui sont strictement semblables à ceux des indiens. “Cette année là
lorsqu’il retourna pour la première fois dans la forêt (de Gstaad), il s’avança seul
«pour voir si nous sommes les bienvenus».” (LUTYENS, 1993, p.261). “il
continua à faire ses promenades à travers bois jusqu’à la rivière chaque aprèsmidi(...). A chaque fois qu’il arrivaient à l’entrée de la forêt, Krishnamurti
demandait à forte voix : «Pouvons-nous entrer ?»” (LUTYENS, 1993, p.256).
La vision pénétrante que nous suggère Krishnamurti n’est donc pas à
opposer à la connaissance symbolique du monde. On notera d’ailleurs que les
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amérindiens ne tiennent pas de discours sur le symbole, mais que celui-ci se
déploie aussi dans une vision. La vision est un mouvement, un déploiement de
l’image dans le silence. Elle débouche sur un au-delà de l’image. Si l’image est
alors source de connaissance, c’est qu’elle se fonde, comme le monde naturel,
sur un ordre que Krishnamurti nomme le “terrain fondamental” dans ses
dialogues avec le professeur Bohm (Krishnamurti & BOHM, 1987). “Que
voulons-nous dire par ordre ? L’univers, au sens le plus noble, ne connaît pas le
désordre. La nature, même si elle terrifie l’homme, est toujours en ordre. (...) ce
n’est que lorsque l’homme a mis de l’ordre dans sa vie qu’il réalise l’ordre
éternel.” (Krishnamurti, 1989, Vol 2 p.8).
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Krishnamurti éducateur
Pascal DUVAL (GREK)
INTRODUCTION
En me fixant à moi-même l'intitulé de cet exposé, je ne savais pas devant
quelles difficultés j'allais me trouver. Le titre en est Krishnamurti éducateur. Ce
titre fait un écho à un texte de Nietzsche : "Schopenhauer éducateur". La
difficulté majeure est venue du fait que je n'ai pu éviter un long détour vers ce
texte. La tâche que je m'étais proposée et la compréhension de ce texte sont très
vite devenues à tel point solidaires que je n'ai pas pu dégager de priorité. Aussi
n'ai-je pas composé un Krishnamurti éducateur comme je le voulais et cet exposé
est devenu une digression visant à introduire un ensemble de réflexions (1) qui
seules me semblaient susceptibles de répondre à cette question fondamentale :
qu'est-ce qu'un éducateur et en quoi Krishnamurti est-il un éducateur? La raison
principale de cet étrange détour vers "Schopenhauer éducateur" (mais aussi de
façon conséquente vers Emerson et la question de son rapport avec Nietzsche, si
étrangement occulté dans la philosophie actuelle) et que nous avons dans ce texte
une pensée inouïe de la culture qui se forme directement devant nous : la force
de cette méditation suffirait à nous contraindre à écouter ce qu'elle a à nous dire.
A mesure que j'y pense, je trouve une autre raison ou la confirmation d'une
intuition qui se fait de plus en plus claire au contact de ce texte et qui regarde
directement Krishnamurti : la question du non-dualisme centrale chez lui ne
s'avère absolument pas une question qui relève d'un enseignement millénaire
revisité (l'enseignement vedantiste par exemple) et qu'il suffirait de remettre au
goût du jour dans un type nouveau d'éducation. Le problème du non-dualisme
si on le pense en rapport avec l'éducation ou plus généralement la culture
s'enracine à un niveau bien plus profond. Ce dont il est question dans le
thème du non-dualisme ainsi aperçu ne peut-être qu'un mouvement de fond
qui porte la culture à partir d'elle-même vers un autre cercle. Conversion,
(1)
Ce style de réflexions est assez inhabituel en sciences de l'éducation ainsi qu'en
philosophie. Je trouve toute à la fois une inspiration et un encouragement dans un cours
intitulé "ouvroir de philosophie" donné en DEA de sciences de l'éducation qui tente de
cerner la notion de "Paidea" et la pensée de Stanley Cavell dont il sera question plus loin.
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transfiguration, dépassement sont ainsi les figures à partir desquelles nous
pouvons penser notre rapport à Krishnamurti éducateur en faisant fond
toujours sur nous-mêmes et nos possibilités. L'image ainsi évoquée d'un cercle
ou d'une spirale soulève plusieurs questions : Dans ce mouvement auquel nous
sommes invités, vers quoi faisons-nous retour tout en nous éloignant d'un pas?
Comment dans ce nouveau pas sommes-nous élevés et éduqués sur cette position
que nous pouvons à présent contempler?
Je laisse ici tous les malentendus qui peuvent naître des ponts plus ou
moins fragiles que l'on serait tenter de bâtir entre l'Occident (sa prétendue culture
dualiste) et l'Orient (son opposé). Ces malentendus sont largement entamés
depuis l'introduction des doctrines orientales en Occident; ce mouvement
continue. Par rapport à cette tentative de récupération qui est le signe le plus
souvent d'un échec de faire fond sur nous-mêmes, il me semble urgent de
rappeler avec Nietzsche que la question fondamentale de la culture ou de
l'éducation est celle du devenir de l'homme, de son élévation, à partir de son
être-là. Je m'attache à penser Krishnamurti comme un éducateur c'est-à-dire que
j'essaye d'introduire la notion de crise de la culture et d'auto-éducation, que
j'essaye de prendre la mesure de la figure du Saint qui travaille la culture comme
possibilité toujours offerte à nous d'accomplir et de révéler le sens de la culture.
La question ainsi posée par rapport à Krishnamurti peut s'exprimer ainsi : Quel
est la place du religieux dans une culture authentique ? Ou encore quel est le
sens du religieux lorsqu'on a reconnu que le religieux est une force qui traverse
la culture de l'intérieur, qu'on ne peut le nier mais que nous n'avons pas non plus
à nous maintenir dans cette position que nous offrirait le pur regard de la
connaissance (qu'elle ne représente justement qu'une position). L'existence est
tragique, le regard de la connaissance est dangereux et risqué. Nietzsche
l'avait bien vu. Krishnamurti aussi qui nous invite dans un
désinvestissement formidable à "mourir même à la vérité".
Je me rends compte que cette utilisation du mot éducateur a quelque chose
d'inhabituel. Comme il me faut donner quelques indications sur ma propre vision
de ce que signifie un éducateur, sur l'orientation fondamentale que ce thème me
suggère, il me semble que ce qu'il me demande est d'emboîter le pas à "un
nouveau degré de culture" (2). Je ressens le vertige et parfois l'isolement
(2)
Cette expression empruntée au philosophe américain Emerson, Nietzsche la reprend à
son compte dans le texte qui m'occupe en traduisant "culture" par "Bildung", mot à travers
lequel on peut entendre, en français, non seulement la culture au sens strict, mais aussi
l'éducation et la formation (d'un type humain). C'est précisément à de telles "notions" mais
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intellectuel qu'implique une telle visée. Il s'agirait en effet de prendre la mesure
d'un complet bouleversement du sens. Un tel bouleversement du sens,
l'impression d'étrangeté et de déroute (comme si nous opérions une
transgression) que l'on peut ressentir lorsqu'un éducateur traverse notre temps se
trouvent merveilleusement exprimée par Emerson lorsqu'il écrit :
" Prenez garde quand le grand Dieu fait venir un penseur
sur notre
planète. Tout est alors en péril. C'est comme quand dans une grande ville un
incendie éclate et que personne ne sait ce qui est encore en sécurité et où cela
finira. Alors il n'est rien dans la science qui demain ne puisse être renversé, il
n'y a plus de réputation littéraire qui tienne, pas même les célébrités prétendues
éternelles; toutes les choses qui à cette heure sont chères et précieuses à
l'homme ne le sont que compte tenu des idées qui ont surgi sur leur horizon
spirituel et qui sont cause de l'ordre présent des choses comme le pommier
produit ses pommes. Un nouveau degré de culture bouleverserait sur-le-champ
tout le système des préoccupations humaines." (3)
Emerson parle du penseur (qui est encore une figure de l'éducateur). Il ne
fait pas de doute pour moi que la question de savoir si Krishnamurti est un
penseur est résolue en chemin par le fait qu'il me donne à penser. Je vais essayer
de retentir à la question Krishnamurti éducateur en trois parties. La première
présente mon projet de recherches en sciences de l'éducation dans laquelle je
rencontre la question de l'ordinaire ou du quotidien et dans laquelle je
m'interroge sur la possibilité du discours sociologique une fois qu'on a
pleinement perçu ce que Castoriadis appelle l'imaginaire radical (4). la deuxième
est une digression philosophique sur le thème de la place de la pensée chez
Krishnamurti; la troisième partie essaye de se frayer un accès au texte de
Nietzsche.
I RECHERCHE EN SCIENCES DE L’ÉDUCATION
Mon projet de recherche s'intitule "vie quotidienne et esprit religieux.
L'art de vivre et l'éducation selon Krishnamurti". Il est difficile d'extraire chaque
surtout à la manière de les penser ensemble que voudraient introduire les réflexions qui
vont suivre.
(3) Cet extrait de l'essai intitulé "Experience" est cité dans Schopenhauer éducateur.
(4) Peut-être n'est-il pas possible de saisir l'imaginaire dans toute sa radicalité et c'est
précisément dans les limites d'une telle impossibilité que Castoriadis permet qu'on fasse
encore de la sociologie (mais pourquoi pas alors de la philosophie ou de la poésie?).
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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terme de cet intitulé de toutes une séries de thèmes qui traverse la culture prise
dans son sens le plus large : le thème de l'esprit et de la chair, le thème du
sensible et du suprasensible, celui de la dualité et de l'échec qui lui est
invariablement lié, que l'on voit exprimer dans la littérature, dans la philosophie,
dans la religion. En fait c'est tous ces thèmes que je voulais revisiter à la mesure
de ce qui me semblait bien correspondre à un nouveau degré de culture. Lorsqu'il
devient clair, pour employer un langage de la philosophie kantienne, que nous
appartenons à deux mondes (le monde nouménal et le monde phénoménal), mais
que de plus (ce que refuserait la philosophie kantienne) que ces deux mondes
s'entrecroisent et se rejoignent, (que cet autre monde est dans celui-ci) nous
sommes peut-être sur le chemin d'une nouvelle culture (5). C'est ce qui me
semblait être à l'oeuvre plus ou moins consciemment dans les écoles
Krishnamurti. Nous comprenons que le "sans-nom" s'incarne; mais bientôt nous
ne comprenons plus tout ce que cela implique. Mon projet de recherche reflétait
aussi une certaine insatisfaction quant à la juste appréciation du but de ces écoles
comme si la véritable compréhension de leur but était masquée ou devait passer
inaperçue. Il y avait comme un non-dit ou une difficulté de saisir vraiment leur
sens.
Il me semble que dès le premier dialogue avec Anderson (dans "a wholly
different way of living") la question que pose K, lorsqu'il évoque la
"régénération de l'esprit en lui-même", est clairement liée avec celle de la
culture. Il utilise une autre formule qui a une signification extraordinairement
profonde et obscure : celle de "la possibilité de se réincarner maintenant".
Je ne pense pas bien sûr que nous pouvons comprendre cette expression si
nous la saisissons de manière métaphorique c'est-à-dire en faisant jouer
l'imaginaire religieux. L'expression de K me laisse perplexe, incertain (parfois
j'en saisis pleinement le sens, parfois non); je pense pouvoir même aller plus loin
en disant que si je comprenais exactement le lien entre cette question de la
culture et la possibilité de se "réincarner maintenant", alors tout ce que je vais
dire ne deviendrait que des détours inutiles et que la question fondamentale qui
me hante (celle du dépassement de la culture qui est toute la question du
dualisme en fait) cette question perdrait sans doute de son intérêt. Si je
comprenais vraiment ce dont il est question, je le réaliserais. Cette possibilité de
se réincarner maintenant ne serait plus une possibilité mais une réalité. D'autre
(5)
Je ne saurai dire encore si cette affirmation selon laquelle le monde nouménal est
immergé dans le monde phénoménal se rapproche plus d'une profession de foi romantique
ou d'une profession de foi transcendantaliste. (cf "Emerson, Coleridge, Kant", extrait d'un
ensemble de leçons de Cavell intitulé : "En quête de l'ordinaire : la ligne sceptique et la
ligne romantique").
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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part, je tiens pour essentielle, à la fois précieuse, pleine d'inattendus et de
possibilités ouvertes cette situation de clair-obscur. Parfois il peut sembler que la
situation vis à vis de Krishnamurti est déséquilibrée ou perdue d'avance, que
nous n'avons plus qu'à nous effacer, à nous perdre, à disparaître derrière sa
parole : c'est une tentation à laquelle il faudrait faire face avec audace et légèreté.
Il faudrait parvenir à notre propre langage (6). C'est ainsi du moins que je
comprends le but de ce groupe de recherche où nous pourrions partager ce qui
est la racine de toute vraie recherche, et nous inspirer mutuellement la confiance
en soi.
J'essaierais tout d'abord d'isoler quelques points autour desquels me
semblent tourner ma recherche lorsque je la considère avec distance. Tout
d'abord il y a cette phrase redoutable de Goethe :
" L'homme est né pour une situation limitée; il peut comprendre des buts
simples, proches et définis et il s'accoutume à user des moyens dont il dispose
sous la main; mais dés qu'il est au-delà, il ne sait ce qu'il veut ni ce qu'il doit et
c'est tout un, qu'il soit dispersé par la multitude des objets ou jeté hors de lui par
la hauteur et la dignité de ceux-ci. Son malheur est toujours de viser quelque
chose à laquelle ne s'accorde pas une activité propre et régulière." (7)
Il me semble encore que si je donnais mon plus faible accord à une telle
description de la condition humaine, je n'aurai plus qu'à mener une vie
absolument dépourvue de noblesse et d'intérêt. Ce dont parlerait Goethe serait en
effet le tragique d'une situation où nous serions incapables de recevoir et de
cultiver les fruits d'une inspiration vers ce qu'il y a de plus lointain et de plus
essentiel. Nietzsche cite cette phrase dans "Schopenhauer éducateur" comme un
écueil majeur; il en surmonte le danger. Ce danger serait l'impossibilité d'une
"vie propre et régulière" qui fut autre chose que le miroir d'une vie rêvée. K est
aux antipodes de cette position par sa passion pour l'ordinaire inséparable de sa
vision de la beauté. En fait il est clair que K est au delà de cette dualité, et qu'il
(6)
Comme l'a bien vu René Barbier cette épreuve de l'altérité par laquelle je pense que
nous pouvons intégrer ou hériter de Krishnamurti dans "notre propre langage" est le motif
principal d'une homologie de structure entre Nietzsche/Schopenhauer et
nous/Krishnamurti.
(7) Je ne prétends pas que cette parole résume l'oeuvre romantique de Goethe mais elle
reflète particulièrement bien une "position culturelle", une vision trés profonde sur le sens
de la culture qui met en jeu tout un ordre de valeurs auxquelles je me suis trés vite mesuré.
La question fondamentale est celle du sens esthétique de la vie et l'interprétation de la
figure de l'artiste au sein du mouvement de la culture. (cf dans cet ordre de réflexions
également la notion de stade esthétique chez Kierkegaard).
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fait face justement à cet illimité dont parle Goethe, qu'il le ramène vers l'ici et le
maintenant. Pour Krishnamurti l'illimité c'est l'ici et le maintenant.
K dit : "l'expérience humaine est essentiellement triviale". Cette parole
n'est pas triviale bien entendu. Il y a quelque chose d'extraordinaire à dire ,si je
peux l'interpréter ainsi, que toute expérience humaine, et par conséquent aussi les
grandes crises de l'Esprit, ne s'éloigne jamais de l’ambiguïté de la vie
quotidienne et de l'entente ordinaire. Le trivial c'est un peu comme l’Être dont
parle les philosophes, un vague concept dont il y aurait peu à dire, comme de
tous les allants de soi; cependant l'entrée dans la question qui le révèle dans sa
brutalité ne l'est certainement pas. C'est l'interlude décisif de la Baghavad Gita
par exemple où Arjuna découvre le trivial d'un champ de bataille; c'est encore la
question dans laquelle Heidegger a reconnu un sommet de la métaphysique :
"Pourquoi y-a-t-il de L'être plutôt que rien ?".
On s'aperçoit en fait, par brefs instants, que nous vivons quotidiennement
avec l'illimité et cette perception qui ouvre des espaces inexplorés nous jette en
même temps dans l'étrangeté. Il n'y a rien alors sur la Terre et dans le Ciel qui ne
semble à notre portée, qui ne semble l'image d'une vie qui se rapporte en fait à
elle-même, intimement et de façon voilée. La Terre et le Ciel nous apparaissent
comme de simples polarités, dans la ferveur d'un échange incessant. Une douce
lumière nous envahit. Nous comprenons aussi que le langage de
l'illumination, ou de l'extase n'est qu'une possibilité d'exprimer ce moment;
que le langage religieux atteint bien quelque chose mais qu'il le fait déjà sur
un mode qui rate la proximité, qui n'est déjà plus dans l'écoute extrême
d'une fusion. Mircea Eliade, afin de cerner une différence fondamentale auquel
nous invite certaines "expériences orientales" de nature religieuses, propose le
mot d'"en-stase". Mais alors, je me demande si ce ne serait pas la perception
même du sacré et de la religion qui s'en trouverait changée, convertie, vers une
dimension que nous avons en propre (8). Même si l'anthropologie, l'ethnologie, la
philosophie comparée, l'histoire des idées religieuses peuvent nous aider à saisir
l'originalité de la parole de Krishnamurti, il y a un point où toutes ces tentatives
rencontrent leurs limites.
HEIDEGGER, ce penseur du dire poétique dirait qu'elles restent dans les
limites da la psychologie, de la science, et de la métaphysique. Aussi curieux que
paraisse ce rapprochement, je mets en parallèle la fin de non-recevoir de K par
rapport à l'expérience religieuse quelqu'elle soit, avec la possibilité de saisir à la
(8) Tant
qu'on ne comprendra pas que le non-dualisme est une dimension intrinsèque en fait
à la parole, à sa dimension poétique on échouera, à mon avis, à comprendre le sens
nouveau de la culture auquel nous invite un éducateur comme Krishnamurti.
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racine même, dans la totalité d'une vie indivise l'être-religieux et je comprends
cela comme un investissement extraordinaire dans la dimension poétique de la
parole.
Il n'est peut-être pas évident en quoi la révélation (l'auto-révélation ?) de ce
que j'appelle la quotidienneté, ou encore l'ordinaire, nous incline à la nouvelle
tâche d'une appropriation de la culture, et notamment la réappropriation des mots
de l'expérience religieuse. C'est une question extraordinairement présente par
exemple dans l'écriture même d'un auteur comme Henry David Thoreau, ce
"mystique pratique" comme il se désignait lui-même. Avec Krishnamurti nous
sommes invités à une forme de vie originale dans laquelle le quotidien a une
importance extraordinaire et où se trouve précisément vécu et interprété
l'"illimité". C'est ce que je voulais montrer dans mon projet d'étude en prenant
comme point de départ les écoles Krishnamurti en tant que je pensais et continue
à penser que cette vie quotidienne-là ne peut s'analyser à partir d'aucune entente
traditionnelle de ce qu'on appelle l'amour, l'amitié, le pouvoir, la collectivité,
l'enseignement, le savoir etc... Mais c'est ici qu'une difficulté survient : qu'est-ce
qu'en définitive que le quotidien des écoles Krishnamurti? Comment y avoir
accès s'il est vrai qu'il s'agit d'une vie quotidienne ordinaire (comme les autres) et
qu'en même temps elle n'est pas vécue dans l' entente dans ce qu'on appelle
communément la vie quotidienne? Le paradoxe est troublant pour le chercheur
en sociologie de l'éducation. Quel sera son langage descriptif ? Comment
décrira-t-il en fin de compte une vie quotidienne qui se rapporte toujours
réflexivemment à elle-même et interprète ses catégories (celle du chercheur) de
l'ordinaire, du simple, du trivial, de l'évidence, de l'allant de soi ?
Je me suis demandé s'il ne fallait pas commencer par dégager le terrain de
ce qu'on appelle la quotidiennneté, si ce n'était pas la vision triviale du trivial qui
était en cause. Qu'est-ce qui nous assure en fait de l'évidence et de la simplicité
de ce que nous appelons le quotidien, qu'est-ce que le sens commun ? le plus
ferme paraît le moins assuré et le plus mystérieux si nous y réfléchissons. Rien
n'est plus faux que de penser que c'est l'homme ordinaire qui nous le dira. Si
cette vie quotidienne-là fait advenir quelque chose de nouveau c'est en premier
lieu le sens qui est donné à la vie quotidienne elle-même. Il s'agit de la difficulté
d'initialiser un point de vue sur l'objet de l'étude puisque l'objet doué
d'intelligence déjoue, interprète les catégories que le chercheur formule. Est-ce
un cas concret de ce que Ardoino appellerait la "négatricité"?
Les recherches portant sur la vie quotidienne en général sont rares. Un
point de vue philosophique ou idéologique semble toujours en interdire l'accès.
Ici, nous ne cacherons pas qu'un défi doit être soulevé qui tient à ce que le point
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de vue savant sur la vie journalière n'est jamais éloigné de l'"entente courante"
ou profane. Ici plus qu'ailleurs on verra un lieu de méprises et de
transformations, de malentendus et de quid pro quo entre le philosophe,
l'idéologue, le scientifique et le sens commun. Dés qu'on s'intéresse au problème
on ne sait plus qui s'exprime : l'homme accablé par le quotidien pour lequel il
pèse comme un destin, une loi ou une raison ("c'est la vie !", entend-on dire
parfois avec résignation) ou l'"intellectuel" qui comprend, qui condamne, qui
montre d'autres voies (figure tour à tour pessimiste, dénonciatrice, visionnaire?).
Qu'est-ce que la vie quotidienne ? Autrement dit qu'est-ce que la condition
humaine? Dans un texte intitulé la parole quotidienne (in l'entretien infini)
Maurice Blanchot écrit : "Le quotidien : ce qu'il y a de plus difficile à découvrir".
Il essaye d'exprimer cette anarchie du clair obscur, ce mélange impur du "confus
quotidien" dans un esprit qui nous semble très proche de Heidegger dans "Être et
temps" : "Le quotidien échappe. Pourquoi échappe-t-il ? C'est qu'il est sans
sujet. Lorsque je vis le quotidien, c'est l'homme quelconque qui le vit, et
l'homme quelconque n'est ni à proprement parler moi ni à proprement parler
l'autre (...)". Blanchot est tout à fait conscient de cette contradiction de la vie
quotidienne, entre le peu et le trop, la spontanéité et l'inertie, le fastidieux et la
fluidité... Mais ce n'est pas cette unité qui intéresse Blanchot, alors que je me
demande si ce n'est pas précisément cette unité qu'il s'agirait d'explorer. Blanchot
,donc, se trouve vite rattrapé par une philosophie de l'authenticité et il n'évoque
que le caractère négatif de la vie quotidienne. En lui accordant cet aspect nous
pouvons suivre sa réflexion jusque dans ce refus d'être sauvé de la
quotidienneté. Si rien ne se passe dans la quotidienneté, il y a quand même
l'affirmation selon laquelle quelque chose serait admis à passer! : " Mais voici
que survient une brusque clarté. Quelque chose s'allume, apparaît comme un
éclair sur les chemins de la banalité... c'est le hasard, le grand miracle. Et le
miracle pénètre d'une manière imprévisible dans la vie...sans relation avec le
reste, transformant l'ensemble en un compte clair et simple. Par son éclat, il
sépare les moments indistincts de la vie journalière; suspend les nuances,
interrompt les incertitudes (...). Mouvement contre lequel il n'y a rien à dire,
sinon qu'il manque le quotidien, car l'ordinaire de chaque jour ne l'est pas par
contraste avec quelque extraordinaire; ce n'est pas le "moment nul" qui attendrait
le "moment merveilleux" pour que celui-ci lui donne un sens ou le supprime ou
le suspende".
N'y aurait-il possibilité d'étudier la vie quotidienne tout en préparant à son
changement ? "Critique de la vie quotidienne" (tome I,II,III) de Henri Lefebvre
qui voudrait préparer à un changement radical de la quotidienneté est une
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tentative remarquable. J'ai eu en le parcourant le sentiment peut-être mal fondé
ou partisan que la sincérité le disputait à la haute voltige dialectique. Je retiens en
tout cas la place originale que l'auteur assigne au sociologue-historien : "Il ne
considère le quotidien ni comme le non-philosophique, ni comme un matériau
pour une conscience virtuelle. Il ne le considère pas comme ce dont la
philosophie se distancie pour se lancer soit dans une phénoménologie de la
conscience, soit dans une logique ou une éthique, ou une esthétique. Il tente de
montrer que le caractère confus du vécu comme du quotidien ne signifie pas leur
pauvreté mais leur richesse. Le moindre objet a une relation directe ou indirecte
avec l'art, la "culture", la civilisation. (..). S'il y a du magique dans le quotidien
(rites, formules, proverbes, traditions), c'est aussi sa complexité et sa richesse. Le
quotidien se prend pour "objet", non comme objet statique ou comme prétexte à
la construction d'un "modèle", mais comme point de départ pour une action. Il ne
représente pas le degré inférieur de la vie intellectuelle ou "spirituelle" ". Nous
sommes d'accord avec ce point de vue et voudrions voir s'il s'applique à l'objet
particulier qui nous occupe. L'éducation selon K pourrait se livrer à partir de ce
point de vue, mais notre thème comporte un autre volet qui est l'esprit religieux
revisité (cette énergie de destruction et de création). C'est ici que nous nous
distinguons de Lefebvre fortement marqué par le marxisme. Nous devons plutôt
faire apparaître la vie quotidienne qui nous intéresse comme problème et comme
totalité et montrer comment elle est travaillée de l'intérieur par l'avènement d'un
esprit global. En tournant et en retournant plusieurs fois l'insatisfaction que
faisait naître chez moi le dur labeur de la pensée dialectique je suis arrivé a cette
conclusion (que je reconnais un peu péremptoire et qui est loin de faire justice au
travail de Lefebvre) : L'homme total ne saurait être l'homme socialiste et que par
conséquent les catégories dialectiques, la méthode dialectique n'étaient pas
adaptées à ce que je voulais faire.
La vie quotidienne avec son clair-obscur se tient toujours dans une
ambiguïté caractéristique que l'on peut appeler, certes comme dirait Lefebvre,
une aliénation. Il semble qu'on ne puisse montrer cette aliénation que sur des
choses "extérieures" à la vie quotidienne (par exemple dans le divertissement, les
modes de divertissement), mais en ne perdant jamais de vue qu'on fait ainsi de
façon "interne" le procès de cette fuite hors de la vie quotidienne. La situation
d'éducation serait une situation particulière d'aliénation. Nous avons ici un
exemple de catégorie à réinventer car elle est en décalage par rapport à une
éducation du type dont nous parlons au moment même ou elle veut capter un
aspect fondamental de la réalité. Cette catégorie renvoie à un discours plus ou
moins idéologique voire solidement marxiste. Malheureusement qu'avons nous à
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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proposer à la place ? L'entreprise de libération, au coeur de la pensée d'une telle
éducation nous permet-elle de décrire dans toute son ampleur, de
"conceptualiser" cette situation? Est-il plus adéquat de l'appeler une situation
conditionnée? Et quel bénéfice en tirons-nous pour l'analyse? Toute situation
n'est-elle pas conditionnée? L'illusion, commune à beaucoup d'entreprise de
compréhension purement dialectique, consiste peut-être à penser que l'analyse
des conditions déconditionne cette situation. Aussi vague et injuste que puisse
paraître ce procès il est contenu également dans une approche que réclame
Krishnamurti ("L'analyse paralyse!"). Un conditionnement renvoie dans cette
perspective à l'infini des conditionnements, non seulement inhérent à une société,
mais aussi à l'homme particulier et à l'homme générique. A cela il n'y a rien à
faire sauf à réaliser l'ampleur du problème dans une perception immédiate. Si
nous prenons au sérieux le thème d'une compréhension qui ne laisse pas de trace,
d'une compréhension pour ainsi dire "subitiste" de la condition humaine, la vie
quotidienne dans le contexte de l'enseignement de Krishnamurti ne pourra se
livrer dans une logique ou une méthode de type dialectique. Il nous faudra par
conséquent prendre au sérieux cette entreprise de libération qui situe dés le
départ la possibilité d'un déconditionnement total sans la médiation d'aucun
passage, si nous voulons nous frayer un chemin vers le problème singulier que
pose cette vie quotidienne-là. "Être libre n'est rien, le devenir est le paradis" dit
un dialecticien célèbre; K dit : "La liberté est au départ ou elle n'existe pas".
L'opposition est plus sérieuse qu'on pourrait le penser et ne se "dialectise pas".
C'est pourquoi la manière dont on approchera la catégorie (majeure dans la
pensée dialectique) de la contradiction ou du conflit et la méthode dont on va
l'approcher dans cette vie quotidienne particulière aura une importance décisive.
L'esprit religieux que nous qualifierons d'actuel part comme on le sait chez
Krishnamurti d'une profonde conscience de l'unité humaine. Le thème de la
contradiction ou plus proprement et fidèlement du conflit est crucial. C'est de ce
FAIT (ensemble de la raison et du coeur) que part l'enseignement de
Krishnamurti : l'homme est habituellement dans le conflit, l'individu est divisé et
par conséquent nullement un in-dividu. Réaliser ce fait c'est réaliser une "prise
de conscience" qui contient déjà en-soi les germes de la dissolution de l'énigme,
de la souffrance, de l'inquiétude et cela avant tout se vit. La conception
particulière de K. devrait donc induire également dans l'esprit du chercheur une
refonte des catégories apparemment inoffensives ou idéologiquement connotées
du conflit, de la contradiction, de la résolution du conflit, et par conséquent du
pouvoir, de la liberté, de la vérité (9).
(9)
Je suis conscient que dans le choix de ces "catégories" il faut distinguer ma propre
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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En fait cette difficulté de parvenir à énoncer des catégories à partir
desquelles je pensais pouvoir cerner l'"institution Krishnamurti" tenait à une
difficulté propre à la notion de signification imaginaire telle qu'elle est mise en
oeuvre par Castoriadis. Cette difficulté renverrait tout simplement à
l'emmêlement originaire du niveau réel-fonctionnel et du niveau symbolique. La
quasi-impossibilité d'isoler un niveau primaire qui serait comme un système des
besoins (dont aucune sociologie n'a pu en définitive faire l'économie) tiendrait
précisément au fait que ce niveau est institué, qu'il est complètement investi
(toujours déjà investi) par l'imaginaire radical. Qu'est-ce à dire ? : qu'on ne peut
pas décrire le fonctionnement d'une institution parce que rigoureusement parlant
une institution ne fonctionne pas ? que notre langage échoue nécessairement à le
dire? Qu'il faut renoncer à ce que la linguistique lacanienne dénoncerait comme
"une jonction mythique du signifiant et du signifié" ? Castoriadis dirait ceci :
on ne peut constituer la description symbolique d'une institution qu'en
présupposant d'un autre coté un mode de fonctionnement indépendant, autonome
qu'on appellerait le réel et sur lequel viendraient s'articuler assez
mystérieusement des significations sociales imaginaires (10).
Prenons une école (en l’occurrence Krishnamurti) qui est un exemple
d'institution : comment fonctionne-t-elle ? A quel système des besoins répondelle? Autrement dit dans ma problématique comment isoler les signifiés ou
catégoriser? Ceci, si je suis Castoriadis, ne serait pas dicible : on ne peut nommer
ce qui serait un degré zéro du langage; on ne peut désigner ce qui est toujours
déjà institué. En même temps le sens commun ne peut pas se tromper
entièrement : l'image "part", s'origine bien dans quelque chose. Mais comment
nommer ce signifié ou ce point d'ancrage ?
Soit la "terre promise" dans l'imaginaire hébraïque : quel est l'institué sur
lequel vient s'exercer un instituant aussi massif? Peut-on en faire la géographie,
la géologie, l'écologie? Quel est le "Sol" à partir duquel l'imaginaire prend son
essor pour gagner des régions célestes ? Quel est en général le "Sol" de
l'imaginaire radical ? Les questions que nous posons interroge directement la
dimension poétique, le mode par lequel s'institue en fait la Vérité (aletheia
compréhension de Krishnamurti de la manière dont il est vécu quotidiennement dans les
écoles Krishnamurti. C'est à ce dernier titre que les catégories du chercheur pourront coller
effectivement au "langage" de ces écoles. Le problème majeur est que je ne vois pas en
quoi la description pourra se distinguer de l'interprétation.
(10) Soit un élément pris dans "la chaîne symbolique" Castoriadis en vient à cette parole
minimale : quelque soit la manière dont il circule, ce qu'il symbolise, signifie ou imagine
(tel village, tel homme, tel chat) continue à obéir à une logique ensembliste-identitaire
(autrement dit : aucune institution sociale n'évitera jamais cette parole de Leibniz selon
laquelle "ce qui n'est pas Un être n'est pas non plus un un Etre").
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comme dévoilement-revoilement de l’Être). Avant tout repérage en effet de ce
"Sol", quelque chose de plus originaire s'institue qui nous en permet l'accès.
Inversement si nous supposons donné un tel sol, que se passe-t-il ? :
"Soit dans un autre exemple les cérémonies de "passage", de
"confirmation", d’initiation" qui marquent l'entrée d'une classe d'âge
d'adolescents dans la classe adulte; cérémonies qui jouent un rôle si important
dans la vie de toutes les sociétés archaïques et dont les restes non négligeables
subsistent dans les sociétés modernes. Dans le contexte chaque fois donné, ces
cérémonies font apparaître une importante une importante composante
fonctionnelle-économique, et sont tissées de mille façons avec la "logique" de la
vie de la société considérée (...). Il est nécessaire que l'accession d'une série
d'individus à la plénitude de leurs droits soit marquée publiquement et
solennellement (...), qu'une "certification" ait lieu(...). Mais autour de ce noyau on serait presque tenté de dire, comme pour les huîtres perlières : autour de
cette impureté - se cristallise une sédimentation innombrable de règles
d'éléments magiques dont la justification relativement au noyau fonctionnel est
de plus en plus médiate, et finalement nulle. Les adolescents doivent jeûner tel
nombre de jours, et ne manger que tel type de nourriture (...) porter tel
ornements et tels emblèmes, etc." (11).
Résumons ces deux mouvements symétriques : dans le premier cas nous
sommes incapables d'agripper du réel ou si l'on veut du naturel mais dans l'autre
cas c'est tout d'un coup l'infinité ou la totalité ouverte de l'institution imaginaire
de la société qui se dévoile à partir de la plus petite unité d'ancrage (comme par
exemple un simple grain de sable).
Cette situation qu'évoque Castoriadis me
confronte à la pensée
d'Heidegger et notamment au texte qui s'intitule "l'origine de l'oeuvre d'art".
L'oeuvre d'art est symbolique dit Heidegger, c'est à dire qu'elle est plus que sa
choséité tout en étant chose. Mais toute la question est précisément de penser
ensemble le "support chosique" de l'oeuvre et son "être oeuvre", penser leur
réunion et qui est précisément l’étymologie du mot symbole
(11)
(12).
Je ne peux
"L'institution imaginaire de la société", p 181. Cette image de l'huître perlière sous la
plume de Castoriadis est extrêmement instructive. Je suis attentif non seulement au fait que
Castoriadis fait appel à une oeuvre de la nature pour donner à comprendre ce qui est de
l'ordre du travail symbolique mais aussi au fait que cette image vaut comme métaphore
d'une lecture du fait social, lecture dont Castoriadis dit clairement qu'elle est appelée à
perdre de vue son point d'ancrage ou son "prétexte", comme si le texte sociologique perdait
peu à peu son sens littéral et dériver vers le mythe.
(12) "(...) L'oeuvre d'art est-elle encore autre chose, en plus et au dessus de sa choséité? Car
c'est cet Autre qui y est qui en fait une oeuvre d'art. L'oeuvre d'art est bien une chose, chose
amené à sa finition, mais elle dit encore quelque chose d'autre que la chose qui n'est que
chose : allo agoreuei. L'oeuvre communique publiquement autre chose, elle nous révèle
autre chose; elle est allégorie. Autre chose encore est réuni, dans l'oeuvre d'art, à la chose
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m'étendre sur l'importance de la pensée de Heidegger touchant la question du
symbolique. Disons brièvement qu'il me semble que Heidegger recueille
précisément les deux morceaux disjoints du symbole que Castoriadis ne peut pas
saisir ensemble. Je me suis sérieusement demandé si le dire sociologique, auquel
Castoriadis pose de sérieuses limites (pour faire bref la distinction entre le
signifiant et le signifié n'est là que pour le but de l'analyse mais on ne peut
absolument pas saisir le moment émergent de l'imaginaire radical où ils seraient
unis) ne pouvait pas être relayé par le dire poétique tel que le pense Heidegger.
II Krishnamurti ET LA PENSÉE PHILOSOPHIQUE
En essayant de ramasser en une formule éclairante ce que je dois à
Krishnamurti du point de vue philosophique, caractériser en fait la position à
partir de laquelle je pouvais penser Krishnamurti, je suis arrivé à la formule
suivante : Il y a de la présence. C'est à dire que par rapport à la pensée dominante
de la déconstruction selon laquelle nous en aurions fini avec la métaphysique de
la présence, j'affirme qu'il y a de la présence. La pensée dominante se ferait
l'écho de cette fin de non-recevoir de Heidegger lorsqu'il déclare : "A l'intérieur
de la pensée, rien ne saurait être accompli, qui puisse préparer ou contribuer à
déterminer ce qui arrive dans la foi et dans la grâce. Si la foi m'interpellait de
cette façon, je fermerais mon atelier. Certes, à l'intérieur de la dimension de la
foi, on continue encore à penser; mais la pensée comme telle n'a plus de tâche."
Là où je me sépare quelque peu de la pensée dominante c'est lorsqu'on interprète
systématiquement cette fin de non-recevoir comme un manière d'en finir avec la
présence en la confinant au discours de la théologie. Cette manière de voir ne
rend pas justice à Heidegger. S'il est vrai que Heidegger écarte la théologie de la
philosophie, c'est pour inviter à un autre découpage des distinctions
traditionnelles. Il y a des choses surprenantes chez le dernier Heidegger
notamment touchant la question du religieux. Il faudrait les penser. Personne à
mon sens ne s'est intéressé à un passage extraordinaire de "l'origine de l'oeuvre
d'art" que je ne résiste pas à citer. On sait que ce qu'Heidegger appelle oeuvre
d'art (il appelle cela "faire advenir la vérité") n'est pas (loin de là) limité à ce
qu'on appelle oeuvre d'art (il est même douteux que ce qu'on appelle
ordinairement oeuvre d'art participe de ce que Heidegger appelle oeuvre d'art),
mais que quelque chose de comparable (formule obscure) à ce qui est à l'oeuvre
dans l'oeuvre est à l'oeuvre également dans d'autres "lieux". Si l'oeuvre d'art, le
faite. Réunir, c'est en grec sumballein. L'oeuvre est symbole". L'origine de l'oeuvre d'art p
17, Chemins qui ne mênent nulle part.
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dire poétique ouvre l'accès en un sens éminent à ce qu'il appelle "l'institution de
la vérité", il semble qu'il y ait d'autres lieux inattendus où pourrait se décliner
cette institution de la vérité. En un mot qu'il y a des guises de L’Être ou de la
présence qui s'élit pour ainsi dire lui-même, de façon à chaque fois originale et
complète. Maintenant ces guises de l"'advenue de la vérité", il ne nous est pas
loisible comme le terme le suggérerait d'y penser n'importe quoi parce qu'elles
forment pour Heidegger un cercle ou une quadrature très serrée. Il n'est pas
indifférent de reconnaître n'importe quelle région du sens derrière ces guises.
Toutefois, même si leur nom, l'ordre de pensée qu'elle véhicule est fortement
suggérée par Heidegger, il y a au moins un lieu dans cette quadrature à peu près
parfaite où nous ne savons que penser.
"Une manière essentielle dont la vérité s'institue dans l'étant qu'elle a
ouvert, c'est la vérité se mettant elle-même en oeuvre. Une autre manière dont la
vérité déploie sa présence, c'est l'instauration d'un État. Une autre manière
encore pour la vérité de venir à l'éclat, c'est la proximité de ce qui n'est plus tout
bonnement un étant, mais le plus étant dans l'étant. Une nouvelle manière enfin
pour la vérité de fonder son séjour, c'est le vrai sacrifice. Une dernière manière
enfin pour la vérité de devenir, c'est le questionnement de la pensée qui, en tant
que pensée de l'être, nomme celui-ci en sa dignité de question"(13).
Il faut sans doute être un peu familiariser avec la pensée de Heidegger pour
comprendre qu'il nomme tour à tour le Politique, le Théologique, et le
Philosophique; mais il manque dans cette parfaite quadrature quelque chose sur
lequel on passe très vite et qui est profondément énigmatique, quelque chose
qu'on ne peut penser radicalement, quelque chose qu'on ne peut nommer: qu'estce que Heidegger appelle le "vrai sacrifice" (ou dans une autre traduction le
"sacrifice essentiel") ? . Heidegger touche ici quelque chose de difficile à saisir
et de très mystérieux. Cela mériterait pour moi toute une étude à part et
demanderait certainement qu'on aille voir de l'autre coté des frontières
habituellement tracées par la pensée universitaire philosophique française,
notamment du coté de son admiration pour maître Eckhart.
Mon intérêt pour Heidegger qui trouve son origine dans ma formation
universitaire s'accroît au fur et à mesure que j'essaye de penser Krishnamurti. De
façon symétrique, elle m'éloigne d'autant de la pensée philosophique
universitaire; mais cette injonction à penser sur laquelle insiste tant Heidegger,
m'éloigne aussi parfois de la dévalorisation dangereuse du terme "pensée" qui
serait, croit-on, impliqué dans les approches orientales. Ce que Krishnamurti
appelle "pensée" demande sérieusement à être interrogé. Je crois que la méfiance
(13) L'origine de
l'oeuvre d'art, Chemins qui ne mènent nulle part, p69.
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que je vois parfois autour de moi touchant la possibilité d'une "interprétation
philosophique" de Krishnamurti a son origine dans une mésentente sur le rôle de
la philosophie et une vue partiale du rôle que Krishnamurti assigne à la pensée;
comme s'il nous demandait de fermer ce fameux "atelier de la pensée". Pour
exposer ma situation brièvement : La question la plus intéressante que pose
Krishnamurti à la philosophie c'est celle de la place de la pensée, de son jeu
par rapport à ce qu'il appelle l'Intelligence (au sens éminent). Ceci me
suggère que le philosophe, pas plus que l'artiste, le poète, l'architecte, n'a à
oublier son travail mais qu'il doit se tourner vers Krishnamurti pour trouver
l'inspiration dans laquelle son titre, sa prétention jusqu'alors jeu d'une
fragmentation culturelle pourra enfin recevoir son lieu authentique, son
intégration dans un nouveau degré de culture. La question que pose par
conséquent K à la philosophie c'est celle de sa conversion, de son passage (pour
reprendre le vocabulaire du dialogue entre Anderson et K) d'un fait de
civilisation à sa juste place dans une culture créatrice.
Il me semble clair que ce qui est exprimé dans ce dialogue est exactement
de la même nature que ce que l'on trouve dans l'essai d'Emerson intitulé le
"Savant américain". Cet essai qui s'adresse à un type non-encore advenu (14) est
un appel à l'Homme-Qui-Pense ("Man thinking") qu'Emerson oppose à la pensée
dans "l'état divisé ou état social", à la pensée comme spécialité. C'est pourquoi je
ne peux pas lire autrement que socialement et philosophiquement cet essai
d'Emerson et sans le mettre en relation avec l'Individu de Krishnamurti :
" Selon l'une de ces fables qui, tirées d'une antiquité inconnue, contiennent
une sagesse inattendue, les dieux, au commencement, divisèrent l'Homme en
hommes afin qu'il pût être plus utile à lui-même, tout comme la main fût divisée
en doigts pour mieux remplir son but.
Cette vieille fable toujours nouvelle et toujours sublime : il n'est qu'Un Seul
Homme, - qui n'est présent à tous les hommes individuels que partiellement ou
par une faculté; et il vous faut prendre toute la société pour trouver l'homme tout
entier. L'Homme n'est pas cultivateur, professeur, mécanicien, mais il est tout.
L'Homme est prêtre et savant et homme d’État et producteur et soldat. Dans
l'état divisé ou état social, ces fonctions sont distribuées à des individus, chacun
d'eux visant à faire son lot du travail commun tandis que chacun des autres
exécute le sien. La fable implique qu'afin d'avoir le contrôle de lui-même
l'individu doit parfois revenir de son propre ouvrage pour embrasser tous les
autres travailleurs. Mais malheureusement cette unité originelle, cette source de
(14)
En fait dans ce type non-encore advenu, Emerson pense la possibilité à partir de
laquelle L'Amérique pourrait accéder à sa propre culture.
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pouvoir a été tellement répartie entre des multitudes, a été si finement subdivisé
et détaillée, qu'elle est dispersée à l'état de gouttes et ne peut être rassemblées.
L'état de la société est tel que ses membres ont subi une amputation du tronc et
se pavanent comme autant de monstres ambulants, - un joli doigt, un cou, un
estomac, un coude, mais un homme jamais.
L'homme est ainsi métamorphosé en chose, en de multiples choses. Le
planteur, qui est l'homme envoyé aux champs pour y ramasser de la nourriture,
est rarement réjoui par la moindre idée de la dignité véritable de sa charge. Il
voit son boisseau et sa charrette et rien au-delà, et il s'enfonce dans son rôle de
fermier, au lieu d'être l'Homme à la ferme. L'artisan ne donne presque jamais de
valeur idéale à son ouvrage, mais est accablé par la routine de son métier, et
son âme est assujettie aux dollars. Le prêtre devient une forme, l'avocat un code,
l'ouvrier une machine, le marin un cordage de bateau.
Dans cette répartition des fonctions, le savant est l'intellect délégué. A
l'état juste, il est l'Homme-Qui-Pense. A l'état dégénéré, quand il est victime de
la société, il tend à devenir un simple penseur, ou pire encore, le perroquet de la
pensée d'autrui". (15)
C'est le mérite d'un autre philosophe très important, selon moi, qui
s'appelle S. Cavell d'avoir compris dans toute son ampleur, que cet appel à
l'Homme-Qui-Pense chez Emerson n'était pas un propos littéraire (dès qu'une
certaine philosophie veut se débarrasser de l'Homme-Qui-Pense, on dirait qu'elle
signe un pacte avec le sens commun pour le rejeter dans le poétique ou le
littéraire), mais que cet appel à l'homme total chez Emerson appartenait bel et
bien à la philosophie, où à la possibilité d'une existence philosophique dans sa
courageuse visibilité. J'esquisserai brièvement sa pensée en disant en quoi elle
m'intéresse. S. Cavell part d'Emerson, élabore tout un écheveau de questions
(15)
Ce texte est assez emblématique du transcendantalisme d'Emerson. L'idée d'un état
social juste ou authentique qui serait le reflet de ce que l'on pourrait appeler l'âme, n'est
certainement pas sans rappeler la République de Platon. S'il fallait tisser un autre lien entre
ce texte et la pensée classique philosophique, il faudrait bien sûr penser au texte de Kant
sur "le conflit des facultés". Ce qui importe me semble-t-il à ce niveau est de cerner la
socialité de ce texte à partir du fait que l'intellectuel ,selon Emerson, est l'homme qui
représente l'Homme-Qui-Pense, qu'il lui demande en fait de ne pas déroger à cette mission.
Il est l'intellect "délégué" et il doit s'en souvenir, ne pas se conformer à la société c'est-àdire savoir rester "représentatif". La lutte avec le conformisme social est ainsi ouverte mais
il y va de l'enjeu de la pensée, de ce qu'elle a de propre, et absolument pas d'une
revendication anarchiste, politique, ou sociale au sens où on l'entendrait de façon
superficielle. Le cercle de la pensée dans lequel nous sommes engagés avec Emerson vient
de ce que la "particularité" de cette tâche a justement avoir avec "l'universalité", de sorte
que, pour reprendre une formule de Heidegger, ce qui donnerait le plus à penser à cet
Homme-Qui-Pense est précisément le fait qu'il n'est pas encore advenu. Emerson nous
parle bien de la place de la philosophie ou de la pensée et c'est aussi ce que je vois chez
Krisnamurti.
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autour de ce qu'il appelle le "perfectionnisme moral". Donner une caractérisation
de ce qu'il saisit sous le nom de perfectionnisme moral est une gageure puisque
qu'il s'agit d'un authentique cheminement philosophique qui engendre ses
propres questions. On peut en saisir toutefois des fragments en extrayant de son
contexte quelques affirmations ou définition dans lesquels apparaît le mot
"perfectionnisme" . Dans "tenir le cap" (introduction à "condition noble ou
ignoble"), il écrit : "Dans ma vision des choses, le perfectionnisme n'est pas une
théorie (une de plus) de la vie morale, mais quelque chose comme une dimension
ou une tradition, de la vie morale que l'on retrouve tout au long de la pensée
occidentale et qui touche à ce qu'on appelait l'état de notre âme : cette dimension
attache une extrême importance aux relations personnelles et à la possibilité, ou à
la nécessité, de notre transformation et de la transformation de notre société"
(p47); ailleurs il dit cette chose que je tiens pour essentielle: "le perfectionnisme
est la dimension de la pensée morale qui vise non pas tant à réfréner le mal qu'à
libérer le bien, à le libérer d'un sentiment de désespoir du bien". Dès le début de
son essai dans lequel il expose sa vision de la démocratie, il écrit : "L'idée d'être
fidèle à soi-même, ou à l'humanité qui est en soi-même, ou encore l'idée de l'âme
partant en voyage (vers le haut, vers l'avant), se trouvant d'abord perdue au
monde, et exigeant un refus de la société niveleuse, au nom de quelque chose
qu'on appelle souvent culture - cette idée nous est familière depuis la République
de Platon jusqu'à des oeuvres aussi différentes qu’Être et temps de Heidegger et
Pygmalion de B. Shaw".
Ce qui m'intéresse dans la vision que Calvell a d'Emerson c'est la tâche
d'une transfiguration de la pensée et de la culture en rapport avec
l'Homme-Qui-Pense. Emerson dit quelque part que ce que nous voyons dans
l'oeuvre de génie ce sont en fait nos propres pensées "qui nous reviennent avec
une majesté née de l'aliénation". Cette phrase me suggère qu'il y a un
mouvement possible à l'intérieur d'un champ qu'on appelle la culture et qui
consisterait justement à la retourner ou à se la réapproprier. Si nous participons à
la culture en comprenant ce retour de la génialité vers votre moi ordinaire, nous
opérons une conversion de la culture. J'essaierai de montrer que ce mouvement
de recevoir en retour la culture, le monde humain, dans son véritable sens, c'est
à dire en direction de nous-mêmes, ce que Emerson appelle accéder soi-même à
la génialité ou à la culture, c'est aussi ce que Nietzsche désigne ,à sa manière,
lorsqu'il parle de "la première consécration de la culture". Le monde prodigieux
auquel on a alors accès c'est celui de la présence-à-soi où l'on porte en fait la
condition humaine. C'est ici que commence le choix de nos vertus personnelles.
Je sais pour ma part que j'accepte l'idée selon laquelle je peux me tromper et que
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tout serait affaire de consensus, tel autre qui accède à cela acceptera l'idée qu'il
se vante, qu'il est illuminé, qu'il a découvert la pierre philosophale. Peut-être
Nietzsche lorsqu'il pense à une seconde étape dans cette consécration (ce mot
comme l'expression de "règne de la culture" ne sont pas innocents) n'est-il pas
différent de ceci : se voir soi-même dans le miroir de l'absolu, et que je
comprends comme la découverte de nos vertus fondamentales et personnelles.
Mais je sens que je devrais parler d'abord d'autre chose avant d'arriver en
ce point où l'on comprend que la nature entière travaille à cette seule fin de bâtir
un homme dans son intégrité : la souffrance. Nietzsche l'évoque avec d'infinies
précautions lorsqu'il parle de la difficulté, de l'urgence ou du risque dans lequel
nous sommes lorsque nous nous demandons ,par exemple, comment nous mettre
en rapport avec l'"idéal" que nous avons entr'aperçu. Comment ne pas sombrer
sous notre poids lorsque nous avons approché ce que le bouddhisme appelle "la
précieuse existence humaine" porteuse de la responsabilité extraordinaire de son
propre devenir ? Nietzsche dirait que la souffrance désintéressée est la chance
que nous avons d'accéder à la totalité de l'humain, au dépassement de la culture,
que cette souffrance est notre pont vers le surhumain; Emerson dirait que nous
avons à assumer notre propre génialité jusqu'alors enfouie, assumer nos pensées
ordinaires, en un mot d'avoir confiance en soi. Ce qui se trouve magnifié et élevé
dans ce mouvement de retour de la culture vers nous-mêmes ce n'est sans doute
rien d'autre que l'ordinaire, nos pensées privées, secrètes ; mais revêtues à ce
moment d'une dignité authentique. Il ne peut s'agir de l'ordinaire auquel
quotidiennement nous condescendons. Comment comprendre sinon cette autre
parole d'Emerson qui nous encourage à entretenir nos pensées en apparence les
moins élevées, d'accorder du prix à notre tempérament et ,pourquoi ne pas le
dire, à nos humeurs lorsqu'il écrit : " (..) nous ne pouvons assez médire de notre
nécessité constitutive, de voir les choses sous des aspects privés, ou saturés de
nos humeurs. Et pourtant c'est le Dieu qui est le natif de ces rochers désertiques.
Ce besoin crée en morale la vertu capitale de la confiance en soi. Nous devons
tenir ferme à cette pauvreté"(16).
Emerson évoque, en même temps, le thème qui n'est pas nouveau de la
pauvreté comme condition de la philosophie. S. Cavell, y voit dans une
Amerique encore inapprochable l'accès philosophiquement parlant de
l'Amérique à sa nécessité et à sa voie et "sa tâche de découvrir les termes dans
lesquels il lui est donné d'hériter la philosophie de l'Europe". D'où la vertu trop
profonde pour être sondée de la confiance en soi emersonienne et cette indigence
en vertu de laquelle il pourra y avoir héritage. Ce projet implacable ne travaille
(16) Extrait
de self-reliance. The portable Emerson. Penguin.
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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pas à une table-rase, à une idée appauvrie de la philosophie mais à une certaine
"dé-sublimation" de la pensée (comme le dit Cavell). Cette situation, cette visée
m'ont tout de suite parues familières. Sans doute pour la raison principale que ,à
partir du contact avec Krishnamurti, je me suis trouvé et continue à me trouver
dans la position de devoir hériter à nouveau de toute les grands thèmes de la
philosophie européenne, dans un certain dénuement. Je voudrais réaffirmer très
haut qu'il s'agit pour moi de penser, d'accéder à l'Homme-Qui-Pense d'Emerson.
J'espère qu'il est clair que le thème perfectionniste de la pensée fragmentée dans
ce que Emerson appelle l’état social" (thème que l'on trouve aussi chez Thoreau,
chez Rousseau, chez Nietzsche) a un rapport avec la question que pose
Krishnamurti, lorsqu'il nous demande d'accorder un sens à une culture où
l'homme pourrait s'épanouir en bonté. Ceci, tel que je le comprends, passe par la
question de la place que nous devons accorder à la pensée et à son exercice dans
une telle culture. J'ai essayé de dire que cette injonction était une injonction à
penser et que par conséquent elle s'adressait à la philosophie en tant que le
philosophe, dans une telle culture, perd le statut et les prérogatives qui lui sont
traditionnellement accordées pour devenir enfin ce qu'il est en réalité : l'HommeQui-Pense. (17)
En fait je crois que la philosophie a beaucoup à apprendre de cette situation
qui ressemble à un défi que lui lancerait Krishnamurti. Cette situation paraît
inconfortable dans ce sens qu'on ne sait jamais exactement ce que l'on fait : si
l'on fait encore de la philosophie on ne voit pas en quoi cela représente un défi,
mais si on n'en fait pas alors on ne voit plus comment ce défi pourrait s'adresser à
la philosophie. Mon opinion personnelle est que c'est une chance pour la
philosophie elle-même de se transfigurer.
III Krishnamurti ET LA PAIDEA. Krishnamurti ÉDUCATEUR
il y a un registre très important à partir duquel nous pouvons faire
résonner Krishnamurti : c'est celui de la Paidea. Pourquoi ce mot et que suggèret-il? Ce choix prend le parti que L'idée de l'éducation au sens grec (la paidea),
selon laquelle l'éducation est en un sens élevé souci de l'individu et de sa
formation, est déjà présente depuis le début de la philosophie occidentale,
qu'elle suit son chemin encore de nos jours et que c'est précisément l'intérêt de
Krishnamurti de nous rappeler à cette dimension sans cesse occultée. Ce parti-
(17)
Les précautions institutionnelles ou le faux respect dont on entoure l'exercice
philosophique ne sont ni plus ni moins que des faux-fuyants visant à retarder l'avènement
d'une culture authentique.
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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pris s'appuie donc en premier lieu contre l'idée qu'il y aurait un sens spécifique à
trouver pour caractériser l'éducation selon Krishnamurti ou dans l'esprit de
Krishnamurti, qu'il s'agirait d'avancer de nouvelles formules ou de définir un
type d'éducation nouveau. Je me méfie plutôt de l'hyperpédagogisme qui croit
toujours tout résoudre sur le simple plan des méthodes (toutes plus astucieuses
les unes que les autres) mais ne pose jamais dans toute sa portée le but de
l'éducation et de la culture. Il m'apparaît de plus en plus important de tendre
l'oreille aux considérations inactuelles ou intempestives même si ces
considérations nous paraissent obscures ou ne semble pas s'accorder avec l'esprit
du temps.
Le texte de Nietzsche "Schopenhauer éducateur" en est un exemple.
Cet ordre de réflexions autour du thème de la Paidea s'intéresse
parallèlement à la place qui est accordée à la philosophie dans la culture, sa
lecture et son écriture, contre qui, avec l'aide de quoi, et en vertu de quoi disonsnous que quelque chose appartient à la philosophie et autre chose au domaine de
la littérature par exemple. Ce sont des questions qui prennent de l'importance
lorsqu'on s'intéresse à Krishnamurti
Une telle ordre de réflexions s'appuie sur des textes qu'on avait pas penser à
relier auparavant en laissant ouvert la thématique qu'ils sont censés articuler. Il y
a une famille de textes à déchiffrer, cette famille n'est pas une définition stricte;
chaque adjonction d'un membre à cette famille pose la question de sa pertinence
dans la liste et recompose la famille sur une base plus large. Krishnamurti n'est
pas un membre isolé, autour de lui se forme une famille. Lisez par exemple "the
over-soul" d'Emerson (essai malheureusement non-traduit) : le rapprochement
avec Krishnamurti est une évidence; mais s'il est clair que nous sommes sur le
même terrain personne n'a pensé encore à le montrer et à l'articuler. C'est pour
moi un signe frappant de ce dont je veux parler et l’indication claire qu'il faut
faire coup double : donner de l'espace et de l'ampleur à nos meilleures pensées et
par là, en même temps décloisonner Krishnamurti.
Mon parti-pris, pour vous inviter à lire le texte de Nietzsche, est que
"Schopenhauer éducateur" peut être un écho intéressant à notre rapport à
Krishnamurti. Le problème est que c'est le texte lui-même qui autorise ces
rapprochements dans tout ce qu'il comporte de ruptures, d'anticipations, de
découvertes et de multiples pièges. C'est le texte lui-même qui me guide vers ma
propre compréhension de mon rapport à Krishnamurti. C'est pourquoi l'exercice
auquel je vais me livrer qui consistera à donner l'apparence que je ne fais que
commenter Nietzsche alors que ce qui m'intéresse c'est sa résonance à mots
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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couverts avec tout ce qui est selon moi encore impensé dans notre rapport à K cet
exercice est plutôt risqué; l'issue plutôt incertaine.
L'originalité de ce texte est déjà tout entier contenu dans un ton ou une
écriture qui prend le contre-pied de ce qu'on attendrait. L'exercice quelque peu
formel de l'hommage au grand homme devient vers une affirmation d'un sens
inouï de la culture. Comme on l'a remarqué Nietzsche parle très peu en fait de
Schopenhauer. Il va "au-delà". En même temps sa manière d'"aller au-delà" est
inscrite dans la façon très intime dont il hérite des mots même de Schopenhauer,
les élèvent, les transposent, les transfigurent, les fait retentir. En fait derrière le
Schopenhauer éducateur se cache la question du style et derrière celle du style, la
question de la voix, l'émergence de Nietzsche à lui-même, la consécration ultime
qu'il reçoit de Schopenhauer n'étant en fin de compte que la possibilité de
s'autoriser lui-même, de devenir Nietzsche.
Comme le titre de mon exposé le laisse prévoir, ce qui m'intéresse c'est de
penser Krishnamurti comme un éducateur, la possibilité de tirer une leçon de
cette si haute figure, de formuler le sens de la culture qui advient à partir de lui.
Toutes ces questions ,curieusement, ne prennent sens que par le texte de
Nietzsche dans lequel il tente précisément un tel mouvement qui va du jugement
sur Schopenhauer, de la définition de l'idéal ou du type humain qui en ressort, à
l'entrée dans un nouveau "cycle de devoirs". (18)
Voici de façon échevelées le style de question qui m'intéresse qui se
trouvent toutes reliées, et auxquelles ,selon ma propre lecture qui ne pourra
jamais se substituer à la vôtre, me donne accès "Schopenhauer éducateur":
En quoi Krishnamurti est-il un éducateur? Quel est notre rapport au grand
homme qu'il fût? Qu'est-ce que se mettre en rapport avec l'idéal qu'il place
devant nous et si ce terme nous laisse insatisfait qu'est-ce qu'en finir avec un
idéal? Quel est le type humain qu'il nous propose et comment le comprenonsnous? Quel est le dépassement auquel il nous invite? Qu'est-ce que le sens de la
culture et de l'éducation dans cette perspective? qu'est-ce qu'installer le sens qu'il
nous dévoile "ici et maintenant" ? A quoi travaillons-nous ? Comment nous
mettons-nous à la mesure du bouleversement du sens d'être-homme qu'il opère
pour nous ? Comment l'intégrons-nous ? Vers quels devoirs concrets et à notre
portée pouvons-nous nous diriger afin d'être les acteurs d'une révolution
silencieuse? Comment reçoit-on la vérité ? Comment l'affronte-t-on ? Comment
ne pas périr? Comment nous consacrons-nous au plus essentiel et au plus
(18)
Cette formule est empruntée à Emerson. Ce n'est pas le seul indice de cette admiration
que Nietzsche avait pour l'écriture d'Emerson et qui est passée complètement inaperçue
dans toutes les lectures de Nietzsche, mise à part dans celle de S. Cavell.
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lointain? Comment vivre une existence géniale "ici et maintenant" ? Comment
sommes-nous reconnaissant à Krishnamurti ? Quel ferveur et quel abandon cela
implique-t-il ?
je vais essayer de faire résonner ces questions autour de trois grands axes
qui me semble présent dans le texte de Nietzsche :
A) la consécration de la culture.
B) Le rapport au grand homme, a l'idéal du type humain qu'il place devant
nous.
C) La question de la renaissance comme génie et comme saint.
A) LA CONSÉCRATION DE LA CULTURE
Ce que Nietzsche appelle la "première consécration de la culture" se
comprend à partir du mouvement original de reconnaissance qu'il doit au grand
homme. C'est la perception confuse mais extrêmement forte que l'existence est
éclairée, que quelque chose parvient enfin à sa destination et qu'elle nous
regarde, nous questionne intimement. Cet appel vers nous-mêmes, vers nos
possibilités les plus cachées, Nietzsche l'exprime comme un appel à notre moi
supérieur. Ce qu'il faut entendre par là est sans cesse menacé par une mésentente
dont Nietzsche et parfaitement conscient. Il renonce à critiquer cette mésentente
parce qu'elle est tellement constitutive justement de l'idée universellement reçue
de la culture, elle est tellement représentative du travestissement systématique de
son véritable sens, de l'idéologie de la culture à laquelle conspire toute
l'éducation et la métaphysique de l'"homme comme animal rationnel", qu'il ne s'y
attarde même pas pour aller directement au but en franchissant tous les obstacles.
Cet appel au moi supérieur c'est encore une expression du moi prochain
Emersonnien ou du moi non encore réalisé. La reconnaissance au grand homme
s'exprime, Nietzsche le dit explicitement, par ce dilemme intime qui me laisse
dans l'impression douloureuse de mon inachèvement.
" Il faudrait apprendre à la jeune personne à se considérer comme un
ouvrage raté de la nature, mais comme témoignant en même temps de l'intention
grandiose et merveilleuse de cet artiste...En en venant à cette résolution, il se
place dans le cercle de la culture; car la culture est l'enfant de la connaissance
de soi et de l'insatisfaction de soi de tout individu. Quiconque croit à la culture
dit par là même : "je vois au-dessus de moi quelque chose de plus élevé et de
plus humain que moi; que tout le monde m'aide à le réaliser comme j'aiderai
tous ceux qui savent et souffrent comme moi" .
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De quoi s'agit-il dans cette expression "quelque chose de plus élevé"? D'où
naît-il? Comment est-il décrit? Ce quelque chose de plus élevé est aperçu dans le
désir crée par l'insatisfaction de soi. C'est mon moi, dont la non-réalisation me
perturbe. Ce moment où nous n'arrivons pas à nous suivre nous-mêmes dans nos
propres aspirations, à trouver le droit à nos propres aspirations est un moment
capital, subtil et qui est la clé de tous les passages. C'est le moment de
l'autorisation de soi, le moment du choix de nous-mêmes, du dépassement de
nous-mêmes vers notre moi réalisable (19). La position où nous sommes c'est celle
de la croisée des chemins entre notre moi réalisé et notre moi non-réalisé. C'est
le moment de tous les dangers : il peut être créateur ou désastreux. Ce que nous
demande Nietzsche c'est d'endurer ce moment comme un moment de souffrance,
une crise nécessaire et de ne pas succomber à l'impatience philosophique. Je ne
sais pas si vous voyez comme moi qu'en fait Nietzsche cerne, ici, exactement le
moment où nous pourrions nous faire rattraper par le désir religieux, le désir de
la grâce, du salut, qui mettrait un terme à ce douloureux dilemme mais en même
temps manquerait le point fatidique (20). J'aurai l'occasion d'y revenir et peut-être
pourrais-je montrer comment Nietzsche assigne le désir religieux à n'être que
l'envers de ce qu'il appelle "la nostalgie de la culture".
Ce dilemme entre le moi réalisé et le moi non-réalisé (mais réalisable),
Nietzsche l'exprime également dans le sentiment de la honte :
"Ainsi seul celui qui a attaché son coeur à quelque grand homme reçoit de
ce fait la première consécration de la culture; le signe en est la honte de soi sans
humeur ni haine envers sa propre étroitesse et sa mesquinerie, la compassion
pour le génie qui a dû sans répit s'arracher à cette torpeur, à cette sécheresse
qui sont nôtres, c'est le préjugé favorable envers tous ceux qui sont en devenir et
en lutte, c'est l'intime conviction de trouver presque partout la nature en
détresse, aspirant à l'homme (...)".
Il me semble clair que cette honte de soi même est déjà le gage ou le
premier moment d'un dépassement et que Nietzsche perçoit cette honte de soi
même (dans laquelle il n'y a aucun sentiment de désarroi) comme le désespoir de
(19)
S. Cavell suggère trés finement que ,dans cette position, la question n'est pas
exactement celle de l'accès "à des révélations rares mais à la signification de nos
impressions de tous les jours, le droit d'en faire nos idées".
(20) Tout ceci cache en fait la question extrêmement périlleuse du mysticisme de Nietzsche.
Il a une importance extraordinaire. Disons pour faire bref que nous rejoignons Karl Jaspers
lorsqu'il dit que le philosopher de Nietzsche consistait en une communication de l'être, en
une pensée de ce qu'il appelle "les situations". (cf chapitre 6 du Nietzsche de Karl Jaspers,
coll. Tel Gallimard). Or justement, ces situations sont multiples. L'état de contemplation du
divin en est une et aucune situation n'a de valeur absolue. Nietzsche dit, et ceci a une
importance fondamentale pour nous : "Nous n'avons pas le droit de vouloir une
situation".
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l'humanité en nous-mêmes par lequel nous aspirons à devenir ce que nous
sommes et invitons d'autres à entrer dans le cercle de la culture.
On ne voit peut-être pas dans les quelques citations que j'ai données en
quoi ce à quoi nous sommes consacrés c'est la culture. Mais il faut songer ici aux
multiples sens du mot allemand "Bildung" qui renvoie aux forces formatrices à
l'oeuvre dans "la culture", dans l'éducation, dans toute activité en fin de compte
qui éclaire et détermine le sens d'être-homme. Ce que dit Nietzsche c'est que le
grand homme qui n'est que reconnaissance douloureuse en fait de nous-mêmes
est celui qui nous guide vers le fond de la question qui travaille la culture (et qui
reste inaperçue précisément tant que nous n'avons pas attaché notre coeur à un
grand homme) : cette question de fond est celle en fait du devenir-humain du
monde dans sa totalité.
B) LE RAPPORT AU GRAND HOMME ET À L'IDÉAL DU TYPE
HUMAIN QU'IL PLACE DEVANT NOUS.
On ne voit pas forcément non plus en quoi ce serait dans la honte que
l'on serait au plus proche de soi-même sans être encore complètement soi-même.
Pourquoi pas l'exaltation de soi ou la fierté, par exemple? Derrière cette honte de
son propre état je pense comme S. Cavell que Nietzsche essaye de capter une
attitude structurellement identique à celle du martyre, et qu'il ne le fait pas alors
"au nom d'une idée du divin, mais dans l'aspiration à une idée de l'humain". Le
fait que nous soyons consacrés à faire advenir finalement le devenir-humain du
monde dans sa totalité, cela ne renvoie-t-il pas à l'idée d'un sacrifice? Cette idée
extrêmement périlleuse n'est-elle pas caché en fait derrière ce sentiment "bien
humain" de la honte de soi-même ?
Comme le suggérerait Nietzsche le moment de la croisée des chemins est le
moment de tous les dangers. Soit le passage où Nietzsche reprend le fil de sa
question fondamentale et donne enfin l'impression qu'il va en venir au fait :
"Mais j'ai promis de représenter selon mon expérience Schopenhauer
comme éducateur (...). Le plus difficile reste à faire : dire comment se dégage de
cet idéal un nouveau cycle de devoirs et comment l'on peut avec un but aussi
transcendant se mettre en relation avec une activité régulière, bref montrer que
cet idéal éduque. On pourrait autrement penser que ce n'est rien d'autre que
l'intuition bienfaisante, voire enivrante, que nous accorde certains instants, pour
nous laisser aussitôt d'autant mieux en plan, et nous abandonner à une lassitude
d'autant plus profonde. Il est certain également que c'est ainsi que nous
commençons notre commerce avec cet idéal, avec ces soudains contrastes de
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lumière et d'obscurité, d'ivresse et de dégoût et que l'expérience qui se répète là
est aussi vieille que les idéaux".
Nietzsche nous parle de la possibilité de nous mettre en rapport avec ce
qu'il appelle le but transcendant et qui se réfère au type humain idéal que lui
inspire Schopenhauer. C'est serait le moment d'une redescente de notre
compréhension, de notre "illumination" vers les régions d'une "vie propre et
régulière" (c'est à dire dans ma perspective l'auto-éclaircissement du quotidien).
Les formules sont trompeuses. Ce dont il s'agirait reviendrait-il à reposer les
sempiternelles questions d'une vie en accord avec un idéal? Ce qui se répète dans
ces incessants revirements d'attitudes est quelque chose d'aussi vieux que les
idéaux, dit Nietzsche. L'expérience se répète et manque toujours la question de
fond qui est en fait : comment ramener cet idéal à ma propre mesure, comment
cet idéal m'éduque-t-il ? Il me semble que cette question de la domestication de
notre idéal passe également chez Nietzsche par un investissement dans les mots
même du langage comme s'il s'agissait de les convertir vers une dimension plus
familière. Je ne sais si vous êtes sensibles au mini-scandale de la phrase : il est
certain également que nous commençons ainsi notre commerce avec cet idéal.
Cela me suggère plusieurs choses : Ignorant exactement ce qui est traduit par le
terme commerce je me demande si Nietzsche ne joue pas sur les deux sens que
prend effectivement ce terme en français; s'il n'essayait pas de nous donner à
penser que notre rapport à tout idéal se meut dans l'équivoque d'une relation
tantôt simplement conviviale, tantôt sérieusement intéressée (la différence entre
avoir commerce avec quelqu'un et faire du commerce). Ce que viserait ainsi
ironiquement Nietzsche c'est le rapport moral qu'introduit le "tu dois" constitutif
de tout idéal. Nietzsche travaille contre le rapetissement moral de la culture mais
il ne dit pas pour autant qu'il faut renoncer à son idéal (renoncer à son idéal
équivaudrait à renoncer à soi-même) et il ne renoncera pas non plus à utiliser ce
mot, mais il interroge certainement au passage ce curieux impératif qui traverse
et oriente toute la culture : le "tu dois" qui est comme l'origine de tout idéal. C'est
pourquoi, à mon avis, il insiste également sur le mot "commençons" suggérant
qu'il n'y à tout prendre (dans ce commerce ou cette relation) qu'un premier
moment à dépasser et que ce qu'il s'agit de dépasser c'est peut-être justement
cette idée que l'idéal se trouve au-dessus de nous. Ce serait par conséquent en le
traversant vers nous-mêmes (conversion) que nos pourrons lui donner un sens, le
rendre plus proche et par là abolir la distance qui condamne l'expérience de
l'idéal à se répéter indéfiniment. Aussi étrange que cette idée paraisse, elle est
fidèle à la suite du texte dans laquelle nous trouvons l'image d'un dépassement
dans lequel l'au-delà devient un en-deçà :
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"Il est des moments, comme des étincelles du plus clair et du plus adorable
des feux, à la lumière desquelles nous ne comprenons plus le mot "moi". Il y audelà de notre être quelque chose qui dans ces moments devient un en deçà, et
c'est pourquoi nous aspirons du plus profond de notre coeur à ces ponts entre ici
et là".
Nietzsche cite ensuite cette phrase de Goethe que nous avons repris avec
inquiétude dés le début de notre exposé selon laquelle l'homme serait incapable
de donner un sens à l'illimité. Il s'agirait d'endurer cette position. Le plus grand
danger est celui de se séparer définitivement de ce que nous montre le grand
homme. Nietzsche dit aussi qu'en nous en séparant, nous nous isolons.
"Avec une bonne apparence de droit on peut précisément objecter à cet
homme de Schopenhauer que sa dignité et sa hauteur ne sont susceptibles que de
nous jeter hors de nous-mêmes et que partant de nous exclure de toute
communauté d'individus actifs : c'en est fait de l'enchaînement des devoirs et du
flot de la vie. L'un s'habituera peut-être pour finir à se scinder avec humeur et à
vivre selon une double orientation, c'est à dire en contradiction avec lui-même,
incertain ici et là et pour cette raison plus faible et plus stérile de jour en jour;
tandis que l'autre ira jusqu'à renoncer par principe à participer encore et c'est à
peine s'il verra si d'autres agissent. Les périls sont toujours grands quand il est
trop exigé de l'homme et qu'il ne peut accomplir aucun devoir; il arrive que les
natures les plus fortes en soient brisées, les plus faibles, les plus nombreuses
sombrent dans une paresse contemplative et, par nonchalance, finissent pas
perdre jusqu'à cette contemplation même."
Quelle est la pensée fondamentale de la culture? Nietzsche dit que cette
pensée est aussi étrange qu'évidente, qu'elle est inscrite dans la première
consécration que nous recevons du grand homme, il suffit d'écarter le désespoir
du bien et de la vérité qu'elle peut faire naître et de lire son sens : "Favoriser la
naissance du philosophe, de l'artiste et du saint en nous et en dehors de nous et
travailler ainsi à l'achèvement de la nature"; en un mot favoriser l'émergence du
grand homme (en nous et en dehors de nous), contribuer à la naissance d'un
nouvel homme. Cette tache nous fait entrer dans un nouveau cercle de la culture
et dans une nouvelle collectivité.
C) LA RENAISSANCE COMME GÉNIE ET COMME SAINT.
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Maintenant je me rapproche encore un peu plus, sans avoir eu vraiment
le sentiment de parler d'autre chose, de Krishnamurti. Nietzsche hérite de
Schopenhauer. Il faut connaître un peu Schopenhauer pour comprendre les
allusions sans cesse présente à l'Orient, notamment au bouddhisme et à
l'hindouisme. Je rappelle que dès l'ouverture du texte on trouve cette affirmation
: "L'Orient et l'Occident sont des traits que quelqu'un dessine à la craie pour
effrayer notre pusillanimité". Cette allusion n'est pas une forme anodine
d'hommage à Schopenhauer, ce n'est pas une simple citation. Nietzsche est en
position d'hériter de ces nouvelles régions découvertes par Schopenhauer (21). La
question que Nietzsche se pose c'est comment recevoir en retour, comment
habiter cette nouvelle dimension : l'Orient. Ce souci se concentre autour de la
manière dont Nietzsche comprend et trahis tout à la fois le "caractère indien ou
oriental" du philosophe Schopenhauer. Lorsque Nietzsche parle du but de la
culture, il évoque l'émergence du Saint, à coté de la figure du philosophe et de
l'artiste.
"(...) la nature, en définitive, a besoin du saint, chez qui le moi est
entièrement dissous, et dont la vie souffrante n'est plus ou presque plus ressentie
comme individuelle, mais comme un sentiment au plus profond d'égalité, de
compassion et d'unité avec tout le vivant".
Ce portrait du Saint pourrait presque être extraite du monde comme volonté
et comme représentation dans lequel Schopenhauer montre que le Saint est le
point final de la nature où le vouloir-vivre parvient à se nier. En même temps la
question parallèle que se pose Nietzsche est la suivante : comment prémunir
cette aspiration à la sainteté de toute forme d'imaginaire religieux, en dépit de
quoi ce à quoi nous travaillerons dans ce nouveau cercle de la culture ne serait
qu'une certaine forme de retour du religieux (22). L'aspiration à la sainteté est tout
à la fois permise comme participant créativement à l'accès à ce nouveau cercle
de la culture mais aussi désignée comme un mouvement involutif que Nietzsche
appelle "la nostalgie de la culture".
"Tout homme trouve d'ordinaire en lui une limite à ses dons comme à son
vouloir moral, et cette limite le remplit de nostalgie et de mélancolie. Et de
même que du fond du sentiment de son péché il aspire à la sainteté, il porte en
lui, en tant qu'être intellectuel, une aspiration profonde au génie. Là réside la
racine de toute vraie culture, et si j'entends par ce mot la nostalgie de l'homme à
(21) Rappellons
que Schopenhauer est à l'origine de l'intérêt de la pensée occidentale pour la
pensée vedantiste et bouddhiste.
(22) Même et d'autant plus insidieusement, sous les traits aimables de la religion hindouiste
ou bouddhiste.
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renaître comme saint et comme génie, je sais qu'il n'est nul besoin d'être
bouddhiste pour comprendre ce mythe."
On ne peut pas demeurer insensible, je pense, à la profondeur de l'écriture
de Nietzsche. Peut-on parvenir plus admirablement tout à la fois au danger, au
risque, et à l'incertitude de la pensée? Cette aspiration comme nostalgie est bien
la racine de la culture mais Nietzsche dit aussi qu'elle est désir de renaissance.
Dans ce mot de renaissance Nietzsche pose à mon sens la question de ce que
j'appelle le retour du religieux, question aussi inévitable que risquée (23). La
question du religieux : c'est une question qu'on ne peut pas ne pas se poser
puisqu'elle nous revient justement, Nietzsche le suggère, toujours et
nécessairement dans la nostalgie de la culture. Elle est à la racine de la culture.
La renaissance comme génie et comme saint est un signe que nous sommes
consacrés à la culture d'un nouvel homme mais ce terme même de renaissance
assigne précisément cette aspiration à ne s'exprimer que de façon rétrograde ou
métaphorique, la renvoie à un mouvement de répétition avec tout le mystère d'un
risque ou d'une menace. Mais alors comment saurions nous distinguer le signe de
sa métaphore? Comment écoutons-nous le mythe de cette "renaissance comme
génie et comme saint" qui est la racine de la culture? Comment, puisque c'est la
question, surmontons-nous le retour du religieux, cette tentation au coeur de la
culture?
Nietzsche n'évacue pas ce désir de renaissance, comment le pourrait-il? Il
demanderait que l'on en assume le risque. Il s'en réfère à Schopenhauer dont la
figure est exemplaire, à son caractère duel de génie fasciné par la sainteté, et à la
manière hautement représentative et instructive dont il a su ne pas succomber à
la sainteté indienne.
"Car le génie aspire d'autant plus à la sainteté que depuis son guet il a vu
plus loin et plus clair qu'un autre homme, là où la connaissance et l'être se
réconcilient, là où règnent la paix et la négation du vouloir, et jusqu'à cette
autre rive dont parlent les Hindous. Mais c'est là justement le miracle : quelle ne
devait pas être l'unité inconcevable et indestructible de la mature de
Schopenhauer, pour n'être ni brisée ni non plus endurcie par cette nostalgie! Ce
que cela signifie, chacun le comprendra à la mesure de ce qu'il est et de ce qu'il
vaut, et nul d'entre nous le comprendra dans toute sa gravité."
Schopenhauer aurait échappé à l'endurcissement moral et intellectuel,
comme un danger que lui présentait son propre caractère. Nietzsche sauve ainsi
Schopenhauer. Cette dualité entre le saint et le génie en recoupe au moins trois
(23)
C'est aussi la question du mythe et de sa transposition par la pensée, ou encore la
question de la métaphore chez Nietzsche.
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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autres présentes sans cesse dans le texte. l'homme comme mesure des choses et
comme juge des choses, l'homme comme réformateur de la vie et comme juge de
la vie, l'éducateur et le philosophe. Nietzsche sauve l'intégrité de Schopenhauer
sur ces trois niveaux, le rendant ainsi illustre et exemplaire comme figure
rédemptrice de la culture" qui regarde des deux cotés (24) et ne succcombe pas de
façon unilatérale à la tentation de la sainteté. Schopenhauer trouverait un point
d'équilibre entre son pessimisme radical, sa vue géniale de l'existence humaine,
et son humanité. Il y a ainsi une forme de réconciliation qui reste pour nous
source d'enseignement, d'encouragement et de mystère. Si Nietzsche dit de
Schopenhauer qu'il est le rédempteur de la culture c'est évidemment contre le
schème chrétien de la rédemption puisque l'idée n'est pas de nous sauver de la
dualité mais de l'endurer ou de la retourner. Reste, peut-être, que si la culture est
traversée par un double désir ou une tension qui se trouve merveilleusement
résolue chez le grand homme, pour nous cela reste une source d'interrogations
éternelles sur ce type humain non-encore advenu, égal dans la connaissance et
l'amour, la compréhension et la justification. cette possibilité est un motif
suffisant pour attacher notre coeur à un grand homme.
CONCLUSION
L'idée même de ce qu'est un éducateur n'est peut-être pas parvenu encore
à notre compréhension. En quoi Krishanmurti est-il un éducateur tel que je
l'entends c'est-à-dire qui demande de nous-même un approfondissement et une
révélation intérieure de ce que nous portons d'humain en nous, peut-être cette
question est-elle encore voilée. Ce que j'ai essayé d'évoquer avec Nietzsche, c'est
la possibilité de poser cette question dans un horizon philosophique. Le
mouvement de ce que Nietzche appelle le dépassement de la culture, en lequel je
reconnais également l'effet sur nous de Krishnamurti, est ambigu et difficile : il
apporte un certain éclairage sur les forces qui sont à l'oeuvre dans la culture,
dans l'éducation (au sens ou le mot allemand "Bildung" conjoint ces deux idées
dans celle d'une formation, d'une création) mais il apporte aussi une difficulté
puisque ce qui est ainsi reconnu ne l'est jamais que compte tenu des idées qui
surgissent dans un horizon bien déterminé, le nôtre, et est toujours le reflet d'une
position de fond. La question de fond dans laquelle nous sommes toujours déjà
engagés, qui est donc toujours conditionnée est la suivante : quel est le but de
l'éducation ou de la culture ? Quel est le sens du devenir humain ? Aussi
(24)
Le philosophe regarde du coté du monde nouménal et du coté du monde phénoménal et
endure ainsi une contradiction.
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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impossible qu'elle semble, cette question nous extorque toujours une réponse
pour autant que nous ne sommes pas définitivement fermés aux questions qui ne
relèvent pas de l'étroite solution intellectuelle ou verbale. Nietzsche la maintient
dans un horizon illimité, complètement ouvert et dit que cette question, comme
toute question radicale qui nous met en demeure de prononcer un jugement de
valeur, est risquée et dangereuse. La figure du Saint est centrale, le regard de la
connaissance qu'il nous offre, qu'il permet ouvre une contradiction dans l'être-là,
comme si deux dimensions nous sollicitaient de façon égale. Mais nous n'avons
pas à choisir dans cette situation tragique, nous n'avons pas non plus à la taire ou
à nous en accomoder. Nous avons à être tragique. Pourquoi tout éducateur est-il
dangereux et pourquoi ai-je ressenti comme un devoir de signaler que ce danger
nous regarde aussi, nous qui nous intéressons à Krishnamurti ? Parce que le pur
regard de la connaissance est le danger suprême (pas simplement pour la pensée
philosophique) : il peut être Mort ou Vie. Parce que je m'interroge sur le
caractère et l'oeuvre de Krishnamurti et que je tiens pour fondamentale son
attitude face au religieux ou à la transcendance. Cet attitude est contradictoire,
infiniment contradictoire et fluctuante. On ne peut arrêter cette attitude dans une
simple dénégation du religieux ou dans une prétendue reformulation du
religieux. Comprendre cela, c'est se mouvoir dans le danger.
A quelle hauteur, à quelle altitude (complètement libérée de la hauteur)
devait se situer Krishanmurti pour avoir maintenu sans cesse ouverte cette
contradiction, ou cette fracture, sans y avoir jamais répondu, c'est ce que
personne ne sera jamais en mesure de comprendre pleinement. Les plus grandes
forces, la plus grande interrogation et le plus grand équilibre culminent dans ce
refus de fermer le sens d'être-homme sur une quelconque détermination. Mais
ainsi, c'est la transcendance qui nous parle depuis la région du coeur, depuis le
plus intime. Krishnamurti est un éducateur parce qu'il a d'abord fait face dans son
histoire à la tentation de la sainteté. Par quel mystère a-t-il pu l'écarter ou
traverser toute forme du religieux vers le sacré ? Quelle insondable énergie a-t-il
pu lui donner la force de ne pas définitivement adopté le pur regard de la
connaissance? Par quelle libération du haut et du bas son humanité s'est-elle
ouverte sur un paradoxe vivant? Nul ne pourra jamais l'appréhender. Toutefois
Krishnamurti nous regarde et nous interroge de ces régions dont il fut le seul
voyageur. Sa vie, sa parole offrent comme il le disait "un raccourci" vers ces
régions. Avec lui quelque chose advient en dehors de toute révélation, de toute
annonce, dans l'intériorité, la paix mais aussi le combat contre toute les formes
de re-fermeture de ce qui est ainsi dévoilé. La re-fermeture de ces régions
consisterait à les ébruiter. C'est ainsi la parole, notre parole qui est en question
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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car à peine parlons-nous que nous annonçons un royaume, une fin dernière.
Pourtant le réel dépassement n'est pas vers un au-delà mais vers une région sans
nom ou tout devient un en-deçà. L'illimité se referme toujours dans notre parole.
Or ce en quoi je reconnais en Krishnamurti un éducateur c'est précisément dans
ce mouvement qu'il trace devant nous ,toujours au-delà, et qui prend la
spiritualité comme une métaphore de la Vie.
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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Discours de synthèse du symposium “Krishnamurti et l’éducation à la
fin du XXème siècle” 29-30 mai 1995, université Paris 8 (Vincennes à SaintDenis)
par René Barbier, Directeur du département des Sciences de l’éducation.
Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, Chers Collègues,26
Je vais avoir la redoutable tâche de tenter une synthèse de ce
symposium, que j’ai trouvé pour ma part très intéressant.
Peut être puis-je commencer, en disant pourquoi le groupe de recherche sur
l’enseignement de Krishnamurti, que je dirige dans cette université, et moi
même, avons eu le désir, en fin de compte, de réaliser ce symposium. D’abord,
parce que effectivement, on avait constaté qu’il n’y avait pratiquement aucune
manifestation académique, en tous cas sur le plan universitaire, pour célébrer le
centième anniversaire de la naissance de Krishnamurti. Pour nous qui sommes
passionnés, au bon sens du mot, par l’enseignement de Krishnamurti, c’était
inadmissible.
Personnellement deux raisons fondamentales m'ont donné envie de réaliser
ce symposium.
La première c’est que depuis plusieurs années, maintenant plus de huit
ans, j’anime un séminaire semestriel sur Krishnamurti dans cette université au
département des sciences de l’éducation, et j’ai pu me rendre compte, au fil des
années, à quel point cet enseignement est absolument essentiel pour les
étudiants, plus ou moins jeunes, qui fréquentent cette université. A quel point ils
sont souvent questionnés par cet enseignement, et questionnés dans le meilleur
sens du terme. J’ai vraiment le sentiment, dans ce cas, de faire oeuvre
d’éducateur en donnant cet enseignement. Quand je dis que je le donne, je
devrais dire plutôt que nous marchons ensemble avec les étudiants, puisqu’il ne
26 avec
l’aide de Abdelmalek Hannachi (GREK) pour le décryptage des bandes magnétiques
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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s’agit pas d’un enseignement magistral, mais d’un travail de collaboration, de
coparticipation, qui nous permet d’explorer l’oeuvre de Krishnamurti, c’est à
dire d’abord les textes de Krishnamurti, en fonction de notre expérience
personnelle et de l’interaction, l’échange, le partage de cette expérience à la
lumière de ce que nous propose Krishnamurti. Donc première raison, cette unité
d’enseignement sur Krishnamurti.
La deuxième raison, je la situerai par rapport à deux aphorismes du
poète argentin Antonio Porchia, peut être à la lumière de mes pratiques
intellectuelles et personnelles.
Le premier aphorisme est celui-ci : " Lorsque le superficiel me fatigue, il
me fatigue tant, que pour me reposer j’ai besoin d’un abîme”, et c’est donc,
l’ouverture à l’abîme que j’ai voulu proposer, en réalisant ce symposium.
Le deuxième aphorisme s'énonce ainsi : "Ne découvre pas, il se pourrait
qu’il n’y ait rien, et rien ne se peut recouvrir”.
Voilà les deux raisons, qui m’ont donné envie, et qui nous ont donné
envie dans la mesure, où nous partagions un peu cette attitude, de réaliser ce
symposium, alors comment faire la synthèse d’un symposium, aussi riche par les
interventions des uns et des autres ?
Je vais essayer de la réaliser en deux parties, d’une manière assez
improvisée, parce que je dois dire que je n’ai pas eu beaucoup le temps d’y
réfléchir.
Une première partie propose une approche diachronique de ce
symposium, dans le déroulement les choses, dans l’ordre des successivités.
Ensuite dans une seconde partie, j’essayerai de dire quelques mots, d’un
point de vue synchronique, pour essayer de dégager des éléments un peu plus
structuraux, en réfléchissant sur ce qu’on a pu glaner dans les échanges.
Si je reprends donc ce symposium dans son historicité, et à condition de
partir du début de ce symposium, parce que en fait je pourrais faire remonter les
origines bien avant sur le plan universitaire, évaluer les difficultés qu’on a pu
avoir
Mais commençons à réfléchir à partir de lundi matin 29 juin 1995. J’ai
l’impression que ce lundi matin, nous avons commencé sur la question peut-être
d’un faux dilemme de l’approche de Krishnamurti. Je veux dire par là, que l'on
peut voir Krishnamurti, de prime abord, comme une pensée globalisante
intéressante, nous questionnant, mais en restant à un certain niveau de synthèse.
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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On peut avoir l’impression que c’est une pensée mystique, pour d’autres que
nous, qui sommes plongés dans le réel. D’un côté une vision globale, de l’autre
la triste réalité de la souffrance, des hécatombes, de cette "pyramide des martyrs
(qui ) obsède la terre" comme dit René Char. Mais je dis bien que c’est un faux
dilemme.
il ne s’agit pas de cela, car ce que nous ont présenté à la fois Yvon
Achard et Louis Nduwumwami, c’est plutôt la complémentarité des approches à
partir de la vision du monde de Krishnamurti.
Yvon Achard nous a brossé une vaste fresque de l’histoire de la vie en
fin de compte de Krishnamurti, depuis sa naissance, dans un certain milieu,
jusqu’à sa mort, en nous montrant à quel point il était à la fois pris par tout un
ensemble de conditionnements, qui peut-être ne l’ ont jamais affecté, mais
également, comment à un certain moment, il a pu s’en sortir, il a pu dire non, et
trouver sa propre voie, qui était comme il le rappelait, un pays sans chemin. Il a
beaucoup insisté sur un certain nombre de thèmes clés en fin de compte.
Lorsqu’on approche la biographie de Krishnamurti, par exemple, le thème de la
folie semble très présent. On a l’impression parfois qu'il va ailleurs, et comment
comprendre cet ailleurs ? C’est une question posée dans cette histoire de vie .
Y. Achard nous a rappelé aussi l’esprit nomade, la curiosité incessante
de J. Krishnamurti, la révolte que je préfère appeler refus, la souffrance, non pas
en tant que souffrance parce qu’il faudrait souffrir, mais parce que tout
simplement elle fait partie de la réalité de la vie.
Mais également Y Achard, nous a parlé de la foi, qui n’est pas la
croyance, il a montré comment cette foi s’incarnait dans la vie à travers la
compréhension sans passer par l'idéologie. Il nous a également parlé de la
question du rêve. Il a beaucoup insisté sur les dimensions poétiques de
Krishnamurti, en nous lisant quelques textes remarquables, et il a terminé sur qui
est essentiel, sans doute, dans la vision éducative de Krishnamurti : l’éducateur
doit être en situation d’éducation permanente.
En parlant de la mort de Krishnamurti il a montré comment un être
humain peut aborder cette question ultime, et comment il peut s’en aller, en ne
laissant aucune trace "le vol de l’aigle ne laisse pas de trace" dit Krishnamurti
Louis Nduwumwami, avec toute son implication personnelle, nous a
parlé de son pays, le Burundi, et de ce qu’il s’y passe actuellement. Il a mis
l’accent sur nos conditionnements. Il a rappelé comment nos conditionnements,
certes, viennent de nous, et sont nous mêmes d’une certaine façon, mais sont
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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également suscités par un certain nombre de rapports sociaux, un certain nombre
d’intérêts qui existent et qui nous dépassent.
II a rappelé que les abominations existantes au Rwanda, au Burundi - il
aurait pu parler d’autres régions de l’Afrique, et d’autres régions du monde sont suscitées par des intérêts très précis en vérité, des nations, des groupes, des
fractions de classes sociales, et comment en fin de compte, cela engendre des
êtres de haine par des divisions systématiques, par une façon de sortir du lot des
petits chefs, en les assimilant secondairement aux dominateurs, que sont les
puissances coloniales, pour entraîner les uns et les autres dans des conflits
ethniques, qui pourtant n’existaient pas, ou existaient si peu, avant l’impact et les
effets de la colonisation.
Je crois que c'est important et que c’était fort à propos que Louis puisse
parler ainsi lorsqu’on parle de Krishnamurti, car ces conditionnements ne sont
pas seulement dans nos têtes mais également au coeur des structures sociales
dans lesquelles nous sommes partie prenante, dans lesquelles, et avec lesquelles
nous interagissons, et s’il en a parlé c’est aussi, pour montrer à quel point que
nous avons à faire un travail de lucidité.
La lucidité certes de nous dégager de la violence, en regardant notre
propre violence, de regarder la guerre non pas en proclamant la paix, ce que
jamais Krishnamurti n'a fait, mais en regardant en nous mêmes les effets de la
guerre, les effets de la violence, en demeurant lucides sur nous mêmes d'abord,
mais sans exclure pour autant une certaine analyse de ce qui se passe dans la vie
sociale collective, dans les rapports sociaux et politiques. Sur ce plan j'aime
beaucoup ce que disait Jacques Ardoino dans un de ses livres, en parlant de la
relation étroite entre éducation et politique
Le lundi après-midi nous avons peut-être tenté un approfondissement de
la dimension psychologique, ou de certaines dimensions psychologiques chez
Krishnamurti.
Avec Gabriel Sala nous avons ouvert les portes d'un rapprochement et
d'une certaine connivence avec d'autres formes d'approches de la réalité, autour
du voir et du savoir, en se référant notamment à l'étymologie.
Avec le voir nous avons travaillé à ce moment là autour de l'image et du
masque. Gabriel a beaucoup développé cet exemple du masque et des masques,
qui débouchent sur l'interrogation de l'initiation chamanique, et sur la
problématique du double, et sans doute avec cette problématique du double, sur
une inquiétante étrangeté dont a pu parler Sigmund Freud.
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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Car Krishnamurti n'a-t-il pas traversé les masques jusqu'à en épuiser toutes
les apparences et toutes les apparitions ?
Les questions sur la dimension éducative liés à la névrose ont été débattues
ensuite.
Lorsqu'on a interrogé la salle nous avons essayé de savoir s'il y avait une
certaine profondeur ou des niveaux de profondeur de l'éveil. On n'en aura jamais
fini, effectivement, de discuter à ce propos. Y a-t-il des profondeurs de l'éveil ?
ou l'éveil est-il d’emblée quelque chose qui existe et qui nous fait changer de
régions dans une perspective subitiste et non gradualiste de la vie spirituelle.
J'ai moi même développé ensuite une interrogation sur le refus de
Krishnamurti de tout esprit de comparaison, en rappelant l'attitude paradoxale à
notre époque ou le sens commun et les recherches de pointe en sciences
anthroposociales, nous rappellent sans cesse l'importance de l'esprit de
comparaison, et notamment nos comparaisons sociales, dans la constitution
notamment du concept de soi.
J'ai cherché à montrer qu'on ne pouvait pas comprendre l'attitude de
Krishnamurti sans envisager, sans essayer de repérer, l'économie générale de sa
vision du monde, et en dégageant un axe ontologique, de deux autres axes dont
on a l'habitude lorsqu'on parle de comparaison : un axe hiérarchique et un axe
temporel.
Avec Alexandre Lhotellier nous sommes rentrés, dans une expression
intense et métaphorique, largement métaphorique qui nous a replongé dans une
certaine atmosphère poétique, une expression intense qui visait à comprendre ce
que veut dire tenir conseil, avec ses trois dimensions essentielles, pour A.
Lhotellier, la dimension relationnelle, la dimension existentielle, et la dimension
spirituelle.
A. Lhotellier a montré que tenir conseil relève d’ une philosophie du
temps qui est la reconnaissance de l'instant de la rencontre. Dans le tenir conseil;
le conseil s'ouvre sur la sagesse dans la contingence de l'unique dit-il, et
débouche sur une éthique de la parole germinative ou il s'agit - comme disent les
Canadiens - de triper, c'est à dire de rechercher à la fois soi et l'autre, avec
intensité et spontanéité. Le conseil dans sa dimension spirituelle dont, peut-être,
nous n’osons pas suffisamment parler, comme Alexandre l'a fait remarquer, n'est
pas une infusion dans une communion fusionnelle, selon sa belle expression. Le
spirituel c'est la quête de sens par excellence. C'est donc quelque chose qui est
propre à l'humain. Oserons nous travailler explicitement sur le plan spirituel, en
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sortant enfin de l'implicite, en osant parler de cette dimension d’intériorité sans
tomber pour autant dans les dogmatismes religieux habituels ? Le spirituel
comme le rappelle encore A. Lhotellier, n'est pas un jeu psy, mais un enjeux
existentiel radical.
Mardi matin
C'est André de Peretti qui a ouvert les débats, à partir d'un ensemble qui
avait des rapports un peu plus essentiellement avec la relation éducative.
André de Peretti a rappelé le réseau de connivences entre Krishnamurti et
Carl Rogers. Je dis bien réseau de connivence et non pas comparaison. Il ne
s'agissait pas d'une comparaison - on ne compare pas Krishnamurti à quiconque de même que si on le suit on ne devrait comparer aucun être humain à un autre
être humain. Connivence sur quoi ? sur plusieurs points, sur les problèmes de la
traduction par exemple; comment faire pour essayer de repérer, de comprendre
ce que disent l'un et l'autre, puisqu'ils parlent la plupart du temps en anglais ?
Sur le plan de l'autoréférence, on sait que l'un et l'autre font peu de
références et s'en tiennent en général à des choses qu'ils connaissent très
particulièrement.
Sur le plan de la liberté, et le refus d'être étiqueter.
Sur le plan d'une méfiance à l'égard de toute forme idéologique et d'une
sorte d'hypostase de l'inconscient.
Sur le plan du danger d'entrer dans une conceptualisation outrancière, dans
un règne omnipotent de la pensée, notamment de la pensée discursive, de la
pensée abstraite.
Une recherche de l’allégement comme l'a dit André de Peretti, c'est à dire
de se dégager de la surcomplication, dont malheureusement nous avons souvent
l'habitude, nous autres, intellectuels.
L'insistance sur l'attention, mais une attention qui justement est une
remise en cause de toute forme de défensivité. J’ai particulièrement apprécié
l’image du colibri, qui est en fait une anecdote, mais qui a été effectivement
reprise un peu sous forme métaphorique par André de Peretti.
En fin de compte la connivence également entre l'humour et le sourire chez
l'un et chez l'autre, l'émergence d'une conscience subtile, de quelque chose
d'ordre ineffable, mais pourtant présent, qui domine dans l'existence concrète de
l'un et de l'autre, et qui faisait que lorsqu'on les rencontrait, on était parait-il,
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Symposium Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXe siècle, (29-30 mai 1995)
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parce que je ne les ai pas rencontrés personnellement, complètement touché par
cette rencontre.
En fin de compte, il s'agit pour l'un et l'autre d'une ouverture au paradoxe
et d'une prudence à l'égard de tout esprit de fermeture .
Arno Stern de son côté, a rappelé que le livre de Krishnamurti de
l'éducation avait été fondateur pour lui, à tel point qu'il en avait acheté tout le
stock pour le distribuer à ses amis.
Il nous a parlé de quelque chose d'essentiel même si, en tant que
fondateur d'école, il a parfois des propos assez fermes. Il nous a parlé d'un lieu,
qu'il appelle le lieu clos, où il a créé un espace qui est le domaine de la liberté, de
la liberté d'expression, l'espace des formulations, comme il les appelle, parce que
c'est un cadre symbolique. C'est une question fondamentale pour un pédagogue,
pour un éducateur.
Faut-il ou non créer un cadre symbolique pour qu'un être humain puisse
avoir confiance, et ainsi s'exprimer dans sa radicalité, dans son étrangeté, dans
son altérité, c'est une question que je n'ai pas encore complètement tranchée. En
tout cas A. Stern l'a tranchée comme Freud l'avait résolue dans son espace
analytique ; il a créé ce lieu qui n'est pas un refuge comme il le dit, mais qui est
un lieu protégé.
A. Stern parle d’une part d’une mémoire organique absolument
archaïque qu’il s’agit de retrouver. Il nous rappelle d’autre part que la table, la
palette qui siège au milieu de ce cadre symbolique est le lieu de la rencontre, là
où il y a de l'échange, même si l'animateur n'est pas l'artiste, n'est pas le
moniteur, n'est pas le maître en arts plastiques. Il est tout simplement le garant de
ce cadre symbolique. Il est là pour servir essentiellement, pour déplacer les
punaises comme il l’affirmait.
J'ai beaucoup apprécié cette communication, sans doute parce qu'elle
nous fait réfléchir sur cette idée de formulation. Pour moi c'est une question :
suis-je capable en tant qu'universitaire et malgré dirai-je l'université ou plus
exactement dans le cadre même de l'université, de faire en sorte que des
étudiants puissent s'exprimer sur le plan d'une formulation ? On sait que A. Stern
a créé ce lieu parce que d'après lui il permet réellement l’expression de la
formulation. Je transpose dans mon univers universitaire : lorsque je fais une
U.V sur Krishnamurti est-ce que les étudiants arrivent plus ou moins à atteindre
ce lieu où il peuvent formuler leurs expressions ?
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A.Stern nous a longuement parlé du dessin d'enfant, en remettant les
pendules à l'heure, en disant à quel point la recherche en sciences humaines, dans
ce domaine, était souvent à côté de la plaque, était parfois du bavardage.
Pascal Duval, Gisèle Balleys; Pierre-Yves, nous ont donné un aperçu ce
que peut être justement l'inscription institutionnelle de l'approche de
Krishnamurti, de la vision du monde de Krishnamurti dans des écoles .
Pascal Duval, parce que c'est un philosophe de formation, a brossé un
peu un tableau de la philosophie éducative de Krishnamurti mais en l'inscrivant
effectivement dans des lieux précis, dans des écoles, et en posant des questions
qui restent des questions tout à fait essentielles pour le mouvement éducatif de
Krishnamurti, c'est à dire qu'en est-il de la sensibilité dans le domaine de
l'éducation ? comment cette sensibilité passe-t-elle dans les écoles ? comment
réussit-on à concilier les inconciliables c'est à dire le changement de soi et les
nécessités académiques ?
Le passage inéluctable actuellement par les examens, comment réussiton à former des éducateurs, des professeurs, pour enseigner à travers ce
paradoxe, ce qui n'est pas toujours facile ?
Je sais les querelles qui existent parfois dans les écoles, mais l'apport de
Pierre-Yves, qui est à l'école de Krishnamurti de Brockwood, nous rassure un
peu sur le fait qu'il y a là, au moins, une réalité institutionnelle. Il n'a pas envie
de la critiquer. Il dit que ça existe, et que c'est très important, et j'ai tendance à
penser comme lui
Gisèle Balleys par son expérience, mais aussi par ce qu’elle fait
actuellement, puisqu’elle n’est plus à Brockwood, mais elle est toujours à
Saanen, et par son expérience de Saanen et de Brockwood, nous a fait sentir, je
dirai de l’intérieur, une vision du monde de Krishnamurti incarnée, et comment
nous n’avons guère besoin d’attendre demain pour réaliser cette vision du monde
dans nos pratiques pédagogiques de tous les jours.
Cet après-midi nous avons abordé d’autres dimensions, mais avec un
certain esprit paradoxal, d’un côté une réflexion sur la pensée logique, la pensée
abstraite, et de l’autre sur la pensée mythique des indiens d’Amérique. On peut
dire, que là aussi, il s’agit bien d’une réflexion issue de la vision du monde de
Krishnamurti.
Jean-Louis Dewez en décrivant précisément ce qui est une pensée
logique, dans l’ordre des mathématiques en particulier, nous a montré que, quel
que soit son raffinement cette pensée logique n’avait rien à nous dire sur le plan
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du sens de la vie. Elle pouvait être efficace ; elle pouvait être un jeu intellectuel
fort brillant, mais d’une certaine façon sur le plan de ce qui nous importe
essentiellement, elle ne pouvait rien pour nous. Jamais elle ne pouvait démontrer
que dieu existe, et tant mieux sans doute. Jamais elle ne pouvait nous donner des
clés de notre présence au monde. S’il a parlé de cette pensée logique en
connaisseur, puisqu’il est professeur dans ce domaine au Conservatoire National
des Arts et Métiers, ce n’était pas pour glorifier cette pensée mais pour la
remettre à sa place, et dire que l’ère de l’informatique n’a de sens qu'en tant
qu’instrument, et pas autrement.
Au contraire quand il a abordé l’essentiel, il est vite arrivé à la question du
silence, à la question de la pensée négative chez Krishnamurti, qui n’est pas une
pensée contre une affirmation, mais qui est une pensée de l’ordre d’un
évidement, de l’ordre du travail du sculpteur face à son bloc de pierre, pour que
peu à peu se dégage l’essentiel d’une forme.
L’éducation pour Krishnamurti, nous soutient ce logicien, c’est la
connaissance de soi, et je crois que c’est très important de le rappeler, et de se
remémorer que c'est justement un logicien, un expert dans ce domaine qui nous
le souffle avec une certaine vigueur.
Pascal Galvani nous a dit avec beaucoup d’émotion, parce que c’est
enraciné chez lui dans une existence concrète depuis ses plus jeunes années, ce
que représentait la pensée des indiens d’Amérique . Comment cette pensée nous
renvoyait à la question de l’imaginaire, mais non pas d’un imaginaire leurrant,
d’un imaginaire d’illusions et fallacieux, mais d’un imaginaire riche de sens. Il a
fait remarquer la signification profonde du symbole, lorsque ce dernier est
porteur de toute sa richesse signifiante. La quête de vision de l’indien, c’est une
certaine forme de réunification à la totalité de ce qui est et même si on peut dire
parfois qu’il y a certaines idées animistes dans la tradition culturelle indienne, je
suis persuadé, à la lecture de textes des indiens d'Amérique, qu’il s’agit bien
d’une pensée de l’Un dans la plupart des textes et des dires des ancêtres, des
vieux indiens, des vieux chefs, à travers les témoignages qui ont pu être recueillis
par un certain nombre d’anthropologues.
Pascal Galvani nous a rappelé la critique de Krishnamurti à l’égard des
symboles et de l’imaginaire. Pour lui Krishnamurti critique essentiellement ce
qui serait de l’ordre de la réification des symboles. Il a éclairé en évoquant des
textes anciens de notre tradition philosophique, Paralcèse, Maître Eckhart, etc. Il
a sans doute raison ; c’est aussi une interrogation que j’ai sur Krishnamurti
concernant le symbole. C'est vrai, à le lire un peu superficiellement, on a
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l’impression parfois qu’il ne veut rien entendre du symbole. Mais si le symbole
est ce que dit Pascal Galvani à propos des Indiens, ce n’est pas une
représentation de quelque chose, mais une véritable présentation, quelque chose
où le signifié est totalement présent dans le symbole. On peut se demander alors
si cette pensée symbolique, qui n’est plus une pensée mais une approche
symbolique de la réalité, ne touche pas la réalité au sein même de cette
symbolique ? C’est une façon de voir que j’ai tendance à croire, enfin à accepter
plus exactement à travers la connaissance que je peux avoir de la poésie, car pour
moi la poésie n’est jamais une distance à l’égard d’un réel, mais au contraire la
présentification du réel à travers et par l’image symbolique, l’image poétique.
Voilà grosso modo une approche diachronique de ce symposium.
Examinons maintenant, plus brièvement, une approche plus
synchronique, en distinguant trois points importants, des points clés me semblet-il de toute activité d’éducation : la reproduction, la transmission et le
changement
Sous l’angle de la reproduction, je crois qu’on a beaucoup insisté dans
ce symposium sur les effets des conditionnements, les effets du déjà connu qui
entraînent la violence et la peur, en utilisant la pensée, la toute puissance de la
pensée, c’est à dire en n’acceptant pas que la pensée soit simplement
instrumentale et fonctionnelle, mais en en faisant la reine de la condition
humaine.
L’exemple du Burundi, là encore, est tout à fait présent, pour qu’on se
dise à quel point ce mécanisme là de la reproduction est dangereux,
catastrophique, et entraîne des milliers de morts. Dans la plupart des exposés il y
a eu à chaque fois des rappels de ces conditionnements, de ces façons de
reproduire la réalité sans en s’apercevoir
Le deuxième point concerne la transmission. Je dirai qu’il faut
distinguer deux types de transmissions : avant le changement, et après le
changement
La transmission n°1 : c’est la transmission qui va de pair avec la
reproduction. C’est la transmission d’avant le changement. Dans ce type de
transmission, et sous l’angle académique la plupart du temps c’est de cela dont il
s’agit, tout est de l’ordre de la comparaison, de la compétition, du contrôle
arbitraire par rapport à une évaluation (qui pose la question des valeurs et du
sens), et on impose des tests, on donne des notes, on inscrit tout cela dans des
ordinateurs. Tout cela nous rassure.
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On transmet les savoirs dans un certain ordre, mais cette transmission ne
fait que reproduire, elle n’invente rien. Elle ne permet pas aux étudiants de
découvrir, la plupart du temps, quoi que ce soit. Ils se bornent à répéter ce qui a
toujours été, et ce qui sera toujours, c’est à dire quelque chose d’enfermant,
d’engluant, et ils échappent ainsi à ce qui est la vie dans son caractère
imprévisible, spontané, dans son caractère de rupture et de bouleversement.
Inutile de s’étonner à ce moment là, de tant d’échecs : échec de soi, échec social
et échec scolaire.
Pour passer à la transmission n°2, il faut passer par le troisième terme,
le changement.
Du côté du changement, c’est l’avènement de la connaissance de soi. Cet
avènement c’est le processus de l’éducation tout simplement. ce sont les effets de
l’éducation tel que l’entend Krishnamurti, une véritable rupture épistémique.
C’est quelque chose d’autre, une autre vision du monde, un autre rapport au
monde, quelque chose qui nous oblige à sortir du cadre comme on dit en
créativité Alors quelque chose de l’ordre d’un changement s’opère réellement,
et ce changement est d’abord et avant tout personnel.
C’est notre expérience et ce n’est pas une expérience qu’on a cherchée,
c’est une expérience qui est arrivée, et cette expérience incommunicable, qui n’a
rien à voir, et qui d’une certaine façon est sans importance pour quelqu’un
d’autre, est complètement déterminante pour nous, pour notre façon de voir le
monde, et donc de pratiquer et de donner du sens à ce monde.
Nos comportements et nos attitudes en sont complètement transformés,
et notre fonction d’éducateur également. A partir de ce changement individuel,
s’ouvre en même temps un changement social, puisque nous ne sommes qu’un
champ de relations avec le monde naturel et social. Si quelque chose change
dans ce champ de relations, c’est l’ensemble de la relation qui est changé, donc à
un changement individuel correspond un changement social.
“ Nous sommes le monde et le monde est nous” comme le répète
Krishnamurti. Cette affirmation entraîne des questions sur la transmission en
éducation, c’est à dire que transmettre ? et comment transmettre ?
D’abord se dégager du déjà connu, ou le remettre à sa place, même si on
doit en parler. En tant que professeur d’anthropologie, il faut bien que je parle
des principaux auteurs de l’anthropologie, mais je dois les revisiter pour montrer
que, dans le fond l’anthropologie c’est la vie en acte de tout un chacun, qui ne
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connaît ni le passé dépassé, ni vraiment le présent réifié, et qui s’ouvre peut être
sur un futur imprévisible.
La transmission n°2, c’est l’insistance sur l’instant, sur la dimension de
l’ici et le maintenant, conçue empathiquement et largement dégagée par des
psychologues comme Carl Rogers.
J’ai parfois un peu le sentiment que certains intellectuels contemporains
remettent en question l’ “ intuition de l’instant ” comme dirait Gaston
Bachelard, sans savoir de quoi ils parlent vraiment. C’est pourquoi il ne cessent
de discourir sur cette “tarte à la crème” qu’on appelle le projet. Que veut dire
avoir un projet si ce n’est entrer dans une illusion généralisée ?
Que veut dire proposer systématiquement des projets à des gens qui
vivent dans des conditions infrahumaines, qui n’ont même pas de quoi survivre,
et à qui on va raconter des histoires sur le projet. Je crois qu’ il faut discuter et
critiquer cette notion à l’heure actuelle, même si en même temps, on ne saurait
évacuer la notion de projet dans la mesure où l’être humain est un être imaginant,
donc un être qui sans cesse anticipe sa vie.
La transmission n°2 s’appuie également sur la notion de solidarité et de
coopération. Dès lors, on remet en question dans la transmission pédagogique
tout ce qui de l’ordre de la compétition, de la notation, de la comparaison, pour
inventer d’autres méthodes. La pédagogie active en a parlé depuis longtemps,
mais qui parle de la pédagogie active ? qui parle de l’éducation nouvelle à
l’heure actuelle, qui en a besoin ?.
Insistance sur la solidarité, et quand je dis solidarité, c’est une solidarité
non seulement locale, mais également nationale et internationale, c’est également
une certaine façon de se sentir un être humain avec d’autres êtres humains sur
cette terre patrie dont parle Edgar Morin .
Sensibilité terme clé en vérité en éducation, qu’a-t-on à dire à un élève,
à un étudiant, à un stagiaire, ou tout simplement à un autre être humain, si on ne
part pas de cette sensibilité en acte. La plupart des étudiants vous écoutent bien
volontiers, lorsque vous racontez des histoires intellectuelles, mais ils ne sont
touchés, ils ne commencent à vivre que lorsque ces histoires intellectuelles
passent par une expérience personnelle, qui est en quelque sorte, leur donne du
corps. Lorsqu’ils sentent que ce champ conceptuel que vous développez, cette
théorisation n’est pas abstraite, mais résulte directement d’une expérience
personnelle, c’est à dire d'un contact avec la vie. Alors ils leur arrivent vous
écouter vraiment, ils commencent à se dire : peut-être que l’intellect a du sens ?
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peut-être que l’intellect peut nous dire quelque chose, parce qu’il retrouve cet
intellect dans un champ de totalité mouvante, dans un champ de totalité
dynamique
La transmission n°2 s’appuie sur l’invention en fin de compte, sur la
création, la création non pas au sens des techniques de créativité, mais au sein de
la façon dont A. Stern en a parlé, et dont Krishnamurti nous la communique, car
il a des pages exceptionnelles sur la création .
Voilà comment je vois la synthèse de ce symposium que j’ai trouvée
personnellement très riche et très intéressante.
Je voudrais terminer en remerciant profondément tous ceux qui ont
contribué à la réalisation de ce symposium .
D’abord, les conférenciers qui nous ont fait l’honneur de venir discuter
avec nous, de proposer leurs réflexions à partir de cette connivence entre leurs
intérêts de connaissances et la vision du monde de Krishnamurti
Ensuite je voudrais remercier les services de l’université, qui nous ont
prêté cette salle, mais également, nous ont facilité un peu la tâche en ce qui
concerne l’organisation de ce symposium, je pense à la formation permanente de
Paris VIII, et le Département des Sciences de l’éducation
Je voudrais grandement remercier surtout le service audiovisuel de Paris
VIII. Vous avez pu voir le travail tout à fait contraignant de nos camarades.
Je voudrais également remercier les étudiants de mon groupe de
recherche sur l’enseignement de Krishnamurti, le G.R.E.K., qui ont organisé
bénévolement ce symposium depuis déjà de nombreuses semaines.
Je terminerai en vous remerciant tous d’être venus et d’avoir participés
réellement, parce que je crois qu’il y a eu de très nombreuses questions et j’ai un
peu le sentiment que nous avons voyagé ensemble dans cette reconnaissance de
la vision éducative de l’oeuvre de Krishnamurti.
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BIBLIOGRAPHIE SUR LA VIE ET L'OEUVRE DE JIDDU
Krishnamurti.
1. Livres de Krishnamurti en langue française. (la plupart des
ouvrages de Krishnamurti sont des réponses à des questions posées par ses
interlocuteurs ou des conférences prononcées et improvisées dans différents
lieux à travers le monde.)
Éditions Delachaux et Niestlé (96, boulevard Montparnasse 75014 Paris)
- Le Vol de l'Aigle
- De l’Éducation.
- L'Impossible Question.
- Le Changement créateur
Éditions Stock (5, rue du Pont-de-Lodi 75006 Paris).
- Se libérer du Connu (Stock-plus)
- La Révolution du Silence (Stock plus).
- Première et Dernière Liberté (Stock plus).
- Aux Étudiants (Stock plus).
- Tradition et Révolution (Monde Ouvert).
Éditions Le Courrier du Livre (23, rue de Fleurus, 75006 Paris).
- De la Connaissance de Soi.
- Au seuil du silence (conférences de Paris et Saanen 1968)
- Lettres aux écoles (1 et 2)
Éditions Adyar (4, square Rapp 75007 Paris).
- Face à la Vie. (sur l'éducation)
D’autres ouvrages de la première période de Krishnamurti sont en cours
d’édition.
Éditions Buchet-Chastel (18, rue Condé 75006 Paris).
- Commentaires sur la Vie (trois tomes)
- Le Journal de Krishnamurti (oeuvre écrite par l'auteur).
Éditions du Rocher (Groupe Presse de la Cité, 8 rue Garancière
75006 Paris)
- Questions et réponses
- Carnets (oeuvre écrite par l'auteur).
- Dernier journal (1992)
- Plénitude de la Vie
Association culturelle Krishnamurti (73 rue Fondary 75015 Paris).
- Krishnamurti (Biographie)
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- Lettres aux Écoles
- L’Épanouissement intérieur
- Un dialogue avec soi-même.
- La flamme de l'attention
- Le réseau de la pensée (causeries de 1981 à Saanen et à Amsterdam)
2. Ouvrages sur la vie et l'oeuvre de Krishnamurti.
ACHARD Yvon, Krishnamurti, le Miroir des hommes, Paris, DervyLivres, 1968
ACHARD Yvon, Le langage de Krishnamurti, Paris, Le Courrier du
Livre, Paris, 1970
BARBIER
René,
(sous
la
dir.
de)
PRATIQUES
DE
FORMATION/ANALYSES, Le devenir du sujet en formation. L’influence des
cultures “autres” qu’occidentales,
Université de Paris 8, Formation
Permanente, N°21-22, 220 p., 1991, dont Krishnamurti : Une approche radicale
pour la recherche contemporaine en éducation, Pratiques de
Formation/Analyses, N°21-22, op. cit., pp.193-226
BARBIER René,
Krishnamurti et Castoriadis : Deux figures
paradigmatiques pour une approche radicale et paradoxale en éducation,
Habilitation à diriger des recherches, L’Approche Transversale : sensibilisation
à l’écoute mythopoétique en éducation, deux tomes, 619 p., pp. 99-154,
Université Paris 8, 1992
BARBIER René, L’autorisation noétique, le devenir du sujet dans la
philosophie de l’éducation de Krishnamurti, communication au congrès de
l’Association Francophone Internationale de Recherches Scientifiques en
Éducation (A.F.I.R.S.E.), Institut des Sciences de l’Éducation d’Angers, C.C.O.,
le sujet en éducation, Tome 1, AFIRSE,
BERCOU Lydia, Krishnamurti, sa vie, sa parole, édité par l'auteur,
Châtel-Guyon, 1969
CHABOT Colette, COUSSA Samir (s/dir), Krishnamurti et David Bohm,
au coeur de l’humain, Canada, Éditions de Mortagne, 1996
CHAPALLAZ-ANKEN Gilbert, L'envol du Dragon, A l'enseigne de
l'Aigle Noir. Éditions de l'Aire. Lausanne, 1980
DELAFOSSE Bernard, Krishnamurti, cinquante ans d'éveil, Éditions de la
Maisnie, Paris, 1983
DELAFOSSE Bernard, De Krishnamurti à Mère...la même vérité., Paris,
Guy Trédaniel, 1987
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Révolution du
FOUERE René, La
Réel,Krishnamurti., Paris, Le
Courrier du Livre, 1985
Krishnamurti Jiddu et BOHM David, Le temps aboli. Dialogues., Paris
(Groupe Presse de la Cité) éditions du Rocher (Monaco), 1987
Krishnamurti Jiddu, Entretiens avec Lakshmi PRASAD, Ultimes paroles,
Paris, Albin Michel, coll. spiritualités vivantes, 1992
LANDAU Rom, Dieu est mon aventure, Paris, Éditions de l'Arche, 1952
LINSSEN Robert, Krishnamurti psychologue de l'ère nouvelle, Paris,
Le Courrier du Livre, 1971
LINSSEN Robert, Krishnamurti.Précurseur du IIIè Millénaire Le
Courrier du Livre, Paris, 1986
LUTYENS Mary, Krishnamurti, les années d'éveil, Paris, Éditions Arista,
1982.
LUTYENS Mary, Krishnamurti, les années d'accomplissement, Paris,
Editions Arista, 1984
LUTYENS Mary, Krishnamurti. La Porte ouverte, Paris, Arista, 1989
NDUWUMWAMI Louis, Krishnamurti et l’Éducation, Monaco, Editions
du Rocher, 1991
PUPUL JAYAKAR, Krishnamurti. Sa vie, son oeuvre, Paris, L'Age du
Verseau, 1989
REHAULT Ludovic, L'Instructeur du monde : Krishnamurti, Les tables
d'harmonie, Nice, 1934
SUARES Carlo, Krishnamurti et l'unité humaine, Le cercle du Livre,
Paris, 1950
SUARES Carlo, Entretiens avec J. Krishnamurti, Le Courrier du Livre,
Paris, 1966
THAKAR Vimala, Un éternel voyage, Paris, Le Courrier du Livre, 1968
PLANÈTE + PLUS, Krishnamurti, N° 19, décembre 1970
LA TOUR DE FEU, Pour un nouvel accès à la vie Krishnamurti, N°3637, Printemps 1952, P. Boujut, Jarnac
(en anglais)
SUSUNAGA WEERAPERUMA, A bibliography of life and teachings
of Jiddu Krishnamurti, E.J.Brill, editor Leiden, Holland, 1974 (173 p. 15X24
cm) et Supplement to a Bibliography of life and teachings of Jiddu
Krishnamurti, Chetana editor, 34 Rampart Row, Bombay, Inde, 1982 (149 p.
15X24 cm)
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Émission radiophonique:
FRANCE CULTURE, le 28 janvier 1984 Krishnamurti : la révolution du
silence émission d'une durée de trois heures de Michel Cazenave, réalisée par
Jacqueline Archambeaud. Avec Krishnamurti, Maurice Wilkins (Professeur de
biophysique à l'université de Londres et Prix Nobel) et David Bohm
(Professeur de Physique Théorique à l'Université de Londres).
Émission télévisée:
En octobre 1972 André Voisin a consacré deux émissions à (et avec)
Krishnamurti dans sa série "les Grands Conteurs" (en vente).
Réseau Informatique Web (si vous êtes abonné)
Il existe un serveur et une connexion informatique sur le réseau World
Wide Web (WWW) concernant l’oeuvre de Krishnamurti. Si vous voulez
connaître la liste de tous les thèmes répertoriés dans l’oeuvre de Krishnamurti,
avec des informations sur les ouvrages, mais à condition que vous connaissiez
l’anglais, utilisez le réseau WWW en ouvrant :
Http://flp.cs.tu-berlin.de:1895/audios-videos/index/topics/list.html
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TABLE DES MATIERES
Présentation du Centre de Recherche sur l’Imaginaire Social et
l’Éducation (C.R.I.S.E.)
p. 1
VOLUME 1
p.15
Programme
p.16
Participants
p.18
Avant-propos
p.23
Discours d’ouverture du symposium “Krishnamurti et l’éducation à la
fin du XXème siècle” 29-30 mai 1995, université Paris 8 (Vincennes à
Saint-Denis) : Pr. René BARBIER
p.24
Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXeme siècle
(Conférence introductive) : M. Yvon ACHARD
p.26
Krishnamurti et la perception directe de la vérité : Professeur P.
KRISHNA, Recteur du Rajghat Education Centre, Fondation
Krishnamurti en Inde, Bénarès (traduit par Mme Nduwumwami)
p.46
Krishnamurti : Rencontre à Ojaï, le 23 juillet 1949
p.53
L’art d’apprendre : Pr. René BARBIER
p.56
VOLUME 2
Krishnamurti et la vision pénétrante : Pr. Gabriel SALA
p.77
Krishnamurti et l’esprit de comparaison : Pr. René BARBIER
p.87
Krishnamurti et le Conseil : Pr. Alexandre LHOTELLIER
p.98
L’éducation créatrice et Krishnamurti : M. Arno STERN
p.113
VOLUME 3
Rogers et Krishnamurti : Pr. André de PERETTI
p.125
Krishnamurti et l’âme amérindienne, vision pénétrante et imaginaire
symbolique : M. Pascal GALVANI
p.141
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Krishnamurti éducateur : M. Pascal DUVAL (GREK)
p.155
Discours de synthèse du symposium : Pr. René BARBIER
p.185
Bibliographie sur la vie et l’oeuvre de Krishnamurti
p.197
Table des matières
p.202
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