A la rencontre de Krishnamurti

Transcription

A la rencontre de Krishnamurti
A la rencontre de
Krishnamurti
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Krishnamurti : « Comprendre notre
relation avec la nature »
Extraits tirés du Rapport authentique de la
huitième causerie publique de Poona, 17
octobre 1948. Publié dans « De la nature et
de l’environnement » de J. Krishnamurti aux
Editions du Rocher pages 11 à 14
« Quelle relation avez-vous avec la nature ?
(par nature il faut entendre les rivières, les
arbres, les oiseaux au vol rapide, les poissons
dans l’eau, les minéraux sous la terre, les
cascades et les toutes petites mares) . Quelle
relation avez-vous avec tout cela ?
La plupart d’entre nous ne sont pas
conscients de cette relation. Jamais nous ne
regardons un arbre vraiment ou si nous le
faisons, c’est pour l’utiliser, nous asseoir sous
son ombrage ou l’abattre pour en faire du bois
de construction. En d’autres termes, nous
regardons les arbres dans un but utilitaire. Nous ne regardons jamais un arbre sans
nous projeter sur lui ou l’utiliser à notre convenance. Nous traitons la terre et ses
ressources de la même façon. Nous n’aimons pas la terre, nous nous contentons
de l’utiliser.
Si nous l’aimions vraiment, nous utiliserions ses ressources avec frugalité. Si nous
voulons comprendre notre relation avec la terre, nous devons puiser dans ses
ressources avec plus d’égards. Comprendre notre relation avec la nature est aussi
difficile que comprendre notre voisin, notre femme et nos enfants. Mais nous n’y
avons jamais vraiment pensé, nous ne nous sommes jamais assis pour regarder
les étoiles, la lune ou les arbres. Nous sommes trop accaparés par nos activités
sociales ou politiques. Bien évidemment, ces activités sont une fuite de nousmêmes mais adorer la nature est encore la même fuite. Nous utilisons toujours la
nature comme échappatoire ou à des fins utilitaires. Nous ne prenons jamais
vraiment le temps de nous arrêter pour aimer la terre ou les produits de la
terre. » (…)
« Ainsi nous avons perdu notre relation avec la nature. Si, pour une fois, nous
comprenions cette relation et sa véritable signification, nous ne diviserions plus la
terre en « ma » propriété et « votre » propriété. Bien que l’on puisse posséder un
morceau de terre et y construire une maison, ce ne devrait pas être « ma » maison
ou « votre » maison, dans un esprit d’exclusivité, mais plutôt une façon d’avoir un
abri. Nous sommes insensibles à la beauté d’une cascade, nous avons perdu
contact avec la vie, nous ne savons pas ce que c’est que de s‘asseoir, le dos
contre un arbre, parce que nous n’aimons pas la terre ni les produits de la terre et
que nous nous contentons de les utiliser. Et comme nous n’aimons pas la nature,
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nous ne savons pas comment aimer les hommes et les animaux. Allez voir au bout
de la rue comment on traite les bœufs(…). Vous pouvez hocher la tête et dire
« C’est bien triste ! » mais, en fait, nous avons perdu le sens de la tendresse, cette
sensibilité, cette faculté de réagir devant la beauté et ce n’est qu’en retrouvant cette
sensibilité que nous pourrons comprendre ce qu’est la relation véritable. » (…)
« La terre est là pour qu’on l’aime et qu’on en prenne soin, pas pour qu’on la divise
en « ma » propriété et « votre » propriété. C’est idiot de planter un arbre et de
l’appeler « mon » arbre. Ce n’est que lorsqu’on est libéré de l’esprit d’exclusivité
qu’il est possible d’être sensible, non seulement à la nature, mais aussi aux êtres
humains et aux défis incessants de la vie. »
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- Lire « Krishnamurti ou l’homme de l’arbre » sur le site de René Barbier
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Qu’est-ce qu’un enseignant ?
Par J. Krishnamurti, le 15 novembre 1982.
Extrait du livre Lettres aux écoles (1) Editions Le
Courrier du Livre 1989 pages 23 à 25
« Apparemment, nous pensons que l’éducation
s’arrête quand on quitte l’école ou l’université. Il
semble que nous ne considérons pas l’ensemble
de l’existence humaine comme un processus
d’auto-éducation qui serait permanent et peut-être
sans fin. Ainsi la plupart d’entre-nous limitent
l’éducation à une très petite période et pendant le
reste de notre vie, nous continuons dans une sorte
de désordre, apprenant seulement quelques
bribes qui sont absolument nécessaires, tombant
dans la routine – et bien sûr, il y a toujours la mort
qui nous attend. Voici notre vie telle qu’elle est réellement - le mariage, les enfants,
le travail, les plaisirs éphémères, la douleur et la mort. Si c’est ça toute notre vie,
comme cela semble être le cas, quel est le véritable sens de l’éducation ?
Nous ne nous posons jamais ces questions fondamentales, sans doute parce
qu’elles sont trop dérangeantes. Mais puisque nous sommes des enseignants dans
des collèges et des écoles, nous devons nous demander quel est le but de
l’éducation et de l’apprentissage. Nous savons que cela nous donne du travail mais
en dehors des occupations matérielles avec leurs responsabilités, que signifie pour
nous l’enseignement et l’enseignant ?
Un professeur, selon la conception courante, ayant déjà étudié certains sujets, en
instruit lles étudiants. Est-ce cela être enseignant – transmettre le savoir ? Nous
allons donc explorer la nature de l’enseignant et de l’enseigné.
Qu’est-ce qu’un enseignant ? Quels sont les aspects de l’enseignement en dehors
de ceux qui concernent les matières scolaires ? Bien peu sont des enseignants
dans l’âme. La plupart se consacrent à aider les étudiants dans leurs études. Il est
certain qu’un enseignant a une tâche bien plus importante. Le savoir est
inévitablement superficiel. Il consiste à cultiver la mémoire et à employer
efficacement cette mémoire, etc. Le savoir étant toujours limité, est-ce le rôle de
l’enseignant d’aider l’étudiant à vivre toute sa vie dans les limites du savoir. Nous
devons d’abord réaliser que le savoir est toujours limité, comme le sont toutes les
expériences. Cette utilisation du savoir, avec ses limitations, peut être extrêmement
destructive. Elle est destructive dans les relations humaines. Dans les relations, le
savoir qui est l’accumulation de divers incidents, expériences, réactions, cultive
l’image des autres personnes et masque la réalité de cette personne et de la
relation.
Quand il y a une continuité, une tradition, créée par le savoir et transmise de
génération en génération, alors le passé, qui est l’accumulation du savoir, masque
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le véritable présent vivant. Quand le savoir devient routinier, mécanique, il fait du
cerveau quelque chose de limité, rigide et insensible. Quand le savoir est utilisé
pour soutenir le nationalisme par des guerres, il devient bestial, épouvantablement
cruel et totalement immoral. Le savoir n’est pas la beauté mais il est nécessaire
pour forer un puits. Tout le domaine technologique repose sur le savoir et ce
domaine est en train d’envahir notre vie. Si nous permettons au savoir d’être la
seule autorité et si nous espérons nous élever grâce à lui, eh bien, nous vivons
dans une illusion fatale. Nous répétons que le savoir a sa place dans notre vie
quotidienne. Mais quand il devient l’unique constituant de notre vie, alors celle-ci se
borne forcément à des activités mécaniques.
La transmission du savoir est-elle la seule fonction de l’enseignement – comme
c’est le cas actuellement – faire circuler les informations, les idées, les théories,
répandre ces théories et en discuter les différents aspects ? Est-ce là l’unique rôle
de l’enseignant ? Si c’est là tout ce qui intéresse un enseignant, alors il n’est qu’un
ordinateur vivant. Mais l’enseignant a certainement une responsabilité plus
importante. Il doit s’intéresser au comportement, à la complexité humaine de
l’action et à une façon de vivre qui soit un épanouissement de la bonté. Il doit
sûrement se préoccuper de l’avenir de ses élèves. Et quel est cet avenir ?quel est
l’avenir de l’homme ? Quel est l’avenir de notre conscience qui est si confuse,
perturbée, en désordre et en conflit ? Sommes-nous condamnés à vivre à jamais
dans le conflit, le chagrin et la souffrance ? Quand l’enseignant n’est pas en
communication avec l’élève sur tous ces sujets, il n’est alors qu’une machine
vivante et intelligente qui fabrique d’autres machines.
C’est pourquoi nous posons cette question fondamentale : qu’est-ce qu’un
enseignant ? C’est celui qui exerce le plus beau métier du monde, même s’il est le
moins respecté, car s’il est profondément et sérieusement concerné, l’enseignant
provoque un déconditionnement du cerveau humain – pas seulement le sien mais
aussi celui de l’élève. Il est conditionné et l’élève aussi. Qu’il le reconnaisse ou non,
c’est un fait. Et dans sa relation avec l’étudiant, il aide à la fois l’élève et lui-même à
libérer la conscience de ses limitations.
Une relation est un processus d’apprentissage. Une relation n’est pas quelque
chose de statique, mais un mouvement vivant et par conséquent elle n’est jamais la
même. Elle n ‘est pas aujourd’hui ce qu’elle était hier. Quand le passé domine la
relation, celle-ci est ce qu’elle était, ce n’est pas quelque chose de vivant. L’amour
n’est pas ce qu’il était. Quand la relation entre l’élève et l’enseignant possède cette
qualité de camaraderie, de mutuel déconditionnement et d’humilité, la sensibilité et
l’affection sont naturelles. Un enseignant peut dire que tout cela est impossible.
Quand les autorités scolaires imposent cinquante élèves dans une classe où sont
enseignées toutes sortes d’idioties, que peut faire un enseignant ? De toute
évidence, il ne peut rien. Mais nous parlons des écoles où cela ne se passe pas
ainsi. Là, l’enseignant peut établir cette relation et là, il est profondément soucieux
de l’épanouissement des êtres humains.»
Notes:
(1) « Un ouvrage précieux pour toute personne s'intéressant à l'éducation. Il
correspond à un ensemble de lettres rédigées par J. Krishnamurti en s’adressant
aux éducateurs des écoles qu’il a créées en Inde, en Angleterre et en Californie. Il y
partage une vision globale de l’éducation en abordant différents points essentiels
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tels que l’intelligence, la responsabilité, la peur, l’art d’apprendre, le rôle de
l’éducateur, du savoir, de la pensée, la relation entre l’enseignant et les élèves, la
question de l’autorité et de la discipline ». (centredeconnaissance.org)
J'espère qu'à la fin de ce siècle, ce que nous appelons aujourd'hui « école » sera
une relique historique, développée à l'époque des chemins de fer et de l'automobile
privée et rejetée avec eux. Bientôt, il sera évident que l'école est aussi marginale à
l'éducation qu'un guérisseur l'est à la santé publique. Ivan Illich (Cuernavaca,
Mexique)
La révolution viendra en éducation, mais elle ne dépendra ni des diplômes des
professeurs, ni de leurs connaissances, ni des programmes, ni des livres, ni des
méthodes audio-visuelles, ni d'aucun progrès technique. Elle dépendra uniquement
du climat que saura créer le maître dans sa relation avec l'élève... L'enseignant ne
doit pas être un tube stérile à travers lequel passe la connaissance de génération
en génération. Carl Rogers, « Les enfants ne sont pas des oies à gaver ».
C'est parce que nous sommes si desséchés nous-mêmes, si vides et sans amour
que nous avons permis aux gouvernements et aux systèmes de s'emparer de
l'éducation de nos enfants et de la direction de nos vies ; mais les gouvernements
veulent des techniciens efficients, non des êtres humains, car des êtres vraiment
humains deviennent dangereux pour les Etats et pour les religions organisées.
Voilà pourquoi les gouvernements et les Églises cherchent à contrôler l'éducation.
Krishamurti, « De l'éducation »
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Education : aider l’élève à découvrir
quelle est sa relation au monde
Par J. Krishnamurti le 1er novembre 1983
Extrait du livre Lettres aux écoles (1) Editions Le
Courrier du Livre 1989 pages 48 à 51
L’orateur est tout à fait certain que les
éducateurs sont conscients de ce qui se passe
actuellement dans le monde. Les races, les
religions, la politique, l’économie divisent les
gens et cette division est une fragmentation. Elle
provoque un chaos dans le monde : les guerres,
toutes sortes de mensonges politiques, etc. Il y a
une progression de la violence et de la lutte de
l’homme contre l’homme. Voilà véritablement
l’état de confusion du monde, de la société où
nous vivons. Et cette société est créée par tous
les êtres humains avec leurs cultures, leurs
divisions linguistiques, leurs séparations
régionales.
Tout cela engendre non seulement la confusion mais aussi la haine, beaucoup
d’antagonisme et des différences linguistiques encore plus marquées. Voilà ce qui
se passe et la responsabilité de l’éducateur est vraiment très grande. Il lui tient à
cœur, dans toutes ces écoles, de créer un homme bon qui ait le sens de la relation
universelle, qui ne soit pas nationaliste, régionaliste ou séparé, et qui dans le
domaine religieux, ne soit pas accroché à de vieilles traditions mortes sans aucune
valeur. Sa responsabilité en tant qu’éducateur devient de plus en plus sérieuse, de
plus en plus engagée, de plus en plus investie dans l’éducation de ses élèves.
En fait, que fait l’éducation ? Aide-t-elle vraiment l’homme, aide-t-elle ses enfants à
devenir de plus en plus concernés, plus gentils, plus généreux et à ne pas revenir
aux anciens modèles, à la vieille laideur et méchanceté de ce monde ? S’il est
vraiment concerné, comme il doit l’être, il doit aider l’élève à découvrir quelle est sa
relation au monde, pas le monde de l’imagination ou de la sentimentalité
romantique, mais le monde réel avec tout ce qui s’y passe. Quelle est aussi sa
relation au monde de la nature, au désert, à la jungle ou aux quelques arbres qui
l’entourent ainsi qu’aux animaux de la terre. Heureusement, les animaux ne sont
pas nationalistes. Ils chassent uniquement pour survivre. Si l’éducateur et l’élève
n’ont plus de relation avec la nature, avec les arbres, avec la mer houleuse, ils n’en
auront sûrement pas avec l’homme.
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Qu’est-ce que la nature ? Il y a beaucoup de discussions et de tentatives pour
sauvegarder la nature, les animaux, les oiseaux, les baleines et les dauphins, pour
nettoyer les rivières polluées, les lacs, les vertes prairies, etc. La nature n’est pas
un produit de la pensée comme la religion ou les croyances. La nature, c’est le
tigre, cet animal extraordinaire avec cette énergie et cette grande puissance qu’il
dégage. La nature, c’est l’arbre solitaire dans le champ, les prairies et les bosquets,
c’est cet écureuil qui se cache craintivement derrière une branche. La nature, c’est
la fourmi et l’abeille et tout ce qui vit sur terre. La nature, c’est la rivière, pas une
rivière en particulier comme le Gange, la Tamise ou le Mississipi. La nature, ce sont
toutes ces montagnes couvertes de neige, avec des vallées d’un bleu profond et
cette succession de collines qui rejoignent la mer.
L’univers fait partie de ce monde. Nous devons être sensibles à tout cela, ne pas
détruire, ne pas tuer par plaisir ni abattre des animaux pour notre table. Il est vrai
que nous tuons les choux, les légumes que nous mangeons, mais il faut bien
établir une limite quelque part. Si vous ne mangez pas de légumes, comment
vivrez-vous ? Il nous faut faire la part des choses intelligemment.
La nature fait partie de notre vie. Nous sommes issus de la graine et de la terre et
nous faisons partie de tout cela mais nous oublions vite que nous sommes des
animaux comme les autres. Pouvez-vous être sensible à cet arbre, le regarder, en
voir la beauté, écouter le son qu’il produit, être sensible à la moindre petite plante,
à la moindre mauvaise herbe, à cette vigne vierge qui monte le long du mur, aux
jeux de lumière et d’ombre sur les feuille ? Il faut être conscient de tout cela et
éprouver un sentiment de communion avec la nature qui nous entoure. Vous vivez
peut-être dans une ville mais vous pouvez trouver des arbres ici et là. Une fleur,
dans le jardin voisin, est peut-être négligée, étouffée par les mauvaises herbes,
mais regardez-la. Sentez que vous faites partie de tout cela et de tout ce qui vit . Si
vous maltraitez la nature, c’est vous-même que vous maltraitez.
L’orateur sait bien que tout cela a déjà été dit de différentes façons, mais
apparemment, nous n’en faisons pas grand cas. Est-ce parce que nous sommes
tellement prisonniers de notre propre réseau de problèmes, de désirs, de notre soif
de plaisirs et de souffrances que nous ne regardons jamais autour de nous, que
nous ne regardons jamais la lune ? Observez-la, observez avec tous vos yeux, vos
oreilles, avec votre odorat. Observez, regardez comme si vous le faisiez pour la
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première fois. Si vous pouvez le faire, alors c’est la première fois que vous voyez
cet arbre, ce buisson, ce brin d’herbe. Alors, vous pouvez voir votre professeur,
votre père, votre mère, votre frère et votre sœur pour la première fois. C’est là une
sensation extraordinaire : l’émerveillement, la fraicheur, le miracle d’un nouveau
matin qui n’a jamais existé auparavant et n’existera jamais plus.
Soyez vraiment en communion avec la nature, non pas prisonnier des mots qui la
décrivent, mais faites partie d’elle, soyez conscients, sentez que vous appartenez à
tout cela. Soyez capable d’avoir de l’amour pour tout cela, d’admirer une biche, le
lézard sur le mur, cette branche brisée sur le sol. Regardez l’étoile du soir ou la
nouvelle lune sans le mot, au lieu de dire : « Comme elle est belle ! », pour ensuite
lui tourner le dos, attiré par autre chose mais observez cette étoile et cette nouvelle
lune délicate comme si c’était la première fois.
S’il existe une telle communion entre vous et la nature, alors, vous pouvez
communiquer avec l’homme, avec le garçon assis près de vous, avec votre
professeur ou avec vos parents. Nous avons totalement perdu ce sens de la
relation, d’une relation qui ne soit pas seulement faite d’une déclaration d’affection
et de proximité mais qui contienne aussi ce sentiment de communion qui n’est pas
exprimé par des mots. C’est le sentiment que nous sommes tous ensemble, que
nous sommes tous des êtres humains, que nous ne sommes pas divisés,
fragmentés, que nous n’appartenons à aucun groupe ni à aucune race en
particulier, que nous n’adhérons à aucun idéal, mais que nous sommes tous des
êtres humains et que nous vivons tous sur cette terre merveilleusement belle.
Vous est-il déjà arrivé de vous réveiller le matin et de regarder par la fenêtre ou de
sortir sur la terrasse et de regarder les arbres et l’aube printanière ? Vivez avec
elle, écoutez tous les sons, les chuchotements, la brise légère parmi les feuilles.
Voyez la lumière sur cette feuille et regardez le soleil apparaître et illuminer la
colline et la prairie. Cette rivière asséchée, cet animal qui broute, ces moutons sur
la colline, observez-les. Regardez-les avec un sentiment d’affection, de
responsabilité, avec le désir de ne rien abîmer. Quand vous avez une telle
communion avec la nature, alors votre relation à autrui devient simple, claire, sans
conflit.
C’est une des responsabilités de l’éducateur. Elle ne se limite pas à enseigner les
mathématiques ou à se servir d’un ordinateur. Il est encore plus important d’être en
communion avec d’autres êtres humains qui souffrent, luttent, connaissent une
grande détresse ou les tourments de la pauvreté, et d’être en communion avec ces
gens qui circulent dans une voiture luxueuse. Si tout ceci le concerne, l’éducateur
aide l’élève à devenir sensible, sensible aux souffrances des autres, à leurs luttes,
leurs angoisses, leurs tracas, ainsi qu’aux querelles familiales. C’est au professeur
qu’il incombe d’apprendre aux enfants et aux étudiants à être ainsi en communion
avec le monde. Le monde est peut-être trop vaste mais le monde est là où l’élève
se trouve. C’est son monde à lui. Et cela engendre une considération et une
affection naturelles pour les autres, une courtoisie et un comportement qui n’est
pas dur, cruel ou vulgaire.
L’éducateur devrait parler de toutes ces choses. Pour que cela ne se limite pas à
un échange verbal il doit lui-même le ressentir : le monde, le monde de la nature et
le monde de l’homme. Ils sont étroitement liés. L’homme ne peut y échapper.
Quand il détruit la nature, il se détruit lui-même. Quand il assassine quelqu’un
d’autre, c’est lui-même qu’il assassine. L’ennemi, ce n’est pas l’autre mais c’est
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vous-même. Vivre dans une belle harmonie avec la nature, avec le monde,
engendre tout naturellement un monde différent.
Vidéo:
http://www.youtube.com/watch?v=fA60mxf6e2w
Les autres vidéos:
Vidéo 2
Vidéo 3
Vidéo 4
Vidéo 5
Vidéo 6
Vidéo 7
Vidéo 8
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Krishnamurti et l’éducation : une
perspective pour notre temps
Par Agnès Duraffour
Article paru dans la revue 3e millénaire n° 49, automne
1998
« J’ai souhaité dans ce texte, donner une vision
globale de l’enseignement de Krishnamurti. Ne figure
ici qu’un extrait, il est recommandé de se référer au
texte intégral ou à l’œuvre de Krishnamurti » (Agnès
Duraffour, chercheur en sciences de l’Education)
Lorsque l'on parle d'écoles alternatives, ou d'une autre
manière de concevoir l'éducation, on fait souvent
référence à Montessori, Freinet, Decroly, Steiner,
Neil... plus rarement à Janusz Korczak ou Paolo
Freire.
Mais il est bien rare que l'on parle de Krishnamurti,
davantage classé dans la rubrique des « maîtres traditionnels », parfois même des
gourous.
Son instruction religieuse, aux débuts de sa vie, au sein de la Société
Théosophique (1), attire les suspicions, dans le cadre de l'éducation, même si
celui-ci a rompu radicalement avec le mouvement qui l'a conduit sur le devant de la
scène mondiale.
Il en a longuement expliqué les raisons par la suite, et n'a cessé le restant de sa vie
d'éveiller notre vigilance par rapport à toute forme d'organisation religieuse, toute
tradition qui, selon lui, ne contribuent pas à libérer l'homme mais plutôt à l'assujettir
à d'autres formes de conditionnements. « Il est bon de naître dans une religion,
mais pas d'y mourir » (2), nous dit-il.
Mais cette "prime éducation" dans un cadre religieux inquiètera plus d'un, dans un
contexte éducatif revendiquant la laïcité face à la manifestation des intégrismes
religieux sous leurs différentes formes, ou amènera d'autres à penser qu'elle fut
nécessaire pour la "réalisation spirituelle" de Krishnamurti, considéré comme un
des plus grands maîtres (si ce n'est le plus grand) de notre temps.
Pourtant, cet "instructeur du monde" n'a cessé de se préoccuper de l'éducation et
de lui restituer un sens profond qui découle de son observation de la vie. Il a créé
plusieurs écoles dans le monde, en Inde, aux Etats-Unis, en Angleterre, où il a
tenté de proposer, sur la fin de sa vie, une autre conception de l'éducation. C'est
notamment à travers un ouvrage (3) constitué de lettres adressées aux éducateurs
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de ces écoles (et plus largement aux enseignants, éducateurs, responsables
éducatifs...) qu'il nous invite à partager une réflexion sur le sens de l'éducation, sur
ce que ces écoles devraient être. Je pense que cette réflexion permettrait de
proposer bien des ouvertures, de trouver des orientations, de concevoir une
éducation qui s'inscrive dans un contexte social, dans des situations éducatives et
qui travaille dans le sens de promouvoir une société plus humaine.
Dans ce texte, j'ai souhaité rassembler de manière relativement synthétique les
différents éléments de l'enseignement de Krishnamurti afin d'avoir une vision
globale de sa réflexion en éducation. Les expressions qui ont été choisies sont, la
plupart du temps, celles qui lui sont les plus familières (par voie de traduction). Je
suis donc restée assez près de ses écrits en faisant référence à ses propos pour
appuyer le contenu de cette réflexion. Il ne s'agit donc pas vraiment d'une
contribution personnelle, et ce n'était pas le but de ce texte, tout aussi
contradictoire que cela puisse paraître lorsque l'on sait à quel point Krishnamurti a
pu mettre en garde son auditoire vis-à-vis des savoirs de seconde main : il ne
souhaite pas qu'on le "croit", il nous invite à une exploration, à une observation de
par nous-mêmes de ce que nous sommes.
Il n'y a pas d'intentionnalité ici pour le faire apparaître comme une "autorité", un
maître à penser, mais plutôt une même invitation pour se laisser traverser par une
parole bouleversante qui nous amène à reconsidérer de façon radicale notre
attitude en tant qu'éducateur et notre façon de concevoir l'éducation. Ce travail
n'aurait pas sens s'il ne s'accompagnait pas d'une réelle réappropriation qui ne
peut être que le fait d'une investigation personnelle, d'une véritable exploration
allant dans le sens de nous observer tels nous sommes dans nos vies
quotidiennes, à travers nos comportements, nos attitudes, notre manière d'être en
relation avec le monde et avec notre entourage, qu'il s'agisse d'élèves, d'étudiants
ou de nos proches. C'est la seule vérité que nous puissions trouver à l'issue de
cette investigation.
Je suis toujours étonnée, à chaque lecture, de débusquer, sous le couvert d'un
mot, d'une expression, d'un passage, quelque chose que je n'avais pas compris
auparavant. C'est, à chaque fois, un bain de sens, une illumination fulgurante, la
ligne directe tracée par le doigt qui pointe l'essentiel.
Il appartient à chacun d'entre nous de débroussailler le chemin de cette heureuse
investigation.
Où en sommes-nous ?
« Ce que l'homme a fait à l'homme n'a pas de limites. Il l'a torturé, tué, exploité de
toutes les façons possibles - religieuses, politiques ou économiques. Cela a été
l'histoire du comportement de l'homme envers l'homme (...) L'homme a vraiment
été déloyal envers lui-même et envers les autres » (4).
En cette fin de siècle, après avoir traversé de nombreuses souffrances, après avoir
été le témoin des pires atrocités nées de la main de l'homme, rencontrerons-nous
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des éducateurs, des responsables éducatifs, des hommes politiques conscients de
l'urgente et noble mission de l'homme qu'est celle de l'éducation ?
Rencontrerons-nous des hommes et des femmes, des "éducateurs" responsables
et prêts à comprendre le sens profond de l'éducation ? S'interroger sur le sens de
l'éducation, c'est là une question fondamentale, mais nous ne nous la posons
jamais, probablement parce que c'est une question dérangeante, nous dit
Krishnamurti.
Etre au monde : la responsabilité et le sens de l'éducation
Le monde tel qu'il apparaît aujourd'hui aux jeunes est assez effrayant, et ceux-ci
sont très angoissés à l'idée d'affronter cet univers. Ils se demandent ce qu'il va leur
arriver et vivent dans la peur. Même s'ils aspirent à vivre libre et heureux, à pouvoir
choisir leur vie, une profession, ils ne savent plus comment s'orienter et attendent
qu'on les aide. Ils sont pris ainsi entre leurs propres désirs et les contraintes
économiques et sociales qui les poussent à se conformer, et « la conformité mène
à la médiocrité » (5) , car de ce fait, nous n'apportons rien de neuf, nous ne faisons
qu'imiter et nous contribuons à toute la cruauté de la société. Mais sortir de ce
conditionnement n'est pas facile, et les jeunes se trouvent alors confrontés à toutes
leurs peurs.
Les parents eux-mêmes rencontrent des problèmes et n'ont plus assez de temps
pour s'occuper de leurs enfants. Ils formulent une ambition pour eux et les confient
aux « éducateurs » (6) . Mais les enseignants aussi ont leurs propres problèmes.
Nous voulons vivre heureux, nous voulons que notre vie ait un sens. Pourtant,
l'éducation, telle que nous la concevons la plupart du temps, consiste à préparer
les jeunes à vivre perpétuellement dans ce monde d'angoisses, de conflits, de peur,
de brutalité, de compétition, sans changer quoique ce soit. Nous refusons de voir
ce problème dans sa globalité et sa complexité et nous nous engageons dans
toutes sortes d'actions désordonnées. Est-ce que cela a un sens ?
Les examens et les diplômes, la préoccupation de son devenir professionnel, ont
pris bien trop d'importance dans notre manière de concevoir l'éducation, car c'est
l'argent qui constitue la préoccupation dominante de notre vie. Cela ne veut pas
dire qu'il ne faut pas s'en préoccuper, bien au contraire. Mais en s'intéressant
d'abord à l'épanouissement de l'être humain, carrière et profession trouveront leur
"juste place" dans la vie de l'élève. Sinon, l'épanouissement et la bonté sont
vouées à disparaître .
Krishnamurti insiste sur le fait que ces écoles ne doivent pas « se contenter
d'exceller sur un plan scolaire », mais qu'elles doivent « cultiver l'être humain dans
sa globalité » (7) . Il met ainsi l'accent sur l'épanouissement de l'homme, de l'être
humain. Dans le système éducatif, certaines écoles, peuvent avoir de très bons
résultats sur un plan scolaire, mais elles peuvent s'avérer être une totale faillite d'un
point de vue éducatif.« Créer un atmosphère où éducateur et élèves
s'épanouissent dans la bonté, c'est la raison d'être de l'école toute entière » (8).
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Dans cette perspective éducative, il apparaît que c'est l'homme, la personne, qui
est de première importance, et non le système. Nous pensons toujours qu'il est
nécessaire d'opérer à une grande échelle, nous voulons avoir une action sur les
"masses" (9) , et cela nous amène à ignorer ce qu'il convient de faire dans
l'immédiat.
L'éducation, pour Krishnamurti, ne peut se concevoir que dans la perspective
« d'une profonde transformation chez les êtres humains ». Mais il semble que nous
ne soyons pas vraiment conscient de cette nécessité de changement radical et que
cela concerne chacun d'entre nous. C'est pour cela que le monde continue à être
ce qu'il est. Si nous étions conscients de l'état du monde et de notre société, alors il
nous semblerait incontournable que se produise une transformation radicale dans
notre façon de vivre, dans nos relations et notre relation au monde.
Car « le monde est ce que nous sommes » (10), et c'est en changeant notre
manière d'être et d'être en relation que nous pourrons changer la structure de la
société. Il s'agit là d'une véritable « révolution de la psyché ». C'est là le rôle de
l'éducateur : il doit se sentir pleinement responsable « dans ses relations
personnelles, à l'égard, non seulement de l'élève mais aussi de l'humanité toute
entière ». L'éducation, dans ce sens, a pour objet de promouvoir une nouvelle
génération qui ait le sens de la responsabilité.
Peut-être la structure sociale actuelle a-t-elle besoin de personnes ayant des
compétences particulières, mais, selon Krishnamurti, l'objet des écoles qu'il a
créées est « le développement total de l'homme et pas seulement l'accumulation
des connaissances » (11). Nous avons tendance à accorder plus d'importance à
l'extériorité de nos vies, et nous voulons changer le monde extérieur sans que
nous-mêmes soyons concernés par ce changement. Mais le désordre est en nous,
il commence par ce que nous sommes, notre attitude, nos comportements... Le
devenir de l'humanité dépend de ce que nous sommes, intérieurement (notre
conduite, notre relation avec les autres, le mouvement de nos pensées, notre
psychisme...). L'éducateur a la responsabilité d'aider l'élève à se comprendre luimême et, se faisant, à comprendre le monde. Ces deux éléments ne peuvent pas
être séparés, car sinon, cela introduit une division qui se répercutera dans toute la
vie de l'élève, et plus tard dans ses actions, dans sa profession.
Tout cela nous semble « trop simple », mais aussi « trop ardu », et nous préférons
nous détourner de telles perspectives ou les ignorer. Alors nous restons à michemin sur la montagne, et c'est là le sens même du terme de « médiocrité » (12).
Le système social actuel est dégénéré, corrompu, parce qu'il repose sur l'argent, le
pouvoir, l'envie, l'avidité, il cultive l'agressivité, la compétition, l'individualisme,
l'égoïsme. Chacun s'occupe de son talent particulier, de sa réussite personnelle et
de son ascension sociale, sans se soucier de savoir si cela peut être profitable pour
la société. Que ce soient les idéalistes ou les révolutionnaires, personne n'a jamais
pu changer la société. « Les idéaux corrompent l'esprit » (13), car ils résultent
d'idées, de jugements, d'espoirs et nous empêchent de voir la réalité telle qu'elle
14
est, ils nous détournent de l'attention à tout ce qui est vivant. Les idéologies ont
déshumanisé la société en cherchant à conformer l'homme à leurs concepts, à
leurs systèmes.
« Que fait l'éducation ? », se demande Krishnamurti. Permet-elle aux enfants, de
devenir bons, généreux, attentifs ? « Le monde dégénère rapidement et il faut donc
que toutes les écoles possèdent un groupe d'enseignants et d'élèves consacré à la
transformation radicale des êtres humains au moyen d'une éducation juste» (14).
Le mot "juste" signifie l'absence de motif personnel, non égotique. « Quel être
humain allons-nous devenir ? », nous demande Krishnamurti. Allons-nous devenir
un être humain médiocre, vivant perpétuellement dans le conflit, uniquement
préoccupé par ses intérêts personnels, participant ainsi à la dégradation de
l'humanité ? Quel est le but de l'éducation ?
La préoccupation de créer des hommes bons sans agressivité, soucieux des autres
et du monde, a été la préoccupation de nombreuses civilisations. C'est là le sens
même d'un esprit « religieux ». Mais dans le monde dans lequel nous vivons, cet
esprit semble avoir totalement disparu. C'est aux éducateurs qu'incombe la tâche
et la responsabilité de créer cette « qualité d'esprit ».
L'homme a créé Dieu et les religions, espérant ainsi donner une réponse à ses
angoisses existentielles, trouver une sécurité, un réconfort, un au-delà de la
souffrance, en projetant l'essence de ses interrogations sous la forme d'un agent
extérieur. Mais un esprit vraiment religieux est un esprit libéré de toutes
superstitions enseignées par les religions. Il appartient à l'éducateur de découvrir le
sens d'une vie vraiment religieuse, qui n'est autre que l'attention à ce qui est.
« Sans esprit religieux, il n'y a pas de bonté» (16).
Nous nous sentons responsables de notre famille, de nos enfants, mais nous
n'avons pas un sentiment de responsabilité vis-à-vis de l'environnement, de la
nature, de nos actes ou de l'humanité toute entière, nous ne sous sentons pas
portés par ce sentiment d'amour. Lorsque nous avons compris qu'il n'existe pas de
différence entre ce que nous sommes et l'humanité toute entière, alors nous
accordons une autre dimension au sens de la responsabilité.
La responsabilité, telle que l'entend Krishnamurti, n'a pas une valeur "morale", ce
n'est pas un devoir, quelque chose qu'on s'imposerait, et elle ne doit pas éveiller
non plus un sentiment de culpabilité. Elle ne s'arrête pas à notre seule personne, à
notre famille, nos enfants, notre patrie, ou à des idéaux, mais elle concerne
l'humanité toute entière. Il n'existe pas de différence entre nos souffrances et celles
de l'humanité toute entière, parce que, « psychologiquement, nous sommes le
monde » (17). Il nous faut donc apprendre l'art d'être responsable, et cela se traduit
dans notre comportement, notre attitude, nos actions. « Dans nos écoles, la
responsabilité à l'égard de la terre, de la nature, à l'égard des uns et des autres, fait
partie de l'éducation et on ne met pas seulement l'accent sur les matières scolaires
encore que celles-ci soient nécessaires » (18). Le rôle de l'éducateur est de
développer ce sens de la responsabilité, et pas seulement d'enseigner le contenu
des matières scolaires. « L'éducateur n'a pas toujours conscience qu'il travaille à la
15
naissance d'une nouvelle génération. La plupart des écoles se préoccupent
seulement de dispenser des connaissances. Elles ne se soucient absolument pas
de transformer l'homme et sa vie quotidienne. Il faut que vous, qui êtes éducateurs,
dans nos écoles, ayez un sens profond et le souci de cette pleine
responsabilité » (19).
Ne souhaitons-nous pas vivre dans une société où il n'existe plus ni violence, ni
haine, ni corruption ?
Qu'est-ce qu'un enseignant ?
Qu'est-ce qu'un enseignant ? Nous découvrirons à travers ce texte différents
propos sur le rôle de l'enseignant, sur l'attitude et la relation éducatives.
Krishnamurti remarque que peu d'enseignants ont vraiment pris conscience de la
dimension de leur responsabilité et de leur rôle. La plupart définissent leur
profession par la transmission des savoirs, et interviennent sur un plan scolaire en
aidant l'étudiant, l'élève, dans la poursuite de ses études. Mais la tâche de
l'enseignant est bien plus noble et bien plus importante. Il est essentiel qu'il en soit
conscient, et qu'il comprenne qu'elle ne se limite pas à la seule transmission des
savoirs, et qu'il n'est pas un ordinateur. « Il doit s'intéresser au comportement, à la
complexité humaine de l'action et à une façon de vivre qui soit un épanouissement
de la bonté » (20).
Si l'enseignant s'interroge sur le devenir de l'humanité, sur l'avenir de la
conscience, alors il percevra toute la dimension de sa tâche et de sa responsabilité.
Pense-t-il que nous soyons condamnés à vivre dans la souffrance ? Si ce n'est pas
le cas, il comprendra alors que l'éducation n'est ni plus ni moins qu'un
déconditionnement qui conduit à la liberté et à l'éveil de l'intelligence. C'est à lui et
à tout éducateur que revient la responsabilité de « propager cette flamme », quel
que soit le secteur dans lequel nous intervenons. «L'enseignant a donc une
énorme responsabilité, et sa profession est la plus noble qui soit. Il doit donner au
monde une génération nouvelle (...) » (21) .
L'enseignant exerce « le plus beau métier du monde », même s'il n'est pas toujours
respecté. Sera-t-il à la mesure de sa tâche ? En amenant l'élève à se libérer de ses
conditionnements, lui-même prend connaissance de ses propres limitations. C'est
en comprenant sa manière de fonctionner, sa manière d'être en relation avec
l'élève, qu'il peut amener l'élève à comprendre ce qu'il est. Ainsi,« la vraie
éducation commence par celle de l'éducateur'' », et « son enseignement est à
l'image de qu'il est'' » (22) .
La mise en oeuvre de cette responsabilité doit s'accompagner des conditions
institutionnelles qui la rende possible (nombre d'élève dans les classes, ce que l'on
enseigne...).
La part du savoir
16
Krishnamurti constate que l'éducation actuelle met l'accent sur l'acquisition des
savoirs, et que cela constitue la raison d'être des écoles. Lorsque le savoir devient
« routinier, mécanique », lorsque notre cerveau cesse d'apprendre et se trouve
conditionné par ce qu'on lui enjoint d'apprendre, il perd toute forme de sensibilité.
Nos activités et notre esprit deviennent alors eux-mêmes de plus en plus
mécaniques. Que ce soit sur notre lieu de travail, dans notre vie quotidienne ou à
l'école, nous nous installons dans une routine qui fait que notre façon de vivre
devient de plus en plus mécanique et médiocre.
Les technologies, qui relèvent du savoir, envahissent de plus en plus nos vies.
L'ordinateur supplée peu à peu aux capacités de l'homme, et l'on peut se
demander ce qu'il adviendra au cerveau humain dans ces conditions. L'éducation,
de nos jours, met trop l'accent sur la technique, et c'est là un écueil qui nous
conduit vers toutes sortes de dérives et de brutalités. On assiste dès lors à une
« standardisation des esprits ».
La spécialisation, qu'elle soit professionnelle ou dans le domaine de l'acquisition
des savoirs, rend nos esprits plus « étroits, limités, incomplets ». Pourtant, nous
nous en remettons à l'autorité de ces spécialistes. Il nous faut comprendre que
c'est là une forme de conditionnement qui nous rend dépendants des décisions
d'un état, tout aussi démocratique qu'il puisse être.
Nous nous tournons de plus en plus vers toutes sortes de divertissements
extérieurs, et il semble que très peu d'énergie soit consacrée à l'étude de ce nous
sommes.
L'acquisition de connaissances et l'intellect sont très valorisés dans notre société.
On considère que l'accumulation d'informations constitue un esprit instruit, et l'on
en fait un critère d'intelligence et de réussite sociale : ce sont les personnes
brillantes sur un plan intellectuel qui s'approprient les places les plus importantes.
Pourtant, que connaissent-elles de l'amour et la générosité ? Il semble qu'elles ne
fassent preuve que d'arrogance et de vanité. C'est pourtant là le modèle de
référence des grandes écoles, et les jeunes, lorsqu'ils sont pris dans le piège de ce
système, perdent tout le sens de la beauté de la vie .
Force est de constater que « le savoir ne conduit pas à l'intelligence ». Les savoirs
sont issus soit de l'expérience, de nos activités et pratiques professionnelles, ou de
ce que nous avons appris à l'école. Mais en dépit de tout ce savoir que nous avons
accumulé, il semble que nous ne savons toujours pas « agir intelligemment ».
L'homme a utilisé le savoir scientifique pour son propre profit, pour créer des
instruments de guerres et polluer la planète. Est-ce cela, « l'intelligence » ?
L'éducation telle que nous la connaissons aujourd'hui aide rarement un être humain
à « exceller dans sa vie de tous les jours ». « Savoir, c'est ne pas savoir, et
comprendre que jamais le savoir ne peut résoudre les problèmes humains, c'est
l'intelligence » (23).
Les enfants, dès leur plus jeune âge, sont confrontés à un apprentissage de plus en
plus technique et complexe qui, bien souvent, ne leur plaît pas. Cette inculcation de
17
savoirs est en fait une forme de gavage et de conditionnements qui les amènent à
se conformer. En dépit de tous les efforts d'apprentissage et de transmission, nous
savons bien que nombre d'entre eux qui auront fait de longues études ne
trouveront pas de travail. Il est préférable de faire en sorte que ces enfants ne
véhiculent plus le fardeau de leurs problèmes psychologiques, de leurs peurs, de
leurs anxiétés, de la cruauté à laquelle ils ont pu être confrontés, et de les aider à
être attentifs, généreux affectueux. « C'est beaucoup plus important que d'imposer
le savoir à leurs jeunes esprits » (24). C'est ainsi qu'ils pourront découvrir une autre
manière de vivre ensemble.
Quel est donc le statut du savoir dans la perspective éducative de Krishnamurti ?
Certes, le savoir est « indispensable pour avoir un bon métier », mais l'éducation
ne consiste pas seulement dans l'acquisition de connaissances, mais elle repose
sur la connaissance de soi. «Nous nous soucions non seulement du savoir des
choses du monde, mais aussi de l'étude de soi au cours de laquelle on apprend et
on agit » (25) . Le savoir et la connaissance ne sont pas deux domaines séparés.
La connaissance participe à « l'éveil de l'intelligence » qui, lorsqu'elle sera
développée, pourra utiliser sciemment les savoirs, s'appuyer lucidement sur la
mémoire. Il faut, pour cela, déjà comprendre par l'observation toute la structure du
savoir et de la tradition, de ce « mécanisme de l'esprit générateur d'habitudes ».
Suivre ou accepter une tradition, qu'elle soit religieuse ou intellectuelle, manifeste
une recherche de sécurité. La tradition, avec son ensemble d'habitudes répétitives,
sa routine, nous conduit à un gaspillage d'énergie et à une « vie mécanique » où il
n'existe pas d'ouverture et d'attention à ce qui est.
L'enseignant peut dès lors, dès que l'occasion se présente, faire comprendre tout
cela aux élèves.
Notre cerveau est conditionné par l'ensemble des savoirs qu'il a accumulé, et il ne
peut pas ainsi aborder les situations de la vie avec un esprit neuf. Bien qu'il
possède une capacité infinie, qu'il soit mobile et mouvant, il est pris « dans le
carcan du connu », dans ses souvenirs, ses peurs et ses angoisses. C'est ainsi
qu'il façonne et modélise son monde, son environnement. Il nous faut sortir de cette
ornière étroite. « Examiner ce qui se passe réellement, sans références à des
théories, des préjugés et des valeurs, c'est l'éducation » (26) . C'est de cette
attitude que peut se dégager une perception claire de ce qui est dont découle
l'action juste. « Se libérer du connu » est alors le premier pas de l'intelligence en
acte et de l'exploration. Lorsque l'intelligence n'est plus prisonnière des limites du
savoir, elle peut agir efficacement en accordant une « juste place à l'information ».
L'éveil de l'intelligence
L'intelligence, c'est ce qui nous permet de percevoir la vie et les situations dans
lesquelles nous sommes impliqués dans leur globalité. Elle est « le mouvement de
la totalité de l'esprit ». Elle ne se réfère pas à un centre, à un point de vue, ou à un
intérêt particulier. Dans le mouvement de cette perception globale, elle libère toute
son énergie et se rend disponible pour l'action. Elle pourra nous dire alors s'il faut
agir ou pas, coopérer ou pas. Elle est libre de toute intentionnalité de blesser ou de
18
faire souffrir. Elle est mue par la sensibilité, et cette sensibilité est amour. « Sans
intelligence, il ne peut y avoir compassion », et la compassion n'est empreinte ni de
romantisme, ni d'une volonté charitable. « Sans cette compassion, il ne peut naître
aucune civilisation, aucune société nouvelles» (27) .
« L'éveil de l'intelligence » est la fonction principale de l'éducation. Si nous sommes
conscient que l'élève plus tard aura un rôle à occuper dans la société, des
responsabilités professionnelles ou autres, alors nous comprenons qu'il est de
première importance qu'il soit en mesure d'assumer ses responsabilités en ne
participant pas à la décadence et à la désagrégation de la société. Seule cette
pleine responsabilité qui est conscience, intelligence en acte, peut lui permettre
d'adopter l'attitude juste, en utilisant avec lucidité les savoirs, ce qu'il aura appris.
Cette « intelligence » est de première importance pour l'élève, pour lui permettre de
comprendre le monde dans lequel il vit. C'est elle qui peut lui permettre de se
positionner dans les situations, de ne pas se laisser emporter par le flot du
conformisme, de « démanteler les constructions psychologiques que partout dans
le monde, les êtres humains dont je fais partie, ont bâties autour d'eux » (28). C'est
là essentiellement une question d'intelligence et d'amour. Seuls, l'intelligence et
l'amour peuvent nous permettre de comprendre et d'adopter l'attitude juste.
Lorsque ces qualités existent, toutes les autres suivent, nous dit Krishnamurti.
« C'est comme si on ouvrait la porte à la beauté » (29).
« La société se désintégrant, ces écoles doivent être des centres de régénération
de l'esprit, non de la pensée » (30). Cette qualité de l'esprit est celle « d'une
capacité infinie et d'un vide complet dans lequel il y a une énergie
incommensurable ». Il n'a pas de limite. Ce qui importe, c'est de retrouver cette
qualité de l'esprit.
Notre cerveau est conditionné par tout ce qu'il a emmagasiné depuis des années.
Etudier son fonctionnement requiert beaucoup de vivacité, de subtilité, de mobilité.
Il possède de grandes capacités et une immense énergie. Mais il ne les utilise pas
toujours avec conscience. Lorsque le cerveau est libéré de son conditionnement, il
peut fonctionner librement en adéquation avec l'esprit.
L'éducation devrait nous amener à « être conscient » à ce qui est, à ce qui advient.
« Ce qui nous intéresse, (...) c'est l'activité de la conscience dans notre vie
quotidienne » (31). Bien souvent, dans notre manière de percevoir le monde, notre
environnement, nous ne faisons intervenir que certaines de nos facultés qui alors
prédominent sur les autres, comme l'intellect, par exemple. Nous n'en sommes
même pas conscients, et cela nous conduit vers un « comportement névrotique ».
L'éveil de la conscience passe par la sensibilité, par le fait d'être sensible à tout ce
qui nous entoure, à l'oiseau sur la branche ou à la souffrance de l'enfant.
La conscience, dans son fonctionnement, ses racines, est la même pour tous les
êtres humains. Elle est le mouvement de notre esprit, avec le savoir accumulé, la
pensée, les souffrances, les émotions... : tout cela fait partie de notre conscience.
Elle est ce qui se manifeste dans tous les instants de notre vie. Ainsi, c'est en
19
explorant notre vie quotidienne, à travers nos émotions, nos réactions, que nous
pouvons comprendre la nature et la structure de la conscience. Et lorsque la
conscience a été vidée de son contenu, c'est-à-dire de tout ce que la pensée a
rassemblé, alors il ne reste qu'un "vaste espace" et une « immense énergie ».
« L'amour est au-delà de cette conscience » (32).
NOTES
(1) La Société Théosophique est une organisation religieuse, ésotérique, créée en
1875 par Hélène Blavatsky, et qui annonçait la venue d'un messie. Krishnamurti fut
ainsi "repéré" pour incarner cet instructeur du monde.
(2) Krishnamurti, in Le Petit livre des jours, Paris, La Table Ronde, 1995
(3)Krishnamurti, Jiddu, Lettres aux écoles, Vol. 1 et 2, Paris, Association Culturelle
Krishnamurti, 1989
Je me suis principalement appuyée sur cet ouvrage, que nous étudions dans le
cadre du G.R.E.K. (Groupe de Recherche sur l'Enseignement de Krishnamurti),
pour rédiger ce texte.
(4) Op. cit. Vol. 1, p. 58
(5) Krrishnamurti Jiddu, De l’éducation, Paris, Delachaux & Niestlé, 1988,(1959),
pp.1 53-54
(6) Le terme d'éducateur, chez Krishnamurti, est à prendre au sens large de « celui
qui éduque », et désigne aussi bien les enseignants que d'autres responsables
éducatifs.
(7) Krishnamurti, Jiddu, Op. cit. (1989) Vol. 1, p. 7
(8) Op. cit. (1989) Vol. 1, p. 61
(9) Op. cit. (1988), pp. 8, 83
(10) Op. cit. Vol. 1, pp. 29 ; Vol. 2, p. 45
(11) Op. cit. Vol. 1, p. 37
(12) Op. cit. Vol. 2, pp. 45, 54
(13) Op. cit. Vol. 1, pp. 37-38, 59
(14) Op. cit. Vol. 1, p. 84
(15) Op. cit. Vol. 2, p. 12
(16) Op. cit. Vol. 2, p. 43
(17) Op. cit. Vol. 1, pp. 16, 21-22
(18) Op. cit. Vol. 1, p. 22
(19) Op. cit. Vol. 1, p. 29. Mis en caractères gras par A.D.
(20) Op. cit. Vol. 2, pp. 24
(21) Op. cit. Vol. 1, p. 16. Mis en caractères gras par A.D.
(22) Op. cit. (1988), p. 97. Mis en caractères gras par A.D.
(23) Op. cit. Vol. 1, p. 82
(24) Op. cit. Vol. 1, p. 87
20
(25) Op. cit. Vol. 1, p. 107
(26) Op. cit. Vol. 1, p. 82
(27) Op. cit. Vol. 1, p. 96
(28) Op. cit. Vol. 2, p. 39
(29) Op. cit. Vol. 2, p. 43
(30) Op. cit. Vol. 1, p. 43
(31) Op. cit. Vol. 1, p. 71
(32) Op. cit. Vol. 1, p. 72
21
La vérité est un pays sans chemin
(Krishnamurti)
Extrait du discours prononcé le 2 août 1929 par Jiddu Krishnamurti pour la
dissolution de l’Ordre de l’Etoile d’Orient (1)
Je soutiens que la Vérité est un pays sans chemin : vous ne pouvez avancer vers
elle par quelque voie que ce soit, par aucune religion, aucune secte. Tel est mon
point de vue et j’y souscris entièrement, inconditionnellement. La Vérité étant
infinie, non conditionnée, inapprochable par aucune voie, on ne peut l’organiser ;
on ne peut pas non plus constituer une organisation pour amener ou forcer les
gens à suivre un chemin particulier. Si vous avez compris cela, vous verrez
combien il est impossible d’organiser la foi. La foi est quelque chose de strictement
personnel, vous ne pouvez ni ne devez l’organiser. Si vous le faites, elle meurt, se
cristallise, devient un credo, une secte, une religion, que l’on impose aux autres.
C’est ce que chacun essaye de faire de par le monde. La Vérité est réduite, elle
devient un jouet pour les faibles, pour ceux qui ne sont mécontents que
momentanément. On ne saurait abaisser la Vérité, c’est l’individu qui doit s’efforcer
de se hisser jusqu’à elle. Vous ne pouvez porter le sommet de la montagne dans la
vallée. Si vous voulez atteindre le sommet de la montagne, vous devez franchir la
vallée, grimper les pentes, sans craindre les dangereux précipices.
Vous devez faire l’ascension de la Vérité, elle ne peut pas être « abaissée » ou
organisée pour vous. Les organisations entretiennent l’intérêt que l’on porte aux
idées, mais elles ne font que le susciter de l’extérieur. L’intérêt, qui ne provient pas
de l’amour de la Vérité en soi, mais qui est suscité par une organisation, n’a
aucune valeur. L’organisation devient une structure dans laquelle ses membres
peuvent se glisser confortablement. Ils ne luttent plus pour la Vérité ou pour le
22
sommet de la montagne, mais plutôt pour se creuser une niche confortable pour s’y
loger ou pour laisser l’organisation les y mettre et ils considèrent que l’organisation
va par ce moyen les conduire à la Vérité.
Telle est, d’après moi, la première raison pour laquelle l’Ordre de l’Étoile doit être
dissout. Malgré cela, vous allez probablement former d’autres ordres, vous
continuerez à appartenir à d’autres organisations, dans votre recherche de la
Vérité. Je ne veux faire partie d’aucune sorte d’organisation de nature spirituelle,
comprenez bien cela. Je peux utiliser une organisation qui me conduira à Londres,
par exemple ; c’est une organisation d’une nature totalement différente, purement
mécanique, comme la poste ou le télégraphe. Je peux utiliser une voiture ou un
paquebot pour voyager, ce ne sont que des aspects pratiques qui n’ont absolument
rien à voir avec la spiritualité. Une fois de plus, je soutiens qu’aucune organisation
ne peut conduire un homme à la spiritualité.
Si l’on crée une organisation dans ce but, elle devient une béquille, une faiblesse,
un esclavage, elle rend l’individu infirme et l’empêche de se développer, d’établir
son unicité qui, elle, réside dans la découverte personnelle de cette Vérité absolue
et non conditionnée, Voilà une autre raison pour laquelle j’ai décidé, en tant que
Chef de l’Ordre, de le dissoudre. Personne ne m’a convaincu de prendre cette
décision.
Notes
(1) L’Ordre de l’Étoile d’ Orient fut fondé en 1911 par Madame Besant, Présidente
de la Société Théosophique, pour proclamer la venue de l’Instructeur du Monde.
Krishnamurti fut nommé Chef de l’Ordre. Le 2 Août 1929, jour d’ouverture du Camp
de l’Étoile annuel d’Ommen (Hollande) Krishnamurti dissolvait l’Ordre devant 3. 000
membres.
Krishnamurti & André VOISIN (original video) "1ère partie"
Krishnamurti & André VOISIN (original video) "2ème partie"
Krishnamurti, chroniques d'une vie peu ordinaire (Video)
23
Krishnamurti : l’esprit de coopération
Extrait de « Lettres aux écoles » pages 93-94
« Nous devrions prêter une attention très
sérieuse, non seulement dans nos écoles, mais
aussi comme êtres humains, à notre capacité de
travailler ensemble, avec la nature, avec tout ce
qui vit sur terre et aussi avec les autres êtres
humains. Comme entité sociale, nous existons
par nous-mêmes. Nos lois, nos gouvernements,
nos religions, tous mettent l’accent sur le fait
que l’homme est une entité séparée, ce qui, au
cours des siècles, a abouti à ce que l’homme se
dresse contre l’homme. Si nous voulons survivre
il devient de plus en plus important que
s’instaure un esprit de coopération avec
l’univers, avec toutes les choses de la terre et
de la mer.
On peut constater, dans toutes les structures sociales, l’effet destructeur de la
fragmentation actuelle – nation contre nation, groupe contre groupe, famille contre
famille, individu contre individu. Il en est de même dans les domaines religieux,
social et économique. Chacun lutte pour soi, pour sa classe ou pour son intérêt
particulier au sein de la communauté. Cette division des croyances, des idéaux,
des conclusions et des préjugés, empêche l’esprit de coopération de s’épanouir.
Nous sommes des êtres humains pris au piège de conclusions, de théories, de
croyances. Nous sommes des créatures vivantes, non des étiquettes. C’est notre
condition humaine qui nous fait chercher notre nourriture, nos vêtements et notre
abri aux dépens des autres. Notre façon même de penser est séparatrice et toute
action procédant de cette pensée limitée empêche forcément la coopération. La
structure économique et sociale, telle qu’elle existe actuellement, notamment les
religions organisées, intensifie ce qui exclut, ce qui sépare. Ce manque de
coopération aboutit en fin de compte aux guerres et à la destruction de l’homme.
Il semble que ce soit uniquement lors de crises et de catastrophes que nous nous
rapprochions et, une fois celle-ci passées, nous revenons à l’ancien état de choses.
Il semble que nous soyons incapables de vivre et de travailler harmonieusement
ensemble.
Ce processus d’agression et d’isolement est-il dû à ce que, depuis des temps
immémoriaux, notre cerveau, qui est le siège de notre pensée et de nos
sentiments, s’est trouvé conditionné par la nécessité d’assurer sa survie
personnelle ? Est-ce parce que ce processus d’isolement s’identifie à la famille, à la
tribu et devient un nationalisme glorifié ? Tout isolement n’est-il pas lié à un besoin
d’identification et d’accomplissement ? L’importance du moi n’a-t-elle pas été
24
cultivée au cours de l’évolution par l’opposition du moi et du vous, de nous et de
eux ?
Toutes les religions n’ont-elles pas mis l’accent sur le salut personnel, tant sur le
plan religieux que sur le plan séculier ? La coopération est-elle devenue impossible
parce que nous avons donné une telle importance au talent, à la spécialisation, à la
réussite, au succès – qui tous mettent l’accent sur la séparation ? Est-ce parce que
la coopération humaine s’est focalisée – sur quelque autorité gouvernementale ou
religieuse, sur quelque idéologie ou conclusion, lesquelles suscitent inévitablement
leur propre contraire destructeur ?
Que signifie coopérer – non pas le mot mais la chose ? Il vous est impossible de
coopérer avec quelqu’un d’autre, avec la terre et ses eaux si, en vous-même, vous
n’êtes pas harmonieux, non fragmenté, non contradictoire ; vous ne pouvez
coopérer si vous-même subissez une pression ou êtes dans un état de tension ou
de conflit. Comment pouvez-vous coopérer avec l’univers si vous êtes occupé de
vous-même, de vos problèmes, de vos ambitions ? Il ne peut y avoir de
coopération si toutes vos activités sont centrées sur vous-même et si vous êtes
absorbé dans votre propre égoïsme, vos propres plaisirs et désirs secrets. Tant que
l’intellect et ses pensées régentent tous vos actes, il est évident qu’il ne peut y avoir
de coopération car la pensée est partielle, étriquée et divise sans cesse.
La coopération exige une grande honnêteté. L’honnêteté n’a pas de motif. Elle n’est
ni un idéal ni une foi. L’honnêteté est la clarté – elle est la claire perception des
choses telles qu’elles sont. La perception est une attention. Cette attention même
projette toute l’énergie de sa lumière sur ce qui est observé. Cette lumière de la
perception suscite une transformation de la chose observée. Il n’y a pas de
système qui nous apprenne à coopérer. Cela ne peut être ni structuré ni classifié.
La nature même de la coopération exige qu’il y ait l’amour et cet amour n’est pas
mesurable car, lorsque l’on compare – ce qui est l’essence de la mesure – la
pensée est intervenue. Là où il y a la pensée, il n’y a pas l’amour.
Cela, peut-on le faire comprendre à l’élève, et la coopération peut-elle exister entre
les enseignants de nos écoles ? Celles-ci sont les centres où doit éclore une
nouvelle génération ayant une vision nouvelle des choses, le sentiment d’être des
citoyens du monde, soucieux de tout ce qui vit dans le monde. C’est une grave
responsabilité de faire naître cet esprit de coopération, et c’est la vôtre.
Krishnamurti
25