Adolescence et répétition François Ladame

Transcription

Adolescence et répétition François Ladame
Adolescence et répétition
François Ladame (Genève, Suisse)1
Résumé
L’analyste d’adolescents est régulièrement confronté à des manifestations agies
d’ordre répétitif. Ces répétitions favorisent parfois un gain psychique grâce à un
travail secondaire d’élaboration et d’intégration, mais elles peuvent aussi être au
service de la compulsion de répétition et participer de dispositifs anti-pensée mis en
place entre la fin de l’enfance et l’entrée dans l’âge adulte. D’où l’importance
d’évaluer, dans chaque situation, si l’on a encore affaire à une économie psychique
« équilibrée », régulée par le couple plaisir / déplaisir et son rejeton le principe de
réalité, ou déjà à une économie de déséquilibre, « au-delà du principe de plaisir », où
l’appareil psychique est submergé par un pulsionnel non lié et traumatique.
*
La notion de compulsion de répétition apparaît dès 1914, dans Remémoration,
répétition et élaboration (SE 12), mais elle n’est clairement spécifiée comme
caractéristique du fonctionnement pulsionnel qu’en 1919 et 1920, dans L’inquiétante
étrangeté (SE 17) et Au-delà du principe de plaisir (SE 18). Ces deux textes,
opposés dans la forme mais parfaitement complémentaires quant au fond, sont
indissociables. La compulsion de répétition prend son origine dans les mouvements
pulsionnels, elle est inconsciente et elle est assez puissante pour mettre hors jeu le
principe de plaisir (SE 17, p. 238). Freud insiste sur le contenu fantasmatique dont
cette compulsion à répéter est le témoin – la persistance du vœu incestueux et
parricide à l’état brut – et pose ainsi les éléments de base d’une théorie des troubles
de l’adolescence.
L’argument de L’inquiétante étrangeté (SE 17) est construit autour de l’analyse d’un
conte et d’un roman d’Hoffmann, L’homme au sable et Les élixirs du diable. Au fil des
associations de Freud se nouent le concept d’une compulsion à répéter, la
constatation du démonisme pulsionnel, dont le principe de plaisir doit subir
1
Membre formateur de la Société suisse de psychanalyse et membre du comité du Forum on
Adolescent Psychoanalysis de la Fédération européenne de psychanalyse.
Adresse postale : Bd. Des Tranchées 44, 1206 Genève, Suisse
Courriel : [email protected]
Page 1 sur 4
l’ascendant, et l’Unheimliche. Cette étrangeté, inquiétante et néanmoins familière,
englobe elle-même plusieurs idées complémentaires : une incertitude entre ce qui
est animé et ce qui ne l’est pas ; le clivage et la figure du double, qui renvoient à un
narcissisme négatif ou primaire ; l’inceste et le parricide ; l’autodestruction.
Das Unheimliche nous offre un paradigme du rapport du moi et de la pulsion quand
la compulsion à répéter entre en jeu : le moi apparaît alors comme écrasé entre un
pulsionnel passablement démoniaque et des instances qui y puisent directement
leurs racines. Ces instances, c’est le futur système surmoi / idéal du moi, qui n’est
pas nommé comme tel mais clairement décrit comme avatar du dédoublement.
L’éclatement (le morcellement) du moi peut être la conséquence extrême de ces
offensives contre lui. Sans aller jusqu’à cette catastrophe, se dégage quelques
années plus tard, dans Névrose et psychose (SE 19), la possibilité d’une voie
médiane. Pour éviter la rupture, le moi peut opérer des déformations, voire se diviser
ou se scinder. En ce qui concerne l’adolescence, cette « déformation » du moi se
manifeste par la distorsion de l’image du corps qui est internalisée après la puberté,
ce qui est une façon de pouvoir perpétuer la relation de soumission au surmoi
infantile, maintenant incestueux.
Le lien avec la puberté, implicite dans l’analyse de L’homme au sable dans
L’inquiétante étrangeté, devient explicite dans Au-delà… L’extinction de la première
floraison de la vie sexuelle infantile, dont les aspirations sont incompatibles avec la
réalité et le stade de développement de l’enfant, laisse une cicatrice indélébile pour
le narcissisme. Mais « aucune leçon n’a été apprise du passé, de l’époque où ces
activités n’ont amené que du déplaisir » (SE 18, p. 21). Freud souligne donc le
caractère foncièrement non éducable de la pulsion, qui ne peut être tempérée que
grâce à tout un fantastique travail psychique de liaison, de déplacement et de
travestissement. À défaut de ce travail, la puberté amène dans son sillage le risque
de voir se nouer compulsion de répétition et réalisation de ce qui était irréalisable au
temps de l’impuissance infantile.
Enfin, dans Au-delà… se dessine un véritable modèle de la désorganisation de
l’appareil psychique telle qu’elle peut survenir dans les « cassures » d’adolescence
marquant l’entrée en pathologie. Ce modèle repose sur l’idée du traumatique. Dans
la mesure où il n’existe pas de barrière protectrice contre les excitations internes (SE
18, p. 28-29), celles-ci peuvent créer dans l’économie psychique des perturbations
analogues à celles des névroses traumatiques (SE 18, p. 34). La source de ces
Page 2 sur 4
excitations se trouve dans les pulsions non liées qui obéissent au processus
primaire. En d’autres termes, c’est l’attaque pulsionnelle qui fait office de
traumatisme.
Le modèle est le suivant : soit une économie psychique « équilibrée » par rapport
aux principes régulateurs représentés par le couple plaisir / déplaisir et son rejeton le
principe de réalité ; lui succède une autre économie, de déséquilibre, Au-delà du
principe de plaisir, où l’appareil psychique est submergé par un pulsionnel non lié et
traumatique. La liaison de ces pulsions, qui est la tâche prioritaire, n’est plus
assurée, ce qui va imposer le recours à d’autres lignes de défense, projection et
contre-investissement notamment.
Le passage d’un régime à l’autre se produit au moment de la transition de la situation
d’impuissance infantile de fait (l’impuissance du corps) à celle de la puissance adulte
(qui offre capacité de jouissance et capacité de reproduction). Ce changement de
principe de réalité fonctionne comme appel des pulsions incestueuses et parricides
et la « cassure » établit le paradoxe de devoir réfuter le nouveau principe de réalité à
défaut de parvenir à faire taire les revendications pulsionnelles grâce à un processus
de liaison (et non par un simple contre-investissement). L’entrée en jeu de la
compulsion de répétition est une manière de figurer ce paradoxe, comme issue
pathologique de la « névrose » traumatique.
L’incapacité de pouvoir effectuer un travail de deuil est en corrélation avec la
compulsion de répétition. Celui-ci porte à la fois sur les dimensions narcissique et
objectale de l’être. Le deuil « narcissique », c’est celui de la mégalomanie infantile,
qui comprend l’idéal de perfection. Il passe par une indispensable négativation de
l’ensemble identificatoire phallique qui, dans les deux sexes, a illuminé de sa
brillance la période de la latence et de la pré-puberté et doit maintenant céder la
place au principe de complémentarité. Le deuil « objectal », c’est le deuil de la
relation d’amour (et de haine) infantile aux objets incestueux et parricides.
Deuil impossible du vœu incestueux et parricide et deuil impossible du corps
impubère empêchent de se dégager de la compulsion de répétition. Le processus
transformationnel de l’adolescence est paralysé et l’absence d’élaboration
dépressive barre la voie à de nouveaux investissements. La répétition de l’identique
met le sujet en situation d’impasse !
Ce risque évolutif apparaît bien dans le dernier chapitre d’Inhibition, symptômes et
angoisse (SE 20). D’une part, Freud revient sur la compulsion de répétition et
Page 3 sur 4
rappelle une fois encore l’importance du caractère diphasé du développement
psychosexuel dans l’étiologie des troubles psychiques ; d’autre part, il souligne le
danger que la sexualité réactivée à la puberté ne subisse un sort analogue à celui
des prototypes infantiles (SE 20, p. 155). Le lien entre la compulsion de répétition et
le déni de la réalité du corps sexué puissant est ainsi clairement indiqué.
Cette évolution en deux temps m’apparaît exemplaire dans la mesure où elle nous
permet non seulement de saisir le point de nouure entre puberté et compulsion de
répétition, mais aussi de distinguer ce qui est de l’ordre d’une re-création, rendue
possible par la répétition, et ce qui est simple reproduction de l’identique. Autrement
dit, de différencier répétition structurale et compulsion de répétition, adolescence
normale et pathologie d’adolescence.
Toutes les répétitions psychiques, c’est une évidence, ne sont pas dominées par la
compulsion de répétition, mais la littérature postfreudienne, malheureusement,
manque parfois de clarté sur ce plan (Ladame, IJPA, 1991). Quelles sont les
conditions qui permettent d’échapper à la compulsion de répétition et d’entrer dans
une adolescence non pathologique ? J’en vois fondamentalement deux, qui reposent
sur les fonctions du rêve et de l’action. Par rêve, j’entends le travail du rêve, qui
maquille et distord, permettant aux figurations incestueuse et parricide de tromper la
censure sans devoir recourir à la défense funeste de l’inhibition, mais qui suppose
l’intégrité du fonctionnement du Préconscient et la modification du rapport infantile
entre le moi et le surmoi. Quant à l’action, je la différencie radicalement de l’acte. Elle
correspond certes à la réalisation du désir, mais elle implique surtout directement la
pensée qui est « action d’essai ». Comme Freud l’a souligné dans L’Abrégé, l’activité
de pensée tente de deviner par des actions d’épreuve le résultat des entreprises
envisagées (SE 23, p. 199). À l’opposé, l’acte, plus précisément la « mise en acte »
ou enactment, court-circuite la pensée et se substitue à elle. Il n’est pas la réalisation
d’un désir ou d’un mouvement pulsionnel représentable, mais simple décharge d’une
pulsionnalité non liée (Ladame IJPA, 1995).
Page 4 sur 4