Être au service de la famille, c`est agir avec elle. De la - Jean

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Être au service de la famille, c`est agir avec elle. De la - Jean
« Être au service de la famille, c’est agir avec elle. De la
concurrence à la coopération. »
L’action sociale et médico-sociale est traversée de paradoxes : issue
largement d’oeuvres confessionnelles, elle s’est trouvée percutée par les
idéologies gauchistes et baba cools plutôt antifamiliales des années 60/70, tout
en étant financée et reprise en main par l’État… Ne pas faire de détour par son
histoire et celle de notre société revient à s’interdire de comprendre les
délicats enjeux de ses pratiques professionnelles, dont ses relations
ambivalentes avec la famille. Pourquoi parfois tant de difficultés et de
contorsions pour établir un véritable et franc partenariat avec les parents ?
Pourquoi donc tant de suspicions, de concurrence à l’égard des familles ?
Pourquoi parler de « travail avec les familles », comme s’il s’agissait de pétrir
une pâte difficile à lever ?
Mais une page d’histoire est en train de se tourner et une relation de service
s’instaure progressivement entre les prestataires sociaux et médico-sociaux et
les familles de bénéficiaires. D’autant plus que la famille revient
progressivement en grâce dans des sociétés menacées de délitement social et
de déclin économique. Après avoir « travailler la séparation » durant quelques
psychanalytiques décennies, nous redécouvrons les vertus d’une cellule qui
permet à tant de personnes des pays moins développés de tenir encore
debout. Force est de constater que l’action sociale et médico-sociale ne peut
plus exister sans les familles et sans un partenariat avéré avec elles.
Préambule
Lorsque Les Cahiers de l’Actif m’ont sollicité pour produire une contribution sur ce
thème aussi récurrent qu’important des relations avec les familles des personnes
accueillies dans les ESSMS – thème qui m’est cher 1 –, je pensais développer des
techniques de communication et de partenariat que je travaille par ailleurs avec des
professionnels lors d’interventions. Mais somme toute, je ne voulais pas refaire un
article comme celui du précédant numéro de 2004 2 car l’essentiel est demeuré
d’actualité, que les recommandations de l’ANESM disent déjà beaucoup de choses
sur cette question et que divers professionnels n’allaient pas manquer d’évoquer
nombre de dispositifs intéressants et innovants. Je préférai finalement adopter un
point de vue plus globalisant, et plus sociologique, sur l’évolution de la place de la
1 Je proposais et animais des colloques sur cette question au début des années 90, à une époque où
elle était très délicate et suscitait de fortes réactions idéologico-épidermiques. Si elle en suscite certes
toujours, le contexte a très favorablement évolué depuis.
2 « La dynamique du partenariat avec les parents et les familles », Les Cahiers de l’Actif, n° 332/333,
334/335.
famille dans le contexte sociétal d’aujourd’hui – place controversée et chahutée mais
qui connait dans le même temps un retour en grâce – car elle conditionne les
nouvelles relations entre les institutions et les parents, les proches ou les aidants des
personnes bénéficiaires.
1. Le retour de la famille
Le retour de la famille sur la scène publique et civile constitue sans doute l’un des
phénomènes sociologiques parmi les plus remarquables de notre société actuelle. Il
s’agit là de ces mouvements, en apparence paradoxaux, que je décris comme
relevant du « principe d’Archimède » appliqué à la dynamique des sociétés 3.
Grandeur et décadence de la famille
En effet, la famille a subi au cours des derniers siècles, et plus particulièrement au
XXe, un régulier processus d’usure et de rejet. Progressivement associée à un mode
de vie archaïque, traditionnel puis bourgeois, la famille fit l’objet de toutes les
critiques : méprisée par une aristocratie libertine, diabolisée par une intelligentsia de
gauche, elle devint progressivement la cause de tous les maux, cédant à la montée
de l’individualisme hédoniste caractéristique de la société de consommation
avancée.
Pourtant, elle était bien partie : fondement réel et mythique de toutes les sociétés,
principal agent économique, modèle d’organigramme sociétal et même
métaphysique, la « sainte famille » représente tout au long de notre histoire l’alpha et
l’oméga de l’organisation du monde là-haut comme ici-bas. La famille génère de
l’ordre social, son appartenance détermine l’avenir des individus et divise la société
en castes, en ordres ou en états. L’ordre féodal repose tout entier sur cette
structuration familiale obsédée par l’héritier. Le code civil napoléonien est lui aussi
hanté par la « légitimité » de l’enfant qui conditionne la transmission des biens et la
stabilité d’un ordre autant social qu’économique. Bref, la famille est tout à la fois
entreprise économique et matrice de l’ordre social et universel.
« Méprisée par une aristocratie libertine, diabolisée
par une intelligentsia de gauche, la famille devint
progressivement la cause de tous les maux »
3 Principe selon lequel tout mouvement social et culturel génère progressivement un contre-courant
de force équivalente.
Pour « Les Cahiers de l’Actif » - Jean-René LOUBAT
2
Mais tout cela va pourtant s’inverser : les doctrines politiques et sociales critiques,
qui émergèrent au cours du XIX e, assimilèrent famille et ordre social conservateur et
firent progressivement de celle-ci le creuset fondamental de la reproduction de
classes et de l’idéologie réactionnaire. La littérature socialiste et anticléricale tire
alors à boulets rouges sur la famille accusée de tous les immobilismes. Roger-Martin
du Gard, par ailleurs admirable romancier, nous décrit une triste France paysanne et
familiale qui bloque tous les changements sociaux et fait fuir sa jeunesse vers des
horizons nouveaux. À partir d’une approche qu’il veut naturaliste, Émile Zola nous
montre, dans sa saga familiale des Rougon-Macquart, le poids de l’hérédité et du
déterminisme familial sur la destinée sociale. A contrario, d’autres auteurs, souvent
d’inspiration catholique, en font l’apologie montrant que la famille est la source de
toute construction morale et du bien être de la personne, comme le fameux Sans
famille d’Hector Malot ou, quelques décennies plus tard, Chiens perdus sans collier
de Gilbert Cesbron.
La lutte historique entre l’État et la famille
Les choses semblaient alors simples : d’un côté, les tenants du progrès social et des
lendemains qui chantent, de l’autre, les tenants de l’ordre immuable chrétien et
réactionnaire… Le point commun de très nombreux essayistes et doctrinaires se
déclarant progressistes est d’associer le crépuscule de la famille avec l’aube de
temps nouveaux comme s’il en était la condition même. Se trouvent alors
irrémédiablement opposés intérêts collectifs et intérêts particuliers. Qu’il s’agisse de
l’anarchisme, du marxisme, du futurisme, des fascismes révolutionnaires, du
maoïsme, etc., tous ces courants vont se caractériser par une volonté affichée de
détruire ou reléguer la famille à un rôle minimal, celui de lieu de reproduction et
d’élevage ; et encore… l’émergence des Lebensborn4 du régime nazi ou de certaines
pouponnières de l’ère soviétique montrent que même ce rôle pouvait échapper à la
famille.
Les états totalitaires vont tous mettre la famille en coupe réglée en créant des
organisations de jeunesse (hitlerjugend, balillas, jeunesses communistes, etc.) et des
institutions éducatives parallèles afin de déposséder la famille de son influence en lui
opposant une concurrence radicale. Il est intéressant de constater que deux fabliaux
propagandistes vont circuler de manière identique dans l’Allemagne nazi et dans
l’Union soviétique de la même époque : celui de l’Allemagne nazi raconte l’histoire
d’un jeune garçon amené à choisir entre la fidélité à son propre père qui protège un
juif et la fidélité envers le régime et l’idéal collectif national-socialiste… on l’aura
4 Littéralement « source de vie » en allemand, ces établissements étaient des lieux de reproduction de
la race aryenne. Épisode peu connu de cette époque, il a néanmoins fait l’objet d’ouvrages (B.
Thiolay, J.-P. Picaper et L. Norz, S. Cohen-Scali) et récemment d’un film, D’une vie à l’autre, par le
réalisateur Georg Maas.
Pour « Les Cahiers de l’Actif » - Jean-René LOUBAT
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deviné, le jeune garçon va choisir la loyauté à l’État nazi et dénoncer son père aux
autorités. Le scénario soviétique est le même, seuls les protagonistes changent (le
père du jeune garçon est un anticommuniste réactionnaire opposé au Parti, il sera
dénoncé par son fils pour faire triompher l’idéal collectiviste). À noter que cette vraie
fausse histoire figurait dans les manuels scolaires russes et qu’une statue fut érigée
en l’honneur de ce jeune garçon, héro de la cause communiste, et persiste encore
dans un des parcs de Moscou…
Mais si ces états sont certes paroxystiques, sont-ils les seuls à tenter de minimiser le
rôle de la famille ? De fait, il existe une concurrence endémique entre l’État et la
famille : la famille fonctionne pour elle-même ; elle représente un contre pouvoir
économique, social et politique important qui va à l’encontre des intérêts unificateurs
et supérieurs d’un état. La très anticléricale et nationaliste III ème République va elle
aussi inventer son « Éducation nationale » afin de reprendre le leadership éducatif à
l’Église romaine, imposer la langue française sur le territoire, limiter les influences
familiales et faire intégrer l’unité républicaine 5, grâce à ses « hussards noirs6 », sous
la forme d’une nouvelle morale sociale partagée. Pas davantage, l’Éducation
spéciale n’est née du seul souci de protéger les enfants mais aussi d’affirmer la
présence de l’État en matière d’éducation. Cette lutte endémique entre État et
familles – dont l’enjeu est l’éducation des enfants – se poursuit dans une belle
continuité.
« La famille représente un contre pouvoir économique,
social et politique important qui va à l’encontre des
intérêts unificateurs et supérieurs d’un état »
Dans un article très percutant intitulé « À qui appartiennent les enfants ? »7, la
philosophe et historienne des idées politiques, Chantal Delsol, s’interroge sur la
tentation des états à vouloir éduquer par circulaires ministérielles à la place des
familles, et de citer Sade : « N’imaginez pas faire de bons républicains tant que vous
isolerez dans leurs familles les enfants qui ne doivent appartenir qu’à la
République » et Vincent Peillon, ministre de l’Éducation nationale, qui déclare que si
on se désintéresse des enjeux de l’école « on laisse le monopole à l’Église, du côté
de l’obscurantisme, de la conservation, voire de la réaction ». Comme on peut le
constater, la teneur des discours n’a guère changé…
5 De cette époque date le mythe de « nos ancêtres les Gaulois » et de Vercingétorix, unificateur du
pays.
6 C’est ainsi qu’étaient surnommés les instituteurs en raison de leur costume sombre mais aussi en
référence idéologique à l’escadron de cavalerie fondé en 1793.
7 In Le Figaro du 19 février 2014. Chantal Delsol est fondatrice de l’Institut Hannah Arendt et membre
de l’Académie des Sciences morales et politiques.
Pour « Les Cahiers de l’Actif » - Jean-René LOUBAT
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L’apologie de l’individualisme hédoniste
Le libertarisme de l’après-guerre (gauchisme, féminisme, existentialisme, power
flower, etc.) affirme la primauté de l’individu et de son droit à « vivre sa vie8 ». Mêlé à
une mythologie rebelle, rock n’roll et yéyé, il propose un mode de vie hédoniste libéré
du « carcan » de la famille. Le rêve de tout adolescent est alors de quitter sa famille
et de vivre à la suédoise, c’est-à-dire indépendamment, avec un partenaire ou des
copains (« que l’on n’oubliera jamais » comme le chantait Sheila). Dans le même
temps la psychanalyse alors triomphante dans le champ de l’action sociale et
médico-sociale faisait de la mère une figure de sorcière moderne, coupable de tous
les maux et maitresse de notre fatum. Plus pragmatique, le célèbre sociologue
américain Talcott Parsons, ne voit plus dans la famille qu’un havre de paix, lieu de
réconfort affectif, la famille ayant perdu complètement son importance économique et
sociale. À l’entrée dans le XXIe, sous les coups de boutoir de l’instabilité
matrimoniale, du PACS, de la banalisation du divorce et de la recomposition, la
famille parait au bord de la dissolution, ayant perdu quasiment toutes ses
prérogatives.
Mais l’Occident connait à cette période des changements d’envergure qui vont
bouleverser la donne et augurer de nouvelles attitudes à venir. Ces changements
tiennent tous directement ou indirectement à la reprise du déclin systémique
(démographique, économique, politique et militaire) de l’Europe 9 après l’épisode des
Trente glorieuses. Ce déclin civilisationnel questionne en effet profondément la
croyance en un progrès linéaire, se nourrit d’un pessimisme ambiant, d’un désaveu
des classes politiques et d’un effondrement des idéologies alternatives ; il
s’accompagne d’une perte de valeurs de références, de codes et de rôles sociaux
partagés, bref d’un consensus moral, générant des clivages forts, perceptibles lors
des débats et manifestations sur les grands sujets de société et notamment
concernant la famille (mariage, parentalité, adoption) 10.
En dehors de l’Occident, la famille demeure une entité prégnante qui vient combler la
faiblesse de l’État et des institutions et qui permet aux individus de mieux accepter
un environnement difficile, offrant des repères de tous ordres, un réconfort affectif et
un soutien social, financier et moral. Les réseaux familiaux, comme au temps de la
gens romaine, demeurent essentiels, au mieux pour la promotion sociale, au pire
8 C’est d’ailleurs le titre d’un film de J.-L. Godard en 1962.
9 J.-P. Chevènement, 1914-2014, l’Europe sortie de l’histoire ?, Fayard, 2013.
10 Même les États-Unis, qui se caractérisaient par un fort consensus de valeurs morales et
religieuses, sont aujourd’hui touchés par ces clivages.
Pour « Les Cahiers de l’Actif » - Jean-René LOUBAT
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pour la survie. Si la famille peut aussi constituer un frein à certains changements
sociaux, elle constitue un socle de stabilité essentiel.
La vague néotraditionnaliste
Ce déclin de valeurs partagées au sein des sociétés occidentales se traduit par une
quête identitaire, une nostalgie sociale (« c’était mieux avant ! »), l’émergence de
mouvements baptisés (à tort ?11) populistes, bref, ce que l’on peut désigner par une
vague néotraditionnaliste, amorcée trente ans auparavant aux États-Unis.
Longtemps après le fameux : « Familles, je vous hais ! » de Gide, la famille a perdu
sa connotation réactionnaire (hormis pour les idéologues patentés) et commence à
être perçue très différemment. La famille n’apparait plus tant comme un cadre qui
empêche que comme une cellule protectrice dans un univers qui devient plus
socialement et économiquement hostile. Ce changement de point de vue tient à
quelques processus d’ordre socioculturel, démographique et économique :
- en premier lieu, la famille a abandonné son rôle de père fouettard : l’exercice de
l’autorité n’est plus ce qu’il y était et, du même coup, la permissivité s’avère
infiniment plus grande. Nombre de jeunes gens peuvent amener désormais leur
petit(e) ami à la maison, se lever ou rentrer à point d’heure, ne contribuent plus au
loyer12 ou aux tâches ménagères et profitent pleinement des équipements du foyer
(frigidaire, repas, machine à laver, informatique, téléphonie, etc.). Le domicile familial
apparait donc désormais beaucoup moins porteur d’inconvénients que d’avantages,
d’où « l’effet Tanguy » ;
- en second lieu, le changement progressif de situation économique modifie en
profondeur les relations sociales. Si la croissance permet la consommation qui
permet l’hédonisme, le chômage important, les restrictions d’emploi et de revenus, la
hausse régulière des prélèvements fiscaux impactent le genre de vie. Par exemple,
l’accès au logement devient presque impossible pour une large part de la population
française… Pour la première fois depuis deux cents ans, les générations à venir
dans notre pays seront plus pauvres que les précédentes ; d’après les observatoires
économiques, la majorité des richesses est détenue par les plus de 50 ans. Il suffit
de regarder qui va majoritairement aux spectacles ou profite des séjours de
vacances et des voyages pour comprendre le déséquilibre croissant entre les
générations. Cette nouvelle donne a pour conséquence que les jeunes gens sont
11 En effet, l’appellation « populiste » est des plus discutables. Contrairement à « populaire », elle est
péjorative et contient un jugement de valeur politique intrinsèque. Les mouvements désignés
aujourd’hui comme populistes en Europe sont de fait très disparates et très complexes. L’étiquette
populiste empêche l’accès à cette complexité et interdit d’en comprendre la dynamique.
12 Dans de nombreuses familles, auparavant, les enfants participaient au loyer de leurs parents dès
qu’ils travaillaient.
Pour « Les Cahiers de l’Actif » - Jean-René LOUBAT
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amenés à demeurer dans le logement familial, tout comme les personnes âgées car
le coût des institutions pourra d’autant moins être supporté par des enfants moins
aisés et en nombre plus limité. Tant la hausse des divorces (un des principaux
facteurs de paupérisation des ménages 13) que le vieillissement de la population, qui
entraine d’exorbitants coûts de santé et de gestion de la dépendance, altèrent
d’autant la transmission générationnelle de patrimoine. Certaines familles
transmettront même des dettes à leurs descendants…
Dans son célèbre film I vitelloni, Fellini nous montrait le mode de vie de ces jeunes
italiens des années 50/60 qui ne quittaient leur famille que le jour de leur mariage,
lui-même retardé du fait du manque de travail. Aujourd’hui, les vitelloni sont devenus
des Tanguy… et la situation redevient d’actualité. Pour toutes ces raisons, la famille
possède donc de fortes chances de redevenir de facto trans-générationnelle.
La famille reprend même un rôle économique : elle est un réseau qui peut tour à tour
soutenir l’individu (y compris financièrement) et lui faire profiter de ses relations. Le
retour des dynasties dans le show-business, mais pas seulement, en est un signe
éclatant : les enfants de metteurs en scène font appel aux enfants d’acteurs ou de
chanteurs… Le destin socio-économique des individus revient entre les mains de la
famille.
« Le recul de l’État dans certains domaines permet
l’empowerment des familles »
Enfin, le délitement social, qui est lui-même la conséquence d’une remise en cause
très forte et très rapide des mœurs dans les années 60/70, a contribué à la perte de
valeurs transmises et partagées sans toutefois les remplacer véritablement. La
dissolution des mœurs et des institutions de la société a généré un terrain vague
dont les effets sont dévastateurs : les difficultés en matière de comportements et
d’éducation enregistrées aujourd’hui, tant à l’école, en famille, sur les lieux de travail
que dans les espaces publics, tiennent à cette dissolution. La famille se trouve donc
en position d’ultime cellule, de « dernière institution » : quand celle-ci lâche, tout
lâche. Nous assistons par conséquent à la prise de conscience que la famille est le
seul lieu où l’autorité peut encore posséder une légitimité et une efficacité ; bref, nous
redécouvrons la fonction socialisante fondamentale de celle-ci.
L’empowerment des familles
Le recul de l’État dans certains domaines permet l’empowerment des familles. Ainsi,
la recommandation européenne pour la désinstitutionalisation replace la famille au
centre en confortant son rôle primordial en matière d’éducation :
13 D’après l’INSEE, un tiers des familles monoparentales vit en dessous du seuil de pauvreté (c’est-àdire moins de 1 000 euros par mois).
Pour « Les Cahiers de l’Actif » - Jean-René LOUBAT
7
« Tout enfant handicapé devrait vivre au sein de sa propre famille, c’est-à-dire dans le cadre
naturel pour la croissance et le bien-être de l’enfant, sauf si des circonstances
exceptionnelles y font obstacle ; il incombe au premier chef aux parents d’élever leur enfant
et d’assurer son épanouissement ; le choix de la manière dont ils satisfont les besoins de
l’enfant leur revient, sous réserve que leurs décisions soient prises en connaissance de
cause dans l’intérêt supérieur de l’enfant et que ces décisions soient manifestement
conformes à cet intérêt. »
Ces principes abondent d’ailleurs dans le même sens que la Déclaration universelle
des droits de l’homme de 1948 qui énonce dans son article 26, § 3 : « Les parents
ont par priorité le droit de choisir le genre d’éducation à donner à leurs enfants. »
Mais surtout, sur un plan plus opérationnel, la recommandation européenne fixe on
ne peut plus clairement les orientations du futur :
« Il incombe à l’État d’assister les familles de manière à ce qu’elles puissent élever leur
enfant handicapé à la maison et, notamment, de réunir les conditions nécessaires qui leur
permettront de mieux concilier vie de famille et vie professionnelle : l’État devrait, par
conséquent, financer et mettre à leur disposition tout une gamme de services d’excellente
qualité parmi lesquels les familles d’enfants handicapés pourront choisir diverses aides
adaptées à leurs besoins. »
Le rôle des familles se voit donc régulièrement renforcé dans leur volonté de
reprendre davantage en main le destin de leurs enfants et de ne plus s’en remettre
aux institutions avec la même facilité. L’école elle-même – qui, rappelons-le, n’est
pas historiquement un « service rendu » mais une obligation – ne peut plus ignorer
cette évolution culturelle, sous peine de devenir un lieu d’affrontement intenable. De
nombreuses études et rapports mettent en évidence tant le déclin de l’efficacité de
notre école (Cf. le dernier classement PISA de l’OCDE), que l’insécurité croissante
des élèves14, que l’usure des enseignants (et la crise de vocation qui en découle),
que l’insatisfaction montante des parents, voire la multiplication des agressions à
l’encontre des personnels enseignants ou administratifs.
Pour la sociologue et directrice de recherches au CNRS, Françoise Lorcerie 15, nous
sommes entrés dans l’ère des « parents-clients » qui modifient radicalement leur
relation à l’institution scolaire. L’école traditionnelle s’avère largement incapable
d’absorber un tel changement de posture et n’a pas su s’adapter aux évolutions du
contexte sociétal. Nombre d’enseignants sont alors tentés de se replier sur leurs
bastions, ce qui ne fait qu’exacerber les incompréhensions. Les institutions
accueillant du public sont toutes concernées par cette évolution, même si les enjeux
ne sont pas tous exactement de même nature qu’à l’école. La défiance grandit à
l’endroit des institutions qui ne savent pas évoluer et comprendre ce mouvement en
14 Cf. par exemple, le rapport d’Éric Debarbieux sur le harcèlement à l’école de 2011 auprès de
l’Observatoire international de la violence à l’école ou l’enquête IPSOS de 2012.
15 Françoise Lorcerie, auteur notamment de Un ordre scolaire défectueux, La Découverte, 2010.
Pour « Les Cahiers de l’Actif » - Jean-René LOUBAT
8
profondeur des mentalités – même s’il peut comporter parfois des excès
regrettables.
2. L’incontournable
familles
partenariat
avec
les
On aura compris que le partenariat avec les familles n’est plus en discussion mais
s’impose comme une nécessité de facto. La question est plutôt de savoir adapter sa
posture professionnelle et de se doter des moyens nécessaires (notamment au plan
méthodologique et technique) pour donner vie à ce partenariat.
Un changement radical de posture
Le classique « travail avec les familles » consistait à faire de la famille une cible
thérapeutique inavouée, dès lors objet de ce travail (ce qui explique que certaines
réunions dites de synthèses se montraient plus prolixes à propos de la famille que
des besoins du bénéficiaire lui-même…). Il va sans dire que cette posture, se
revendiquant d’une certaine approche clinique ou institutionnelle, posait un certain
nombre de questions à la fois éthiques et techniques quant à la légitimité et à
l’efficacité de la relation ainsi induite. Qu’il se veuille charitable ou thérapeutique, le
rapport des établissements avec les familles demeurait bien souvent de l’ordre d’un
pouvoir unilatéral.
Aujourd’hui, de nombreux parents, mieux informés de leurs droits, prennent du recul
vis-à-vis des institutions et souhaitent modifier leur rapport avec celles-ci. Les
bénéficiaires comme leurs parents ou leurs aidants attendent désormais des
prestataires un « service rendu », qu’ils les aident à mettre en oeuvre leur propre
projet. Ce changement radical de posture induit de nouvelles relations mais aussi de
nouvelles pratiques professionnelles : le coaching personnalisé à domicile en fait
partie ; la mise en place de « services de coordination de parcours et de projets
personnalisés » également. En effet, ces coordinateurs (à temps plein) sont
expressément chargés d’assurer et de garantir la coopération entre professionnels et
parents, du recueil des attentes jusqu’à la co-évaluation des actions entreprises 16.
De quelle famille parle-t-on ?
16 Cf. J.-R. Loubat, Coordonner parcours et projets personnalisés en action sociale et médico-sociale,
Dunod, 2013.
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9
D’autre part, il est indispensable d’identifier la famille que l’on évoque de manière
générique : s’agit-il du ou des parents directs ayant l’autorité parentale sur les
enfants qui sont accueillis dans un établissement ou suivis par un service ? S’agit-il
d’une famille, au sens d’une constellation biologique et culturelle, composée selon
les cas d’une multitude de membres ? L’évolution du droit concernant le rôle des
grands-parents et très récemment celui des « beaux-parents » soulèvent plus que
jamais la question. À toutes fins utiles, rappelons par ailleurs que le droit français
ne reconnaît pas la famille comme sujet de droit, seuls les parents sont identifiés
en tant que « représentants légaux ».
Ce partenariat s’impose donc tant pour des raisons éthiques, économiques que
techniques, et nous assistons aujourd'hui à une convergence intellectuelle de
tendances qui abondent dans le sens d'une reconnaissance du rôle des parents et
de la famille dans les divers domaines de services de nature sanitaire ou sociale.
L'hôpital lui-même, auparavant bien souvent sanctuaire de spécialistes peu diserts,
s'est progressivement ouvert aux familles, s’apercevant que la présence de la famille
près d’un patient, coupé de son environnement ordinaire, pouvait s'avérer d'une aide
morale précieuse.
L'école connaît certes beaucoup plus de difficultés à s'ouvrir aux familles ; « la
dernière citadelle » est un appareil d’état dont les enjeux sont beaucoup plus violents
et porteurs de destinée sociale, renvoyant à des affrontements culturels
historiquement constitués. Pourtant, des tentatives ici ou là commencent à se faire
jour pour tenter d'associer les parents au cursus d'apprentissage de l'enfant. Il faut
reconnaître qu'elles sont encore bien timides et que le contact entre les enseignants
et les familles s'effectue la plupart du temps autour des problèmes que pose l'enfant,
de ses difficultés à suivre la scolarité, plutôt que de ses compétences, et d'un
improbable projet commun. Mais il faudra tôt ou tard que cette école obsolète
change radicalement sous peine de poursuivre sa descente aux enfers et d’y
entrainer des générations, pour ne pas dire l’avenir tout entier de notre nation.
« Nombre de bénéficiaires, de parents ou d’aidants,
attendent désormais des prestataires qu’ils les aident
à mettre en oeuvre leur propre projet »
Le rôle des mouvements de consommateurs
Au cours des dernières décennies, un phénomène a joué un rôle évident en faveur
du partenariat : nous avons vu en provenance des États-Unis émerger des
mouvements de consommateurs, c'est-à-dire des individus qui se regroupaient pour
négocier avec les prestataires ou affronter les distributeurs pour obtenir une
meilleure qualité et lutter contre les abus de toutes sortes, par exemple, en intentant
des procès spectaculaires en cas de fraude ou d'erreur grave. Ce mouvement
Pour « Les Cahiers de l’Actif » - Jean-René LOUBAT
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n'affecte pas que la consommation de produits courants, mais aussi l'univers des
services. Il est de plus en plus fréquent que l'on intente un procès à un chirurgien
ayant pratiqué une opération sans aucune nécessité, ou comme l'atteste une
actualité bien plus tragique encore, que l'on s'en prenne à un pan tout entier du
complexe médico-administratif, chose qui, sans les moyens de communication
d'aujourd'hui, et les nouveaux rapports de force ainsi créés, auraient été impossible.
Même si la France est quelque peu en retard sur ce plan par rapport à d’autres pays
développés, des associations d’usagers sont en train d’émerger, ainsi qu’une
nouvelle race d’associations de parents, sur le modèle des claimsmakers17, bien
informées et préoccupées de qualité. Par conséquent, les bénéficiaires hésiteront de
moins en moins aujourd’hui à intenter des actions en recours, à saisir les instances
européennes, à mobiliser les médias sur leurs situations.
Le partenariat suppose la recherche de compromis et la volonté de
négocier
Le terme de négociation s’avère des plus intéressants, parce qu'il sous entend dès le
départ l'existence entre les professionnels et les familles d'une possible divergence
d'intérêts et de points de vue. Il s'oppose à une autre attitude démagogique qui, à
l'inverse, suppose une identité de points de vue et stigmatise la divergence baptisée
conflit ou déni. Mais la négociation possède ses exigences : entre autres, celle de
considérer son interlocuteur comme un partenaire à part entière, celle de ne pas
penser qu'un seul point de vue est bon...
Jean-Pierre Hardy soulève cette question avec lucidité : « Si grâce à l’écologie
politique, les contradictions entre producteurs et consommateurs sont désormais
reconnues comme étant une tautologie, les contradictions entre travailleurs sociaux
et usagers de l’action sociale restent une question taboue. Pourtant pour dépasser
une contradiction, il faut au préalable admettre sa réalité. »18
L’ANESM exprime ce point de vue quand elle écrit dans sa recommandation « Les
attentes de la personne et le projet personnalisé » :
« Le projet personnalisé est une démarche dynamique, une co-construction qui tente
de trouver un équilibre entre différentes sources de tension, par exemple entre :
17 « Défenseurs de causes », ces groupements agissent comme des syndicats d’intérêt civique.
18 Financement et tarification des établissements et services sociaux et médico-sociaux (2e éd.),
Dunod, 2010.
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-
les personnes et leur entourage, qui peuvent avoir des attentes contradictoires
ou des analyses différentes ;
-
les personnes/leur entourage et les professionnels qui ne partagent pas
automatiquement la même analyse de la situation ou les mêmes objectifs ;
[…] C’est la raison pour laquelle cette démarche de construction aboutit bien
souvent à un compromis. »
La recherche d’un compromis est bien l’attitude la plus productive en la matière. La
négociation est précisément l'art du compromis : si l'on part du principe qu'aucun
compromis n'est possible, toute négociation se trouve naturellement vouée à l'échec.
Mais tout cela nécessite un état d’esprit, une formation à la négociation et interroge
les instances et dispositifs existants afin de permettre cette communication et cette
négociation entre professionnels et familles. Il est fondamental que l'association des
familles au service rendu par les professionnels fasse l'objet d'une réflexion préalable
et d'une stratégie concertée. Par exemple, il est intéressant de procéder à des
consultations qui permettront d'appréhender le degré d'information, mais aussi de
satisfaction, des familles à l'endroit du prestataire. Des campagnes de sensibilisation
sont aussi les bienvenues.
La co-construction et la co-évaluation
Dans le droit fil de ce que nous venons d'évoquer, il est fondamental – si l'on veut
associer les parents et les familles – de demeurer centré sur la promotion du
bénéficiaire et le service qui lui est rendu, sur ses compétences, ses savoir-faire, ses
attentes, et non les caractéristiques de son être. On peut évaluer et apprécier des
actes et des compétences, mais pas un être en soi, sans se situer dès lors
nécessairement dans le jugement de valeur et générer des réactions de légitime
défense et de rivalité. Après tout, la famille ne partage pas nécessairement la vision
des professionnels car elle possède sa propre expérience en fonction de sa
proximité avec son enfant.
Ramener la famille à la réalité de certaines potentialités exige un travail important
d'évaluation. Les concordances doivent donc être recherchées sur les attentes
communes, les compétences à développer et les moyens à mettre en œuvre. Pour
ce faire, il est bon de partir de points communs et généraux pour élaborer un « plan
d’action commun » avec la famille :
- que veut-on pour l'enfant ? Quelles sont ses attentes ? Quelles sont celles de ses
parents ? Quels sont les préconisations formulées par les professionnels ?
- quels moyens peut-on définir ?
- quels modes d'évaluation va-t-on retenir ?
Pour « Les Cahiers de l’Actif » - Jean-René LOUBAT
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Dans ce sens, on ne doit pas hésiter à positionner les parents en situation d'experts :
leur demander, par exemple, comment ils procèdent dans tel ou tel cas, comment ils
résolvent telle ou telle difficulté ; leur demander s’ils ont repéré des procédures, des
attitudes qui marchent mieux que d'autres (c'est aussi l'occasion indirecte de poser à
la famille les difficultés que les praticiens peuvent rencontrer).
Cependant, nombre de professionnels n'ont pas été nécessairement habitués et
formés à cet exercice de style et à cette conception de la relation. En effet, il ne s'agit
surtout pas d'entretien thérapeutique, et il convient même de s'extraire de la méthode
de l'entretien clinique traditionnel qui vise à interpréter, à « décoder », à retrouver des
processus communs à travers ce qui se dit, à se forger une opinion, voire une
espèce de diagnostic centré sur l'être de la personne, car très vite les interlocuteurs
ont la désagréable impression de ne pas être véritablement écoutés mais auscultés.
Il s'agit a contrario de privilégier le cadre et l'objectif de l'entrevue, d'obtenir
l'adhésion de l’autre partie, mais aussi d’identifier ce qui peut faire consensus ou
désaccord.
Si nous devions résumer en une formule la méthodologie de la négociation, nous
dirions qu'elle utilise ce qui est dit, et qu’elle laisse de côté les interprétations
unilatérales qui sont créatrices d'écarts et non de consensus. Ce report d'attention
sur l'échange lui-même est sans doute la chose la plus difficile à mettre en pratique.
Conclusion : la relation de coopération
clarification des rôles et des positionnements
sous-entend
une
Si la relation de partenariat est effectivement centrée sur l'intérêt du bénéficiaire de
manière authentique, si les éléments apportés par les professionnels s’avèrent
réellement informatifs et évaluatifs, si les attentes des parents sont réellement
appréhendées, il est peu probable d'essuyer un évitement total de la part des
interlocuteurs parentaux, de ne pas soulever un intérêt et des réactions, de ne pas
déboucher sur des propositions d'action et des projets partagés.
Insistons cependant sur le fait, qu'au delà du dispositif et des techniques d'entretien
– qui sont certes très importants –, la capacité de la part de l’opérateur et de ses
professionnels d'énoncer la nature du service rendu et de la relation qui va l’unir avec
la famille demeure bien l'élément préalable majeur d'un véritable partenariat. Cette
présentation est primordiale, car de là va dépendre l’avenir d’une relation, qui peut
déboucher sur une coopération bien comprise, comme sur un malentendu
fondamental, générateur de déni, de désintérêt ou de violence de la part des acteurs.
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