MARGUERITE YOURCENAR OU L`ALCHIMIE DU VERBE par

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MARGUERITE YOURCENAR OU L`ALCHIMIE DU VERBE par
MARGUERITE YOURCENAR
OU L’ALCHIMIE DU VERBE
par Yolanda Cristina VIÑAS DEL PALACIO
(Universidad de Salamanca, Espagne)
Le fait poétique s’inscrit au XXe siècle en deçà ou au-delà des genres,
là où les poètes ne savent pas ce qu’est la poésie et les romanciers renient
le roman. Les catégories cèdent et les frontières s’estompent, car l’artiste
ne s’épuise plus à savoir en quoi consiste tel genre littéraire et quelles
sont ses lois, livré comme il est à une mise en cause permanente des buts,
des moyens et des méthodes d’une écriture qui se réinvente sans cesse.
« Chaque pensée qui fait naître un livre, écrit Marguerite Yourcenar,
emporte avec soi toute une série de circonstances, tout un complexe
d’émotions et d’idées qui ne sera jamais pareil dans un autre livre. Et
chaque fois la méthode est différente » (YO, p. 85). Hors du dégoût
affiché contre le mélange de réalisme et d’effusion personnelle qui
entache d’impureté le roman et hors des rapports que celui-ci entretient
avec la poésie, les jalons manquent chez Yourcenar qui permettraient
d’assigner au romanesque un domaine propre. Poésie et roman, comme
Zénon et le Prieur, constituent deux «parèdres» se retrouvant au-delà de
la différence des rythmes. « La poésie est un effort pour se rapprocher de
l’essence de la réalité, une manière d’établir l’œuvre au noir, c’est-à-dire
de sortir des routines pour retrouver le réel » (PV, p. 128-129). La prose
réalise cet effort au moyen d’un rythme qui laisse le lecteur libre de
s’évader du cercle magique, incantatoire, où la poésie l’enferme. Accoler
le qualificatif « poétique » au substantif « prose » relève donc d’une
contradiction insoluble. Et pourtant, les connaisseurs de l’œuvre
yourcenarienne savent que les contradictions frayent des voies. La prose
de Marguerite Yourcenar est poétique ; elle l’est malgré la poésie, dont la
loi exige des rythmes immédiatement perceptibles, des rythmes qui nous
captent comme ils captent le sacré.
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Une telle prose expose au risque de la perte, le réel qu’elle se doit de
manifester venant avec le silence du moi. Dans la nuit obscure de la
déperdition, il advient comme le hors moi absolu, comme ce qu’il est :
l’autre qu’on ne peut posséder ni maîtriser, dont on est séparé, détaché,
abandonné. « Annihilation » et « mort de soi », disaient autrefois
l’opération de l’oubli ou du don. L’exigence du don s’affirme au XXe
siècle avec des fonctions aussi différentes et en des pensées aussi diverses
que celles de Heidegger, Georges Bataille, Emmanuel Levinas et Maurice
Blanchot. Chez Marguerite Yourcenar et chez le poète Francis Ponge une
telle exigence constitue la condition même de l’art. L’œuvre, véritable no
man’s land qui oblige l’écrivain et le lecteur au dépouillement, exclut
quiconque refuse de se perdre au sens chrétien. Il faut une virginité
nouvelle de l’esprit, une nouvelle prise de conscience, purifiée, de la
réalité existentielle, pour que l’art soit. Marguerite Yourcenar constate
avec impatience combien nous sommes prisonniers des mots, des
systèmes, de nos façons de voir et de penser, à quel point l’image directe
de la réalité est rare. « À mon avis, conclut-elle, c’est elle qui fait les très
grands artistes » (PV, p. 195). L’artiste, comme Zénon, laisse la personne
s’effacer devant l’être, ce foyer d’éternité plus solide, plus durable et plus
détaché que le moi des avatars biographiques, psychologiques et
historiques. Écrire, c’est entreprendre un voyage sur la mer de l’oubli.
Écrire c’est sortir de soi, c’est consentir à l’irruption du dehors. Le
dehors, le hors moi absolu approche quand tout a disparu. Il est
l’insaisissable, l’indéfinissable devant lequel les catégories échouent et
les mots se taisent. Écrire, c’est accéder au mystère de la transparence,
mystère selon lequel tout ce qui se manifeste le fait de l’autre côté. En ce
point qui n’est ni tourné vers nous ni orienté vers nous, le sujet est hors
de soi, dans la chose même et non dans une représentation de la chose.
C’est vers ce point que s’oriente la sensibilité poétique de Marguerite
Yourcenar.
Les limites, les distinctions, les séparations et le sens s’effondrent,
disparaissent, et le sujet se perd dans l’objet lorsque l’œuvre au noir a
lieu. Ailleurs, tout est lourdeur, tout est soumis à l’arbitraire et l’homme
risque de s’égarer dans le labyrinthe de la signification. L’état d’abandon
vise au contraire un centre lumineux et aveuglant, un point zéro ou
absolu. Là vérité et mensonge sont équivalents, deviennent égaux, chaque
notion ploie sous les mains comme un ressort qu’on fausse et
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l’indispensable « si » de l’hypothèse se casse. Là chaque concept
s’affaisse dans son contraire, alors que le temps, le lieu et la substance
perdent les attributs qui sont leurs frontières. Il s’ensuit que la forme n’est
plus que l’écorce déchiquetée de la substance, et que celle-ci s’égoutte
dans un vide qui n’est pas son contraire, tandis que le temps et l’éternité
se confondent. Cette expérience de dissolution, décrite dans L’Œuvre au
Noir est celle de la littérature.
La littérature est au noir, qui nie pour ensuite réaffirmer quelque chose
et défait pour tout refaire sur un autre plan ou à une autre guise. L’œuvre
est au noir, qui choisit de dissoudre et de coaguler la matière dans le sens
d’une expérimentation faite sur le corps verbal. La devise alchimique
« aller vers l’obscur et l’inconnu par ce qui est plus obscur et inconnu
encore » résume le travail de Marguerite Yourcenar devant la matière
informe qu’est la parole brute. Celle-ci est une opération poétique qui
consiste, selon l’expression de Francis Ponge, à se secouer de la suie des
mots, à laisser leur flot désordonné emporter le peu de vérités dont nous
nous croyons sûrs. La parole brute ou le discours, s’ils ne rendent pas les
choses elles-mêmes présentes dans leur immédiat, pourtant nous les
rendent dans le sens, nous livrant ainsi à la présence dont ils devraient
nous défendre. La raison en est évidente : les mots de la parole brute sont
des mots usuels, transparents, qui s’évanouissent dans le sens auquel ils
se réfèrent. Les mots du langage brut sont sans existence propre,
invisibles. Pour se défaire de sa fonction référentielle, pour se défaire des
choses, le langage doit donc lui-même devenir chose, venir à l’existence.
Pour posséder son pur pouvoir de contestation, de transfiguration du
monde, il se fait chose, corps, puissance incarnée.
Tout commence par la dissolution, par le solve alchimiste qui signifie
la rupture des idées, la faille au sein des choses. Ponge explique dans La
Table qu’il s’agit de faire advenir l’objet hors le mot et le mot hors sa
signification courante. Il ne s’agit plus de joindre entre elles les choses,
les objets et les notions à l’aide des mots ; il ne s’agit plus d’élaborer des
équations parfaitement nettes et toujours justes, quelles que soient les
notions ou les matières auxquelles on puisse les rapporter, mais à se
laisser emporter par l’intuition que les choses ainsi enchaînées meurent
sur place et se détachent de ces symboles et de ces mots comme des
chairs qui tombent. C’est par une attention semblable à ce que les
mystiques appellent l’état d’oraison que Zénon se libère de ce vice de
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l’entendement qui consiste à appréhender les objets afin de s’en servir ou
au contraire à les rejeter, sans entrer assez avant dans la substance
individuée dont ils sont faits. Méditation, contemplation, considération
reviennent sous la plume de Ponge indexant le renoncement à
l’observation qui distingue et singularise du dehors. Opération spirituelle
et esthétique, la considération est un état de grâce qui élimine les
habitudes acquises et qui demande de tout quitter afin que le mot vienne
comme matérialité sémantique, comme objet du monde verbal, hors sa
signification abstraite, courante. Écrire, c’est entrer dans cet état de
considération, ou comme le dit Yourcenar, pratiquer la méthode du
délire, méthode qui consiste à entrer profondément dans une situation et
demande l’abandon du moi. On doit tâcher d’entendre, de faire le silence
en soi pour écouter la réalité. « Quand on est romancier, avoue
Yourcenar, cela consiste à se laisser investir par un personnage. Mais cela
consiste aussi à faire un total silence des idées, à éliminer tout l’acquis, à
faire table rase de tout » (YO, p. 153). Cette expérience d’abandon nous
est racontée dans Un Homme obscur. Nathanaël se laisse porter,
simplement, avec pour seul don de voir exactement comment il est porté,
comment les choses vont et s’en vont. Il ne sait rien, n’a rien appris ou
presque, et son génie propre, qu’il doit à sa simplicité, est de ne jamais se
laisser duper par ce qui l’entoure. Il est l’homme pour qui les catégories
n’existent pas.
La phase de dissolution qui préside à la création verbale et dont elle
garde la trace réclame le feu. Pour sublimer ou coaguler la matière
verbale, il faut la purification par le feu, le flamboiement des scories du
psychologisme, de la philosophie et des habitudes contractées par les
mots. Dans Braque-Arguenteuil, Ponge, suivant de près le Littré, décrit la
sublimation comme cette opération de la science chimique ou alchimique
qui consiste en la volatilisation par l’effet de la chaleur des éléments
volatils de la matière verbale et en leur recueillement en haut du vase ou
de la cornue. L’artiste obtient ainsi un objet plus solide, plus actuel aussi,
et un mot plus épais que sa valeur de signe. L’Œuvre au Noir, comme le
signale Marguerite Yourcenar, brûle de cette chaleur insupportable. Nu et
seul les circonstances tombent de Zénon comme ses vêtements. Il
redevient ainsi cet Adam Cadmon des philosophes hermétistes, placé au
cœur des choses, en qui s’élucide et se profère ce qui partout ailleurs est
imprononcé. Au lieu de reculer dans la perspective, les choses avancent
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vers lui. Les forces naturelles sont rendues à leur ancien mystère, avant
leur décryptage, tandis que l’ego du cogito disparaît comme point fixe. Il
se fait alors mouvement ; il devient pure possibilité de perception ; il se
voit voyant, objet parmi les objets. Quand la mors philosophica
s’accomplit, l’opérateur brûlé par les acides de la recherche, est à la fois
sujet et objet. Il apparaît comme l’effet d’un flux, d’un rythme, d’un état
de fluence qui est la dimension originaire de la forme. Yourcenar avoue
que « Zénon en prison n’est plus ni dur, ni doux : il n’est rien. Il a cessé
d’être son propre personnage, et il est quelqu’un qui regarde sa vie se
passer, qui regarde sa vie passer » (PV, p. 102).
Le sujet se dilue, se dissout. Avec l’avènement du réel tel qu’il est
sans nous, qui lui assignons des frontières en le nommant, avec la prise
de contact avec des objets véritables qui objectent à son désir parce
qu’irréductibles, avec le sentiment de l’immense sérénité de la nature, de
la mer, des choses qui ne savent pas leur nom, qui sont là, qui existent par
elles-mêmes, tandis que nous avons besoin de noms et de notions pour
exister ; avec le changement de perspective et de distance, Zénon prend
conscience du peu de valeur de sa vie. Non habet nominem : la perte du
nom propre rythme ce passage de l’individuel à l’universel, passage que
l’écriture de Yourcenar veut nous faire accomplir. Elle est voyage au
cœur des mots vidés de leur valeur d’usage et d’échange. Aussi
complote-t-elle contre l’avenir, ce temps ensoleillé où tout aura valeur et
tout portera sens sous la maîtrise de l’homme et pour son usage. Face à
nos habitudes et à notre paresse mentale, elle érige des objets langagiers
obéissant à des lois qui ne sont pas les nôtres, mais celles de la réalité.
Ces objets créés par l’écrivain ne relèvent pas de l’histoire, mais de la
géologie, remplis qu’ils sont avec des significations historiques et
actuelles, avec des synonymes et des homonymes, comme si chacun
d’eux devait contenir tout le schéma de l’esprit humain depuis la création
jusqu’à la catastrophe, comme si chacun d’eux avait à dire l’agression à
la fois indispensable et terrifiante qui présida à leur création, tout en
proposant de nouvelles valeurs. Cet étrange magma défie l’examen par la
variété de substances qui le composent, substances qui se défont en
d’autres components plus simples, où l’attribution est remplacée par la
conjonction, où tout se donne à la fois, et où entre le oui et le non, le pour
et le contre, il y a d’immenses espaces souterrains. Pénétrer dans l’espace
littéraire yourcenarien c’est s’exposer au dépaysement. Comme le réel
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qui nous entoure et qui devient menaçant dès qu’on refuse de l’enfermer
dans les écorces vides des mots, l’objet langagier acquiert une compacité
sur la page. De là la difficulté de rendre aux textes yourcenariens leur
fluidité, de faire en sorte qu’ils puissent se lire comme si de rien n’était,
comme si de l’épaisseur, de la matérialité sémantique de chacun des
termes, rien n’était plus.
Sur la page, les mots se choisissent, s’excluent, se rencontrent et
s’engendrent, comme s’ils avaient à témoigner du chaos et de la magie,
c’est-à-dire d’une série d’influences obéissant à un arrangement
extrêmement savant. Là encore l’écriture yourcenarienne mime la réalité
avec son enchevêtrement des circonstances dû au hasard ou à l’ordre. Elle
le mime en dépit du qualificatif « classique » contre lequel l’écrivain s’est
insurgé : « j’aime souvent tourmenter la syntaxe ou essayer des
néologismes » (PV, p. 317). Le chaos est rendu à travers l’espace et le
temps : des espaces qui s’imbriquent les uns dans les autres et des temps
à la fois réunis et séparés. À la fois : tel est le mot clé de l’art du XXe
siècle, le signe que la littérature ne réfléchit pas aux essences, mais aux
relations. Penser avec et au lieu de penser avec est, de penser pour est :
telle paraît l’exigence première au surgissement du chaos ou du hasard,
ce que l’homme moderne refuse d’accepter : « les gens n’aiment pas
découvrir combien leur vie dépend du hasard ; cela les embarrasse. Ils
aiment avoir une vie plus ou moins contrôlée par eux, ou sinon par eux,
par leurs passions, par leurs amours, même par leurs erreurs » (YO,
p. 176). L’écriture yourcenarienne dérange.
Écrire c’est renoncer à se dire ; lire c’est accepter d’être saisi par le
réel, et le réel n’est pas notre patrie. La réalité nous est excentrique, qui
n’a pas besoin de nos catégories et qui existe sans nous. L’écriture nous
rappelle que nous ne sommes pas chez nous, que l’espace où elle se
produit et qu’elle crée n’est pas le nôtre. Aussi nous tient-elle à distance.
Nous sommes tenus à l’écart, non pour mieux saisir l’œuvre,
l’éloignement n’étant plus la condition du regard critique, mais pour
mieux percevoir le vide du langage, ce par quoi aussi bien le monde que
l’homme nous échappent. L’écriture déjoue l’interprétation. Interpréter,
c’est dévoiler, découvrir, pénétrer, s’engager dans la profondeur, accéder
au latent. Le lecteur ne peut séjourner auprès de l’œuvre, de ce qui se
passe devant lui sans lui. L’œuvre yourcenarienne, comme le réel, existe
indépendamment de nous, sans nous. Elle nous ramène à la condition de
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spectateurs, et nous dit d’être là, à distance et gardant les distances.
Écriture de la non-participation et de la non-identification qui refuse de se
plier au précepte de la catharsis, mais qui demande d’emprunter la voie
de purification qu’est l’œuvre au noir. Lire c’est donc pénétrer dans le
mouvement de l’écriture. « Sentir en soi », « faire un avec » décrivent
l’opération par laquelle le sujet qui accepte la désappropriation avance
vers la connaissance que Yourcenar appelle de sympathie, seule voie
d’accès à la création littéraire. Une telle connaissance repose sur un
contact où le mystère et la dignité de l’autre (l’objet artistique) sont
préservés, et par là offrent au lecteur le point d’appui d’un autre monde.
L’éloignement et la séparation deviennent donc nécessaires à la
reconnaissance de l’autre dans sa particularité. « Il y a dans l’homme une
faculté (non reconnue précisément comme telle) de saisir qu’une chose
existe justement parce qu’elle sera toujours incomplètement réductible à
son esprit », écrit Francis Ponge dans Comment une figue de paroles et
pourquoi.
La poéticité de l’œuvre de Marguerite Yourcenar repose
implicitement sur la faculté qui sépare le représenté de la représentation
et par là confère aux êtres et aux choses qui se représentent leur
consistance réelle, irréductible à la représentation imaginaire que
l’homme s’en donne. Elle repose sur la parole ayant subi l’opus nigrum.
La parole transmuée est un glaive qui coupe le réel de l’imaginaire qui ne
lui sont pas préexistants, mais qu’elle crée, car il est dans son pouvoir de
conférer l’existence à ce qui, avant sa venue, n’était pas : la chose, le
corps et le langage, l’espace et le temps. Qu’une telle parole porte en soi
un « espacement » radical, une blessure originaire, qu’elle soit toujours
déjà inscrite dans une écriture primordiale et ne puisse donc se proférer
que dans un espace d’absence à soi, de différence et finalement de mort,
c’est sans doute une intuition de Derrida qui éclaire la pratique
yourcenarienne. Déconstruction du logocentrisme, mise en évidence de
l’impossibilité pour l’homme d’une présence à soi et d’une parole
pleines, insistance sur la violence au cœur de la parole vive et de toute
signification, tous ces thèmes paraissent consonner avec ce que
Marguerite Yourcenar formule à partir d’une expérience et d’un style
autres.
Dans le style simple et dépouillé de Marguerite Yourcenar le langage
retrouve sa matérialité et par là son statut d’objet insaisissable auquel on
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doit renoncer pour que l’œuvre littéraire dise le sens qu’elle n’est pas
mais qui n’existerait pas sans elle, qui est espace de séparation et de
division où règne la parole qui indexe par approximation, à la manière du
« comme », sans frôler le mystère qu’elle cèle et exhibe. Le style de
Yourcenar est fait de comparaisons. Il pointe ce moment unique où le
créateur tremble comme au bord d’une transmutation, attendant que des
termes mis en rapport naisse l’or de la métaphore. C’est toujours sur le
bord qu’il se tient, car il n’aboutit souvent qu’à des équivalences, à des
analogies où pullule l’erreur. Et pourtant il sait comme Zénon que faire
de l’or lui sera un jour possible, qu’à force de creuser l’écorce des choses
il finira par trouver la raison secrète des affinités et des désaccords.
L’écriture de Yourcenar, que nous avons essayé de cerner à l’aide du
poète Francis Ponge, pour ne pas avoir à prouver qu’elle est vraiment
poétique, signe l’impossibilité d’aller au-delà, de passer outre l’Œuvre au
noir. Marguerite Yourcenar dit le sort de l’artiste, son sort, à travers
Zénon. Comme Zénon, l’artiste s’expose à l’expérience de l’abîme,
expérience de désolation intérieure proche du « se vider », du « s’abîmer
» mystiques ou alchimiques. Cette première phase de l’Œuvre demande
toute une vie. Désormais les forces manqueront pour aller plus loin, à
supposer qu’il y ait une route, et que par cette route on puisse passer.
Écrire, c’est atteindre le pourrissement des idées, le broiement des formes
qui caractérisent l’Œuvre au noir, opération qui rend les facultés plus
libres et comme nettoyées. Aussi l’art est-il vision, mais vision
désabusée, qu’habite un impossible au-delà où le créateur ne peut
s’aventurer.
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