14-Joan Miro - Petites histoires d`artistes

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14-Joan Miro - Petites histoires d`artistes
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JOAN MIRÓ (1893-1983)
Le jardinier des étoiles
Paris, 1923. C’est à Paris que se retrouvent les artistes du groupe surréaliste…
Quand Hemingway arriva à Paris en 1923, il s’installa dans un petit hôtel de la rue Blomet. C’était à cette époque le
point de ralliement des écrivains surréalistes et Hemingway s’amusait beaucoup. Il y avait toujours des soirées
improvisées, des séances d’écriture automatique, des jeux de « cadavre exquis », et des inventions poétiques très
originales. Mais parfois, Hemingway avait envie de calme et de simplicité. Alors, il traversait la rue pour aller voir
Miró. Le petit atelier de Miró était presque vide. Il y avait un lit, une table, une chaise et un tableau au mur. A cette
époque, Miró était très pauvre. Il ne faisait qu’un repas par jour et le reste du temps, il mâchait des figues sèches
qu’il avait rapportées d’Espagne.
Joan Miró :
Montroig, le village et l’église, 1919.
La Ferme, 1921-1922.
Miró travaillait sur un nouveau tableau. Cela faisait neuf mois qu’il y travaillait. C’était un grand tableau, peint avec
des couleurs claires et des détails précis, comme un dessin d’enfant, et qui représentait la ferme de son grand-père. Il
ne l’avait encore jamais montré à personne. Lorsque quelqu’un venait lui rendre visite, il le retournait contre le mur.
Un jour, Miró montra La Ferme à Hemingway. C’était une belle preuve d’amitié. Pendant qu’il regardait le tableau,
Hemingway sentait sur son visage le regard attentif de Miró. Au bout de quelques minutes, il dit :
- Oui, je comprends ce que tu fais. Tu essaies de retrouver les sensations de ton enfance, tu essaies de peindre
le monde comme tu le voyais enfant. Cela doit être très difficile.
- Il te plaît ?
- Beaucoup.
- Un jour, il sera pour toi.
Copyright : Sylvie Léonard – Petites histoires d’artistes – 2012
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Pendant l’hiver suivant, Hemingway revint souvent dans le petit atelier et regardait longuement La Ferme. Miró
travaillait maintenant à un tableau, brun comme la terre de son pays. On ne voyait plus les animaux de la ferme, les
insectes ni les oiseaux. On voyait juste des signes, qui ne représentaient rien, mais qui faisaient inconsciemment
penser aux animaux d’une ferme, à des insectes ou à des oiseaux, parce qu’ils paraissaient vivants. Vivants, joyeux
et animés. Puis Miró fit un tableau jaune comme la lumière de son pays.
Joan Miró :
Terre labourée, 1922-1923.
Paysage catalan, 1923-1924,
Il travaillait son tableau comme un jardinier travaille son jardin. Chaque jour il y revenait et y revenait encore.
- Tu comprends, disait-il, chaque signe est important. S’il y en a un qui n’est pas à sa place, ça me fait mal
comme si j’avais un caillou dans ma chaussure et ça m’empêche de dormir.
Quand il n’arrivait plus à trouver ce qu’il cherchait, il retournait le tableau contre le mur et réfléchissait à un
nouveau tableau…
Un matin, Miró accueillit Hemingway avec une tête des mauvais jours.
- Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda l’écrivain.
- Un marchand est venu me voir. Il a emporté tous mes tableaux pour les vendre.
- Mais c’est formidable ! C’est le début de la gloire ! Qu’est-ce qui te chagrine ?
- Ils ont pris La Ferme, dit Miró. Et moi, je voulais que ce soit toi qui l’aies.
- Bien sûr, moi aussi, je voudrais bien l’avoir, ce tableau. Mais tu sais bien que je ne suis pas riche.
- Quand même, dit Miró, j’aurais vraiment voulu que ce soit toi qui l’aies !
- Ecoute, dit Hemingway. On va le jouer aux dés. Si tu gagnes, tu le laisse au marchand. Il va sûrement t’en
donner 10 000 F. Mais si c’est moi qui gagne, je garde le tableau. Et je te l’achète 5 000 F. D’accord ? »
Miró lança les dés. Il fit 5 et 6. Mais Hemingway fit 6 et 6 et gagna le tableau.
Ils se mirent d’accord avec le marchand pour qu’Hemingway lui donne 200 F tous les mois pendant 2 ans. Ils
apprirent ce jour-là avec effarement que le marchand avait envisagé sérieusement de découper la toile en quatre
morceaux pour pouvoir la vendre plus facilement !
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Au printemps, Miró commença un autre tableau, bleu comme le ciel de son pays, où tous les signes semblaient
danser comme dans un bal de carnaval…
Deux ans passèrent, Miró avait terminé le Carnaval d’Arlequin et préparait une série de toiles où les signes flottaient
dans l’espace sans la moindre ligne d’horizon, comme les étoiles d’une constellation. Lorsqu’il regardait ces dessins,
Hemingway avait l’impression de déchiffrer un poème écrit dans une langue inconnue.
Joan Miró :
Le carnaval d’Arlequin, 1924-1925.
Personnages dans la nuit guidés
par les traces phosphorescentes
des escargots, 1959.
Mais un soir, Hemingway arriva chez Miró extrêmement contrarié.
- Je suis bien embêté, lui dit-il. Je n’ai plus un sou en poche et il me manque juste 200 F pour finir d’acheter
La Ferme.
Ils décidèrent de partir tous les deux dans les rues de Paris à la recherche de leurs amis. C’était un soir d’été et ils
durent faire tous les cafés du quartier…
Et pendant toute la soirée, chaque fois qu’ils rencontraient quelqu’un qu’ils connaissaient, ils lui demandaient de
leur prêter dix francs pour pouvoir acheter La Ferme…
Quand le soleil se leva, ils rentrèrent à l’atelier, bien fatigués et tout de même pas mal éméchés, mais ils avaient fini
par réunir les 200 F.
… Les années passèrent. Hemingway et Miró devinrent tous les deux très riches et très célèbres, mais jamais
Hemingway ne se sépara de La Ferme. Et chaque fois qu’ils se rencontraient, quelque part dans une grande capitale
du monde, Miró disait sur le ton de la confidence :
- Tu sais, je suis rudement content que ce soit toi qui l’aies, le tableau...
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