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CORÉE DU NORD
par Pierre Rigoulot*
Le «Tonton flingué»
N
E CONFONDONS PAS Stratford upon Avon et Pyongyang. Les haines familiales
existent aussi au nord du 38e parallèle mais l’exécution de Jang Song Taek[1] le
12 décembre 2013 trouve facilement des explications plus prosaïques encore que la
jalousie, la débauche ou l’inceste. Le crime rendu public dans le monde entier n’a pas été
perpétré, semble-t-il, à cause de relations familiales insupportables et de tensions personnelles susceptibles de dégénérer en explosions de violences. Le crime a eu lieu sans qu’entre
en jeu la famille; ces liens ne comptent pas pour la mafia, une secte ou bien des révolutionnaires. Or, le pouvoir nord-coréen participe des trois à la fois. Sans doute fera-t-on remarquer qu’il est difficile de nier tout à fait cette dimension familiale dans une Corée du Nord
dirigée sinon confisquée depuis 66 ans par une véritable dynastie. Mais la loi du sang ne
s’impose pas dans le respect des règles traditionnelles. Le fils aîné de Kim Jong Il, Kim Jong
Nam, n’a pas été retenu pour régner, ni le second, pour diverses raisons qui tiennent à leur
détermination, jugée insuffisante, à assurer le pouvoir. C’est le plus violent, le plus insensible, le plus cynique calculateur qui a été choisi, on peut en être sûr, et non le fils aîné du
roi précédent.
Ajoutons que la dimension familiale, en cette affaire, comptait d’autant moins que la
victime, Jang Song Taek, n’était qu’une «pièce rapportée» (il était l’oncle par alliance du
jeune dirigeant actuel), et difficilement acceptée : Kim Il Sung, le fondateur de la
«dynastie», avait mis longtemps à se résoudre au mariage de sa fille avec un élément qui
n’appartenait même pas à une «lignée révolutionnaire».
* Historien, directeur de l’Institut d’Histoire sociale.
1. Vice-président de la Commission nationale de Défense, Jang Song Taek avait connu en 2004 une longue rééducation dans une aciérie. Il était revenu dans les allées du pouvoir l’année suivante et semblait de plus en plus puissant depuis l’attaque de congestion cérébrale dont avait été victime Kim Jong Il en 2008. En septembre 2010, il
avait été élevé comme sa femme au grade de général 4 étoiles. On notera encore qu’il avait visité le Sud et la
République populaire de Chine.
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Si l’on met donc de côté la dimension passionnelle et familiale, restent diverses hypothèses pour expliquer cette purge sanglante, et tout d’abord celles-ci, les plus probables: le
refus par le nouveau n° 1, Kim Jong Eun, de partager le pouvoir, ou bien des désaccords
d’ordre politique ou financier. Les trois hypothèses ne sont d’ailleurs pas contradictoires.
Pour donner du poids à la première, on constatera que la fièvre du pouvoir est largement répandue, dans le théâtre shakespearien comme dans la réalité. Mais, alors que les
démocraties parviennent en général à juguler les appétits féroces qu’elle engendre, l’autoritarisme, les dictatures et le totalitarisme permettent au contraire tous les excès. C’est pourquoi il n’y a au fond rien d’étonnant à ce que le dirigeant d’un État totalitaire comme la
Corée du Nord «liquide» physiquement un concurrent potentiel.
Le grand-père du n° 1 de Pyongyang n’a-t-il pas montré la voie en éliminant successivement des communistes qui avaient lutté dans la clandestinité contre les Japonais, puis de
supposés pro-Soviétiques et enfin de prétendus pro-Chinois? [2]
Faut-il rappeler aussi comment Staline s’est débarrassé de Trotski? de Kamenev? de
Zinoviev? de Boukharine? Faut-il rappeler comment les uns et les autres ont terminé leur
vie? Si nous l’avions oublié, le jeune Kim Jong Eun nous l’aurait remis en mémoire en
reprenant presque mot pour mot, dans son discours du 31 décembre 2013, la formule de
Staline: «Le Parti se renforce en s’épurant».
2. Voir dans ce numéro le compte rendu de l’ouvrage d’Andrei Lankov, p.71.
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Mao Ze Dong s’est quant à lui débarrassé de Peng Tehuai puis de Liu Chao Chi et enfin
de Lin Piao. Tous ont mal fini. Que dire de Castro liquidant quelques adversaires potentiels,
comme par exemple le général Ochoa ? Que dire encore du lâchage de Guevara en
Bolivie par le maître de La Havane? Ne ressemble-il pas à une mise à mort?
Les purges sont un ingrédient ordinaire du pouvoir dans un régime totalitaire. Et si les
références antérieures concernent des dirigeants du «camp socialiste», c’est que la Corée du
Nord est issue de ce monde-là. Mais les purges existent dans toutes les formes de totalitarisme: rappelons la liquidation des SA ordonnée par Hitler lors de la fameuse Nuit des
Longs Couteaux…
Jang Song Taek aurait-il donc fait de l’ombre à Kim Jong Eun? C’est ce que laissent
entendre les Nord-Coréens eux-mêmes en l’accusant d’avoir ourdi un complot contre le
jeune dirigeant… Cette affirmation évidemment ne prouve rien. Mais Jang Song Taek avait
en quelque sorte la fonction de régent auprès de Kim Jong Eun. A-t-il voulu… régenter,
justement? Et dans quel but?
C’est ici que notre deuxième hypothèse, celle des divergences politiques, prend corps.
On disait en effet Jang Song Taek proche des Chinois, et favorable à quelques réformes
économiques sur le modèle de la République populaire. Un mois avant l’assassinat, on
disait aussi à Séoul, parmi les «North Korea Watchers», que les tensions s’aggravaient entre
lui et la direction de l’Armée, c’est-à-dire le vice-maréchal Choe Ryong Hae.
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En plus d’être une affaire politique, s’agirait-il aussi d’une affaire financière? Le responsable des services secrets sud-coréens a avancé en effet l’hypothèse de conflits pour le
contrôle de circuits d’exportations de minerais et de charbon vers la Chine. Cette hypothèse
fait la part belle à l’accusation officielle: un des attendus du jugement (si tant est qu’on
puisse parler de jugement) est que Jang «avait donné l’ordre à ses comparses de vendre du
charbon et d’autres précieuses ressources du sous-sol au hasard » (à n’importe qui, en
somme! Quand on sait que les acheteurs étaient les Chinois, on appréciera l’éclairage ainsi
apporté aux relations sino-nord-coréennes).
La Korean Central News Agency, l’agence de presse officielle de la Corée du Nord, évoque
précisément «la gestion désastreuse des entreprises publiques de fer et d’engrais dont les
ressources étaient vendues à vil prix ». Voilà qui est important : à travers Jang, c’est la
nouvelle bourgeoisie, dont Andrei Lankov donne dans ce numéro un portrait saisissant, qui
est visée. « Mu par des ambitions politiques, (Jang) a tenté d’accroître sa force et de
construire sa base […]. Jang et ses fidèles ont commis des actes criminels qui dépassent
l’imagination et ont causé un tort considérable au parti et à la révolution »... Dénoncé
auprès de Kim Jong Eun, Jang Song Taek n’aurait pas répondu à l’exigence du jeune dirigeant de cesser ses activités ou, du moins, de les réduire. Résistance à l’autorité, en somme et
nous voilà revenus à la toute première hypothèse d’une lutte pour le pouvoir absolu.
Quant à celle du contrôle de l’économie souterraine (ou des avantages souterrains de
l’économie officielle), il est notable que, si elle s’avérait fondée, cette hypothèse compliquerait le schéma proposé par Andrei Lankov. Il n’y a pas nécessairement deux élites clairement
distinctes, l’une politique, l’autre économique et représentée par les entrepreneurs souterrains. Certains politiques peuvent être eux-mêmes à la fois les gardiens de la loi officielle,
celle d’un pays collectiviste, attaché au socialisme et à la révolution, et les rois du marché
noir et de la contrebande avec la Chine.
Mais même dans cette hypothèse, la lutte pour le pouvoir reste un motif plausible de
l’élimination de l’oncle par alliance, rabaissé désormais au rang de «scorie». Kim Jong Eun
et ses conseillers n’ont pas découvert en effet le développement d’une activité économique
souterraine: eux-mêmes savent qu’elle existe, constatent le développement de signes extérieurs de richesses et… acceptent de fermer les yeux en échange du prélèvement de
sommes rondelettes sur les bénéfices qu’elle engendre! Le proxénétisme, stade suprême du
kimilsungisme, en somme? C’est ce que disent les observateurs les plus avertis de la situation nord-coréenne et c’est ce dont se réjouissent les naïfs ou les agents du pouvoir de
Pyongyang, qui se contentent de noter une amélioration du niveau de vie de l’élite…
L’importance et le caractère autonome des activités de Jang Seong Taek ont-ils paru
dangereux pour le pouvoir ? Celui-ci a-t-il voulu rappeler qui en tenait les rênes ? On
rapprochera alors ce sanglant rappel d’autres mesures prises comme la fermeture accrue de
la frontière sino-nord-coréenne aux réfugiés après l’accession au pouvoir de Kim Jong Eun
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ou bien le déclenchement de la crise internationale (avec menace sur la Corée du Sud et
même les États-Unis) au printemps 2013, mesures que l’on peut percevoir comme la réaffirmation d’un ordre politique et économique traditionnel, un ordre totalitaire instauré par le
grand-père de l’actuel n° 1.
La presse internationale a enfin souligné deux nouveautés dans cette purge : le fait
qu’elle visait un membre de la famille régnante. C’est exact. Nous l’avons évoquée plus haut
– et relativisée. Et le fait que cette purge avait été réalisée presque publiquement puisque
l’arrestation du «traître» en pleine réunion du bureau politique du Parti avait été filmée.
Mais le caractère public (et limité d’ailleurs) donné à cet événement n’est pas une invention
nord-coréenne; les grands procès de Moscou étaient souvent publics et servaient à l’édification des masses. Et comme les accusés s’imaginaient pouvoir apporter leur dernière contribution à la cause du communisme en avouant toutes les horreurs et les absurdités que
Staline souhaitait, la publicité ne pouvait qu’être une bonne option pour le n° 1 soviétique.
Jang Song Taek n’a rien avoué et l’opération de communication a été hésitante comme
Reporters sans Frontières l’a souligné. Le 9 décembre 2013, les médias ont annoncé avec force
détails l’arrestation de l’oncle et les accusations portées contre lui. «Factieux corrompu»,
«homme à femmes», «toxicomane», il aurait dirigé une «faction contre révolutionnaire»
affirmait la Korean Central News Agency. «Affecté par le mode de vie capitaliste», «malade
idéologiquement, extrêmement oisif et nonchalant, il consommait des drogues et gaspillait
des devises étrangères dans les casinos alors qu’il était soigné à l’étranger aux frais du parti».
Mais au lendemain de la purge, avant que cette annonce soit faite, la KCNA avait adopté
(question d’habitude!) une autre logique, en gommant de ses dépêches officielles toute
mention de Jang. Ainsi, selon Reporters sans Frontières, le Rodong Sinmun, l’organe du Parti
du Travail, et Uriminzokkiri, un site Internet semi-officiel basé en Chine, ont supprimé la
quasi-totalité des articles mis à la disposition du public – soit environ vingt mille occurrences pour le Rodong Sinmun! Toute référence à Jang a donc disparu, comme s’il n’avait
jamais existé.
Mesures classiques dans les États communistes, et pas seulement les États, on en est
désolé pour les commentateurs français qui préfèrent souligner « l’exception nordcoréenne», le «tout autre» en cours à Pyongyang. Notre propre parti communiste faisait lui
aussi disparaître des photographies les «traîtres» purgés comme André Marty.
Finalement, les archives Internet de la KCNA ont vu disparaître des milliers de dépêches,
écrites en coréen comme en langue étrangère. Impossible aujourd’hui de remonter dans les
archives en deçà d’octobre 2013. Mais l’arrestation, le pseudo-procès et l’exécution ont été
abondamment relatés.
La «ligne pédagogique» l’a emporté. Associée à la couverture médiatique du deuxième
anniversaire de la mort de Kim Jong Il, elle a servi à montrer urbi et orbi que le pouvoir est
solide et se situe dans la continuité de ce qui s’est fait auparavant. Les télévisions du monde
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entier ont repris le 1er janvier dernier le discours du jeune assassin se félicitant de la disparition de la scorie avunculaire…
L’effet recherché est sans aucun doute de répandre la terreur parmi les «entrepreneurs
privés», qui agissent, comme le faisait «le tonton flingué», à l’ombre de l’ordre totalitaire.
Déjà, en novembre 2013, on avait compris le but de ce type de démonstration lors de l’exécution publique, devant environ dix mille personnes réunies dans un stade de Wonsan[3] (et
peut-être aussi dans quelques autres villes), de quelque quatre-vingts personnes qui avaient
osé acquérir des vidéos ou des clés USB venues du Sud via des réseaux de revente souterrains.
Et maintenant ? Choe Ryong Hae, dirigeant du bureau politique de l’armée nordcoréenne et membre du præsidium du Parti du Travail (avec Kim Jong Eun lui-même, Kim
Yong Nam, l’actuel chef d’État et le Premier ministre Pak Bong Ju), voit sa position
renforcée. Les meilleurs experts à Séoul décrivent Choe comme fasciné par le pouvoir. Et il
semble prêt à tout pour s’en approcher. Il était par exemple lié personnellement à Jang, mais
n’a pas hésité à le trahir. Sa place de nouveau n° 2 récompense sa trahison. Mais pour
combien de temps? La logique ne veut-elle pas qu’il soit la cible de la prochaine purge?
Celle-ci, si elle a lieu, ne réglera pas le problème posé à l’élite politique nord-coréenne par le
désastre économique et social du pays et la nécessité, pour le résoudre, d’adopter des règles
en contradiction avec celles qui sont en vigueur. Jang Song Taek a payé de sa vie la coexistence conflictuelle en cours entre deux logiques, deux types d’intérêts et… un seul pouvoir
politique.
3. Port de la côte orientale de la Corée du Nord.
Les liens avec la Chine facilitent divers trafics de marchandises interdites.
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