Dis-moi que tu m`aimes bien gros…

Transcription

Dis-moi que tu m`aimes bien gros…
Dis-moi que tu m’aimes bien gros…
Prélude
Il neige. Le vieil homme au regard solitaire a pris le chemin de la forêt. Il s’est muni d’un
sac à dos, a enfilé bottes et moufles chaudes. Encore aujourd’hui, Joseph espère retirer de
ses pièges des gibiers plus intéressants que les maigres lièvres qui s’y laissent prendre. À
son âge, il trappe encore, le pauvre Joseph. C’est un foutu métier, « un boulot juste bon à
faire crever de pauvreté un chrétien », comme dirait son ami Hector.
Mais Joseph ne ressent pas le besoin des richesses. Il trappe seulement pou assurer sa
subsistance. Il aime la nature, aussi. En plus, il n’a que ça à faire. Il n’a pas de femme à
chérir ni même de fils à côtoyer.
Il apprécie la compagnie d’Hector, par contre. Mais, de temps en temps, il préfère
l’éviter; depuis que le cultivateur est veuf, il fréquente plus souvent le remords que son
ami.
Joseph achève la tournée de ses pièges. Entre chaque appât, le vieil homme se frappe les
bras. Il a froid, le brave Joseph.
Il longe le bord du ruisseau tortueux, celui qui se fond dans la gueule de la rivière, là, tout
près. À l’aide de ses bottes, Joseph s’amuse à broyer, comme au doux temps de son
enfance, le miroir fragile de la glace qui recouvre le cours d’eau. Odieusement aplatie par
cette masse humaine, la glace gémit des craquements osseux. Puis, choquée de l’audace
du trappeur, elle laisse fuir sous le pied profanateur des traits de fissure; des stries
avertissant Joseph que s’il ose s’avancer plus loin sur l’onde prisonnière, la glace cédera
sous son poids; elle l’ensevelira pour de bon.
Malgré ces avertissements, Joseph est fasciné par les craquements qui se dégagent de la
glace fracturée. Il a du front, le Joseph! Il s’enhardit et avance sur la rivière. Son poids
fait alors s’écrouler le verre givré. Mais le pied de l’homme s’enfonce à peine sous la
glace. Joseph rit. Il craignait de se mouiller les pieds, mais il trouve une prise solide au
fond de cette partie du cours d’eau dont le froid a aspiré toute l’eau. Le trappeur réintègre
enfin la terre ferme.
Il pense alors à Martha. La femme de son ami est décédée il y a trois jours. Avant que la
terre ne donne un grand coup de froidure, qu’elle n’oppose du fil à retordre aux pelles et
aux pics, Hector a enterré sa compagne. Il a presque maudit celui qui a repris la vie de sa
femme. Tendrement, il a jeté sur sa tombe des pelletées de terre, en gardant sur l’écrin
mortuaire un regard de peine. Puis, ce matin, la neige est venue abriter la sépulture de la
grosse femme.
Joseph songe maintenant à Hector qui lui a avoué, hier, ne plus avoir l’intention
d’accepter la vieillesse et ses gifles sans la présence de sa compagne à ses côtés. Ses
propos étaient curieux, inquiétants. Ils trottent encore dans la tête de Joseph.
Chapitre 1
Après avoir enterré sa femme, Hector est retourné chez lui. Depuis, la solitude y prend
racine. Joseph se préoccupe beaucoup de son moral. L’humeur de la maison d’Hector
n’est plus la même, mais Joseph veut l’aider à redonner une vie à son logis. Il sait
qu’Hector a un pénible chemin à parcourir. Il devra meubler son cœur de doux souvenirs,
continuer à vivre et trouver, dans sa solitude, une raison d’espérer.
Espérer quoi?, questionnerait Hector. Mais Joseph sait. Il laissera cependant à son ami le
temps de souffrir; le temps, surtout, de contrer l’hémorragie de peine qui subjugue tout
son être. En attendant que reparaisse un rayon de soleil, Hector pleurera et Joseph le
supportera. Juste ce qu’il faut. Il le connaît bien. Il ne l’écrasera pas de bonnes paroles.
Ce serait inutile. Les bonnes paroles, même enrobées de promesses, ne font pas fuir
l’odeur de la réalité.
Chapitre 2
Martha dort de son grand sommeil depuis bientôt deux semaines.
Cet après-midi, dans la forêt, non loin de la demeure d’Hector, Joseph se hâte de vérifier
ses différents collets. Il se penche sur un peu de mousse, dégage la surface d’un petit
monticule, retire de la terre un piège à mâchoires grosses comme son poing. Il est vide.
Le vieux trappeur ne s’en attriste guère. Il fourre le piège dans son sac au dos et s’en va,
en murmurant une complainte, prendre son habituelle tisane chez Hector.
Chapitre 3
Derrière de grands sapins, une fumée se dégage dans l’air et indique à Joseph qu’il
approche de la maison d’Hector. Il lui reste encore deux ou trois pièges à visiter. Mais il
semble avoir encore plus froid qu’au début de sa tournée. En Abitibi, il est facile de dire
qu’il fait souvent plus froid qu’ailleurs. Les gens des grandes villes s’ingénient souvent à
croire que ce continent se perd au bout de la création. Qu’il se meut dans l’ignorance.
Cela fâche souvent Joseph. Même si l’hiver lui mord souvent le visage et les mains de ses
dents de glace, Joseph affirmera toujours avoir besoin du froid de son coin de pays pour
se rappeler qu’il vit et qu’il est bien dans sa région. Il ne lui viendrait pas à l’idée de
quitter sa petite Abitibi.
Il frappe maintenant ses bottes l’une contre l’autres; ses orteils picotent de froid. L’air
brumeux le fait tousser, aussi.
Il neige encore. La seconde bordée de l’automne. Elle tombe, cette fantasque neige,
épaisse, comme si Noël avait hâte d’être fêté. Joseph a maintenant de la difficulté à
repérer la fumée de cheminée qui flotte dans l’air. Il préfère laisser les pièges à leur sort
et se dirige vers la demeure de son ami.
Il contourne des lits de sapinage, pousse, de ses bras, des aulnes qui lui barrent souvent la
route. Parfois rétif, son sac au dos s’accroche à des branches, retardant ainsi sa marche.
Puis il reprend sa progression, traverse le boisé qui le sépare de son but.
Plus il s’approche de la maison d’Hector, plus l’odeur de merisier du poêle de la cuisine
embaume l’air. Joseph sent son cœur plus léger : Hector chauffe son gîte. C’est signe
qu’il s’accroche à la vie. Hector bougonne à propos de tout. Surtout à propos des gens de
la ville. Il refuse de se plier à leur mode de vie rapide et il s’acharne à vivre dans ce coin
perdu où la société finira bien par l’oublier. Où l’électricité meurt bien avant d’atteindre
le rang sauvage où il demeure. Alors, même si la ville lui fait front, de plus en plus près
de sa demeure, même si les citadins, assoiffées d’ambition, prétendent lui faire baisser
pavillon, l’obliger à quitter ce lieu de perdition, lieu d’un temps révolu, Hector
s’encabane dans sa maison, qui vieillit elle aussi, et il reçoit avec grande force les insultes
et le mépris de gens bien intentionnés.
Les pas de Joseph le mènent directement à la porte d’Hector. Il jette un œil aux alentours.
Son ami n’est pas dehors. Joseph n’aperçoit plus dans la boue le cadeau de Martha. Il se
rappelle, avec des frissons, le triste jour où Hector, de rage, avait lancé à bout de bras le
cadeau qu’il n’avait pas eu le temps d’offrir à sa femme. Pour une fois qu’il voulait lui
montrer combien il l’aimait, la mort lui ravissait sa compagne. Le cadeau ne servait plus
à rien. Il gisait dans la neige.
Le cultivateur en est venu à détester tous les gens de la ville, même ceux de son village.
Si Martha est morte, il y a quelques jours, ce doit être à cause des médecins de la ville. Si
le docteur ne l’avait pas bourrée de pilules quand elle avait attrapé ce mal de l’âme, elle
ne serait sûrement pas morte. Hector lui aurait aidé à passer l’automne et elle aurait repris
du pic avec le printemps. Le docteur avait dit à Hector que sa femme avait besoin de
changer d’air. Qu’un changement lui serait salutaire. Hector l’avait accusé de faire
germer dans la tête de sa femme des relents de la ville. Martha s’était mise à rêver de
voyages, de déménagement, même de s’exiler dans une grande ville comme Montréal où
il y a plus de médecins que dans les colonies, pensait-elle. Où il y a des maisons pour les
vieux où des infirmières vous surveillent et décident de votre alimentation, de votre
sommeil, de votre vie en fin de compte.
Elle en parlait même à son amie Elisabeth qui l’approuvait, bien sûr. Hector avait fini par
perdre le contrôle de la maison et il en voulait à Beth d’endoctriner sa femme. Martha
n’avait plus le goût de s’occuper des vaches, de la ferme, et quand Hector se retrouva seul
à trimer sur sa terre, il reprocha à Martha le délabrement des bâtiments. « Tant vaut la
femme, tant vaut la ferme! Oui! », avait-il toujours pensé.
Martha s’obstina. Elle ne fit plus rien dans la maison, s’isola dans les rêves et finit par en
mourir.
Pris d’une rage sans borne, il jura à Joseph que son fusil transpercerait le premier
médecin qui oserait lui toucher le corps. Il lui disait aussi qu’après tout il faisait partie,
comme sa femme, du peuple de la grande colonisation et qu’il n’y aurait pas un sauvage
de la ville pour lui montrer comment mener sa barque. Qu’il était ridicule de croire que
l’on pouvait vivre dans l’avenir quand le pays, même pas fini, n’avait même pas assumé
le progrès des années 40. Qu’en cette année 1950, il ne fallait pas, non plus, s’attendre à
ce que les grosses têtes de l’endroit améliorent la vie des villageois.
Joseph espère que son ami aura ramassé l’étagère de Martha avant que l’hiver ne
l’engloutisse. Il frappe à la porte. Il entend son ami l’inviter à entrer :
-
Pousse la porte ben drue, Jos. Elle reste coincée dans ses gonds depuis quelques jours.
Joseph ne se fait pas prier. D’un coup de genou, il force la porte à s’ouvrir. Puis il se
faufile à l’intérieur. Hector est assis à la table. Devant lui, fume une soupe. Elle ne
dégage pas le même baume que celle préparée par sa femme, il y a à peine quelques
jours, mais elle sent bon. Joseph a faim. Hector l’invite à se débarrasser de son paletot
mouillé, puis lui fait signe de s’asseoir en face de lui. Avant d’obéir, Joseph ôte ses bottes
trempées, va suspendre, à une poignée du poêle, ses moufles humides et il enlève enfin
son paletot.
Sans prononcer d’autres paroles, Hector lui fait signe de se servir à manger. Joseph
comprend. Il va vers l’armoire, ouvre une petite porte, elle aussi grinçante, et y prend, sur
une tablette, un bol de métal. Puis il se dirige vers le poêle. Sur la plaque, mijote la soupe
aux légumes. Elle trempe dans un gros chaudron, bien accompagnée d’un bel os de bœuf
qui laisse perdre sa moelle. Joseph prend une bonne louche de soupe. Puis il rend au
chaudron son couvert.
Le poêle crépite, comme au temps de Martha. Si Joseph se laissait aller au souvenir, il la
verrait sortir de la chambre, se recoiffer, lui lancer, le grand sourire aux lèvres :
-
Ça va, Jos? T’es en retard ce matin. Je m’inquiétais, mon v’limeux!
Puis, elle lui présenterait son verre de tisane. Toute la maison sent encore sa présence.
Joseph se demande si cette maison n’arrivera jamais à chanter un autre air que celui de
Martha.
Tenant fermement serré entre ses mains froides le bol chaud, il retourne s’asseoir en face
d’Hector. Discrètement, il l’observe. Hector tente de camoufler des yeux rougis par la
peine. Il garde la tête penchée sur son bol, aspire bruyamment le contenu de sa cuiller,
puis, toujours sans lever la tête, il déchire de petits morceaux de pain pour les semer sur
sa soupe. Les morceaux s’agglutinent sur le liquide, camouflant enfin devant le regard
lointain d’Hector, le potage sous-jacent.
Joseph est mal à l’aise. Le silence lui pèse. À son tour, il prend un morceau de pain et le
réduit en plus petites portions qu’il dépose sur sa soupe. Il hésite. Il ne sait pas quel mot
utiliser pour casser ce silence inhabituel entre eux. Joseph aurait le goût de brasser son
ami. Comment faire accepter à Hector la perte de sa femme et le nouveau qui veut entrer
chez lui. Bien difficile de faire entendre raison à l’homme qui garde portes et fenêtres
closes afin de s’assurer que l’air de la ville ne viendra pas l’envahir. Joseph patine.
-
… la porte aurait besoin d’un coup de varlope, je pense…
Hector répond aussitôt, la tête basse :
-
Le vent a magané ses gonds. Quand je suis revenu de chez toi, la semaine passée, la
porte battait l’air. J’ai dû oublier de la barrer, cette fois-là.
Joseph est partiellement soulagé. Hector jase, mais il n’ose pas affronter son regard.
Alors, lui aussi garde le regard sur son repas. Puis il ânonne des paroles qui se gardent
bien d’effleurer la raison de ce malaise qui vient de s’incruster entre eux.
-
Si tu veux, je peux venir la réparer.
Pas besoin. J’ai juste ça à faire…
…L’étagère est pu dehors…
Cette constatation fait bouger Hector. Il lève la tête, consent à regarder son ami. Ses
paupières sont enflées, ses yeux pleurent à nouveau. Comme son cœur lui fait mal! Entre
deux bouchées qui ont de la difficulté à passer, Hector lui dit :
-
En fin de compte, j’ai ramassé l’étagère de la femme. Je voulais pas que la neige
l’abîme. J’avait tant mis de cœur à la confectionner…
Il peine pour terminer ses mots.
-
… Martha en rêvait tant… Pourquoi je l’ai niaisée pis j’ai tant attendu pour la lui
faire? … Maudite chienne de vie! … Maudite chienne de mort! … pis faudrait
accepter le sort sans broncher?
Il donne un violent coup de poing sur la table pour affirmer son impuissance devant la
mort. Joseph sursaute mais ne rétorque pas au geste de son ami. Mais il est pris de
frissons discrets. Les paroles d’Hector ont un goût si amer; un goût qui tue toute riposte
encourageante. Puis sa langue se délie :
-
Parle pas comme ça, Hector… T’as fait ce que t’as pu avec les moyens que t’avais…
je suis sûr que, de l’autre côté, Martha est fière de toi… Où l’as-tu mise, l’étagère?
Hector répond à peine à Joseph et lève le menton vers le mur où sont suspendues des
images de la Vierge et celle de saint Nicolas. Joseph tourne la tête; derrière son dos,
l’étagère trône sur le mur. Comme elle est belle! Hector a déposé, sur ses tablettes, tous
les cadeaux de noces dont Martha ne s’était jamais servie, rêvant au moment où Hector
lui fabriquerait son étagère tant espérée. Un autre rêve inutile : Martha était stérile,
comme le cœur d’Hector maintenant.
Sur la tablette du haut, brillent par leur splendeur les petits pêcheurs de cire. Sur celle du
milieu, ses coupes sur pied avec un collet doré, et enfin sur celle du bas, son set argenté
d’ustensiles. Il ne manque plus que la vieille poupée de Martha. Initiative d’Hector ,
celle-ci est allée rejoindre sa propriétaire.
Joseph reste bouche bée. Comme Martha aurait été heureuse de recevoir un si beau
présent! Le silence recommence à peser. À l’aide d’un croûte de pain grassement beurrée,
Hector balaie le fond de son bol de soupe vide. Joseph demande :
-
Comment t’arranges-tu?
Comme tu vois, lui répond Hector en faisant bien attention pour ne pas quitter son
assiette des yeux. Je ferai pas longtemps comme ça… je passerai pas le reste de ma
vie à en baver, sois-en assuré!
Joseph hésite.
-
Je comprends, rassure-toi. Moi aussi, je dois l’avouer, j’arrive pas encore à y croire,
mais faut s’en faire une raison, faut pas tout abandonner… le temps soulage ben des
malheurs, tu sais… Le beau temps revient toujours…
Hector ne trouve rien d’encourageant à répondre à Joseph. Ils terminent le repas. Hector
range enfin la table sans prendre le temps de fumer une pipe. Joseph lui donne un coup de
main. Dans un grand plat creux, Hector verse de l’eau bouillante prise d’un énorme
chaudron chauffant sur la plaque, y dépose les bols à soupe et les ustensiles. Seuls les
plats jacassent en s’entrechoquant entre eux. Joseph s’arme d’un linge. De concert, les
deux hommes prennent en main l’ouvrage qui incombe à Hector maintenant.
-
As-tu pensé à ce que tu vas faire, astheure?, demande Joseph.
Pas ben ben, dit Hector, en empilant les unes sur les autres, les assiettes sales.
Hector lui raconte enfin ce qu’il a fait, depuis qu’il est revenu chez lui. Il a commencé à
trier le linge de Martha.
-
J’ai fait un paquet des affaires de la femme. J’ai réalisé, en mettant de l’ordre dans ses
effets, qu’elle se contentait de presque rien… Tu remettras le paquet à Beth. Elle en
fera ce qu’elle voudra…
Hector lui hésite à lui raconter quelque chose qui lui fait mal. C’est qu’hier, en triant les
effets de Martha, il a trouvé dans un fond de tiroir, une lettre écrite de la main de sa
femme, il y a quelques semaines. Elle lui avait écrit au lieu de lui parler. Quelle ironie!
Puis il se décide. Il essuie ses mains trempées sur ses pantalons, glisse sa main dans
poche droite, en retire une enveloppe et la tend à Joseph, sans mot dire. Joseph s’essuie
les mains à son tour, de la même manière, et prend la lettre sans l’ouvrir.
-
J’oserais pas être indiscret…
Hector reprend l’enveloppe et en sort la lettre. Il la déplie, tend à nouveau le papier à
Joseph et ordonne :
-
Lis!
Joseph s’exécute. Ses mains tremblent. Il découvre des mots graves, couchés sur le papier
par Martha elle-même, il y a déjà quelque temps. Joseph est bouleversé. La lettre est
amère.
« Mon mari,
Je t’écris pour te dire que je t’aime, parce que je suis pas capable de te le dire. Ce que j’ai
envie de te dire, surtout, c’est que je suis pas heureuse. Je sais que tu fais ton possible, pis
c’est pas toi qui me rends comme ça, mais j’arrive pas à trouver la vie belle. J’ai beau
avoir soixante-cinq ans, je souffre tout le temps dans ma peau. J’ai l’impression que cette
peau-là m’étouffe; qu’il faudrait que je m’en libère… C’est un mal que j’arrive pas à me
défaire. Comme un mauvais sort… Je suis tannée de faire semblant d’aller ben. Ce qui
pourrait m’arriver de mieux, ce serait de partir, je pense. Pardonne-moi
Je t’aime, ta femme XXX
P.S. : Excuse-moi si j’ai braillé sur la lettre. Mais ces temps-ci, il y a juste ça que j’arrive
à ben faire. Il fait de plus en plus noir dans ma tête… pis ça arrive pas à me faire rire, ben
sûr… Je suis essoufflée. J’ai envie de mourir… J’en ai parlé à un docteur pis il m’a dit
qu’on appelait ça le mal de vivre. Comment en guérir? Je sais pas quoi faire d’autre que
mourir… J’ai envie de prendre la bouteille de thé des bois. Si c’est pas trop souffrant, je
pense que je vais essayer. Je souffre trop même si je t’aime,
Ta femme, Martha »
Joseph remet la lettre à Hector. Il tente de camoufler des larmes qui veulent trahir son
orgueil. Hector a tant besoin de se confier à Joseph en ce moment qu’il n’arrive pas à
garder pour lui ses inquiétudes.
-
Ma femme était pas heureuse avec moi. Il me semble que j’ai passé à côté de quelque
chose de mauditement grave. Mais je sais pas quoi…
Pourtant, ces derniers temps, il affirme avoir tenté de passer le plus de temps possible
avec elle. Surtout la semaine avant sa mort, il négligeait même l’entretien de ses vaches
pour ne pas laisser Martha seule à jongler perpétuellement. Mais s’il voulait rendre à sa
femme quelques caresses, celle-ci l’évitait. Il ne savait plus que faire pour la délivrer de
cette bulle de verre, une prison de silence dans laquelle elle s’était isolée. Il avait
l’impression de sombrer avec elle.
Les assiettes s’entrechoquent toujours bruyamment dans l’eau de vaisselle. Joseph prend
la parole à son tour. L’esprit d’Hector s’était enfui très loin. Hector sursaute en réalisant
qu’il n’est pas seul. Comme si Joseph venait d’arriver et qu’il le prenait par surprise. Il
échappe une assiette de métal qui roule se réfugier sous la table. Joseph est déjà parti à sa
poursuite. Il rassure Hector.
-
La vie, des fois, prend de curieux tournants… Si Martha était pas ben dans sa peau,
c’est pas de ta faute. Si en dedans, elle se sentait pas ben…
Un frisson subit lui parcourt les bras; le fait de penser que sa femme aurait pu perdre la
raison lui donne froid dans le dos. Il a beau chauffer son poêle, il n’arrive pas à se
réchauffer le cœur.
Joseph ne trouve plus les mots pour consoler Hector. Ils terminent leur besogne puis
s’assoient à table, le temps de fumer une pipe, le temps aussi de démêler dans leur tête,
leurs dernières paroles. Le jour commence à baisser. Joseph doit penser à s’en retourner.
Comme celle d’Hector, sa maison a besoin d’être réchauffée, surtout en ces moments
froids, pour éviter que ne gèle dans ses tuyaux, l’eau de la pompe. Ainsi, après avoir
assuré Hector de son support en cas de besoin, qu’il reviendra faire son tour comme
avant, il se lève de sa chaise, frappe sa pipe froide sur le bord de la boîte à bois pour la
vider se son tabac fumé, puis il enfile son manteau, ses bottes et ses moufles enfin
chaudes.
Il se préparait à tourner la poignée de la porte quand on frappe de l’extérieur. Joseph
ouvre : c’est un homme, seul. Un homme grand, musclé, un barbu. Joseph regarde
l’homme. Hector aussi.
Le passé refait surface. Il y a bien longtemps qu’Hector ne s’est pas accroché un tel
bonheur au cœur.
-
Ils t’ont laissé sortir de prison? Après dix ans, c’était pas de faute, pourtant.
-
Ouais… répond Marius. J’ai fini par payer ma dette. Parlons-en pu… Comment ça va,
astheure que ta femme… ?
Le silence règne. Hector perd sa bonne humeur, Joseph est triste. Marius les regarde, puis
il comprend.
-
Pis toi, mon frère, tu dois prendre ça dur?
Hector préfère éviter le sujet. Pour le moment du moins.
-
… Viens, enlève ton parka. Déchausse-toi. T’es tout mouillé, mon vieux. J’ai de la
soupe.
Marius accepte volontiers la soupe que lui sert Hector. Il mange avec le même appétit que
du temps de Martha. Oh! elle lui en faisait des tas de soupes. Avec les tisanes de Joseph,
l’entretien d’Hector, Martha n’avait de cesse à fourbir pour ses hommes. Discrètement,
Hector remarque l’allure de son frère. Il n’a presque pas changé. Ses cheveux, blanchis
en de rares endroits, auraient fait rire Martha de bonheur.
Patiemment, Joseph et Hector attendent que Marius ait terminé son repas pour l’inviter à
la confidence. Cet homme revient chez lui après un long exil. Il avait fui le pays, il y a
dix ans, afin d’apaiser la colère de Zim; ce dernier l’accusait d’avoir laissé mourir son
frère Fabien. Marius et Fabien avaient bu plus que de coutume, ce soir de fête, et ils
avaient pris le camion de Fabien afin de rentrer chez eux. Ils avaient rencontré un camion
remorque sur la route. Marius conduisait. Il s’était endormi au volant, avait quitté la voie
et la camion avait embouti l’autre. Dans la noirceur, les morceaux de métal qui
s’agglutinaient avec force, avaient rugi. La tête de Fabien avait frappé le pare-brise et du
sang giclait de ses oreilles. Il respirait mais il ne bougeait plus. Marius, l’esprit
incommodé par l’alcool, avait paniqué et il avait laissé Fabien là, de même que le
conducteur de camion remorque qui hurlait de douleur à cause d’une hanche cassée.
Depuis ce temps, Zim allait souvent le voir en prison pour lui faire comprendre qu’il
paierait pour sa lâcheté et son ivresse, aussitôt qu’on le libérerait.
Puis il y avait eu Aglaé, la fiancée de Zim, l’infirmière de la prison qui l’avait quitté dans
l’espoir de conquérir le cœur de Marius. C’en était trop. Zim crut que Marius ne
souhaitait que sa perte. Il fini par déverser sur le dos du rouquin toutes les calamités du
moment.
Marius a terminé. Du revers de sa manche, il essuie sa longue moustache. Puis il sort de
sa poche une pipe qu’il bourre de tabac au rhum.
-
Aussi ben oublier ça, finit-il par jeter. Je suis revenu parmi vous, c’est le principal…
Un autre frisson déboule sur les bras nus d’Hector. Il lui rappelle qu’il doit redonner vie
au poêle. Il se lève, va brasser les tisons puis gave le poêle de bûches de son merisier. Les
tuyaux hurlent de chaleur. Hector se rassit. Il reprend une pipe. Joseph fait de même ainsi
que Marius.
Marius est devenu songeur. Joseph regarde dehors.
-
Ouf! Il fait noir comme dans le fond de mes bottes…
Joseph quitte les deux hommes en les saluant, donne un conseil à Marius avant de passer
la porte.
-
Repars pu, Marius, hein? Je vous revoie demain.
Crains pas, lui dit Marius. Le passé, je l’ai enterré.
Hector ajoute pour renforcer sa décision :
-
Il va habiter icitte. C’est mon frère! Y repartira pu! Tu peux être sûr, Jos, qu’il va
rester cette fois. Quand ben même je devrais l’attacher…
Joseph est heureux. Ce soir, il n’aura pas à craindre pour Hector. Il pourra dormir
tranquille. Dès demain, il se dit qu’il mettra Elisabeth dans la confidence au sujet du
retour de Marius. Elisabeth, la meilleure amie de Martha, connaît bien le rouquin elle
aussi. Si elle promet de ne pas mettre tout Granada au courant avant que Marius le décide
lui-même, Joseph lui laissera une place dans sa carriole pour aller le visiter chez Hector.
Il sait pourquoi le retour de Marius fera le plus grand plaisir à Elisabeth…
Chapitre 4
Hector et Marius jasent toute la soirée. De fil en aiguille, Hector relate les derniers mois
de la vie de Martha. Il n’omet pas un seul détail. Marius l’écoute, l’approuvant quand
Hector avoue avoir beaucoup aimé sa femme, même s’il ne savait pas toujours comment
s’y prendre.
Marius observe Hector à son tour. Le temps l’a bien changé. Il a vieilli. À moins que ce
soit sa nouvelle solitude qui lui ait gravé dans le visage et sur le front surtout, ces traits
amers.
La nuit approche. Dehors la neige continue à tomber, pesante. Les deux hommes se
préparent à se coucher. Ils dormiront dans le même lit, le seul qu’il y ait chez Hector. Dos
à dos, ils rêveront chacun à leur passé.
La cuisine devient sombre. Hector a apporté le fanal dans la chambre. Puis la lueur
s’épuise. Le poêle crépite toujours. Dehors la neige vient de mourir avec le vent…
Chapitre 5
La nuit s’est passée, tantôt calme, tantôt agitée. Parfois, Marius a été témoin des pleurs de
son frère. Mais le matin est venu, armé d’un froid humide trahissant la faiblesse du poêle
à bois.
Marius s’est levé le premier. Il redonne vie au poêle et se met en frais de préparer le
déjeuner. Hector renifle l’odeur des rôties qui embaume toute la maison. L’instant d’une
minuscule seconde, il croit que Martha pilote dans la cuisine. Puis il revient sur terre.
Marius l’appelle :
-
Lève-toi! Le déjeuner t’attend…
Hector se rappelle le retour de son frère et en est heureux. Il se lève de son lit, jette un œil
triste à la place qu’occupait sa femme, avant, puis il enfile son linge de travail. Le seul
linge de semaine qu’il porte en fait. Après avoir passé ses mains dans ses cheveux blancs
pour les discipliner un peu, il rejoint Marius à la cuisine. Il fait maintenant chaud dans la
maison. Et c’est propre! Depuis la mort de Martha, Hector a pris sur ses épaules le traintrain de la maison. Il fait attention à ses bottes, les enlève en entrant dans la maison. Il ne
secoue plus jamais, sur le pas de la porte, l’excédent de paille qui s’agrippe à ses
vêtements. Comme s’il se sentait responsable de l’intérieur de la maison, à présent…
Question de rendre hommage à l’ardeur de sa femme, du temps où elle s’ingéniait à lui
entrer un peu de plomb dans la tête, peut-être. Comme s’il voulait, aussi, persister à croire
que sa compagne règne toujours à l’intérieur. Quand il trime dans la maison, il parle
souvent à Martha, par le biais de son cœur.
« Regarde, ma femme, comme c’est propre. Tu vois, je suis pu cabochon comme avant…
Je sais : j’aurais pu apprendre plus vite… Je t’aime toujours. T’en doutes pas? Des fois
j’ai le goût de te rejoindre… Fais-moi signe si tu veux… Icitte, c’est la mort… j’ai pas
peur de mourir, j’y pense même souvent. »
Marius s’est déjà assis. Hector prend place à la table, à son tour, et s’assoit devant lui. En
silence, les deux hommes mangent le premier repas du jour.
Enfin, après s’être bien nourris, tout en prenant une pipe, Marius entame la première
conversation de la journée.
-
T’as dormi un peu?
Par bouts… répond Hector qui sort lui aussi sa pipe.
Qu’est-ce que tu vas faire, aujourd’hui?
Je dois faire mon train pour commencer; les vaches aiment pas attendre… Pis j’ai du
bois à fendre…
Marius lui offre son aide.
-
Faut ben que je paie mon gîte.
Ils chaussent leurs bottes, leur manteau, puis ils quittent la maison. À l’étable, les bêtes
ont reconnu la voix de leur maître et s’impatientent. La porte s’ouvre grand devant
Marius et Hector et se dirigent vers la tasserie de foin. À grands coups de fourche, Marius
arrache à la meule de bonnes quantités de son produit. Les vaches ont tellement faim
qu’elles ne semblent pas faire attention plus qu’il ne faut à l’intrus.
La génisse de Martha en reçoit aujourd’hui plus que les autres. Hector la laisse boire à sa
faim. Puis il prend un petit banc qu’il traîne avec lui et à chaque vache, il leur retire du
lait hautement crémeux.
Quand Hector termine enfin la traite, Marius dépose le dernier des six bidons de lait dans
l’énorme brouette et la pousse jusqu’à la porte de l’étable.
Et pour lui rendre service, puisqu’il vient les visiter chaque jour, Joseph ramènera le lait
pour le vendre au village. Il achètera pour Hector la nourriture manquante en se servant
du prix de sa traite. Un prix dérisoire en fait. Le laitier du village du sud n’est pas
généreux. Il s’en retournera dans son village avec, dans son nouveau camion, le précieux
liquide si facile à vendre.
Hector sait tout ça. Mais il n’a pas le choix. Maintenant, plus personne n’achète le lait
pris directement des vaches. Les gens craignent le lait non purifié. Alors ils achètent à
plein prix, chez Zim, le lait d’Hector. Un lait revendu après être lavé, bouilli et vidé dans
des bouteilles de verre. Un lait qui ne sent pas la vache, disent-ils.
Après que les hommes ont nourri poules, oies et canard, ils se rendent à l’écurie. Ti-Noir
attend son maître et s’impatiente. Il a faim lui aussi. Marius s’exclame :
-
Ah ben, câlisse! Ti-Noir qui est encore icitte après tant d’années!
Le cheval a reconnu Marius. Il est content. Il frôle sa grosse tête sur l’épaule de l’homme.
Marius en est surpris. Il lui souffle :
-
J’espère que Zim a pas autant de mémoire que toi, mon Ti-Noir…
Hector se met en frais de nettoyer, avec une énorme brosse, la robe de son vieux cheval.
Marius s’assoit sur une bûche, près de la stalle et jase pendant qu’Hector s’affaire à la
tâche.
-
T’as toujours gardé Ti-Noir…
J’ai pas pu m’en défaire, dit Hector, un sourire coupable en coin. Mais un jour, j’ai
voulu le changer contre un bazou…
Pis?
Pis la femme s’est fâchée pis j’ai dû ramener Ti-Noir à la maison.
Marius rit, puis il ajoute :
-
Martha était toute une créature, hein, mon frère?
Ça, pour sûr! Quand elle avait une idée dans sa tête de Coulombe, elle l’avait pas tu
sais où… C’était une maudite bonne créature… J’aurais dû la vanter plus souvent…
J’ai hâte de la revoir un jour…
Martha est pu icitte. Va ben falloir que tu t’en fasses une raison.
Je le sais, admet Hector. Viens, j’aime autant pas trop y penser. J’ai du bois à fendre
pis à corder avant la fin de la journée. Joseph va venir prendre le lait pis je voudrais
pas le mettre en retard…
Hector et Marius retournent à la maison. L’avant-midi est passé et ils recommencent à
avoir faim. Joseph est revenu. Ensemble, ils chargent les bidons dans la carriole, puis les
Dantin invitent leur ami à dîner. Il ne se fait pas prier.
Le repas terminé, Joseph quitte Hector et Marius. Et ces derniers, hache et godendard sur
l’épaule, se rendent en forêt, au bout de la terre d’Hector. Là, bien sûr, pousse le bouleau
le plus fier parce qu’il trône face aux rayons du soleil. Ils vont scier de gros arbres, les
corderont en petites longueurs, puis ils en garderont quinze cordes pour Joseph, en retour
de ses nombreux services. Comme ça, Joseph pourra chauffer sa maison tout l’hiver.
(fin du chapitre 5)

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