L`élégance - Fédération Française du prêt à porter féminin

Transcription

L`élégance - Fédération Française du prêt à porter féminin
La FRENCH
TOUCH
Définition de l’élégance
à la Française
avec la Fédération Française
du Prêt à Porter Féminin
ÉdiTO
ÉLOGE
de la mOdE
françaisE
Quel regard poser aujourd'hui sur la mode française ? Comment définir sa singularité ?
Peut-elle conserver sa suprématie en ce début du XXIème siècle ?
Ces questions se doivent d'être posées à l'heure où la mondialisation bouleverse
les équilibres et rebat les cartes. Avec, tout d'abord, une bonne nouvelle. S'il se crée
désormais de la mode dans tous les pays du monde, la France a su conserver intacte sa
première place en matière d’image, de rayonnement, de considération. La mode française
reste unique grâce à son histoire (n'oublions pas que c'est à Versailles qu'est née l'idée
même du style !), mais également grâce à son dynamisme et à son attractivité.
On s’habille partout dans le monde mais c’est à Paris que tout se décide, que tout
s'imagine. Aujourd'hui comme hier, les créateurs rejoignent la capitale parce qu'elle est
LE lieu de reconnaissance et de validation de la création. Elle l'est aussi parce que les
femmes françaises sont nos meilleures ambassadrices, qu'elles possèdent une allure
unique... Ce fameux chic, parfait équilibre entre élégance classique et goût de l'avant-garde.
Mais si ce leadership est aujourd'hui incontesté, il doit être sans cesse consolidé, réinventé
pour perdurer. Dans un monde où l'incertitude est désormais la règle, la France doit plus
que jamais se battre pour tenir son rang. Elle en a tous les atouts, encore faut-il qu'elle
en saisisse les enjeux économiques et culturels. Comment conserver la première place ?
En donnant à la création les moyens de s'exprimer en toute liberté, en faisant de Paris
un laboratoire d'idées, une place forte de l'avant-garde. C'est à ce seul prix que la mode
française demeurera à la hauteur de son histoire et de son rayonnement.
Jean-Pierre MOCHO
Président de la Fédération Française du Prêt à Porter Féminin
sOmmairE
Chapitre 1 p. 6 : Modarchie !
par Catherine Örmen
Chapitre 2 p. 12 : L’élégance française, ou l’Art de la
distinction par Pamela Golbin
Chapitre 3
p. 18 : Paris en mode capitale
par Serge Carreira
p. 26 : La French Touch vue par...
Chapitre 4
p. 46 : La mode, des podiums à la rue
par Pascal Monfort
Chapitre 5 p. 52 : La mode par le prisme de l’histoire
par Olivier Saillard
.5.
Chapitre 1
mOdarCHiE !
C'est au XVIIème siècle qu'est née la mode française,
sous l'impulsion de Louis XIV qui a imposé au monde
entier l'image d'un roi soleil, paré d'or et de dentelle.
Elle continue depuis de jouer les références absolues,
arbitre des tendances et du bon goût, comme le raconte
Catherine Örmen, historienne.
Cocorico ! Ordinairement, les Français ne sont pas très chauvins, sauf lorsqu’il
est question de gastronomie, de femmes, d’amour et de mode... Sur ces pointslà, personne n’en doute, nous, Français, sommes les meilleurs du monde ! Une telle
assertion, à l’évidence, ne peut être sans fondement. Nous allons tenter d’en
comprendre l’origine, en nous cantonnant cependant au seul domaine de la
mode. Libre au lecteur, ensuite, d’extrapoler.
La réputation est profondément ancrée. Comment ne le serait-elle pas
puisqu’elle date du temps de Louis XIV qui a imposé au monde entier – ou plutôt
à l’Europe entière – l’image d’un roi Soleil, paré d’or et de dentelle, pour faire
oublier qu’il était avant tout un guerrier. Avec Colbert qui, pour lutter contre
la concurrence des pays étrangers, a fait venir à grands frais les meilleurs
ouvriers de Flandre, de Gênes ou de
Venise, pour les installer dans les
manufactures françaises, le Roi Soleil
a réussi à transformer le chantier
boueux de Versailles en un temple de
toutes les élégances. L’obligation qu’il
y avait de paraître à la cour, les
contraintes que cela sous-entendait,
avaient un double objectif : museler les
velléités belliqueuses des aristocrates
tout en faisant de la cour une
redoutable arme médiatique : une telle
concentration de luxe devait donner
une image enviable de la France. L’étiquette avec sa hiérarchie stricte, repérable
dans le protocole et les codes vestimentaires, maintenait chacun à sa place.
Cimentée par la mode, cette cour édifiante qui se reflétait dans la Galerie des
Glaces, a de manière durable, marqué les esprits.
Cimentée par la mode,
cette cour édifiante
qui se reflétait dans
la Galerie des Glaces,
a de manière durable,
marqué les esprits.
Le siècle suivant, celui des Lumières, est aussi celui de l’amour et des femmes.
Les représentations qu’en donne la peinture des petits-maîtres montrent bien
quel rôle tient la mode dans le jeu de la séduction. La notion d’intimité se
précise : le costume voile et dévoile, les dessous cachent ou révèlent une chair
Par Catherine Örmen
.6.
.7.
Chapitre 1 - Modarchie !
désirable. À égalité pour les deux sexes, vêtements, maquillage, coiffure, parure,
témoignent du raffinement inégalé des modes françaises. Et cette légèreté, cette
fantaisie que tous nous envient, sont étayées par un savoir-faire artisanal,
incomparable. Les frasques vestimentaires de Marie-Antoinette, alimentées
par sa marchande de modes, Rose Bertin, n’ont-elles pas fait couler beaucoup
d’encre avant de faire couler beaucoup de sang ? Oui, la frivolité, au XVIIIe
siècle est une spécialité française et elle le demeurera longtemps après la
Révolution.
Quel autre pays au monde aurait pu donner naissance aux Merveilleuses et à
leurs compagnons, les Incroyables ? Il ne s’agit là que d’une poignée d’individus
qui hantaient le Palais Royal, mais leurs extravagances continuent encore
d’influencer la mode. Il est vrai que d’un coup, les hommes ont frisé la
caricature avec leurs vêtements
étriqués et leurs hauts collets, tandis
que les femmes, soudain devenues
longilignes, ont supprimé tous les
attributs de l’Ancien Régime, les
corsets constricteurs, les paniers
encombrants, les maquillages épais
qui camouflaient la crasse et les
perruques sous lesquelles proliférait
la vermine... La citoyenne
révolutionnaire n’a plus rien à
cacher. Elle est propre, pure, toute de blanc vêtue, habillée de coton et non plus
de soie, parée d’un costume à l’antique qui ne dissimule rien de ses charmes. Sa
scandaleuse indécence a fait école.
La citoyenne
révolutionnaire
n’a plus rien à cacher.
Sa scandaleuse
indécence a fait école.
sur le coton importé d’Angleterre. Dès lors, Paris affirme de nouveau haut et clair
son leadership avec une mode “ Empire ” qui met toutes les cours européennes au
diapason. Et puis, l’Empire s’écroule.
Dès 1815, la cour s’embourgeoise. La Restauration rétablit pour les femmes
une silhouette plus traditionnelle, pincée au niveau de la taille, façonnée par le
corset et par des jupons qui se superposent à l’envi - il est vrai que le tissu, l’un
des premiers produits de la révolution industrielle, n’est plus compté. L’homme
renonce à la parure. Il adopte le sombre costume moderne, symbole de la
bourgeoisie efficace et productive, laissant à sa compagne, épouse ou maîtresse,
inactive comme il se doit, le soin de signifier sa réussite sociale par les jeux du
paraître. Ce sont les salons qui donnent le ton. Des salons littéraires et
cosmopolites, où s’imposent le romantisme et le dandysme venu d’Angleterre.
Cette philosophie de l’élégance promue par Balzac, y trouve un terrain fertile
chez les hommes, tandis que les femmes, enserrées dans leur corset, se
transfigurent en purs esprits, à l’instar de George Sand. La mode est alors
éminemment littéraire, chargée de références aux temps sombres du Moyen
Age et colportée par autant de troubadours qui la diffusent dans les sphères
les plus éthérées du monde.
Impérieux, Napoléon quant à lui, reprend la recette de Louis XIV : il exige de
sa cour une tenue... impériale. Il met les hommes en uniformes chamarrés et
déchire les robes de coton des femmes qui l’entourent. Forcée de donner l’exemple,
l’élite relance les industries françaises du luxe sorties exsangues de la
Révolution. Ainsi les opulentes soieries lyonnaises reprennent-elles l’ascendant
Puis, vient le temps du Second Empire. Un temps glorieux pour la mode
française, pardonnez le pléonasme ! Napoléon III a retenu les leçons du passé :
pour imposer l’image d’une France prospère et conquérante, il fait de sa cour
un instrument de propagande. Multipliant les grands bals qui réunissent
jusqu’à 4000 invités, il assigne au paraître la fonction ostentatoire de la réussite.
Son épouse, l’impératrice Eugénie, une très belle femme adepte de la simplicité,
consent néanmoins à porter des robes “ politiques ” pour mieux promouvoir
l’élégance et les productions françaises. Et c’est bien là l’empire de la démesure...
Les robes se portent sur des cages métalliques dont l’envergure nécessite des
métrages insensés de tissu (et qui imposent le port d’un pantalon de lingerie).
Ce sont les crinolines qui se couvrent d’ornements - de dentelles, par exemple,
désormais produites mécaniquement - car, dans tous les domaines, l’industrie
triomphe.
.8.
.9.
Chapitre 1 - Modarchie !
Bien qu’en chantier, Paris attire le monde entier. Les grands magasins poussent
comme des champignons. Temples de la consommation, vitrines de toutes les
nouveautés, ils offrent une vision inédite de l’opulence. Ils vendent toujours
moins cher tous les produits de l’industrie pour en vendre davantage. La
confection rationalise ses méthodes de production, crée des ateliers où la
machine à coudre est reine... et les “ petites femmes de Paris ” au chic inimitable,
sont toujours plus coquettes – partout on cherche à les imiter. Jamais la
demande n’a été aussi forte et les modes de Paris triomphent.
Il faut paraître, paraître à la cour, aux spectacles, dans la vie quotidienne, tenir
son rang, afficher sa richesse. Cela, Charles Frederick Worth l’a bien compris.
Venu d’Angleterre, ce couturier commence par travailler chez Gagelin et
Opigez. Il observe que la clientèle se développe, qu’elle est de plus en plus
pressée et toujours plus avide de luxe. En 1857, il s’associe au suédois
Bobergh, pour créer une maison de couture qu’ils établissent rue de la
Paix. Worth comprend qu’il convient de présenter non plus des modèles
uniques, mais des collections dont il reproduira les modèles pour ses
clientes, en les individualisant. Il comprend surtout que c’est à lui
d’imposer son art à la cliente, inversant ainsi définitivement l’ordre des
choses. Introduit à la cour par la Princesse de Metternich, égérie des
élégantes, il ne tarde pas à voir affluer aristocrates, mondaines, bourgeoises
fortunées et cocottes qu’il accueille dans des salons somptueux, éclairés au
gaz. Nouveauté : il présente ses modèles sur des mannequins vivants, dans
le reflet des miroirs dorés. Il se comporte en artiste capricieux, griffant ses
robes comme un peintre signe ses toiles. Attirant la clientèle cosmopolite
qui séjourne à Paris, il ne tarde pas à habiller toutes les têtes couronnées
d’Europe. Les riches américaines viennent à lui avant qu’il n’aille vers elles
en ouvrant des succursales à l’étranger.
Dans l’entreprise, les tâches sont dissociées : Worth est à la création, son
épouse assume des fonctions de représentation, tandis que l’associé se
charge de la gestion. La haute couture est née avec Worth. Elle contribuera
durablement au prestige de la France.
À la fin du XIXe siècle, la position française est hégémonique en matière de
mode. Selon le rapporteur de l’Exposition Universelle de 1889, la France vend
cinq fois plus à l’étranger qu’elle n’achète. En 1900, un autre rapporteur
constate “ Paris reste le centre du goût et de l’élégance, malgré les efforts faits
par nos concurrents étrangers pour
nous enlever une suprématie qui est
assise sur des bases solides. Nos maisons
de couture exportent leurs produits
dans le monde entier, urbi et orbi, et les
élégantes des classes riches, ou seulement
aisées, ne songent pas à demander
ailleurs qu’à Paris les dernières créations
des rois de la mode. D’autre part, les
couturiers étrangers, pour rester dans
le mouvement, continuent à venir nous
demander des modèles qu’ils copient plus ou moins servilement ”(1). La France
est donc à la Belle Epoque, le leader mondial de la mode, le lieu vers lequel
convergent tous les regards. Du bout du monde, on traque la nouveauté
parisienne. C’est ainsi que les robes de Paul Poiret avec leur ligne “ empire ” qui
supprime le corset, bien qu’éphémères et très peu portées en 1906, sont restées
célèbres. Elles figurent aujourd’hui dans toutes les encyclopédies du costume.
À la belle Époque,
la France est le leader
mondial de la mode, le lieu
vers lequel converge tous
les regards.
Après la Première Guerre mondiale, Paris est en effervescence. C’est le lieu de
tous les plaisirs, une ville créative, bouillonnante et plus que jamais cosmopolite.
L’euphorie règne, qui fait oublier les horreurs de la guerre. Les femmes,
métamorphosées en garçonnes, s’habillent de robes droites, flottantes et courtes.
Elles ont pour guides des couturiers d’avant-garde : Coco Chanel, Jeanne
Lanvin, Madeleine Vionnet et Jean Patou. La mode qu’ils lancent, parce qu’elle
est d’une simplicité révolutionnaire, gagne l’ensemble de la société. À chaque
saison, les acheteurs, les clientes et la presse internationale spécialisée, se
pressent à Paris. Beaucoup achètent, mais beaucoup aussi copient. La situation
empirera lors de la crise de 1929 qui rend impossibles les exportations de
produits finis vers les Etats-Unis, principal client. Les maisons françaises
1. Rapports du Jury International, Exposition Universelle de 1900, rapport de Léon Storch, Paris
Imprimerie Nationale, p.73
. 10 .
. 11 .
Chapitre 1 - Modarchie !
exportent donc uniquement des toiles et des patrons, qui contribueront à l’essor
du prêt-à-porter américain.
Les couturiers français renouvellent totalement l’allure de la femme : la
garçonne est oubliée au profit d’une femme sculpturale qui s’habille dans des
vêtements ajustés et très sophistiqués. Là encore, pendant toutes les années
1930, le monde entier suit les modes de Paris... Le prestige de la France est si
grand et son rayonnement si intense, que les Allemands pendant la Seconde
Guerre mondiale, tenteront (en vain) de s’approprier ce secteur d’activité. Ils
ambitionnaient de transplanter la haute couture française à Berlin ! Oui, mais
celle-ci, leur a-t-on répondu, se nourrit exclusivement de l’air de Paris... Les
nazis ne réussiront en fait, qu’à isoler Paris de sa clientèle habituelle.
L’isolement n’est que temporaire puisqu’en 1947, Christian Dior avec son New
Look, fait un coup d’éclat. En plein marasme, alors que la pénurie règne encore,
Dior redonne aux femmes des envies de luxe et de féminité. Mais surtout, il
fait de nouveau converger vers Paris les acheteurs et la presse internationale.
Dans le sillage de Dior, les maisons de couture françaises vont connaître
pendant toutes les années 1950, une période faste, un apogée même, et si Paris
n’est plus vraiment le centre de gravité des arts, il demeure le point de référence
pour la mode.
Depuis, le système de la mode a connu de profonds bouleversements. Sa
structure de production pyramidale s’est écroulée et avec elle toutes les modes
bourgeoises. Dans les années 1960, la jeunesse a pris le pouvoir, façonnant le
prêt-à-porter à son image. Puis, la mondialisation et ses mutations ont imposé
encore de nouveaux bouleversements... Aujourd’hui, les Fashion Weeks se
succèdent, à New York, à Milan et ailleurs, mais c’est toujours à Paris, que
couturiers et créateurs souhaitent obtenir leur consécration. Pourquoi ? Sans
doute, parce que la mode n’est pas uniquement un commerce, un business. La
mode c’est aussi une culture, une histoire, un patrimoine, des traditions, un
savoir-faire, dont Paris est garant. Ce terreau fertile nourrit la mode et lui
permet de renaître au fil des saisons. Ainsi, le coq français a-t-il les ergots bien
ancrés sur un trésor que beaucoup nous envient.
. 12 .
CaTHErinE
örmEn
en daTEs et
en mOTs
Diplômée de l’École du Louvre et de l’École du Patrimoine.
Chargée dès 1988 de la création du Musée de la Mode
de Marseille, puis responsable de 1995 à 1998 du fond
XXe siècle au Musée de la Mode et du Textile – Arts
Décoratifs. Commissaire d’expositions et auteur de
plusieurs ouvrages de référence sur l’histoire de la mode.
. 13 .
Chapitre 2
L'ÉLÉGanCE
françaisE
ou l'Art de la
disTinCTiOn...
Obligés de se singulariser pour s'attirer les regards
(et les faveurs) du Roi, les courtisanes - et courtisans de la cour ont très vite développé une science du costume
qui ne s'est jamais démentie. Aujourd’hui encore,
notre élégance est l'objet de toutes les attentions,
même si les jeunes générations en renouvellent
largement les codes. Le point avec Pamela Golbin,
conservateur en chef mode et textile
aux Arts Décoratifs.
On parle naturellement d'élégance à la française. Comment la définir ?
Cette élégance possède une qualité très particulière : elle est
intrinsèquement liée la personnalité de la femme. Il ne peut y avoir
d'élégance à la française... sans française ! Ce rapport au vêtement est né
au XVIIème siècle, avec Louis XIV. Le roi Soleil adorait les femmes et vivait
entouré de nombreuses courtisanes. C'est pour se distinguer, pour sortir
du lot que chacune d'elles a commencé à cultiver une identité propre
qu'elle exprimait par le vêtement. C'est si vrai qu'à l'époque, on ne parlait
pas d'un style mais d'une femme : une silhouette à la Maintenon, à la
Pompadour... Certes, le vêtement comptait mais c'était la façon de le porter
qui était essentielle : avec un bijou, un maquillage particulier. En cela, on
peut dire que la cour de Louis XIV a réellement inventé l'élégance
française. Toute femme cherchait à
se créer une allure singulière en
refusant de copier les gravures de
mode qui, pourtant, existaient déjà
à l'époque. La naissance de la mode
en France est donc une histoire de
femmes.
On ne parlait
pas d’un style
mais d’une femme :
une silhouette
à la Maintenon,
à la Pompadour...
... Même si les hommes, eux aussi,
s'intéressaient au vêtement.
Ils vont également se mettre en
scène, car Versailles est un théâtre
constant à l'intérieur duquel il faut
impérativement briller pour exister.
On s'exprime à travers une signature personnelle mais en respectant
l'étiquette, le bon goût imposé par le Roi. Et comme Versailles est au
centre de tous les regards, la mode française va être reprise, copiée dans
les autres pays d'Europe. Au XVIIIème siècle, la Cour de France est l'arbitre
de toutes les tendances. Et l'on peut tout de suite repérer si un vêtement
est français ou pas car les étrangers se perdent parfois dans les multiples
règles imposées. En Italie, par exemple, les hommes arboraient des
Par Pamela Golbin
. 14 .
. 15 .
Chapitre 2 - L’ élégance française ou l’Art de la distinction...
couleurs, le rouge notamment, que les français ne portaient jamais. À
Versailles, certaines combinaisons de matières étaient également prohibées.
Au fil des siècles, ces codes de bienséance vont s'alléger mais resteront
toujours présents.
très codifiée avec différentes tenues, selon les moments et les circonstances.
Cette mode a immédiatement été appréciée par les américaines, toujours
en quête d'un guide. C'est aux Etats-Unis que sont nés les conseillers du
style et ce n'est pas un hasard !
C'est avec Charles Frederick Worth que tout change...
Il va, en tout cas, faire largement évoluer les choses. Worth est anglais, il
se considère comme un artiste et compte bien imposer sa vision de la mode.
Quand il arrive à Paris, au milieu du XIX ème siècle, les françaises sont
totalement déboussolées par les vêtements qu'il propose et qu’il signe de
sa propre griffe. Lorsqu'elles se rendaient chez leur couturier, elles avaient
l'habitude de tout choisir : le tissu, la coupe, le coloris... Et elles avaient
pour cela un véritable talent, une connaissance intime du vêtement comme
de leur propre corps. Elles savaient exactement ce qui leur allait et
détestaient que quelqu'un leur impose sa vision du vêtement. Les anglosaxonnes, en revanche, ont accueilli la proposition de Worth avec beaucoup
d'enthousiasme, elles ont tout de suite adoré être guidées, conseillées.
Quelques années plus tard, Paul Poiret (qui avait travaillé avec Worth),
racontera avec humour la visite d'une française dans son atelier. Il explique
que lorsqu'il proposait du vert, elle suggérait du bleu. Il voulait un nœud,
elle choisissait une fleur. Quoiqu'il décide, elle modifiait toujours le
vêtement ! Les américaines, en revanche, s'extasiaient et l'achetaient tel
quel. Cette différence culturelle vient tout droit de l'histoire, du mode de
vie à Versailles. Pour la française et depuis le XVIIème siècle, le vêtement
est instrument de distinction. Elle exprime ses qualités par la façon dont
elle se présente.
Restriction oblige, la guerre a été un moment de grande création pour
les femmes...
Durant cette période, extrêmement difficile, l'imagination a pris le
pouvoir. Les femmes ont créé des vêtements insensés avec les coupons de
tissus qui leur étaient donnés. Elles ont également fait des miracles en
récupérant les pyjamas de leurs
maris ! En observant ces créations,
on se rend compte que les
françaises avaient une vraie
science du vêtement. Il faut dire
aussi qu'il n'y avait pas encore, à
l'époque, d'industrie du prêt-àporter. Les femmes avaient alors
trois possibilités pour s'habiller.
Les plus riches allaient chez un
grand couturier, les bourgeoises
chez la couturière de leur quartier
tandis que les plus pauvres cousaient elles-mêmes leurs garde-robe en
achetant des patrons. Toutes avaient une connaissance très fine des coupes,
des tissus. Et si elles s'inspiraient des magazines de mode, elles avaient à
cœur de créer des vêtements très personnels.
Worth transformera tout de même les habitudes...
Il connaîtra un certain succès parce qu'il apprendra à jouer avec l'une des
composantes-clé de la mode française : le respect de l'étiquette. C'est lui
qui va mettre en place les codes de la garde-robe bourgeoise : cinq à six
tenues par jour au minimum, sans oublier les chaussures, les gants, la
bourse, le chapeau... Après la guerre, Christian Dior reviendra à une mode
Une sorte de fierté...
Être bien habillée, c'est affirmer que l'on sait se mettre en valeur et tenir
son rang. C'est également la recherche d'un plaisir que l'on poursuit à
travers la cuisine, l'art de vivre. Le plaisir est une notion extrêmement
importante au sein de la société française et elle symbolise un équilibre,
une harmonie. L'élégance aussi est une question d'équilibre. De plus, elle
. 16 .
. 17 .
Worth va mettre en place
les codes de la garde-robe
bourgeoise : cinq à six
tenues par jour
au minimum.
Chapitre 2 - L’ élégance française ou l’Art de la distinction...
est intemporelle et ne s'acquiert pas. Il ne suffit pas de s'offrir des
vêtements somptueux pour être élégant ! Cela impose une culture, une
connaissance intime de son corps et de ses métamorphoses. Une femme
élégante ne s'habille pas à trente ans comme à cinquante.
Certains couturiers ont-ils plus particulièrement revendiqué cette forme
d'élégance ?
Après la guerre, Dior va beaucoup théoriser sur cette notion tout en
précisant qu'il n'y a pas de formule. C'est un mythe, un mystère. Comme
le parfum qui passe, magnifique mais éphémère et impossible à saisir.
Christian Dior a aussi parlé de l'élégance française à un moment où nous
exportions beaucoup. Il fallait promouvoir notre mode à l'étranger et
c'était une belle façon de la définir et de la faire aimer. Même si l'exercice
était assez facile. La création française a toujours été enviée, convoitée, et
elle le reste d'ailleurs, même si nous n'avons plus le même monopole.
Quand la France a-t-elle perdu ce monopole ?
Après la guerre, les acheteurs américains qui se rendaient à Paris ont
commencé à prolonger leur séjour en Europe en passant par l’Italie.
Profitant de l’aubaine, les italiens ont mis sur le marché des vêtements
s’inspirant largement des créations françaises, souvent moins chers et livrés
plus rapidement. C'est à cette époque qu’est réellement née la mode
italienne. Dans le même temps, le prêt-à-porter a commencé à se
développer aux États-Unis. Aujourd'hui encore, la mode internationale
tourne autour de ces trois planètes, avec une répartition précise des rôles
pour chacune. New York est reconnu pour ses produits, l'Italie pour son
industrie, la France pour sa créativité. Mais l'élégance française reste
l'objectif à atteindre, le Saint Graal. Les anglo-saxons, les asiatiques
essaient toujours de la décortiquer, d'identifier les éléments qui la
composent, sans jamais y parvenir puisqu'elle est intimement liée à la
femme, aux désirs qui l'animent. Notre élégance est une alliance subtile,
entre la créativité du couturier et celle de la femme qui porte le vêtement.
. 18 .
Et pourtant, les couturiers qui ont fait notre mode ne sont pas forcément
français...
Elsa Schiaparelli était italienne, Cristobal Balenciaga espagnol.
Aujourd'hui, il y a Karl Lagerfeld, Alber Elbaz... Ce n'est pas une
question nationaliste, cela montre au contraire le côté universel du langage
de la mode. Cela n'a rien à voir avec la France comme nation mais avec la
France comme culture. Ce qui fait le dynamisme de la mode française,
c'est qu'elle n'est pas consanguine.
Y a-t-il des pièces emblématiques de l'élégance française ?
Ce sont les basiques de la garde robe contemporaine : la petite robe noire
de Gabrielle Chanel, le smoking d’Yves Saint Laurent... Mais encore une
fois, il ne suffit pas de posséder ces pièces dans sa garde-robe pour être
élégant. Comme avec une recette de cuisine, on peut disposer de tous les
ingrédients et réaliser un plat sans saveur. Mais il est vrai que toutes ces
pièces iconiques ont été créées en France. Le maillot de bain deux pièces,
imaginé par Louis Réard en 1946,
est également français, même s'il a
été lancé à Hollywood. Une seule
exception, les vêtements de sport notamment ceux d'équitation qui sont anglais.
Chez les jeunes
générations, la mode
est plus que jamais !
au coeur des préoccupations
Et il n’y a pas que les
filles, les garçons aussi !
Cette création a-t-elle joué un rôle
dans l’art ?
Depuis le XIX ème se sont nouées
des relations entre les artistes et la
mode. Les couturiers habillaient
déjà les stars qui, à l'époque,
étaient les acteurs de théâtre.
Réjane était habillée par Paul Poiret. Sarah Bernhardt par Doucet et Paul
Poiret. Chaque couturier avait sa vedette qui jouait un rôle de porteparole. Il y avait aussi les “ jockey ”, des femmes du monde qui faisaient
. 19 .
Chapitre 2 - L’ élégance française ou l’Art de la distinction...
la promotion d'une maison de couture et étaient habillées gratuitement en
contrepartie.
Tout cela a également participé au rayonnement de la création française.
L'élégance est elle toujours une valeur forte ?
Chez les jeunes générations, la mode est -plus que jamais !- au cœur des
préoccupations. Et le désir reste le même : partir à la recherche de son
identité, la sienne et celle de sa tribu. Les filles de 15 ans ont un grand
appétit de mode mais aussi un œil très exercé. Elles renouvellent la notion
d'élégance en y introduisant de nouveaux codes, de nouvelles inspirations
liées à la musique, au cinéma... Et il n'y a pas que les filles, les garçons
aussi ! Dans les années 80-90, leur style était très lié à la musique.
Aujourd'hui, je suis sidérée devant leur allure ultra-recherchée : le
vestiaire mais aussi la coiffure, les accessoires. Les garçons maîtrisent l'art
du vêtement et ils ont un réel intérêt pour ce mode d'expression. La mode
à petit prix a aussi transformé les choses. Il est plus facile de se chercher,
d'expérimenter, quitte à commettre des erreurs. Aujourd'hui, seul le mot
a changé. On ne parle plus d'élégance mais de style. L'élégance
aujourd'hui, c'est le style.
. 20 .
pamELa
GOLbin
en daTEs et
en mOTs
Conservateur en chef mode et textile aux Arts Décoratifs,
Pamela Golbin a été commissaire de nombreuses
expositions, dont “ Elsa Schiaparelli ”, “ Balenciaga, Paris ”
et “ Madeleine Vionnet, puriste de la mode ”.
. 21 .
Chapitre 3
paris
en mode
CapiTaLE
C’est à Paris, en 1858, que s'est déroulé le premier défilé
au monde. Un siècle et demi plus tard, la ville a gardé
intact son pouvoir d’attraction et reste le fief incontesté
de la mode. Une place due à son histoire mais aussi à sa
capacité à se réinventer sans cesse. Comment a-t-elle
gagné ses lettres de noblesse ? Que doit-elle faire pour
conserver cette suprématie ? Explications avec Serge
Carreira, maître de conférences à Sciences Po Paris,
en charge d’un enseignement sur la mode et le luxe.
On parle d'une mode française mais ne devrions-nous pas plutôt évoquer une
mode parisienne ?
Comme le disait Balzac, Paris est “ le foyer même de toutes les élégances ”. L'une
des forces de la mode française demeure, en effet, la place très particulière de
Paris. Le dynamisme, l'attractivité de la scène parisienne explique
qu'aujourd'hui encore, malgré les hauts et les bas de l'industrie française, malgré
la montée en puissance d’autres
capitales comme Londres, New York
ou Milan, Paris demeure la référence,
la ville qui impose les tendances, le
changement, la modernité. Et ce
regard qui va bien au-delà de la mode,
englobe aussi la joaillerie ou l’industrie
de la beauté. Cette influence s’est
établie au XVIIIème siècle, époque
durant laquelle l'aristocratie française est devenue une référence et a commencé
à dicter sa loi sur les autres cours européennes. La suprématie a perduré au
XIXème, et notamment sous le Second Empire. Souvenez-vous. Napoléon III
souhaite alors “ faire briller Paris de mille feux ”. Pour cela, il faut donner des bals
et, pour ces bals, il faut de belles robes, qui sortent de l'ordinaire et qui
éblouissent. Et c’est à ce moment, en 1858 exactement, que Charles Frederick
Worth fonde une maison de haute couture. Sur ce modèle et en quelques années
seulement, des dizaines de maisons voient le jour. C’est à cette période que sont
créées certaines marques comme Goyard ou Vuitton et que d’autres, comme Cartier,
Guerlain ou Hermès ont prospéré.
L’une des forces
de la mode française
demeure la place
très particulière de Paris.
Quelle place occupe désormais la ville, face à Londres ou Milan ?
La créativité de ces capitales exerce bien sûr une grande stimulation sur le plan
international. Dès les années 80, des créateurs comme Giorgio Armani, Gianni
Versace, Franco Moschino, Dolce & Gabbana, et, à partir de 1994, Gucci par Tom
Ford, ont permis à Milan d’entrer en compétition avec Paris. Ces maisons ont tiré
parti d'un tissu industriel italien extrêmement fort et structuré, ce qui leur a
permis de monter en puissance en termes de produits et de s'imposer dans le
Par Serge Carreira
. 22 .
. 23 .
Chapitre 3 - Paris en mode capitale
monde entier, notamment aux Etats-Unis, premier marché à l'époque. Dans les
années 90, Londres, à son tour, a vu l'éclosion d'une nouvelle génération de
créateurs issue de la fameuse Central Saint Martins : John Galliano, Stella Mc
Cartney, Alexander McQueen... Tous dans le sillage de Vivienne Westwood,
l’une des premières grandes anglaises à exister sur la scène internationale de la
mode et qui présente ses collections à… Paris ! Face à cette concurrence, la ville
a su maintenir son rang en accueillant de nouvelles générations de créateurs qui se
démarquaient d'une haute-couture un peu sclérosée, un peu “ vieillote ” et qui
offraient une nouvelle façon de penser la mode, plus jeune, plus moderne, plus
radicale. Dès les années 60/70, André Courrèges, Sonia Rykiel, Thierry Mugler,
Claude Montana, Jean-Paul Gaultier, Jean-Charles de Castelbajac se sont
imposés. La décennie suivante fut marquée par Azzedine Alaïa et par “ l'école
japonaise ” représentée par Kenzo Takada, Yohji Yamamoto, Issey Miyake et
Rei Kawakubo en tête. Ce fut ensuite le
tour des créateurs belges comme Dries
van Noten, Martin Margiela ou Ann
Demeulemeester ainsi que des tenants
du minimalisme 90’s comme Helmut
Lang. C'est grâce à la vivacité et aux
regards nouveaux de ces créateurs que
Paris a su conserver sa place.
La preuve ? Après s'être construit une
notoriété à Londres, Anvers ou New
York, les créateurs étrangers
continuent de venir à Paris renforcer
leur aura et aiguiser leur créativité.
Aujourd'hui comme hier, si vous êtes
connu à Londres, c'est formidable mais
vous resterez connu dans le monde anglo-saxon uniquement. Si vous voulez jouir
d’un vrai rayonnement international, d’une vraie légitimité en terme de création,
Paris demeure le passage obligé. Seul bémol, la mode masculine pour laquelle
Milan a su s’imposer. Néanmoins, les vraies révolutions, comme celle d’Hedi
Slimane pour Dior Homme, viennent de Paris.
Paris a longtemps été la capitale de l'avant-garde. Est-ce encore vrai ? Donnet-elle toujours le LA ?
Paris donne le LA parce qu'elle est avant-gardiste. C'est l'unique scène qui offre
une telle créativité, où toutes les choses sont possibles, où tout est pris au sérieux.
Prenez le duo de créateurs néerlandais Viktor & Rolf. C'est à Paris qu'ils ont
choisi de présenter leurs créations ultra-conceptuelles, leur approche totalement
décalée. Leur défilé “ On Strike ” (en mars 1996, ils n'ont pas présenté de
collection et ont juste envoyé un poster annonçant qu’ils étaient en grève)
n'aurait jamais eu un tel écho à Londres ou à Milan. Paris est la seule ville qui
offre une telle liberté, la possibilité d'expérimenter des approches radicales.
Même chose avec Hussein Chalayan ou Alexander McQueen, qui sont venus
perpétuer ici cette tradition de modernité, d’innovation et de recherches.
Paris continue d'être le lieu d'expression de l'avant-garde et c'est le cas,
notamment, durant les périodes de défilés. Car la ville offre un nombre
incroyable de lieux très différents, du plus confidentiel (comme l’ambassade de
Roumanie où Boudicca avait présenté sa collection en 2007 dans une ambiance
incroyable, quasi-draculesque) au plus prestigieux (comme Chanel au Grand
Palais ou Dior au Musée Rodin). Chaque maison trouve là un écrin unique pour
mettre en scène sa création et se faire connaître de la presse et des acheteurs
internationaux. Bref, pour transmettre leur message et construire leur identité.
. 24 .
. 25 .
Après s’être construit
une notoriété à Londres,
Anvers ou New York,
les créateurs étrangers
continuent de venir
à Paris renforcer leur aura
et aiguiser leur créativité.
Les années 2000 ont tout de même montré une certaine fragilité de la place
parisienne...
Sa suprématie a, en effet, été contestée, notamment face à New York qui
connaissait un nouvel élan avec des créateurs comme Proenza Schouler, Derek
Lam, les sœurs Rodarte, Alexander Wang ou Zac Posen qui ont su changer la
perception de la mode américaine, sur les traces notamment de Marc Jacobs. Il
est vrai que la nouvelle génération de créateurs parisiens ne bénéficiait pas, alors,
d'une reconnaissance à la hauteur de leur talent, notamment de la part des
acheteurs, des grands magasins et de la presse. De plus, la montée en puissance
des grandes maisons parisiennes a pu en lasser certains qui considéraient que
Paris devenait trop sage. Face à cette situation, Paris a su regagner le terrain
perdu en donnant une plus grande visibilité aux nouveaux acteurs. Cela est passé
Chapitre 3 - Paris en mode capitale
par des actions très concrètes comme l'intégration de nouveaux créateurs dans
les calendriers de la couture. Anne-Valérie Hash, Felipe Oliveira Baptista en
sont de parfaits exemples. En présentant leurs collections en dehors du prêt-àporter, ces créateurs ont pu acquérir une visibilité plus importante. Et cela a
suscité une prise de conscience internationale : il se passe toujours des choses à
Paris ! Une porte ouverte qui a porté ses fruits avec l'éclosion d'une nouvelle
génération incarnée par Bouchra Jarrar, Alexandre Vauthier ou Maxime
Simoens.
Y a-t-il une définition de la mode parisienne ?
Sa force, c'est d'être profondément ancrée dans un héritage unique avec un goût,
une recherche quasi-obsessionnelle de l'élégance et, en même temps, une volonté
de bousculer les choses, de ne pas rester figé dans le passé. De porter l'héritage
et d'être tourné vers l'avenir. C'est, je pense, le point commun de tous les
créateurs qui travaillent à Paris. Chacun fait avec son style mais tous partagent
cette démarche. Tous s’inscrivent dans l'héritage, ce qui est très particulier à la
France. Il y a une conscience du passé. Jean-Louis Dumas avait cette très belle
phrase “ le passé, c'est ce qui empêche le futur d'être n'importe quoi ”. La couture,
l'histoire, peut être écrasante mais elle est aussi extrêmement stimulante. L'idée
n'est pas de la reprendre mais de la transfigurer, de la dépasser et de réussir à
imaginer une certaine idée de l'élégance aujourd'hui, inscrite dans l'époque. Les
créateurs ne pensent pas seulement à ce qui est à la mode, même s'ils souhaitent
traduire l'air du temps dans leur silhouette. Ils pensent à ce qui est dans l'air du
temps et élégant. Même les créateurs étrangers qui défilent à Paris partagent cet
état d’esprit.
d'une femme libre et active mais ce n'est pas elle qui a mis les femmes au travail.
En les accompagnant, en illustrant leurs désirs, elle leur a mis à disposition des
codes pour s'affirmer. La mode peut être révolutionnaire lorsqu'elle joue sur
la provocation, sur l'opposition par rapport aux codes et aux normes. En même
temps, elle accompagne un mouvement plus qu'elle ne le déclenche. Mais elle
l'amplifie si elle tombe juste.
Dans ce registre, Paris continue d'être un laboratoire, même si la ville est de
plus en plus marquée par des maisons très prestigieuses qui privilégient un
travail de stylisme, en puisant sans cesse dans leurs propres codes. Ces maisons
cèdent, parfois, à la facilité, surtout dans une période de crise où on veut limiter
les risques. Toutefois, certains créateurs choisissent d'aller au-delà. Riccardo
Tisci chez Givenchy ou Raf Simons, arrivent, remarquablement, à faire la
synthèse de ce qui se passe en intégrant des recherches techniques sur les tissus,
en puisant dans cette volonté d'aller à l'essentiel.
La mode, c'est aussi l'expression de l'époque. Tombe-t-elle juste à Paris plus
qu'ailleurs ?
C'est là toute la difficulté ! Il y a beaucoup de gens très talentueux mais qui
sentent les choses trop tôt ou trop tard. La mode a ceci d'exigeant que l'on ne
peut être reconnu que si l'on s’inscrit dans son époque et que l'on sait, en même
temps, la bousculer. C'est toujours un jeu très subtil. La mode amplifie les
mouvements sociaux mais elle ne les crée pas. Chanel a imaginé le vestiaire
Cette création est aujourd'hui largement enrichie par des étrangers...
C'est sans doute lié au syndrome français de regarder toujours ailleurs plutôt
que chez soi. Il y a de jeunes créateurs parisiens de grand talent, formés dans
des écoles de qualité. L'école de la chambre syndicale demeure une référence
en matière de savoir-faire technique. Le Studio Berçot ou l’Atelier Chardon
Savard restent des lieux ultra-créatifs. Des étudiants français vont également
se former dans des écoles hors de nos frontières : La Cambre, l’Académie
d’Anvers, la Central Saint Martins, le FIT ou la Parsons School… Mais il faut
aussi rappeler que les écoles parisiennes accueillent aussi de nombreux étudiants
étrangers qui viennent là pour capter cette spécificité française, l'esprit français.
Dès l'origine de la couture, les créateurs n'étaient pas seulement français et c'est
le grand atout de Paris d'avoir toujours été un rendez-vous, une scène, plutôt
que l'expression d'une création purement française. Ce qui est spécifiquement
français, c'est une obsession du goût, de la beauté, de la culture, et cette façon
de savoir marier tous ces éléments pour créer quelque chose de résolument
nouveau. La Galerie des Glaces n'aurait jamais existé si des maîtres-verriers
vénitiens n'étaient pas venus travailler en France. Et c'est aussi l'héritage
français que d'avoir toujours été un creuset d’innovation au service de la créativité.
. 26 .
. 27 .
Chapitre 3 - Paris en mode capitale
La mode française est aujourd'hui largement dominée par les grands groupes.
Quelle incidence sur la créativité ?
Il faut adopter une approche non doctrinaire par rapport à ces groupes. Le
développement de ces marques puissantes, que j’appelle “ hyperbrands ”, a fait
de l'ombre et réduit le champ d'expression des jeunes créateurs. Ces nouveaux
talents ne sont, pour autant, pas moins nombreux, ni moins doués qu’avant.
Mais, de fait, ils disposent de moins d'espace pour s'exprimer. En revanche, ces
groupes ont fortement contribué, à la fois, au rayonnement de la mode française
et à l'attractivité de Paris. De plus, au-delà des démarches commerciales, ces
marques ont aussi des démarches créatives et offrent de vraies surprises.
On parle des grandes maisons mais il existe aussi de multiples créateurs français
qui participent à faire aimer la mode...
Les marques de prêt-à-porter sont essentielles pour le rayonnement de la mode
française. Baignant dans l'effervescence créative parisienne, elles sont très au
fait de l'avant-garde, des tendances du moment et offrent une image de la
“ parisienne ” très attirante pour une
new yorkaise ou une londonienne.
L’image de la parisienne est
fortement ancrée dans l’imaginaire
des femmes du monde entier.
Rousseau n’observait-il pas que “ Les
Parisiennes s’habillent si bien, du moins
elles en ont tellement la réputation,
qu’elles servent, en cela comme en tout,
de modèle au reste du monde ”. Deux
siècles plus tard, c’est Nancy Mitford
qui constatait, dans son recueil “ Une
anglaise à Paris ” : “ À Paris, s’habiller ne
relève pas de l’artisanat, c’est un art, un art difficile et coûteux ; les Parisiennes ne sont
pas des paysannes mais les habitantes de la ville la plus civilisée du monde ”. Si ces
affirmations sont, de nos jours, un peu excessives, il n’en demeure pas moins
que l'image de l'élégance française reste la référence absolue. Les marques de
L’image de l’élégance
française reste la référence
absolue. Les marques de
prêt-à-porter contribuent
à la mettre au goût du jour,
à l’adapter à l’époque.
. 28 .
prêt-à-porter contribuent à la mettre au goût du jour, à l’adapter à l'époque.
Avec une forme plus décontractée et plus appropriable.
La mode française reste donc très vivace. Qu'en est-il de l'artisanat ?
Tout dépend de la démarche des maisons. Pour Chanel ou Hermès, l'artisanat
français est intrinsèquement lié à leur identité. On imagine mal de la
maroquinerie Hermès ou un tailleur Chanel sans le label “ Made in France ” !
Renoncer à cela aurait certainement un impact négatif sur les produits de ces
maisons. Pour le reste, le secteur industriel français a toujours été éloigné des
créatifs, contrairement à ce qui se passe en Italie. Certains industriels italiens
sont même devenus des marques comme Etro ou Missoni. Dans notre pays, on
est longtemps resté dans un certain climat de suspicion, avec les créateurs d'un
côté et les industriels de l'autre. Il existe,
aujourd'hui, une prise de conscience de
ce besoin de façon française mais les liens
tardent à se mettre en place. La Charte
des façonniers signée l'an passé n'a pas
vraiment comblé le fossé pour le
moment. C'est avant tout une question
d'état d'esprit.
La mode n'est plus
diffusée dans le cercle
très restreint de quelques
privilégiés qui ont
la chance d’assister
aux défilés.
Que doit faire la France pour rester au
premier plan ?
Elle doit continuer à être un laboratoire.
Elle doit continuer à être ouverte. Pour
cela, il faut une mobilisation de tous les
acteurs du secteur : la presse, les organisations professionnelles, les grands magasins...
Tous doivent s’engager pour promouvoir la relève. On est aujourd'hui dans un
monde plus frileux mais il faut sortir de cette opposition commercial / création.
Si Vuitton est Vuitton, si Chanel est Chanel, c'est parce que ces marques sont
aussi éminemment créatives et c'est cette créativité qui est la clé de leur attrait,
de leur succès et de leur prospérité. Christian Dior définissait, d’ailleurs, la mode
ainsi : “ Comme sa raison profonde est le désir de plaire et d’attirer, son attrait ne peut
. 29 .
Chapitre 3 - Paris en mode capitale
naître de l’uniformité, mère de l’ennui ”. C'est vrai également pour les enseignes
de grande diffusion comme H&M qui ne doit pas son succès à son seul prix. Le
talent d'H&M n'est pas de vendre un tee-shirt pas cher mais de vendre un
“ beau ” tee-shirt pas cher. Créatif ou commercial, cette contradiction n'a plus
de réalité. Aujourd'hui, les consommateurs recherchent une certaine
authenticité, une certaine valeur et la créativité est une valeur forte.
Vous accordez aussi un grand rôle aux grands magasins parisiens...
Nous sommes, désormais, face à un public connaisseur, ultra-informé, au fait
de toutes les tendances, de toutes les collections. La mode n'est plus diffusée dans
le cercle très restreint de quelques privilégiés qui ont la chance d’assister aux
défilés. Tout le monde les voit, les images circulent. Il est impératif de répondre,
aujourd'hui, à ce goût pour la créativité et les grands magasins peuvent jouer
un rôle essentiel.Une jeune marque n'a pas de grande visibilité et seuls les grands
magasins peuvent l'aider à se faire connaître, à Paris comme à l'étranger. Ils ont
d'ailleurs tout à y gagner car ils peaufineront ainsi leur identité et cultiveront
leur différence.
La démarche du Printemps avec son espace Maria Luisa est, à ce titre,
intéressante. Ceci est d'autant plus vrai que les investisseurs sont timorés. Ils
préfèrent miser sur le patrimoine d'une ancienne maison, même endormie,
plutôt que de donner sa chance à un jeune créateur. On parle, par exemple,
beaucoup du talent de Guillaume Henry qui a su ressusciter Carven. Guillaume
Henry est formidable mais il a été révélé au public par Carven et pas sous son
propre nom ! Or, pour garder son rang, la mode française se doit d'être
audacieuse et, plus que jamais, revendiquer sa créativité.
. 30 .
sErGE
CarrEira
en daTEs et
en mOTs
Diplômé de Sciences Po Paris, Serge Carreira découvre
le monde de la mode lors de stages aux Galeries Lafayette
et chez Barney's à New York. Il entre aux Galeries Lafayette
en 2001 avant de rejoindre une maison italienne en 2005.
Depuis 2004, il est maître de conférences à Sciences Po
Paris, en charge d'un enseignement sur la mode et le luxe.
. 31 .
La
frEnCH
TOUCH
vue par
...
. 32 .
illustratiOn Guy laroche
pour Madame Figaro 1986, René Gruau
LA DÉFINITION DE LA FRENCH TOUCH
C'EST QUELQUE CHOSE
DE RARE, COMME UNE INVISIBLE
PERFECTION. UNE RENCONTRE
ENTRE DEUX MATIÈRES NOBLES,
LA PEAU ET LE TISSU, QUI TEND PLUS
VERS LA SÉDUCTION QUE LE PARAÎTRE.
UNE ICÔNE :
TOUTES CELLES AUXQUELLES
JE FAIS RÉFÉRENCE SONT AVANT
TOUT DES FEMMES ENGAGÉES
DONT LES CODES VESTIMENTAIRES
ONT ÉTÉ OU SONT LE REFLET
DE LEUR LIBERTÉ D'EXPRESSION.
SIMONE SIGNORET, ARLETTY,
CATHERINE DENEUVE …
maryLinE bELLiEUd-ViGOUrOUx
POrtrait
de Catherine Deneuve,
Queens, NY City 13 décembre 1961,
Bruce Hopkins ©
Bettmann/Corbis
“La French Touch
n'est pas liée
à l'origine, ni à
une revendication
identitaire, encore
moins à un
pathétique
cocorico, elle trouve
sa vérité la plus
sensible, du côté
de ceux qui n'ont
pas grandi dans
l'hexagone.”
. 36 .
La French Touch m'évoque des
jeunes filles en fleurs chères à Dior,
un soulier de Christian Louboutin,
un macaron de Pierre Hermé, les
Enfants du Paradis, Arletty dans
Fric Frac, Catherine Deneuve et
Françoise Dorléac dans “les Demoiselles
de Rochefort”, mais également la
“Guerre est déclarée” une impertinence
qui fait sens, ce mélange de drame et
de fantaisie qui a toujours caractérisé
l'esprit français, cet art de la pointe,
ce cosmopolitisme vif argent que
Voltaire, Montesquieu, Maupassant,
Proust et Morand ont magnifié à
l'extrême.
Nous nous posons souvent la question
au magazine : Comment être le plus
frenchy des magazines internationaux,
et le plus international des magazines
français?
La French Touch, c'est je crois
toujours douter, être sur le fil, ne
jamais s'endormir. Il reste que
l'expression “French Touch”, ainsi
exprimée en 2011 révèle sous son
côté guilleret, un malaise, car c'est en
anglais que cette “touche française”
semble trouver sa légitimité, comme
si l'adjectif et le mot contenaient les
peurs et les doutes que nous vivons
au jour le jour, là où “l'identité
nationale”, confisquée par l'extrême
droite, comme le concept de “France
mosaïque” dont se targuent les
progressistes bien pensants et hors
de la réalité, semblent réduire la
“French Touch” à un caprice, une
petite cerise posée sur le gâteau
introuvable, par une poignée
d'esthètes attardés.
La French Touch n'est pas liée à
l'origine, ni à une revendication
identitaire, encore moins à un
pathétique cocorico, elle trouve sa
vérité la plus sensible, du côté de
ceux qui n'ont pas grandi dans
l'hexagone. C'est en rêvant de la
“French Touch” qu'un Karl
Lagerfeld, un Alber Elbaz, un Marc
Jacobs ou un Haider Hackerman,
subliment à travers leur métier cette
“French Touch”, qu'il n'appartient
à personne je crois de cloisonner
dans un territoire autre que celui de
l'imaginaire et de la fantaisie. Si je
devais garder une image de la
French Touch, ce serait une scène
extraite de la “Règle du Jeu”, de Jean
Renoir, réalisé à la veille de la
seconde guerre mondiale.
LaUrEnCE bEnaïm
UNE FORME “D’EASY CHIC”, UNE
FAÇON UNIQUE DE MÉLANGER
LES STYLES POUR COMPOSER LE
SIEN ET S’Y SENTIR À L’AISE.
C’EST UNE MODE PRAGMATIQUE,
SYMBOLE D’ UNE FEMME ACTIVE
QUI JONGLE ENTRE PLUSIEURS
VIES AVEC SON JOB, SES ENFANTS,
SA BANDE D’AMIS. SON VESTIAIRE
S’ADAPTE À SON RYTHME, À SON
TEMPO MAIS IL NE TRANSIGE PAS
SUR UNE CHOSE : LE GOÛT DE
L’EXCELLENCE, DES MATIÈRES,
DES COUPES, DU STYLE.
. 38 .
barbara bOCCara
& sHarOn KriEf
Le chic français,
c'est s'habiller sans
montrer qu'on a fait
un effort. C'est avoir
du goût comme
malgré soi,
comme si on n'y
accordait pas une
importance extrême.
En France,
l'intellect prime
sur l'apparence.
Dans la tenue,
il faut que
cela se voie.
JEan paUL
CaUVin
PHOtOGraPHiE
de audrey Hepburn en Givenchy,
April 15, 1963, Bert Stern©
Condé Nast Archive/Corbis
Elle se remarque dans la rue,
La “new French
Touch” c'est la
nonchalance,
et ne pas craindre
de laisser une
émotion
affleurer.
JULiEn
fOUrniÉ
les étrangers nous l’envient,
elle est faite de mélanges,
ne se soucie pas d’avoir l’air
luxueux mais élégant,
sans posture elle préfère
la désinvolture, la tendance
c’est elle qui la lance
avec toujours un peu de tradition
mais en fuyant la convention :
c’est la “ French Touch ” ignorée
des françaises elles-mêmes
qui semblent toujours à l’aise.
PHOtOGraPHiE
“Moody silhouetted woman
Paris standing in trocadero
looking toward Eiffel tower”
Paris - 18 mai 1927, H. Armstrong Roberts,
© H. Armstrong Roberts/ClassicStock/Corbis
inEs dE La frEssanGE
. 41 .
C'est pour moi
une image.
J’adore l’esprit de la femme
française. Je suis très consciente
de la touche parisienne
en particulier. C'est une forme
de féminité à part la “ French Touch”.
Brigitte Bardot,
la femme la plus libre
au monde, allongée
sur le capot d'un coupé,
en jupette et ballerines
Elle donne la part belle
à la liberté, à l’insouciance,
à l’impertinence.
rouges carmin
Repetto (commande
C’est une allure et un état d’esprit.
La parisienne aime
le raffinement. Elle ne suit pas
les tendances, elle suit son instinct.
Tout est une question
de maintient, de sophistication.
spéciale faite à Rose).
Tout y était. La grâce,
la féminité, l'élégance,
la liberté !
JEan-marC
GaUCHEr
C’est l’art de la simplicité
apparente, mais aucun détail
ne s’improvise.
Cet art de la simplicité,
c’est la sophistication ultime,
la chose au monde la plus
difficile à mettre en scène.
annE-VaLÉriE HasH
visuEl :
DéFilé saison P/E 2012,
anne valérie Hash, © Dan Lecca
La formule est un pléonasme !
La mode est forcément
française, tout vient de la
France, au moins de Paris.
Il y a, dans la capitale,
une magie, une euphorie,
une ambiance unique
et c'est cela que le monde
entier vient goûter ici.
La preuve ? J'avais ouvert
une boutique il y a quelques
années chez Saks à New York
mais ça n'a pas marché. Mes
clientes américaines veulent
venir à Paris. Elles ont
l'impression de saisir ici
une part de l'esprit
français. Pour elles, une robe
Givenchy n'a pas la même
valeur si elle est achetée
à New York ou dans
les jardins du Palais Royal...
didiEr LUdOT
"a woman models a black lace
evening dress by lanvin",
1946 - Paris, Genevieve Naylor,
© Genevieve Naylor/Corbis
. 45 .
“La French Touch,
c'est le parfait équilibre
entre élégance classique
discrète et goût
de l'avant-garde”
La recherche
de la perfection,
le sens du détail juste
qui fait de la Parisienne
le modèle des femmes
élégantes.
françOisE mOnTEnay
JEan-piErrE mOCHO
illustratiOn
pour la Maison Chanel 1970, René Gruau
. 46 .
AUJOURD'HUI, LE VESTIAIRE
EST LE MÊME OU PRESQUE
PARTOUT DANS LE MONDE
MAIS LE VÊTEMENT FRANÇAIS
CONSERVE SA SINGULARITÉ.
IL RESTE LE PLUS VIBRANT,
ON LE RECONNAÎT PARCE
QU'IL PIMENTE UNE ALLURE,
IL AUTORISE UNE AUTRE FAÇON
DE S'HABILLER.
IL DONNE DAVANTAGE D'ESPRIT
PARCE QU'IL POSSÈDE CE PETIT
QUELQUE CHOSE EN PLUS...
QU'ON APPELLE LA MODE.
JEan-JaCqUEs piCarT
illustratiOn Femme rayée
“ Couverture d'international textiles 1954 ”,
René Gruau
La French Touch
correspond à cette
fantaisie et à cette audace
des françaises qui savent
toujours oser et doser
les mélanges, qui refusent
d'adopter les tendances
à la lettre en préférant
les adapter au gré
de leur humeur.
Une désinvolture
élégante en quelque sorte !
CHanTaL THOmass
. 49 .
illustratiOn Femme rayée
“ Couverture d'international textiles 1954 ”,
René Gruau
Chapitre 4
La mOdE,
des pOdiUms
à la rUE
L’une des particularités de la mode française est d’avoir
toujours su exprimer les désirs et les passions de son
temps. De Chanel à Saint Laurent, de Rykiel
à Gaultier, focus sur une mode qui a toujours joué
les porte-paroles avec Pascal Monfort, enseignant
à l'institut supérieur européen de la mode.
La mode française a toujours flairé l'air du temps…
Absolument. Et cette formule est d'ailleurs utilisée dans le monde entier. L'air
du temps... Ca ressemble un peu à la météo. Ce sont tous les ingrédients qui
constituent un moment, une société. Des ingrédients qui vont s'entrechoquer,
s'auto-influencer pour faire non pas LA mode mais une mode plurielle. Nous
ne sommes plus aujourd’hui à l'heure de ce goût unique qui a disparu avec
l'aristocratie. Avant la révolution, il
n'y avait qu'un style, celui du roi qui
imposait son “ bon goût ” et que la
bonne société s'empressait de copier
(style Louis XV, Louis XVI…).
Après la révolution, on observe déjà
les prémisses de cet éclatement avec
les Incroyables et leurs comparses, les
Merveilleuses, cette jeunesse dorée qui
joue les trouble-fête au lendemain de
la révolution et s'amuse à s'enlaidir pour afficher sa révolte. L'attitude est
extrême mais elle illustre un comportement propre aux français qui ont
toujours cherché à exprimer leurs sentiments à travers le vêtement. Il y a des
pays où le vestiaire reste le même, quelle que soit l'époque. Prenez les espagnols,
ils adorent les couleurs fortes et s'habillent de façon très colorée, même au cœur
de la crise. Les français ont une sorte de volonté “ caméléonesque ” de montrer
tout de suite ce qui va ou ne va pas. Les existentialistes, très tôt, se sont habillés
en noir pour souligner leur côté mélancolique. Toutes les “ cultures jeunes ”
françaises vont s'exprimer avec un look qui affiche non seulement leurs
revendications mais aussi les grandes tendances de l'époque.
Il y a des pays
où le vestiaire reste
le même, quelle que
soit l’époque.
Cette tradition, purement hexagonale, a connu son heure de gloire avec
Chanel…
Chanel est formidable. Son style colle à l'air du temps mais elle a toujours eu
un coup d'avance, ce qui s’explique en partie par son histoire. Gabrielle Chanel
ne vient pas du sérail attendu pour frayer dans le milieu de l’aristocratie. Elle
a eu une enfance pauvre mais elle a réussi à se hisser dans la haute société grâce
Par Pascal Monfort
. 50 .
. 51 .
Chapitre 4 - La mode, des podiums à la rue
à son énergie, son sens de l'observation. À juste distance, elle dissèque tout : les
jalousies, les rivalités, le carcan des conventions…. Elle est loin de ces codes
mais elle en saisit l’importance, pour mieux en jouer. Quand elle imagine la
silhouette d'une femme avec un pantalon, elle a 50 ans d'avance. Quand elle
accompagne les femmes riches qui fuient la guerre à Deauville et qu’elle porte
un tailleur pantalon, elle bouleverse tout. Avec cette silhouette à jamais
intemporelle, elle installe bon nombre des signes iconiques de la mode française.
Quand elle ajoute à ses vestes des éléments fonctionnels, de petites poches pour
mettre les clés de la voiture, elle donne concrètement les images de
l'émancipation. Ajouter une poche à un tailleur jupe est une forme de
revendication. Libres de leurs corps,
les femmes peuvent plus facilement
exercer une activité, et pas seulement
le shopping. C'est une révolution par
le jupon.
Libres de leurs corps,
les femmes peuvent plus
facilement exercer une
activité, et pas seulement
le shopping.
C’est une révolution
par le jupon.
La mode française a connu de
multiples exemples de cette
révolution par le jupon...
Au lendemain de la guerre, il y a
incontestablement eu une “ vague
Dior ” avec le fameux New Look.
La mini jupe, ensuite, fut une
absolue révolution. Et cette fois, il ne
s'agit plus de lutte des classes mais
de lutte des âges. Le phénomène est né, en Angleterre comme en France, dans
les années 60 avec le baby boom. Avec ces jeunes de 20 ans qui refusent de vivre
comme leurs parents, qui veulent du neuf et de la joie de vivre. Ce qui compte
désormais, c'est de jouir de l’existence ; de travailler, certes, mais pour partir
en vacances. Arrivent également la pilule et la libération sexuelle. La mini jupe
sera l'expression, le symbole de tout cela. On est moins pudique, on veut
exprimer sa sensualité, sa sexualité, sa beauté aussi avec un nouveau motto : je
suis jeune donc je suis beau. Le culte de la jeunesse dans lequel nous baignons
. 52 .
aujourd'hui encore est né à cette période. Avant, c'était la maturité qui était
belle. Mary Quant, en Angleterre, commence à vendre ses mini jupes. Elle fait
vraiment partie de cette vague. Elle est jeune, elle va se faire couper les cheveux
chez Vidal Sassoon, elle danse le soir, elle adore le swinging London. Au même
moment, en France, André Courrèges dessine lui aussi des mini-jupes et
surtout, il les fait défiler lors de la semaine de la couture. Il valide, il
institutionnalise en disant : “ c'est élégant ”. Et, du coup, les mini jupes
apparaissent dans les magazines. Mais encore une fois, tout est venu de la
jeunesse. Quand on demande à Mary Quant si c'est elle ou Courrèges qui a
inventé la mini jupe, elle répond : “ ce n'est ni lui, ni moi, c'est la rue. Ce sont les
filles qui se sont coupé leurs jupes, qui les ont raccourcies. Je n'ai fait que vendre des
jupes à des femmes qui ne savaient pas coudre, les autres les avaient déjà faites. ”
Depuis, nous sommes dans un perpétuel va-et-vient entre la mode et la rue...
Oui. Et c’est sans doute Yves Saint Laurent qui a su le mieux exprimer cette
nouvelle donne. Il affirme que la couture est morte et que la notion de bon goût
ne sera plus dictée par les seuls couturiers mais par toute personne dotée d’un
vrai flair et d’une aura. Il prend acte de cette révolution et invente avec « Saint
Laurent Rive Gauche », une mode qui sera le reflet des multiples désirs du
moment mais toujours avec cette élégance typiquement française, cette
obsession de la pièce parfaite, presque de la haute couture. Mieux encore, ce
vestiaire sera accessible, produit et diffusé en série avec des tailles. Le prêt-àporter est né aux USA mais c’est en France et à cette époque qu’il prend ses
lettres de noblesse. Grâce à Saint Laurent mais pas seulement. Grâce aussi à
des magasins de distribution tels que Monoprix et Prisunic, des enseignes
populaires qui vont proposer une mode neuve, conçue via des bureaux de
tendances.
Quel rôle jouent ces bureaux de tendances ?
Nous sommes dans les années 60 et la mode est devenue totalement plurielle.
Certains jeunes veulent s'habiller comme Elvis Presley, d’autres comme les
Beatles, Sylvie Vartan ou comme les mecs et les filles cool repérés dans “ Salut
les copains ”. Devant cette multiplicité des modèles, la couture ne peut plus
. 53 .
Chapitre 4 - La mode, des podiums à la rue
rien faire. La France trouve la solution en inventant ces fameux bureaux de
tendances. Mafia, le premier grand bureau français sera fondé en 1968 par
Maïmé Arnodin, une ancienne styliste de Prisunic. Ces lieux réunissent
différents experts : des stylistes, des coloristes, des spécialistes du tissu, des
sociologues, des journalistes. Leur rôle ? Prendre le pouls de l'époque et rendre
compte des nouvelles tendances, des nouveaux désirs qui émergent. Les
marques vont s'arracher leurs précieuses recommandations.
fait défiler ses mannequins Chanel avec des T-shirts taille 12 ans, dans le même
esprit. Les ventes de Petit Bateau explosent. La marque a d’ailleurs mis du
temps à comprendre que les petites filles n’étaient plus les seules à porter leurs
T-shirts. Une fois encore, le créateur valide le phénomène.
Mais avant Lagerfeld et H&M, il y a eu la génération Rykiel et Gaultier…
Sonia Rykiel a créé sa maison de couture en 1968, Jean Paul Gaultier en 1976.
Ils font partie de ces couturiers que l’on appelle pour la première fois des
créateurs. Ils imaginent un style à l'image de leur idéal de vie et du groupe
social qu'ils représentent. Ce sont des gens de mode mais aussi des leaders
d'opinion. Rykiel symbolise l’intellectuelle cool de Saint-Germain-des-Prés.
Gaultier revendique son homosexualité et se veut le porte-parole de tous les
mouvements d'avant-garde. Il fera ainsi défiler au Palace des hommes en kilt,
des mannequins aux cheveux décolorés avec des vêtements aux imprimés
tatouages et des Dr Martens, symbole des punks anglais. Là encore, la
validation du créateur fait son office. Le créateur est le point de bascule, pourvu
qu'il tombe juste. Comme Lagerfeld avec ses T-shirts Petit Bateau.
Dans les années 90, les jeunes filles qui vont dans les rave party portent toutes
des T-shirts Petit Bateau hyper moulants. Lagerfeld repère le phénomène et
C'est très français, cette validation obligatoire...
Toute nouvelle tendance doit être estampillée par un créateur mais aussi par
les journaux de mode, ce qui est beaucoup moins vrai à l'étranger. Sans doute
parce que la France est LE pays de la mode et qu’on ne veut surtout pas se
tromper. Londres est le vrai laboratoire mais c'est Paris qui valide les tendances
pour qu'elles deviennent internationales. Les anglaises portaient la ballerine,
elle a fait le tour du monde après que les françaises l’ont adoptée. Et on a besoin
de validation parce qu'on n'a pas le
droit à l'erreur. La française et la
parisienne, demeurent un mythe
pour les femmes du monde entier. Un
mythe et une réalité. L'élégance fait
partie de l'ADN de la française, c'est
une part de sa culture, même si elle
n'est pas une fashion victim. Il y a des
pays où les femmes se sentent moins
concernées par la mode, en Allemagne
par exemple. Tout cela tient à l'histoire.
Les françaises ont d'ailleurs une
responsabilité aux yeux du monde car elles sont un peu nos ambassadrices.
Depuis le XVIIIème siècle, le vêtement, l'apparat est l'une des clés de la richesse
française. Et l'une des composantes de cette réussite, c'est que la mode est
l'expression de l'époque. Le vêtement est intrinsèque à notre culture, à tel point
qu’il est devenu un mode d'expression. Les françaises ont une très grande
culture de mode. Aux USA, on achète encore du total look. En France, ce sont
les femmes qui décident, qui choisissent de porter une veste d’homme sur une
robe ultra-sensuelle. La mode est une forme de communication non verbale.
En France, il y a aujourd’hui deux formes de communication : la littérature et
. 54 .
. 55 .
Et c’est aussi une nouvelle génération de créateurs qui voit le jour…
Karl Lagerfeld en est l’exemple type. Il absorbe tout : l'art, la musique, la rue.
Il comprend l'époque comme aucun autre. Il fait des jeans pour la bourgeoise
qui n'a jamais porté de jean. Il sait que s'il le labellise Chanel et s'il le présente
via une campagne de pub, ça marchera à coup sûr et ça sera moderne. Sa
collaboration avec H&M est dans le droit fil de cela. Il a senti une fois encore
l’une des grandes révolutions de cette décennie, la volonté de toutes les femmes
ou presque de faire partie du jeu de la mode. Du coup, il a accompagné cette
nouvelle tendance : le “ masstige ”, l'association d'un créateur au nom très
prestigieux avec une chaine de magasins très accessibles.
L’élégance fait partie
de l’ADN de la française,
c’est une part de sa culture,
même si elle n’est pas
une fashion victim.
Chapitre 4 - La mode, des podiums à la rue
la mode. Et ce n'est pas prêt de s'arrêter car la génération des 15/20 ans est très
au fait du style. Elle sait aussi ce qu'il induit en matière de représentation
sociale. Et comment on peut l'utiliser pour changer d'univers, jouer avec
l'ascenseur social.
La mode française est à la fois intemporelle et dans son époque. Comment
réussit-elle cette alliance ?
C'est une question de composition. Une façon unique de faire coexister des
pièces iconiques et d'autres totalement dans l'époque. Un jean avec une veste
noire, un trench-coat avec des talons de 12 cm. La française, mieux que
quiconque, maîtrise cet équilibre. La permanence de la mode, c'est l'association
de pièces ancrées dans l'époque et d'autres à forte connotation symbolique, avec
une valeur d'héritage, d'icône. Des pièces qui font partie d'une histoire. C'est
la Zizi de chez Repetto imaginée pour Zizi Jeanmaire, le trench des soldats
anglais. C'est un vestiaire refuge que l'on porte avec des pièces très actuelles.
Et là encore, cela différencie une française d'une espagnole ou d'une anglaise
qui jouent peut-être moins facilement avec cette mode timeless. L'appropriation
du vestiaire masculin par les femmes est également un phénomène très français.
Et c'est, là encore, le signe d'une vraie culture de mode.
. 56 .
pasCaL
mOnfOrT
en daTEs et
en mOTs
Responsable des tendances et des analyses de comportement
des consommateurs chez Nike depuis 2004, professeur
de sociologie de la mode et de l'histoire du costume à l'ISEM
(Institut Supérieur Européen de la Mode) depuis 1998
et à l'université de Lyon II. Editeur du magazine Yummy
et rédacteur en chef mode de Luxuriant, magazine
luxembourgeois. Enfin, chanteur du groupe de rock
“ The Shoppings ”.
. 57 .
Chapitre 5
La mOdE
par le prisme de
L’HisTOirE
Loin du tourbillon actuel de la création, les musées
ont une double mission. Présenter des collections
qui permettront au public de saisir toute la richesse,
artistique et historique d'une œuvre de mode mais aussi
accueillir les couturiers eux-mêmes, qui utiliseront leurs
fonds comme une immense bibliothèque, un vivier
de références et d'inspiration pour nourrir leur propre
création. Le point sur ces nouveaux défis qui sont
autant de façons de faire rayonner la mode française
dans le monde avec Olivier Saillard,
directeur de Galliera, musée de la mode
de la Ville de Paris.
Quand la mode est-elle entrée au musée ?
La France est le pays de la mode mais le vêtement a pourtant connu une longue
histoire avant de trouver ses propres murs. Les premières collections du musée
Galliera datent des années 20 et c'est à un artiste, Maurice Leloir, que nous les
devons. Peintre et encyclopédiste, ce passionné du costume a décidé de donner
sa collection à la ville, à condition que celle-ci ouvre un musée de mode. A
l'époque, Carnavalet possédait déjà un fond important, notamment d'œuvres
du XVIIIème, et il a été décidé que cette collection rejoindrait dans un premier
temps ce musée. C'est en 1957 seulement que l’on a officiellement inauguré
Galleria, premier lieu entièrement dédié à la mode. Parallèlement à ces
collections publiques, il existait évidemment quelques fonds privés, mais assez
peu. Les collectionneurs de vêtements étaient essentiellement des peintres
figuratifs qui, dans un souci d'exactitude, aimaient aller au plus près de la vérité
d’un costume pour le reproduire sur
la toile. Ils achetaient des pièces à bas
prix, dans des brocantes ou aux Puces,
essentiellement dans le but d'enrichir
leur iconographie.
La France est le pays
de la mode mais le
vêtement a pourtant
connu une longue
histoire avant de trouver
ses propres murs.
Durant longtemps, on a donc accordé
peu de valeur à la création de mode ?
En tout cas, on ne se préoccupait pas
de conserver les œuvres. Ni Jeanne
Lanvin, qui travaille depuis la fin du
XIXème siècle, ni Mademoiselle
Chanel, n'ont gardé des traces de leur
travail. Balenciaga a peut-être gardé certaines pièces. Il a sans doute été le
premier couturier à avoir le sentiment de créer quelque chose de rare et un
fond, comprenant à la fois ses œuvres et ses archives, a été précieusement conservé.
J’ai, par exemple, retrouvé à Galliera dans les années 70 tous ses documents
d’inspiration, donnés par la famille : des chaussures XVIIIème, un vêtement
religieux, une cape XIXème. En tout 100 pièces. Et leur découverte est vraiment riche
d'enseignements. Ce sont des vêtements d’époque mais c’est déjà du Balenciaga
Par Olivier Saillard
. 58 .
. 59 .
Chapitre 5 - La mode par le prisme de l’histoire
parce qu’il avait seulement sélectionné son propre goût, comme des choses déjà
signées. Mais à part ces quelques tentatives, rien. Les musées de mode n'ont
réellement pris leur envol que dans les années 80 et l'on doit saluer l'action de
Jack Lang, le Ministre de la Culture de l'époque, qui a imposé d’ouvrir un
second musée de mode aux Arts Décoratifs et a imposé ce message fort : la
mode est une discipline artistique à part entière et elle se doit d'avoir une vraie
place au musée.
Quel rôle doit aujourd’hui se fixer un musée de mode ?
Face à l’accroissement des expositions partout dans le monde, un musée doit
avant tout se démarquer, se séparer du tourbillon de la mode, dans un moment
où elle est devenue permanente, en surproduction, en hystérisation. Un musée
de mode porte mal son nom, il ne doit pas être trop à la mode pour faire son
travail. A Galliera, nous avons notamment appris beaucoup avec l'exposition
de Madame Grès. Le musée étant fermé pour restauration jusqu'au début 2013,
nous avons présenté son œuvre au musée Bourdelle. Le travail intemporel de
Madame Grès et le fait de le montrer
dans un lieu traditionnellement
consacré à la sculpture, tout cela a
participé à l'intérêt du public. Tout à
coup, on a compris que faire une
œuvre était plus important que de
faire de la mode. Et cela a rassuré. Le
musée doit montrer des œuvres et des
auteurs de mode. Il doit être un tamis.
Il y a beaucoup de choses qui passent. Le musée doit repérer et conserver
l’essentiel. Il a un rôle de pérennité, d’historicité. L’exposition est la partie
immergée de l’iceberg, la partie souterraine est celle du musée avec également
un travail d’archivage et de restauration. Les vêtements sont, par essence, très
fragiles et il est essentiel de les maintenir en bon état.
Nous avons, à Galliera, environ 200 000 pièces du XVIIIème à nos jours,
lesquelles sont montrées tour à tour sous forme d'expositions temporaires. On
ne peut pas, en effet, présenter des vêtements longtemps sur un même
Le musée doit repérer
et conserver l’essentiel.
Il a un rôle de pérennité,
d’historicité.
. 60 .
mannequin, sinon ils se détendent, se déforment. Pour éviter cela, les ateliers
du musée font un travail formidable qui s'appelle le mannequinage. Sous la
robe, ils recréent une structure en toile de coton, comme un socle, qui permet
au vêtement de ne pas souffrir. Mais même avec ses précautions, ils ne peuvent
être montrés trop longtemps.
Vous avez également la mission d'enrichir vos collections ?
Bien sûr ! Nous sommes constamment en quête. Les gens vont vers nous, nous
allons vers eux. Une donatrice vient, par exemple, de nous donner une
collection de robes de Comme des garçons et des “ body tatoo ” d'Issey Miyake.
De véritables chefs d'œuvre ! On essaie en ce moment d'acquérir une robe de
Jeanne Lanvin de 1935, une pièce en satin noir absolument somptueuse, avec
un manteau matelassé. Une autre donatrice va prochainement nous donner
une robe de Jacques Fath, ce qui est désormais assez rare. Récemment, nous
avons aussi bénéficié d'un don de 400 pièces avec notamment des modèles de
chez Worth. Nous ne disposons pas d'un budget énorme. Nous comptons le
développer en demandant également l'aide des grandes maisons de mode,
lesquelles sont souvent mécènes en matière d'art contemporain mais ne pensent
pas à acquérir des pièces de mode. On achète essentiellement en France - le
pays où est née la mode ! - Mais il y a parfois des choses intéressantes à l'étranger,
notamment à Londres.
Les musées français sont-ils parmi les plus riches ?
Nous n'avons pas à rougir de nos collections mais d'autres musées sont
également bien dotés, notamment le Costume Institute à New York. Les Arts
Décoratifs et Galliera sont néanmoins parmi les mieux placés, parce que la
France a été (et demeure) la place forte de la mode. Et aussi parce que nos
expositions rencontrent de plus en plus de succès et que cela incite les gens à
donner des vêtements de valeur, des pièces souvent oubliées depuis longtemps
dans leurs armoires ou leurs greniers.
. 61 .
Chapitre 5 - La mode par le prisme de l’histoire
Un musée est traditionnellement un lieu d'histoire tandis que la mode est
intrinsèquement liée à l'époque. Comment concilier ces deux temporalités pour
imaginer des expositions à la fois modernes, attractives et tournées vers le passé ?
C’est à nous, conservateurs, de sélectionner des thèmes historiques en les
regardant avec un œil d’aujourd’hui. Nous sommes un musée de mémoire de
la mode plus qu’un musée de mode mais il faut que nous présentions des sujets
coïncidant avec l’actualité. En ce moment, le XIXème siècle peut se révéler
inspirant. Et si l'on est juste, il faut reconnaître que c'était le moment de la vraie
haute couture, plus fastueuse encore qu'au XVIIIème siècle. Il faudra donc que
nous traitions le XIXème, mais avec un regard contemporain. L’une des façons
les plus efficaces de rendre un thème moderne, c’est de montrer l'histoire en
relation avec l'intérêt qu'elle suscite aujourd'hui.
Une muséographie moderne participe aussi beaucoup à l’attractivité d’une
exposition...
Bien sûr ! Je me bats, par exemple, pour que l’on ait moins de vitrines car je
pense qu’un vêtement est plus proche de la sculpture que de la peinture. C’est
une sculpture molle et on a besoin de tourner autour et autour. On n’a pas envie
d’avoir des vues frontales dans lesquelles les dos sont supprimés. Il ne faut pas
hésiter aussi à présenter des vêtements suspendus. Lorsqu’ils sont dans les
grands magasins ou dans notre dressing, on les trouve formidables. Pourquoi
nous feraient-ils horreur au musée ? Pourquoi nous feraient-ils penser à des
dépouilles ? On peut aussi les montrer à plat. Et ils sont parfois plus beaux que
sur un mannequin ! Frédéric Mitterrand, dans un discours pour l’ANDAM,
a dit quelque chose de très juste et de très poétique : “ la mode, aussi fugace soit
elle, a toute sa place dans les musées. Et elle est tellement fragile qu’il faut la mettre
à plat dans des musées, sinon elle disparaît. ” C’est ce qui fait aussi son côté
précieux. Il faut montrer au public cette délicatesse. Les vêtements sont de belles
endormies.
nous avions fait le choix de montrer des défilés. Cela apporte une autre dimension ;
comme la photo, le graphisme ou la musique. C’est essentiel. C'est comme si
on montrait seulement des vêtements de danse et des décors dans un musée de
la danse. Dans la danse comme dans la mode, il y a tout de même les corps !
L'une des prochaines expositions du musée Galliera sera sans doute consacrée
à une histoire du corps au XIXème et XXème siècles. Comment il imprime des
effets de mode. Les corps sont très
différents selon les époques. C'est
d'ailleurs très amusant de regarder
des mannequins de vitrine nus. En
fait, ils sont déjà habillés ! Si on
regarde un stockman des années 50,
on observe qu'il a la taille très
appuyée, comme s'il portait une
gaine. Des hanches développées,
comme s'il avait un padding. Un
mannequin des années 80 a des larges
épaules comme s'il portait un manteau de Mugler. Les stockman sont l'histoire
du corps. Parler de tout cela est une façon de mettre de la signification dans un
musée de mode. Un musée n'a pas à courir après l'actualité, le syndrome de la
nouveauté. Chaque fois que les gens me voient, ils me disent : “ tu vas
dépoussiérer Galliera ”. Je leur réponds : “ non, je vais garder la poussière et je
vais travailler dessus. ” Il peut y avoir de la poussière et que cela soit moderne
quand même.
Le vêtement crée une
forme de gourmandise,
d’appétence. Il est à michemin entre la distraction
et la culture.
Quid de la vidéo ?
Le vêtement, c’est aussi un mouvement. Dans les deux expositions récentes sur
la mode contemporaine présentées aux Arts Déco (années 70 & 80 et 90 & 2000),
Le public semble de plus en plus enthousiasmé par les expositions de mode...
Aux yeux des gens, la mode est une discipline accessible. Elle n'est pas snob.
Tout le monde est entouré de mode, tout le monde peut s'acheter un petit peu
de mode, un sentiment d'allure. Nous avons tous un accès direct à la discipline
de la mode. L'art classique fait encore peur, le vêtement crée une forme de
gourmandise, d'appétence. Il est à mi-chemin entre la distraction et la culture.
C'est un point d'entrée vers l'art. Les expositions connaissent aujourd'hui un
grand succès mais il faut aussi se méfier de cet engouement. Aujourd'hui, toutes
. 62 .
. 63 .
Chapitre 5 - La mode par le prisme de l’histoire
les maisons de mode veulent une rétrospective qui voyage à travers le monde.
Mais elles sont de qualité inégale, notamment parce qu'elles servent parfois et seulement - de promotion pour une marque.
Le musée est-il important aussi pour les créateurs ?
Il est essentiel et le musée Galliera accueille régulièrement les couturiers.
Lorsqu’on plonge dans le passé, on découvre que les vêtements sont d'une
virtuosité de plus en plus étonnante, d'une expressivité technique incroyable.
Un musée de mode est une bibliothèque. Les écrivains lisent de la littérature,
il est normal que les créateurs consultent un musée de la mode. Lorsqu'ils sont
en voyage, beaucoup achètent des pièces dans des friperies, aux Puces. Ils les
gardent, les décortiquent, observent un détail de bouton, découvrent une
couleur qui appartient au passé. Regarder des vêtements entre naturellement
dans le processus de création et je crois que c'est plus utile que de regarder des
images. Les créateurs qui viennent au musée sont tout simplement des gens
cultivés qui n'ont pas peur de se mesurer aux grands talents. La France est le
pays où est née la mode. Il est normal - et essentiel - que nos musées soient
aujourd'hui un rendez-vous privilégié pour les couturiers du monde entier.
C'est une façon de rappeler l'importance de la mode française mais aussi de
participer, de façon très active, au rayonnement actuel de la création.
. 64 .
OLiViEr
saiLLard
en daTEs et
en mOTs
Olivier Saillard est historien de la mode. Il a été successivement
conservateur au musée de la mode de Marseille (1995) et
chargé de la programmation au musée des Arts Décoratifs
(2002). Il a publié une “ Histoire idéale de la mode ” en
2009 et a été nommé en 2010 directeur du musée Galliera,
musée de la mode de la Ville de Paris.
. 65 .
mErCi
Directrice éditoriale : Lydia Bacrie
Journaliste, rédactrice en chef de l'Express Styles depuis 2003
Nos sincères remerciements s’adressent à tous ceux qui ont contribué à la réalisation
de cet ouvrage :
Maryline Bellieud-Vigouroux, Barbara Boccara, Serge Carreira, Jean-Paul Cauvin,
Julien Fournié, Inès de la Fressange, Jean-Marc Gaucher, Pamela Golbin,
Anne-Valérie Hash, Sharon Krief, Didier Ludot, Françoise Montenay, Pascal
Monfort, Catherine Örmen, Jean-Jacques Picart, Olivier Saillard, Chantal Thomass.
Nous remercions pour leur contribution à l’illustration :
Corbis, René Gruau, Anne Valérie Hash (©Dan Lecca), Repetto.
Nous remercions également les Administrateurs de la FFPAPF :
Didier Parakian (Vice-Président), Daniel Wertel (Vice-Président), Luc Baraness,
Serge Bensimon, Jacques Brémaud, Philippe Hache, Frédéric Lener, Michel Natan,
Myriam Nublat, Philippe Pianko, Gérard Ravouna, Alain Sarfati, Virginie Weil.
Fédération Française du Prêt à Porter Féminin
5, rue de Caumartin - 75009 Paris - Tél. 01 44 94 70 80 - www.pretaporter.com
Jean-Pierre Mocho, Président de la Fédération Française du Prêt à Porter Féminin,
François-Marie Grau, Secrétaire Général,
Constance Dubois, Directrice de la Communication.
Tous droits réservés
Prix de Vente : 15 euros
. 66 .

Documents pareils