Etude Berns (Lecture seule)

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Etude Berns (Lecture seule)
Souveraineté, droit et gouvernementalité
Thomas BERNS *
Chargé de recherches au FNRS
Centre de Philosophie du Droit de l’Université Libre de Bruxelles
RÉSUMÉ. — En se basant sur la relation entre s o u v e r a i n e t é et g o u v e r n e m e n t a l i t é chez Foucault, et en lui faisant subir une série de déplacements, l’auteur cherche à saisir, à
partir du texte de Bodin, la positivité et la productivité propres à la théorisation de la
souveraineté.
La souveraineté politique est, déjà par sa genèse pré-moderne, un concept aussi
essentiel que négatif. Le fait que la puissance absolue ou ultime du prince se soit
construite « à l’image » de la puissance absolue de Dieu est révélateur de cette valeur à
la fois constitutive et négative. La seule consistance positive de l’une et de l’autre
pourrait bien être de ne pas s’auto-réfuter quant à leur puissance, d’échapper à toute
contradiction, c’est-à-dire à toute limitation. Les inversions produites par Duns Scot ne
sont-elles pas exemplaires de cette inconsistance ? Nous nous inscrivons ici dans
l’histoire longue de la distinction entre puissance absolue et puissance ordinaire qui fit
l’objet d’un chassé-croisé constant durant le Moyen-Âge entre théologie et droit 1 , et
dont la Distinction 44 de l’Ordinatio de Duns Scot représentait un des moments clés en
ce qu’il généralise à tous les êtres doués d’intellect et de volonté la dualité mentionnée
entre puissance absolue et puissance ordinaire, et en ce qu’il lui intègre l’opposition
juridique entre fait et droit : « Dans tout ce qui agit par un intellect et une volonté, et
qui peut agir de manière conforme à la loi droite, sans pour autant agir nécessairement de
manière conforme à la loi droite, il faut distinguer la puissance ordonnée de la puissance
absolue. […] cet agent peut agir conformément à cette loi droite, et dans ce cas, il agit
selon une puissance ordonnée […], mais il peut agir hors de la loi ou contre elle, et en
cela, c’est une puissance absolue, qui excède la puissance ordonnée. Et pour cette raison,
*
1
Avenue Franklin Roosevelt, 50 - 1050 Bruxelles.
[email protected].
Cf. à ce sujet mon article « Quel modèle théologique pour le politique chez Bodin ? », i n
Les origines théologico-politiques de l’humanisme européen, à paraître à Bruxelles en
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non seulement en Dieu, mais en tout agent libre […] il faut distinguer entre une
puissance ordonnée et une puissance absolue. C’est pourquoi les juristes disent que
quelqu’un peut agir de fait – c’est-à-dire d’après sa puissance absolue – ou bien de droit –
c’est-à-dire d’après une puissance ordonnée selon le droit. » 2 D’une part, c’est donc
l’opposition juridique entre fait et droit qui semble devenir le modèle pour penser
l’opposition théologique entre puissance absolue et puissance ordonnée ; d’autre part,
agir d’après sa puissance absolue signifie chez Scot, agir de fait, tandis qu’agir selon une
puissance ordonnée signifie agir de droit, là où, traditionnellement (et encore ensuite, par
exemple chez Occam), on pense plutôt le droit d’agir par puissance absolue, face au fait
d’agir selon la puissance ordonnée. J’insiste sur cette inversion (le droit excède le fait ;
puis, chez Scot : le fait excède le droit), dans la mesure où elle permet précisément de
penser l’ambiguïté traditionnelle de la souveraineté, dans sa relation au droit, qui est à la
fois le pouvoir qui promulgue la loi et la loi qui cerne le pouvoir. La principale
conséquence de ce texte fondamental étant non seulement la juridicisation de tout ordre,
mais surtout sa radicale contingence (dans la mesure où la puissance absolue excède
toujours la puissance ordinaire).
Le problème de la souveraineté n’est pas tant d’être théologique, mais d’être aussi
nécessairement originaire qu’un concept théologique, et de n’être dès lors perceptible que
comme pouvoir d’exception, que comme « legibus solutus », que comme originaire du
droit qui est lui-même extérieur au droit. Cette nécessité purement logique lui permettra
de devenir trop facilement ce que Loyseau appellera dans son Traité des Seigneuries en
1608 « la forme qui donne l’être à l’État » ; « la souveraineté est le comble […] de
puissance où il faut que l’État s’arrête et établisse » 3 . On arrête, on quitte le registre de
l’être pour passer à celui de la forme, et établir ainsi l’être.
Le statut in-disciplinaire de la souveraineté, à mi-chemin entre droit et politique, philosophie du droit et philosophie politique, droit d’être politique, politique se donnant le
visage du droit, originaire politique du droit, etc. relève lui-même plus d’un tour de
passe-passe, du moment où on est à court d’arguments, que d’un savoir positif transdisciplinaire et partagé. Grotius déjà avait beau jeu de reprocher à Bodin de « confondre »
droit et politique dans ce qui est la première théorisation de la souveraineté 4 . Enfin, si
historiquement nous pouvons juger que la nécessité de définir la souveraineté – entre
droit et politique – revient très précisément à devoir penser la finitude (le droit de la
nation contre l’horizon extensif de l’empire et de la papauté), le concept de souveraineté
répond particulièrement mal à cette nécessité d’assumer la finitude. Là encore, elle ne
propose rien de positif ; elle est l’affirmation même de la frontière, l’illimité par lequel
se dit la limite. Le sujet ou l’individu permettent du moins qu’on en fasse l’apologie ou
2
3
4
Cité sur base de la traduction d’O. Boulnois dans le recueil de textes La puissance et son
ombre, de Pierre Lombard à Luther, Aubier, Paris, 1994, p. 280.
Charles Loyseau, Traité des Seigneuries, in Œuvres, Lyon, 1701, chap. II, § 5-6, p. 8.
Hugo Grotius, Droit de la guerre et de la paix, Discours préliminaire, § 59. Et je profite de
cette allusion à Grotius pour mettre prudemment de côté la « discipline » qui permettrait
sans doute le plus facilement de donner une consistance positive à la question de la souveraineté, à savoir le droit international, dans la mesure justement où elle se situe à l’extérieur
géographique de cet originaire du droit qui est lui-même extérieur au droit, que de la sorte elle
internalise. Mon propos se limite donc ici à la face interne de la souveraineté.
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la critique ; la souveraineté même pas. On ne pourrait que la subir, ou éventuellement la
prendre de « biais », comme Foucault, ce qui pourrait encore être une manière de la
subir, comme je l’indiquerai plus loin.
Tout ce que j’ai dit trop généralement et trop rapidement pour révéler l’inconsistance
du concept de souveraineté pourrait relever tout autant de son incontournabilité ; on ne
peut s’en passer. Et ce n’est pas un hasard si le concept revient à la charge – qu’en est-il
de la souveraineté populaire ? – quand on assiste impuissant au développement d’une
nouvelle gouvernance, européenne ou mondiale. Je voudrais donc tenter de contourner
cette négativité de la souveraineté, et ce en suivant deux pistes : d’abord je cernerai d’une
manière très générale cette pensée négative, en cherchant les ressorts de cette négativité,
à l’aide de Foucault, et en me basant principalement sur l’opposition qu’il met en avant
entre souveraineté et gouvernementalité. Ceci me permettra de centrer le problème de la
souveraineté dans sa relation au droit. Ensuite, j’analyserai la première théorisation
complète de la souveraineté, à savoir celle que propose Bodin dans Les six livres de la
République (1576), pour indiquer comment le droit s’attelle à la théorie de la souveraineté.
À bien des niveaux, le développement du présent texte sera donc asymétrique : Bodin
est une excuse pour traiter de la productivité des concepts « lancés » par Foucault, tout
autant que Foucault en est une pour revenir à l’acte définitoire originaire de la souveraineté par Bodin et à ses conséquences ; quoi qu’il en soit, il ne peut être question de simplement les comparer ou de contredire l’un à l’aide de l’autre. De même, j’entends revenir
à la question de la souveraineté, qui n’en finit pas de se définir toujours plus négativement, sinon de dépérir, dans le creux laissé par la recherche foucaldienne sur la gouvernementalité, qui elle-même aurait explicitement été menée pour éviter le paradigme
négatif, mais régnant et englobant, de la souveraineté. Ces différentes asymétries sont
inhérentes aux sujets abordés, qui ne se recouvrent jamais : la relation en tant que telle
de la souveraineté et de la gouvernementalité (ou encore leur charge relationnelle), mais
aussi la relation entre discours fondateur et pratique concrète, et enfin, au sein de ces
relations, la question du droit – le droit comme fondement, mais surtout le droit comme
pratique englobante, le droit comme discours… Il s’agira ainsi de tenter de prendre en
compte de manière positive la singularité du développement du discours juridique à
l’aube de la Modernité.
I. — SOUVERAINETÉ VERSUS GOUVERNEMENTALITÉ
Dans sa leçon sur La gouvernementalité, Michel Foucault définit le gouvernement
(son but, sa pratique, son discours) comme établissant une « rupture importante » par
rapport à la souveraineté : « la fin de la souveraineté se trouve en elle-même », « elle
tire ses instruments d’elle-même sous la forme de la loi » 5 . Si elle vise le bien commun, celui-ci consiste précisément dans le fait que « les sujets obéissent tous et sans
défaillance aux lois » ; la fin de la souveraineté se caractérise par la « soumission abso5
Michel Foucault, « La gouvernementalité », in Dits et écrits, vol. III, Paris, Gallimard,
1993, p. 646.
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lue » ; cette finalité est donc « circulaire : elle renvoie à l’exercice même de la souveraineté » 6 ; la souveraineté vise la soumission à la loi et atteint cette fin par la loi
elle-même.
La « gouvernementalité » rompt radicalement avec un tel point de vue dans la
mesure où elle viserait pour sa part quelque chose d’extérieur à elle (population,
richesse…) : le gouvernement dispose des choses pour les conduire à une fin convenable
qui est relative à chacune des choses à gouverner. Elle a donc une « pluralité de buts
spécifiques » 7 . Et à cette fin plurielle, une multiplicité de tactiques sera utile, en fonction des choses dont on dispose. Parmi ces tactiques, il y a évidemment les lois, mais
celles-ci ne se conçoivent dès lors que comme des tactiques, et non pas, selon le registre
de la souveraineté, comme ce qui en tant que tel doit être imposé parce qu’une telle
imposition est en elle-même la fin de la souveraineté et son instrument.
Ce que l’analyse de la gouvernementalité révèle, comme pratique politique, n’est
donc pas a priori et nécessairement autre chose que ce qu’on pourrait analyser sous le
registre de la souveraineté : cette pratique gouvernementale peut parfaitement
s’instrumentaliser dans et par la loi, de même que la souveraineté n’est pas incompatible
avec le développement des appareils de gouvernement et des administrations et donc d’un
certain type de pratiques et d’échelonnement du pouvoir, d’une part ; ni avec celui d’un
nouveau genre d’analyses et de savoirs « statistiques » d’autre part. Foucault a montré
la valeur positive et indépendante d’un tel développement et de telles pratiques ; mais
cela non plus ne s’oppose pas frontalement à l’instrumentalisation massive de la loi qui
pourrait, en suivant toujours Foucault, être pour sa part déduite de la souveraineté. C’est
même sans doute dans cette possible mais mystérieuse coexistence que réside aussi le
secret de l’énorme productivité générée par l’œuvre de Foucault : bien qu’opposées, il ne
s’agirait pas de penser la gouvernementalité « contre » la souveraineté comme si la première pouvait remplacer la seconde, désormais reconnue fausse, dépassée ou mystificatrice… ; au contraire, je serais même tenté de dire que, en ouvrant le registre des disciplines, puis du gouvernement et du bio-pouvoir, Foucault n’a cessé de vouloir rendre
intelligibles le sens et le rôle du discours sur la souveraineté, la légitimité et le droit
naturel. C’est dans une telle perspective que j’entends me situer.
Mais ces mystères maintenus par Foucault sur ses propres visées ne suppriment pas
la rupture au moins épistémologique que suppose le fait de passer d’une recherche organisée par l’idée de la souveraineté, à une recherche centrée sur l’idée du gouvernement 8 .
Et l’essentiel de cette rupture, en assumant le risque de la simplifier (puisque dans le chef
de Foucault, elle consiste à privilégier l’analyse positive de certaines pratiques de gouvernement et de pouvoir, par rapport à une analyse entièrement déduite du concept de
souveraineté), réside dans un changement quant à ce qui est visé par le gouvernement, eu
égard à ce qui était visé par l’idée de souveraineté : dans un cas, la pluralité des fins
convenant à chaque chose ; dans l’autre cas, sa propre effectivité. La perfection théorique
de la souveraineté est ce qui à la fois masqua la réalité des pratiques de gouvernement, ce
6
7
8
Ibid., p. 645.
Ibid., p. 646.
Cf. aussi Il faut défendre la société, Paris, Gallimard, 1997, dans lequel Foucault traite de la
relation entre souveraineté et gouvernementalité en termes d’opposition, d’incompatibilité, d’hétérogénéité, comme de deux pouvoirs étrangers l’un à l’autre… (p. 32-35).
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qui aussi en bloqua, dans un premier temps, le développement, et enfin, plus
généralement, ce qui vise à dissoudre le fait de la domination que révélera pour sa part
l’analyse, beaucoup plus positive, des multiples formes de gouvernement par lesquelles
les hommes se dirigent les uns les autres.
Pour le dire d’une manière plus générale, le concept de souveraineté dissout le fait de
la domination parce qu’il sert à exprimer à la fois le pouvoir qui promulgue la loi et la
loi qui limite le pouvoir, et ce, en ce qu’il est toujours déjà compris comme une notion
légale. Pour Foucault, le « modèle juridique de la souveraineté » existe toujours déjà en
tant que tel ; il « présuppose » toujours déjà « l’individu comme sujet de droits naturels ou de pouvoirs primitifs » ; il rend « compte de la genèse idéale de l’État » 9 . La
théorisation du droit serait « obsédée par le personnage du souverain » 10 , le code juridique serait « centré sur la théorie de la souveraineté » 11 , bref, « le problème de la
souveraineté est le problème central du droit » 12 … et c’est avec cette centralité et cette
linéarité qu’il s’agirait pour Foucault de « biaiser » 13 : il faut s’en « déprendre si on
veut analyser le pouvoir » sans « sombrer » dans son « grand piège » 14 . Corrélativement, toujours dans le chef de Foucault, il s’agit alors de rompre à juste titre avec le
caractère seulement « négatif », « répressif », « pénal », se structurant « autour d’un
certain nombre de grandes fonctions d’interdiction » 15 , de l’État en ce qu’il est
considéré sous l’angle de la souveraineté : traditionnellement le pouvoir est
« essentiellement négatif » ; les « procédures de pouvoir » sont réduites « à la loi
d’interdiction » 16 ; « le pouvoir est essentiellement celui qui dit “tu ne dois pas” » 17 .
Et certes il fallait rompre avec cela, et l’approche foucaldienne du pouvoir par le biais de
la gouvernementalité a amplement démontré sa capacité à appréhender celui-ci dans toute
sa positivité polymorphe, locale, multiple, technique, opérante et concrète ; une
positivité du pouvoir qui est constitutive des individus par lesquels elle transite, et qui
laisse ainsi transparaître le fait brutal des rapports de domination et d’assujettissement,
sans les masquer et les dissoudre par cet échange, vertical et homogénéisant, de droits et
d’obligations qu’établit la souveraineté en supposant toujours déjà l’existence du sujet.
Mais ma question est alors : le paradigme de la souveraineté, tel qu’il se laisse deviner, négativement, au travers de la rupture que représenterait pour lui le paradigme de la
gouvernementalité, peut-il rendre compte de ce que fut, dans sa mise en place, la théorie
de la souveraineté ? Une telle question peut paraître tortueuse, et platement pointilleuse : elle prend son sens dans l’idée que le développement des pensées rivales de la
souveraineté serait lui-même gangrené par une lecture trop univoque de cette dernière, et
repose même sur elle. En d’autres mots : c’est peut-être justement parce qu’il est impos-
9
Résumé de Il faut défendre la société, in Dits et Écrits, III, p. 124. « La théorie de la
souveraineté présuppose le sujet », Il faut défendre la société, op. cit., p. 38.
10 Entretien avec Michel Foucault, in Dits et Écrits, III, p. 150.
11 Il faut défendre la société, op. cit., p. 33, ou Dits et Écrits, III, p. 187.
12 Il faut défendre la société, op. cit., p. 24, ou Dits et Écrits, III, p. 177
13 Il faut défendre la société, op. cit., p. 25, ou Dits et Écrits, III, p. 178.
14 Il faut défendre la société, op. cit., p. 31, ou Dits et Écrits, III, p. 184-185.
15 Entretien avec Michel Foucault, in Dits et Écrits, III, p. 150-151.
16 Pouvoirs et stratégies, in Dits et Écrits, III, p. 423.
17 Les mailles du pouvoir, in Dits et Écrits, IV, p. 183.
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sible de penser la souveraineté et le droit dans une relation de légitimité univoque, qu’il
est aussi impossible de prétendre à leur dépassement, du moins conjoint.
En effet, la donnée première, incontournable et traditionnellement reçue de la souveraineté, et que la gouvernementalité selon Foucault veut justement contourner (tout en la
réaffirmant donc), serait en quelque sorte son caractère solipsiste, selon lequel elle puise
exclusivement en elle-même les moyens de son exercice, et que dès lors ce qu’elle vise
renvoie précisément à son exercice : la souveraineté s’exerce par la loi et veut
l’obéissance à la loi. Or ceci ne paraît simple que dans la mesure où pour nous et même
pour Foucault, toujours déjà trop modernes, toujours déjà trop simplement lecteurs de
Hobbes, l’équation souveraineté-loi est reçue et évidente… comme si la seconde n’avait
rien ajouté à la première, comme si donc il était évident que le droit et la souveraineté
« viennent ensemble » et se représentent mutuellement comme étant « l’intérieur »
l’un de l’autre. Le corrélat d’une telle équation étant bien sûr l’idée que la souveraineté
suppose toujours déjà le sujet, un sujet – contractant – sur lequel repose sa légitimité, et
un sujet sur lequel elle s’applique, par la loi. Ce double rôle du sujet-individu, « noyau
élémentaire, atome primitif » 18 de la philosophie politique, alors qu’il se constitue
plutôt comme l’effet des multiples gestes de pouvoir, est ce qui permet de masquer le
fait de la domination.
Or l’équation loi-souveraineté-sujet n’est peut-être pas si évidente. Rappelons d’abord
ce que tout le monde sait : la souveraineté fut toujours et avant tout analysée comme la
fonction de décider de la guerre et de la paix (surtout, de l’intérieur, en interdisant les
guerres privées). Et, lorsqu’il s’agit de la définir dès le XIIIe siècle, elle fut d’abord comprise comme résidant essentiellement dans la fonction de rendre la justice en dernier ressort ; un pouvoir judiciaire et un contrôle des tribunaux qui ne doivent pas nécessairement s’entendre dans un sens juridique. Et si, depuis le XIVe siècle se dessinait
l’image du roi législateur, il s’agissait surtout de concevoir le souverain comme le
garant ultime des coutumes et d’un ordre établis 19 . Dans les trois cas, c’est la capacité
de la souveraineté à être l’instance ultime et à gouverner les situations exceptionnelles
qui est affirmée ; or c’est précisément avec cela qu’il s’agira de rompre pour rendre
compte de sa rencontre « productive » avec le droit, comme nous pouvons l’éprouver à
la lecture de Bodin. Sur la base de cette lecture, j’entends donc « détricoter » la relation
du droit à la souveraineté, montrer comment leur rencontre fut possible conceptuellement, et non pas nécessaire, et ce, sans présupposer le sujet-individu par lequel une
telle relation serait toujours déjà acquise.
18
19
Ibid., p. 27.
On trouve un bon résumé de la genèse médiévale de la souveraineté dans Albert Rigaudière,
« L’invention de la souveraineté », in Pouvoirs, 1993, n° 67, p. 5-20. Voir aussi Olivier
Beaud, La puissance de l’État, Paris, PUF, 1994, p. 38 et s., qui, d’une manière générale,
met en évidence la centralité de la donnée législative dans le texte de Bodin, et indique la
rupture « moderne » qu’elle représente par rapport à la théorie médiévale de la
souveraineté.
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II. — LE DROIT COMME PREMIÈRE MARQUE DE LA SOUVERAINETÉ
Le chapitre 8 du Livre I des Six livres de la République débute par cette définition :
« la souveraineté est la puissance absoluë et perpetuelle d’une Republique ». L’objet de
ce chapitre 8 est de « former » cette définition – de développer donc formellement et
non pas substantiellement la question de la souveraineté –, en opposant la perpétuité de
la souveraineté à l’idée que le prince puisse n’en être que « depositaire » 20 , et surtout
en opposant son caractère absolu à toute possibilité de partage. Cette nécessaire unicité
de la souveraineté se justifie tout autant de manière essentielle – une souveraineté divisée
ou momentanée serait auto-réfutante – que contextuelle, au nom d’un refus de toute
constitution mixte, et en vue de permettre la décision, comme chez Montaigne ou
Hobbes, dans un contexte de guerres civiles. La définition formelle mentionnée est le
cœur de l’ouvrage de Bodin à partir duquel il peut donc déduire les caractères essentiels de
la souveraineté : unilatéralité des actes souverains, obligation d’obéissance de la part des
sujets, inaliénabilité du domaine public… Tout cela se suit par « raison nécessaire »
(Rép. I, 8, p. 192).
Or, après avoir défini la souveraineté dans le chapitre 8, dans ce sens total et absolu
(et apparemment suffisant), mais pas encore juridique stricto senso, Bodin juge bon
malgré tout de poursuivre son analyse dans le chapitre 10 par la définition des marques
de cette souveraineté au travers desquelles le caractère absolu et perpétuel de la souveraineté se déploiera au point de devenir reconnaissable, et par lesquelles, surtout, la portée
essentiellement législatrice de la souveraineté sera imposée.
Dans ce chapitre 10, nous passerons lentement d’une forme de connaissance absolument passive de la souveraineté, simple diagnostic, à une forme plus active, plus vécue,
ou encore à une reconnaissance de la souveraineté : « afin qu’on puisse cognoistre celuy
qui est […] Prince souverain, il faut sçavoir ses marques, qui ne soyent point communes
aux autres sujects : car si elles estoyent communes, il n’y auroit point de Prince souverain » (Rép. I, 10, p. 295). C’est donc bien une logique de l’exception, propre à la
puissance absolue, qui guide Bodin. Mais ces « marques », dont je souhaite comprendre
ici l’impact spécifiquement juridique sur la souveraineté, deviendront dans la traduction
latine proposée par Bodin lui-même en 1586, les iura propria du souverain, ses droits
propres ; par-delà le bon plaisir du souverain, un droit public est donc ainsi mis en jeu.
La question de la reconnaissance, ou d’une légitimité publique de la souveraineté, au
même titre que celle du droit, ne peut pas être posée d’emblée comme telle, elle ne
découle pas naturellement de la question de la souveraineté ; elle doit en quelque sorte se
mettre en place « gratuitement », être puisée au sein même de la souveraineté, pour
ensuite, dans un second temps, s’imposer à elle. Reste cependant d’ores et déjà que la
souveraineté, même comme puissance absolue formellement cernée, a donc besoin de
marques, besoin de se démarquer dans un sens qui devient plus positif que négatif : il
faut qu’on puisse connaître la souveraineté. Et c’est par cette logique de la connaissance
20
Je me réfère à la reproduction de l’édition de Lyon de 1593 : Jean Bodin, Les six livres de
la République, (Fayard, Corpus des œuvres de philosophie de langue française, 6 vol.,
1986), Livre I , Chapitre 8, p. 178-179 (désormais abrégé dans le texte sous la forme
suivante : Rép. I, 8, p. 178-179).
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par les marques 21 que s’impose la loi : la première marque de la souveraineté est en
effet « la puissance de donner loy à tous en general, et à chacun en particulier […] sans
le consentement de plus grand, ni de pareil, ni de moindre que soy » (Rép. I, 10,
p. 306). Or dans cette première marque, précise immédiatement Bodin, toutes les autres
marques sont comprises (Rép. I, 10, p. 309).
Toute la stratégie bodinienne consiste ici à introduire la loi comme une simple
marque de la souveraineté, parmi d’autres marques (droit du glaive, droit de déclarer la
guerre et la paix…), alors même qu’elle s’imposera comme la seule marque, et donc
comme essentielle à la souveraineté 22 , une inflexion qui est sous-tendue et renforcée par
le fait que se démarquer, disposer de quelque chose de propre, s’affirme dans le cas de la
souveraineté comme une véritable exigence, et même comme un besoin, plutôt que
comme une simple possibilité de définition 23 . Telle est donc l’inflexion : après avoir
défini essentiellement la souveraineté dans le chapitre 8 (perpétuelle et absolue, et donc
comme pouvoir de dérogation et d’exception, dans un sens schmittien), Bodin en donne
les marques dans le chapitre 10, des marques qui, à la fois selon la pensée aristotélicienne et selon l’argumentation de la puissance absolue empruntée à la théologie 24 ,
doivent s’entendre comme multiples, « passives », comme ne permettant pas la saisie
de la quiddité de la souveraineté, comme relevant de son bon plaisir. Or, immédiatement
après, je l’ai déjà dit, Bodin précise : « sous ceste mesme puissance de donner et casser
la loy, sont compris tous les autres droits et marques de la souveraineté : de sorte
qu’à parler proprement on peut dire qu’il n’y a que ceste seule marque de souveraineté,
attendu que tous les autres droits sont compris en cestui là » (Rép. I, 10, p. 309, je
souligne). Dès lors et corrélativement : toutes les marques de la souveraineté sont du
droit, ou encore c’est du droit qui démarque la souveraineté ; et ce qui ne devait être
qu’une marque « passive » de la souveraineté, un simple diagnostic, au même titre que
la couronne (Rép. II, 3, p. 50), devient ce dont elle a besoin, mais aussi ce qui réclame
d’elle un type d’activité bien précis, et ce qui lui donnera une nouvelle forme.
Et ainsi, par l’activité de légiférer qui, comme première marque de la souveraineté
comprend toutes les autres marques, la souveraineté est certes unifiée ; mais ce n’est
pas du tout le fait d’un soi-disant caractère monolithique d’une souveraineté entendue
comme main du prince couronné. Au contraire, ce dernier, de par son unicité souveraine,
ne pouvait donner lieu qu’à une multiplicité de marques que dénombrent de façon toute
taxinomique les médiévaux depuis le début du XIIIe siècle, depuis que s’effrite l’idée
21
22
Qui suit apparemment dans un premier temps la définition par les propres selon Aristote.
Donc comme permettant la saisie de la quiddité de la chose, pour le dire avec Aristote, pour
lequel cependant, la définition par les propres ne permettrait justement pas la saisie de la
quiddité.
23 À ce sujet je me permets de renvoyer à mon article « Bodin : la souveraineté saisie par ses
marques », in Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, tome LXII, 2000, n° 3, p . 6 1 1 623, dans lequel j’analyse précisément cette logique de la marque, dans son rapport à la
théorie aristotélicienne de la définition. Sur la souveraineté chez Bodin, cf. aussi le chapitre
charnière de mon livre Violence de la loi à la Renaissance – L’originaire du politique chez
Machiavel et Montaigne, Paris, Kimé, 2000.
24 Cf. à ce sujet mon article « Quel modèle théologique pour le politique chez Bodin ? », i n
Les origines théologico-politiques de l’humanisme européen, à paraître à Bruxelles en
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d’empire. L’unification par le droit vient contre cela, contre cette multiplicité d’une souveraineté conçue selon un modèle théologique. L’unification par le droit remplace donc
l’unité d’origine, mais elle ne peut la remplacer que dans la mesure où elle se présente
comme une simple marque parmi d’autres, substantielle et donc partielle.
En effet, nous pouvons aussi exprimer le glissement produit dans l’analyse bodinienne des marques de la souveraineté de la manière suivante. Bien qu’il ait donné une
définition formelle et non substantielle de la souveraineté dans Rép. I, 8 (une définition
suffisante pour tous les autres développements des Six Livres, c’est-à-dire suffisante
pour établir les conditions d’une souveraineté absolue, indivisible, unilatéralement
contraignante, etc.), Bodin ne pouvait établir le caractère premièrement législatif de la
souveraineté qu’en se servant, dans Rép. I, 10, d’une définition de la souveraineté par ses
marques. Ce type de définition est typique de la conception médiévale de la souveraineté : il s’agit d’énumérer une fois de plus les droits régaliens, codifiés pour la
première fois en 1158 par Frédéric I Barberousse. Ce type d’énumération d’une multiplicité de qualités, de moyens et de buts nécessaires à la souveraineté s’oppose, par son
caractère substantiel et téléologique, au développement formel promu dans le reste des
Six livres qui en fait pour une bonne part un exposé déjà moderne. Par définition, une
énumération des marques de la souveraineté, entièrement soumise à l’unicité de celui qui
détient la souveraineté, ne peut pas être complète, ne peut pas éviter d’émietter de
manière hétéroclite cela même qu’elle définit au travers de diverses fonctions et divers
droits singuliers. Or, la synthétisation de la souveraineté par le droit s’impose, par le
tour de passe-passe décrit, au sein même de cette énumération des marques de la souveraineté, une énumération dans laquelle Bodin s’affirme explicitement comme s’opposant
à cette « infinité de particularitez » des « Droits de regales » (Rép. I, 10, p. 297). Et
c’est effectivement vrai, dans la mesure où toutes les marques que cite Bodin sont
désormais comprises comme acte de légiférer, comme ayant donc forme de loi : ainsi, le
« droit de moneage » (émettre la monnaie) est désormais « de la mesme nature de la
loy, et n’y a que celui qui a puissance de faire la loy, qui puisse donner loy aux monnoyes » (Rép. I, 10, p. 331). On ne peut se contenter d’expliquer cet emploi de la
définition substantielle mais plurielle de la souveraineté par ses marques comme étant
simplement le reflet de l’inscription de la pensée de Bodin dans un passé dont pour le
reste il parviendrait à s’abstraire : au contraire, la stratégie qui permet à la positivité du
droit de faire irruption dans la théorisation « négative » de la souveraineté, jusqu’à
l’englober, devait suivre un tel chemin ; le passage immédiat et formel de l’unité
souveraine à l’unité juridique était à la fois impossible et inutile s’il ne transitait pas par
un tel moment, encore souverain, d’émiettement. Car il ne s’agissait pas d’ajouter une
prérogative au souverain, ni même de lui donner un pouvoir d’exception encore plus
grand, mais au contraire de changer la « nature » elle-même de ses actes. Et la loi, pour
être considérée de ce point de vue actif pour la souveraineté, comme forme unifiante de
tous les actes de cette dernière, devait d’abord, pour faire irruption dans son champ, avoir
été, passivement, une de ses marques. En résumé, la relation de la loi à la souveraineté
ne pourrait se comprendre que comme une relation de « différance », au sens derridien,
qui se décline à la fois à l’actif et au passif pour ne taire ni ce qui relève du même, ni ce
qui relève d’une altérité absolue.
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Or nous avons assisté véritablement ici à la mise en place de la juridicisation de la
souveraineté. Dans une première élaboration de cette définition des marques de la souveraineté telle que la présente la Methodus, Bodin, qui ne prétend encore que summam
Reipublicae in quinque partibus versari (et n’envisage encore au-delà de cette division en
cinq parties aucune définition de la souveraineté), fait de la nomination des magistrats la
charge principale de la souveraineté, promulguer et abroger les lois ne venant qu’ensuite,
avec les trois derniers attributs de la souveraineté que sont, comme dans la Rép., déclarer
la guerre ou conclure la paix, juger en dernier ressort et le droit de vie ou de mort là où
la loi ne prête pas à la clémence 25 . La valeur essentielle et distincte de la promulgation
de la loi, et l’idée qu’elle porte en elle et synthétise toutes les autres marques, s’élabore
donc véritablement dans le texte que nous étudions. Et comme je l’ai déjà dit, elle n’est
véritablement accomplie que dans la version latine ultérieure des Six livres, lorsque les
« marques » deviennent elles-mêmes les iura propria, c’est-à-dire s’affirment déjà
comme droit. On ne peut que noter l’hésitation de Grotius vis-à-vis de cet étrange statut,
en évolution, de la marque de la souveraineté : dans son précoce Commentarius in
theses XI, il se base incontestablement sur la définition des marques de la souveraineté
par Bodin dont il consulte, comme en attestent des notes en marge retrouvées, la version
française 26 . Les marques de la souveraineté, expression d’une souveraineté en construction dans l’histoire et voulant s’extraire de celle-ci, qui deviendront, dans la version
latine dont apparemment Grotius ne dispose pas à ce moment-là, les propria iura
majestatis, droits positifs d’une souveraineté acquise, sont traduites par Grotius comme
actus summae potestatis : l’ambiguïté de actus, déjà plus actif que la marque, mais
moins acquis que le droit, reflète toute l’ambiguïté de la démarche bodinienne.
III. — LA RENCONTRE CONTINGENTE
DU DROIT ET DE LA SOUVERAINETÉ
Tel est le mouvement complexe qui nous permit d’assister à une triple conquête : la
souveraineté, le droit et la reconnaissance, et ce, non pas pour la république, ou eu égard
à une chose publique ou a fortiori divine, mais dans la république, dans ces simples
limites territoriales et nationales qui signifient véritablement, à l’époque de Bodin,
l’introduction de la finitude dans un politique désormais délié (et pouvant véritablement
l’être grâce au droit produit) de toute référence universelle – Dieu, nature, empire… Mais
cela n’était pas évident pour autant, comme le prouvent les différents infléchissements
mentionnés ! Et comme je l’ai déjà dit, jamais le sujet ne fut présupposé. Par contre
nous avons dû en quelque sorte transiter par une définition substantielle au sein même du
développement formel de la souveraineté, pour que le droit lui soit « ajouté », pour que
la consistance positive du discours juridique s’impose à elle.
25
Methodus ad facilem historiarum cognitionem, édition bilingue in Jean Bodin, Œuvres
philosophiques, texte établi, traduit et publié par Pierre Mesnard, Corpus général des philosophes français, PUF, Paris, 1951, texte latin : p. 174 ; traduction française : p. 359.
26 Cf. à ce sujet le commentaire de Peter Borschberg accompagnant la traduction anglaise de
Hugo Grotius, « Commentarius in theses XI », An early Treatise on sovereignity, the just
war, and the legitimacy of the Dutch revolt, Peter Lang ed., 1994.
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Aussi mince que puisse paraître le mouvement décrit ci-dessus, c’est à travers lui que
fut rendue possible la rencontre théorique, qui n’avait donc rien de nécessaire, entre la
souveraineté et le droit. Pour qu’une telle rencontre ait lieu, il fallait d’abord que la question se pose de chercher à rendre discernable la souveraineté – ce qui n’a rien d’évident
pour une entité pensée selon le modèle théologique comme puissance absolue et perpétuelle. C’est à cette fin que se déploie la logique de la marque, encore présente chez
Hobbes, qui tout à la fois résulte elle aussi d’une inspiration théologique de la théorie de
la souveraineté, et permet déjà de rompre avec elle, puisque la nécessité de se démarquer,
d’être discerné et discernable, ou encore de se légitimer, ne se pose que dans un cadre fini.
Ensuite et surtout il fallait que, parmi toutes les marques possibles et partielles, soit
décidé que faire le droit devienne non seulement la première marque, mais aussi celle qui
comprend toutes les autres, c’est-à-dire celle qui en retour transforme les marques de la
souveraineté en droit de la souveraineté, et cerne ainsi la souveraineté par le droit.
En revenant sur cette stratégie bodinienne qui permit la rencontre totale de la loi et de
la théorisation de la souveraineté, je ne mets donc nullement en doute la réalité et l’efficace d’une telle rencontre. Au contraire, c’est même ce que je confirme. Mais ce faisant,
c’est aussi sa nature stratégique, et donc contingente, qui est dévoilée. En effet, l’analyse
stratégique de cette rencontre maintient la duplicité des données en jeu : d’une part, la loi
n’est qu’une des possibles stratégies, d’office partielle, de la souveraineté permettant sa
connaissance. D’autre part, la loi est ce dont la souveraineté a besoin pour être
reconnue, mais qui ne s’affirme qu’en effaçant le caractère souverain, théologique, du
geste souverain qui donne la loi. La souveraineté est ainsi soumise à la rationalité juridique, entendue comme discours qui efface toute extériorité à lui-même, qui comprend
d’office en lui-même toute autre marque de la souveraineté.
Il n’y aurait donc aucune déduction possible de la loi depuis la souveraineté 27 :
cette relation reste déchirée entre, soit une production contingente et souveraine, soit une
soumission de la souveraineté à la loi, dans le discours de la loi. Et c’est précisément
cette duplicité qui pourra, ultérieurement, ne plus être rejouée grâce à la fiction du
contrat naturel, dès Hobbes. Ce que dévoile le texte de Bodin, et que masquera le texte de
Hobbes est le fait que le droit, pris dans son sens totalisant et moderne, n’est pas une
émanation pure de la souveraineté, qu’il ne peut être simplement déduit d’elle, qu’au
contraire, il ne s’impose comme discours que dans la mesure où il parvient à sortir de
l’emprise, qui le rend lui-même contingent, de la souveraineté. Mais corrélativement, ce
qui est aussi dévoilé par Bodin et masqué par Hobbes, est le moment essentiellement
productif, innovant, stratégique, positif de la souveraineté : la souveraineté, alors même
qu’elle cessait d’être empire, a cherché et trouvé hors d’elle-même un cadre qui la limite
en la structurant (ou du moins, a mis hors et autour d’elle-même ce qui n’était qu’un de
ses « actes » singuliers possibles). Au moment très précis qui a été décrit ci-dessus, le
contrôle de la souveraineté sur le genre de discours – juridique – qu’il produit, et par
lequel sa finalité sera exercée, n’est nécessairement plus total.
J’ai déjà dit qu’avant Bodin, la principale marque de la souveraineté était, bien souvent, la puissance de rendre la justice de dernier ressort, ou éventuellement celle de
27
Or la souveraineté semble être souvent pour Foucault ce dont on pourrait tout « déduire »
légitimement, sans aucune dépense, sans aucun détour.
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décider de la guerre. Étrangement, avec Hobbes, le critère de souveraineté qui prend le pas
sur les autres, même si de façon plus discrète et moins urgente que chez Bodin, est à
nouveau « le droit de décider de la guerre et de la paix » : « le commandement de la
force armée, sans autre institution, fait souverain celui qui le détient » 28 . Mais avec
Hobbes, le droit est toujours déjà là : une République est « instituée » dans la mesure
où les hommes, entre eux, ont passé « une convention » ; par ce contrat, du « droit »
a toujours déjà été « donné » 29 . Et les « critères [markes] par lesquels on peut discerner l’homme ou l’assemblée en qui est placé et réside le pouvoir souverain » 30 sont
d’office déjà des « droits et possibilités » qui « dérivent » de « cette institution de la
République » (le droit de légiférer n’est d’ailleurs plus en tant que tel une marque de la
souveraineté, mais seulement en ce qu’il établit la « propriété »). Ceci étant, dans les
cas où la raison qui établit l’institution fait défaut, seule la crainte, et donc le droit de
contraindre, sont efficaces. De la sorte, le caractère impensé de la relation de la souveraineté et du droit, ou du moins le fait que la première emporte toujours déjà avec elle la
seconde, un fait que se contente d’entériner l’artefact du contrat, s’accompagne nécessairement d’un retour du droit de décider de l’exceptionnel, comme première puissance de la
souveraineté (preuve négative de son caractère intrinsèquement pacifique). Et le sujet (qui
contracte, qui subit la loi, mais qui peut toujours éventuellement lui résister) est bien
sûr la mesure stable supposée de ce mouvement décisif.
Par ce retour à Bodin, au-delà de Hobbes, mon propos était de souligner qu’on doit
peut-être rester soupçonneux quant à la possibilité d’évacuer, fût-ce de manière théorique,
d’un seul mouvement la souveraineté et le droit, qu’on ne peut faire ensemble le procès
du juridisme moderne et celui de la souveraineté, que nous devons donc, au maximum,
tenter de restituer le caractère contingent de leur rencontre parce que, justement, ce caractère contingent est essentiel à la souveraineté, à son déploiement par un phénomène
de repli ou de retrait et d’accumulation des stratégies et enjeux.
Voyons ce que cela signifie en revenant à la dichotomie foucaldienne souveraineté/gouvernementalité synthétisée ci-dessus 31 : en effet, le bien visé par la souveraineté consiste exclusivement dans l’obéissance de tous les sujets à la loi ; la souveraineté
s’exerce par la loi, et tire toute sa substance de la seule acceptation généralisée d’un tel
exercice. Sa finalité est bel et bien circulaire. Mais un tel exercice ne signifie nullement
que l’instrument qui lui est essentiel est lui-même interne à la souveraineté, et déjà
compris en elle (ni que le sujet fut à cette fin supposé). Bien sûr, donner la loi, au même
titre que les autres marques de la souveraineté (décider de la paix et de la guerre, nommer
les premiers magistrats, donner justice en dernier ressort, avoir la puissance d’octroyer
28
29
30
31
Thomas Hobbes, Léviathan, Paris, Éditions Sirey, 1971, II, 18, p. 186.
Ibid., p.179.
Ibid., p. 186.
J’en profite pour souligner que, même si je me suis tenu à la lettre de certaines propositions
de Foucault dans son texte sur la gouvernementalité, et même si de semblables propositions
se retrouvent dans de multiples autres textes de Foucault, il est clair qu’une telle
dichotomisation, qui donne ici lieu à une compréhension négative de la gouvernementalité,
n’épuise pas le sens – tellement productif, et justement prodigieusement positif – de cette
dernière.
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grâce aux condamnés) se présente comme une simple marque de la souveraineté 32 ; à ce
titre, elle lui est interne : la nier (la partager, la déléguer…) serait auto-réfutant pour la
souveraineté (ou de la part de la souveraineté). Mais comme je l’ai déjà dit, de simple
marque, la loi est élevée au rang de marque qui comprend toutes les autres marques, une
marque qui permet de penser les autres marques de la souveraineté comme étant non pas
tant des droits dont dispose intrinsèquement la souveraineté, mais surtout comme étant
ce dont la souveraineté dispose désormais seulement sous la forme du droit. Et tel est le
moment essentiellement productif de la théorisation de la souveraineté par Bodin. Tel est
le moment où la souveraineté ne se contente pas de s’affirmer et se finaliser de manière
purement interne : même puisé en elle-même, l’instrument de la souveraineté finit par
l’englober, la structurer, et donc aussi la limiter. Et à partir de ce moment-là, il n’est
plus question de comprendre le droit comme une émanation souveraine de la souveraineté. Or je pense que ce mouvement positif et productif, mais qui ne se déploie que
masqué par une simple analyse « passive » des marques, est typique de la souveraineté : mon propos n’est donc pas tant de démontrer l’existence d’une extériorité instrumentale essentielle à la souveraineté, que d’affirmer par là que le propre de la souveraineté est de se présenter comme une perfection parfaitement circulaire, tout en libérant ce
type de développement en fait radicalement autonome et positif par lequel elle recule.
Cette productivité masquée d’une théorisation de la souveraineté, qui donne lieu à un
discours qui finalement l’englobe et la limite, reste nécessairement ignorée par l’opposition foucaldienne entre souveraineté et gouvernementalité. Pour Foucault, comme je l’ai
déjà dit, le « modèle juridique de la souveraineté » existe toujours déjà en tant que tel ;
et il « présuppose » toujours déjà « l’individu comme sujet de droits naturels ou de
pouvoirs primitifs » ; il rend dès lors « compte de la genèse idéale de l’État » 33 . Or,
nous l’avons vu, le caractère juridique de la souveraineté ne coule pas de source ; il
relève plutôt d’un coup de force qui n’est donc en rien une genèse idéale ; et dans ce passage forcé de la souveraineté au droit, l’individu n’intervient pas. Ce que nous a révélé
Bodin, par ce qui est la première grande théorisation de la souveraineté, quelques décennies avant celle de Hobbes (que vise Foucault) et donc contemporainement à l’incroyable
productivité juridique qui marque la fin du XVIe siècle, c’est précisément le décentrement
que dut subir la souveraineté pour se glisser dans le discours fini du droit. Et ce, justement, parce qu’elle ne présupposait pas un individu sur lequel s’appliquer et par lequel se
légitimer, que donc elle devait avant tout se profiler comme une instance créatrice : créer
un discours, une visibilité, et par là, des processus multiples de subjectivations et de
sujétions nouveaux par lesquels, ensuite, l’échange vertical et légitimant de type hobbésien sera possible. Le moment souverain où le droit fait irruption dans la théorie bodinienne de la souveraineté est tout à la fois stratégique et positif. Et ce qui en résulte, ce
qui sera dorénavant prescrit – et avant tout au souverain lui-même – n’est pas du tout de
l’ordre de l’interdit, mais bien plus positivement, de l’ordre d’une nouvelle pratique et
d’un nouveau type de discours du pouvoir, à savoir juridiques, dont surgiront les sujets,
les administrations, l’État et ses limitations.
32
Déjà ici, nous devons toutefois noter qu’une marque n’est jamais gratuite : elle suppose un
besoin de se démarquer, d’être discerné….
33 Résumé de Il faut défendre la société, in Dits et Écrits, III, p. 124. « La théorie de la
souveraineté présuppose le sujet », Il faut défendre la société, op. cit., p. 38.
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Le droit, stratégiquement produit par la souveraineté, s’est dès lors aussi émancipé
d’elle, sur un plan « horizontal » et gouvernemental ; mais paradoxalement, l’essence
« verticale » de la souveraineté est aussi ce qui se révèle précisément lorsque la souveraineté se tâte, dénombre de façon très substantielle ses marques dans les circonstances
les plus exceptionnelles, et consent ainsi à être dépassée ou du moins à se replier, à se
mettre en retrait.
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