défense et nouvelle illustration de la langue française

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défense et nouvelle illustration de la langue française
DÉFENSE ET NOUVELLE ILLUSTRATION DE LA
LANGUE FRANÇAISE
Lakis Proguidis
Pour commencer, je crois qu’il me faut vous dire à quel titre je m’intéresse
au sort de la langue française. Je suis écrivain ; j’écris des essais sur l’art du
roman. Le français n’est pas ma langue d’origine ; je l’ai choisi comme langue
d’écrivain. Bien entendu, dans ce choix le hasard a joué un très grand rôle.
Si je prends aujourd’hui la défense de la langue française, ce n’est pas
seulement parce que je la pratique, parce que je l’aime et parce qu’elle est mon
outil de travail. C’est aussi, et surtout, parce que mes intérêts concernant la
naissance, l’histoire et l’esthétique du roman m’ont amené à réfléchir à son
apparition et à son évolution.
Je ne suis pas linguiste. Mais comment ne pas s’étonner devant le fait que
l’art qui me préoccupe s’appelle « roman » ? Ce mot est apparu au XIIe siècle
pour désigner certaines œuvres littéraires qui circulaient dans le sud de la France
actuelle. On les appela « romans » du fait qu’elles n’étaient pas rédigées en latin.
Notons que le latin avait été jusqu’alors la langue officielle de tous les peuples
européens dépendant de l’Église de Rome. Notons aussi que le XIIe siècle est au
cœur d’un long processus historique qui va conduire à l’émergence et à la
consolidation d’une grande famille de langues issues du latin et connues
aujourd’hui sous l’appellation de langues romanes : l’italien, l’espagnol, le
catalan, le français, etc.
Ce processus a duré plusieurs siècles. Pour le français, sept ou huit cents
ans. Ses origines se situent aux VIIIe IXe siècles et il prend fin vers le milieu du
XVIe siècle. Pour marquer cette fin de façon précise, nous pouvons retenir, pour
l’instant, l’année 1539. C’est l’année de la fameuse ordonnance de Villers-
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Cotterêts par laquelle le roi François Ier prescrit l’usage du français, en
remplacement du latin, pour rédiger les ordonnances et les jugements des
tribunaux.
Dans cette longue évolution, depuis les origines latines du français jusqu’à
son épanouissement, jusqu’à l’affirmation de son autonomie, le XIIe siècle joue
un rôle capital. Il est le siècle durant lequel entre en scène, de manière plus ou
moins consciente, la création littéraire. Dans les siècles qui vont suivre,
l’activité littéraire deviendra le gigantesque propulseur de la langue française
vers sa maturité.
Le titre de cette conférence renvoie directement à ce grand bouillonnement
artistico-langagier. Défense et illustration de la langue française est le titre du
manifeste rédigé en 1549 par le poète Joachim du Bellay au nom d’un petit
groupe de confrères. Ils se nommaient la Brigade. Quelques années plus tard, la
Brigade, sous l’égide d’un de ses membres, Pierre de Ronsard, deviendra la
Pléiade.
Le français, nous venons de le dire, naît du latin. Mais à un moment ou à
un autre il devait rompre le cordon ombilical et vivre en s’appuyant sur ses
propres forces. Je reviens à ce texte historique de Du Bellay parce qu’il me
semble que les raisons exposées par une langue débutante en faveur de sa
défense et de son illustration l’accompagnent dans toutes ses phases ultérieures,
la phase actuelle incluse, s’entend.
On parle beaucoup, ces derniers temps, de la marginalisation du français
due à la soi-disant mondialisation. On craint même que, dans un rapport de
forces de plus en plus défavorable, le français ne perde sa vocation universelle.
Que faire dans une situation pareille ? S’incliner devant ce qui a l’allure d’une
fatalité ? La sagesse conseille de revenir aux sources. Ne fût-ce que pour voir si
elles se sont taries ou pas.
La première chose à souligner aujourd’hui à propos du manifeste de la
Pléiade est le rôle primordial qu’ont joué les poètes dans la formation du
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français. Le court intervalle de dix années, 1549-1539, qui sépare la Défense de
l’ordonnance de Villers-Cotterêts prouve que François Ier n’officialise pas
simplement une langue largement utilisée dans tous les domaines de l’esprit, de
l’art et de l’administration, mais une langue qui réfléchit déjà sur sa spécificité
et sur sa raison d’être. Et dans cette prise de conscience, c’est le poète qui mène
le jeu.
Passons au texte. De quelle « défense » et de quelle « illustration » Du
Bellay parle-t-il ? Côté « défense », il fallait surtout réfuter les arguments des
poètes français néo-latinisants qui avaient presque monopolisé le champ
poétique durant la première moitié du XVIe siècle. Il fallait s’opposer à leur
manque de confiance dans la force expressive et la richesse lexicale du français.
Côté « illustration » – illustration au sens de « rendre illustre » –, il fallait
maintenir l’élan vers une grande littérature en s’appuyant sur celle des Grecs et
des Latins. Certes, Du Bellay et ses amis poètes savaient que rien ne ferait
renaître Homère et Virgile. Mais ils savaient aussi que le miracle littéraire italien
le plus récent accompli par Dante, Pétrarque et Boccace aurait été impensable
sans le recours de ces glorieux confrères aux chefs-d’œuvre de l’Antiquité
gréco-latine.
Aux yeux de Du Bellay et de ses amis, seule une grande œuvre poétique, à
l’instar de L’Iliade et de L’Énéide, garantirait pleinement l’autonomie du
français et justifierait leur ambition de le voir devenir un jour le continuateur
légitime de l’œuvre civilisatrice d’Athènes et de Rome. D’où leur insistance sur
la nécessité d’apprendre et d’étudier encore et encore le grec et le latin. Dans ce
programme nous reconnaissons l’esprit de toute une époque européenne, à
savoir l’esprit de la Renaissance. Je le résume ainsi : pour croire à nos forces
artistiques et envisager l’avenir avec confiance, il nous faut nous tourner vers les
créations inégalables du passé. Autrement dit : pas de créateur qui ne se
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reconnaît pas comme héritier, pas de créateur ex nihilo. Raison de plus lorsqu’il
s’agit d’une création collective comme celle d’une langue.
En relisant le manifeste de la Pléiade on ne peut qu’être étonné par la
volonté de ses concepteurs de garder un contact vivifiant avec deux langues
délaissées par la pratique. De toute évidence, cette attitude va à l’encontre de
nos mœurs en la matière. Un autre aspect de ce texte capital surprend aussi :
nulle part ces défenseurs du français n’ont recours aux chiffres. Nulle part ils ne
disent qu’il faut défendre l’usage du français parce qu’il est pratiqué par tant de
millions de locuteurs. Là-dessus également, il s’agit d’une mentalité qui nous
échappe complètement. Nous nous comportons aujourd’hui envers les langues
comme des chefs comptables. Nous estimons que les langues sont des moyens
de communication et nous essayons de réduire leur coût – ce que nous faisons
également d’ailleurs envers tous les « moyens ». Pour Du Bellay et ses frères en
art, une langue est une valeur civilisationnelle qui, irriguée par les conquêtes du
passé, produira un jour, à son tour, une œuvre de portée universelle.
Or cette œuvre illustre existait depuis dix-sept ans. Je pense à Pantagruel
de François Rabelais, publié à Lyon en 1532. Et je pense aux deux livres
suivants de Rabelais, Gargantua et Le Tiers Livre, publiés respectivement en
1534 et 1546. Du Bellay les ignorait-il ? Pas du tout. Mais il n’imaginait
probablement pas que le splendide édifice de la langue française auquel il rêvait
pût être soutenu par une œuvre de facture ouvertement comique. Pourtant il me
semble que cette œuvre satisfait non seulement point par point aux attentes et
recommandations contenues dans le fameux manifeste, mais qu’elle indique de
surcroît en quoi consiste vraiment la spécificité du français, en quoi le français
est une langue unique et irremplaçable.
Ne nous attendons pas à des déclarations et à l’exposition d’idées
abstraites. Pantagruel est une œuvre littéraire en prose qui met en scène les
travaux et les jours du noble géant Pantagruel et de ses amis. C’est en passant,
c’est en parlant d’autre chose que le propos aborde la question de la langue,
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directement ou indirectement. Propos bien évidemment toujours incarné,
toujours porté par les personnages auxquels s’assimile d’ailleurs l’auteur. Cette
précaution prise, parlons maintenant de ce qui nous autorise à considérer
Rabelais comme celui qui « défend et illustre » le français mieux que personne.
Il est clair que, grâce à l’œuvre de Rabelais, le français connaît une sorte
d’apogée. Cependant, ce qui prime avant tout dans cette œuvre est, me semble-til, sa capacité à doter le français des caractéristiques qui ont largement contribué
à la formation de sa structure secrète, de son code génétique, de son identité la
plus profonde. Je les énumère : 1) Promouvoir un universalisme différent de
celui du grec et du latin. 2) Embrasser l’expérience individuelle. 3) Rapporter la
langue au plaisir.
Dans le cadre d’une conférence comme celle-ci, il est impossible de
présenter l’ensemble des indices dispersés dans l’œuvre de Rabelais et
conduisant à la découverte de ces trois caractéristiques du français. Limitonsnous, si vous le voulez bien, à quelques indices révélateurs.
1) À propos d’universalisme.
Pantagruel est le fils de Gargantua. Le foyer familial est situé en Touraine.
Pantagruel part à Paris parachever ses études. Il reçoit alors une lettre de son
père concernant précisément son éducation. Une longue lettre. Au début, le père,
après avoir loué Dieu, exprime son enthousiasme envers son époque ouverte à
l’apprentissage et à la recherche dans tous les domaines du savoir. Par la suite, il
prodigue ses conseils branche par branche, discipline par discipline. Voilà ce
qu’il dit au chapitre des langues :
J’entends et je veulx que tu aprenes les langues parfaictement : premièrement la
Grècque, comme le veult Quintilian, secondement, la Latine, et puis l’Hébraïque pour
les sainctes lettres, et la Chaldaïcque et Arabicque pareillement ; et que tu formes ton
stille quand à la Grecque, à l’imitation de Platon, quand à la Latine, à Cicéron.
Un tel fragment est impensable dans un texte grec ou latin.
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Non parce qu’il s’agit de langues qui ignorent l’importance des autres
langues et cultures ou qu’elles refusent de les traduire. Les dettes de la langue
grecque envers les langues de ses voisins, proches et lointains, sont
innombrables. Quant aux Latins, ils ont instauré l’école bilingue.
Certes, leur universalisme, dont elles ont pleinement conscience, les incite
à se comporter de manière hautaine et à essayer de s’imposer comme parangons
pour toutes les langues. Mais cela n’explique pas entièrement l’impossibilité de
trouver dans le grec et le latin un passage allant dans le sens de celui de
Rabelais. Le français aussi, à savoir le français qui sort de la plume de Rabelais,
aspire à l’universalité. Pourtant ce passage y figure. Alors ?
L’explication réside, à mon avis, dans le type d’universalisme que
connaissent tout au long de leur histoire d’un côté le grec et le latin, de l’autre
côté le français. Dans le premier cas, nous avons affaire à un universalisme
monologique ; dans le second, à un universalisme dialogique.
Écoutons bien. Pourquoi apprendre l’hébreu ? Pour lire la Bible ? Mais elle
est déjà traduite en latin. Non, c’est pour être imprégné des « sainctes lettres »,
pour s’ouvrir à l’esprit de la sainteté, pour pénétrer le monde du sacré.
Autrement dit, pour se familiariser et dialoguer avec la seule valeur que l’hébreu
a en propre. Pourquoi apprendre le grec ? Pour connaître les idées
philosophiques de Platon ? Mais on les connaît déjà. Non, c’est pour voir à
quelle hauteur d’éloquence et de précision Platon a porté sa langue maternelle et
pour en tirer profit.
L’universalisme du français ou de Rabelais – à la longue, cela revient au
même – est celui de la diversité, dans le sens le plus rigoureux du terme. Cela
veut dire : s’efforcer de trouver la valeur universelle de l’autre langue et
instaurer un dialogue inter-civilisationnel.
Évitons toutefois les confusions. De nos jours aussi on fait étalage de
l’idéal de la diversité. Mais cette diversité-là est aux antipodes de celle de
Rabelais. Il s’agit de la diversité communautariste. On ne cherche plus dans
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l’autre culture sa valeur civilisationnelle afin de la mettre en dialogue avec la
sienne. On cherche à l’enfermer dans ses penchants identitaires qui, le plus
souvent, n’ont rien à faire avec le monde des valeurs humaines. À coup sûr, si la
France succombe un jour à la tentation de la diversité communautariste, ce sera
la trahison totale de ses origines.
2) À propos de l’expérience individuelle.
Au temps de Rabelais, un des opuscules les plus vendus dans les grandes
foires et autres kermesses populaires s’intitulait Les Chroniques de l’énorme
Géant Gargantua. L’auteur de Pantagruel entame son prologue en s’adressant
aux lecteurs de ces Chroniques-là. Il les complimente pour leur goût et leur
exprime son admiration. Pourquoi ? Parce que, dit-il, ces lecteurs ne se
contentent pas de leur propre plaisir. Souvent aussi ils utilisent ces Chroniques,
en citant des passages entiers, pour faire plaisir aux belles demoiselles.
Incontestablement il s’agit d’une ouverture comique. Cela ne nous
empêche toutefois pas d’observer que Rabelais ne s’adresse pas à l’homme en
général ou à un groupe d’hommes défini selon des critères extérieurs à son récit.
C’est Rabelais qui délimite et définit son public : il s’adresse aux lecteurs des
Chroniques de Gargantua et à personne d’autre.
Une telle restriction du lectorat à un échantillon éphémère et aléatoire,
comme l’est d’habitude le public des bouquins en vogue, peut donner
l’impression que Rabelais circonscrit rigoureusement son œuvre dans le cadre
temporel de son époque. En effet. C’est exactement le cas. Sauf que son lecteur
n’est pas une abstraction, il n’est pas un destinataire impersonnel, il n’est pas un
élément extérieur à son œuvre. Certes, ce lecteur est fixé dans l’image de celui
qui aime les chroniques des Géants. Mais, en même temps, Rabelais le félicite
d’être pour ainsi dire intérieurement ouvert. Car ce lecteur ne se contente pas
simplement de passer agréablement son temps à lire – à consommer, dirions-
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nous aujourd’hui – les récits populaires, il en fait un usage déviant, surprenant,
selon ses humeurs et ses intérêts.
Dès les premières phrases de sa Chronique à lui, Rabelais voit son lecteur
en personnage. Il le fait semblable à ses autres personnages. Il l’imagine de la
même étoffe qu’eux. L’œuvre rabelaisienne débute par la formation d’une
communauté littéraire qui n’avait jamais existé auparavant. Par cette
communauté, le lecteur est directement impliqué dans le processus de la
création. Il n’est pas un « destinataire » qui reçoit passivement une leçon ou un
message mais l’admirateur d’un bien commun, en l’occurrence les histoires
fantastiques des Géants, à interpréter et enrichir selon sa propre expérience de la
vie.
D’où vient cette nouvelle manière d’envisager le lecteur – nouvelle par
rapport à l’héritage gréco-latin ? Peut-on l’attribuer aux seules prérogatives du
génie artistique ? Il serait, me paraît-il, très difficile de soutenir une telle
hypothèse. L’imaginaire ne travaille pas dans le vide civilisationnel. Rabelais ne
met pas en scène ce qui n’existe pas. Il transpose. Il métaphorise. Il incarne ce
qui est déjà dans l’air du temps. Il joue avec la société humaine qu’il a devant
les yeux. Il hausse à la forme artistique ce qu’il vit au quotidien, ce qu’il connaît
de l’intérieur. Il est en osmose avec son monde, avec son époque, avec son
peuple. Et mille indices prouvent que l’heure est alors à la création collective
concernant une langue, le français. N’oublions pas que le XVIe siècle se clôt
avec Montaigne. N’oublions pas non plus que c’est le siècle de l’imprimerie et
des grands conflits politico-religieux sur fond d’un remodelage de l’Europe
selon les intérêts des puissances nationales. Rabelais conçoit son lecteur en
correspondance parfaite avec cette créativité-là. Il le veut à la fois gardien des
acquis collectifs et déstabilisateur du sens commun, membre d’un ensemble
identifiable et sujet libre.
Rien de nouveau, nous diraient les linguistes. Toutes les langues de la terre
connaissent grosso modo ce même bouillonnement collectivo-individualiste,
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surtout durant la phase de leur consolidation et de leur autonomisation. Oui,
certes. Mais c’est seulement en français, si je ne me trompe, que le
bouillonnement en question a donné lieu à une personnification.
Dès lors, le français porte en son sein son héros, à savoir le créateur même
de la langue, ce bien commun vécu simultanément comme lien identificatoire et
comme terrain ouvert à l’exercice de la liberté individuelle.
3) À propos du plaisir.
Dans Le Tiers Livre, Rabelais donne, par la bouche de Pantagruel, la
définition de la langue. Rappelons-nous la date : 1546. Sept ans après
l’ordonnance de Villers-Cotterêts, trois ans avant le manifeste de la Pléiade. Ce
troisième livre de Rabelais est consacré à Panurge, membre éminent de la
compagnie pantagruélique. La question est de savoir si Panurge, une fois marié,
sera cocu ou pas. Ainsi, les joyeux amis décident de demander conseil à des
personnes censées être en contact avec l’avenir. Au chapitre 19 ils pensent
s’adresser aux muets. Avant la consultation proprement dite – chapitre 20 –, la
discussion porte, entre autres, sur la provenance des langues. Écoutons parler
Pantagruel : « C’est abus, dire que ayons languaige naturel : les languaiges sont
par institutions arbitraires et convenences des peuples : les voix (comme disent
les Dialecticiens) ne signifient naturellement, mais à plaisir. »
Curieuse définition, n’est-ce pas ? Que devons-nous comprendre ?
Comment une langue peut-elle signifier « à plaisir » ? Et s’il s’agissait d’une
faute ? Si Rabelais se trompait ? Les translateurs du Tiers Livre en français
moderne semblent convaincus que Rabelais s’est mal exprimé. Ils remplacent
« plaisir » par « volonté ». Sur quoi fondent-ils ce choix ? Notons que le mot
« plaisir » n’a jamais eu un autre sens que celui de plaisir. Comment expliquer
alors la modification qu’ont introduite les translateurs ?
La solution de l’énigme est dans Défense et illustration de la langue
française. Lisons Du Bellay : « … les langues ne sont nées d’elles mesmes en
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façon d’herbes, racines et arbres, les unes infirmes debiles en leurs especes, les
autres saines et robustes, et plus aptes à porter le fais des conceptions humaines :
mais toute leur vertu est née au monde du vouloir et arbitre des mortels. »
Les deux définitions sont les mêmes sauf que là où Rabelais fait usage du
mot « plaisir », Du Bellay fait usage des mots « vouloir » et « arbitre ». Le texte
de Du Bellay étant de trois ans postérieur à celui de Rabelais, on pourrait
conclure que c’est Du Bellay qui commet une erreur.
Ce n’est pas le cas non plus. Car ce qu’écrit Du Bellay à propos de la
provenance des langues résume la réflexion sur cette question de tous les
humanistes de son époque, Rabelais inclus. Du Bellay exprime la conviction
commune de tout un courant de penseurs et d’hommes des lettres, de tout un
esprit. C’est Rabelais qui s’en écarte. C’est Rabelais qui, en écrivant Le Tiers
Livre, altère manifestement sa propre pensée. Pourquoi ?
Parce qu’il s’intéresse davantage à la vérité qui émane de l’œuvre qu’à sa
propre pensée. Comme s’il existait deux ordres de vérité, la vérité esthétique et
la vérité conceptuelle. Et comme si la même personne pouvait servir tantôt l’une
tantôt l’autre. Soyons certains que si Rabelais donnait une conférence sur
l’origine des langues, il n’hésiterait pas à reprendre tels quels les propos de Du
Bellay. Mais ici, dans Le Tiers Livre, à strictement parler, ce n’est pas Rabelais
qui s’exprime sur le sujet, c’est Pantagruel.
Rabelais écoute. Il écoute ses personnages, ces êtres fictifs directement
sortis du peuple. Du bas en haut de l’échelle sociale, tous participent à
l’effervescence créatrice générale. Dans tous les domaines. Surtout dans celui de
la langue. Le peuple est en train de créer son bien le plus précieux. Dans la joie,
bien entendu. Dans l’euphorie. Manifestement, ce que dit Pantagruel n’est pas
un avis personnel. À travers sa bouche c’est le peuple, c’est le sujet collectif,
c’est le créateur de la langue qui se manifeste. Cette langue, il l’a conçue dans
l’allégresse d’une régénération totale du monde et, par conséquent, il est tout à
fait normal de la relier au sentiment du plaisir.
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Je ne commettrai pas l’erreur de choisir entre Du Bellay et Rabelais.
Chaque définition a sa fonction. Celle de Du Bellay avec son air d’objectivité,
de rectitude scientifique, peut servir dans l’enseignement et dans les discussions
publiques. Celle de Rabelais, plus subjective en apparence, plus liée au monde
des affects, constitue une voix qui résonne dans le for intérieur de tout bon
écrivain français.
Cette voix intérieure est communément désignée sous l’appellation de
« sentiment de la langue ». Ceux qui l’éprouvent acquièrent la conviction
d’avoir remonté le temps jusqu’à être en contact avec l’époque où un peuple
entier inventait sa langue. Que ce retour aux sources se révèle fécond ou pas
pour l’écrivain de nos jours, c’est un tout autre chapitre, qui sort complètement
de notre sujet.
En guise d’épilogue.
Inquiets devant les menaces de disparition ou de défiguration qui pèsent
actuellement sur toutes les langues de la planète, nous nous sentons obligés de
prendre leur défense et de les protéger à l’instar de ce que nous faisons en faveur
de la nature, ou en faveur des œuvres culturelles et cultuelles uniques, ou,
encore, en faveur de certaines populations humaines. Très bien. Toute initiative
allant dans ce sens doit, me semble-t-il, être vivement soutenue. Au nom de la
civilisation.
Cependant, aujourd’hui j’ai essayé de vous parler d’autre chose. J’ai essayé
d’attirer votre attention sur le fait que la langue française est dotée d’un
mécanisme d’autodéfense, d’un système immunitaire lui appartenant en propre
et formé une fois pour toutes durant la phase de son autonomisation.
Cela dit, je ne crois pas que l’existence de ce mécanisme caractérise
exclusivement l’histoire et l’évolution du français. Toutes les langues de la
Terre disposent forcément de leur propre mécanisme d’autodéfense. La
particularité du français consiste simplement dans le fait d’avoir illustré ce
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mécanisme par une œuvre littéraire de valeur universelle et d’avoir porté à la
lumière du jour le héros collectif de cette entreprise créatrice.
Ce qui nous permet de conclure que celui qui apprend le français, apprend
le roman de toutes les langues.
L. P.
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